Akemi no sekai

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Les types de discours dans le récit · Comment savoir à quel registre appartient mon roman ? Annexe

Bredebie et compagnie, nouvelle

Publié le 08/01/2015 dans Mes écrits.
couverture du livre

Bredebie et compagnie est une nouvelle que j’ai rédigée pour participer à un concours.

C’est l’histoire de Bredebie, une naine guerrière, qui se retrouve affublée de compagnons douteux pour partir à la recherche du dragon Esas.

Environ 30 minutes de lecture.

Bredebie et compagnie

Partie 1

Je suis arrivée à Rivefolle il y a deux saisons, alors que le ruisseau était encore gelé et enfermé dans un couloir de congères démesurées. Je séjourne au Dragon qui rote, une auberge mal famée et insalubre, seule. Mon frère et ma chère sœur m’ont tout simplement chassée des mines familiales parce que, selon eux, je suis trop faible et absolument bonne à rien à la forge. Débarquer dans une bourgade d’hommes lorsque l’on mesure à peine cinquante pouces, c’est dur. Je ne suis déjà pas très grande parmi les membres de mon espèce, alors imaginez la naine que je suis perdue au milieu d’une foule d’humains. Leurs ceinturons se trouvent au-dessus de la pointe de mon casque que j’ai pourtant fait exprès de forger très allongé.

À vrai dire, j’évitais jusqu’à maintenant de quitter ma chambre, car je ne suis pas très à l’aise quand il y a du monde alentour. Malheureusement, mon séjour s’éternisant plus que je ne l’aurais espéré, les pièces d’or que j’ai volées lorsque j’ai été expulsée de chez moi se font de plus en plus rares. Il me faut trouver du travail au plus vite pour ne pas me retrouver sur le pavé. Je m’apprête à rejoindre la salle commune de l’auberge avec une certaine crainte. Je ne sais pas trop comment demander au vieux boiteux qui tient l’établissement s’il peut me loger gracieusement en échange de mes services.

En bas de l’escalier rongé aux mites, un homme vêtu d’une longue cape noire me bouscule et bredouille un “pardon” maladroit avant de disparaître par la porte du fond. C’est la première fois qu’un membre de l’espèce humaine s’excuse de m’être rentré dedans. Ahurie, je m’aperçois, trop tard, qu’il a laissé tomber un parchemin à mes pieds. Il s’agit d’une annonce intéressante qui pourrait bien être le présage d’un changement de cap dans mon destin.

Recherche valeureux guerrier pour mission de sauvetage. Prime à la clef. RDV au salon privé du Dragon qui rote au coucher du soleil.

Une mission de sauvetage… Cela me permettrait enfin de prouver à ma famille que je suis une digne descendante de Nargor, grand chef des nains. Et en plus, je serais payée. Lorsque je pénètre dans le salon, petite pièce circulaire aménagée d’une table en hêtre et d’un haut siège déjà occupé, je ne suis pas étonnée de constater que je ne suis pas la seule candidate pour cette aventure. Le casting présent me parait pourtant des plus étranges. Je reconnais l’homme à la cape aperçu plus tôt dans l’escalier. Il est appuyé sur un long bâton autour duquel ses doigts ridés sont crispés comme si sa vie dépendait de sa prise sur l’objet. Il y a également le barde qui anime ordinairement l’auberge. Il est le seul que j’aie jamais vu coiffé d’une crête descendant du haut de son front jusqu’à ses cervicales. Cela ne l’aide pas particulièrement à fidéliser son public, le pauvre… Une créature hideuse se tient entre les deux humains, ses mains gonflées et purulentes à demi enfoncées dans les poches trop petites de son tablier en peaux de taupes.

— Un nain désormais, s’exclame l’homme assis en face de l’assemblée, et pas des plus vaillants apparemment !

Je réalise qu’il parle de moi. Les naines disposent, au même titre que leurs homologues masculins, d’une pilosité particulièrement intense, notamment tout autour du visage. Cette personne me prend pour un mâle. Ce quiproquo me ravit, mais le ton sardonique qu’il emploie et l’air tendu affiché par ses visiteurs me déplaisent. Inutile de se torturer l’esprit pour comprendre que comme moi, ces malheureux sont venus le rencontrer dans l’espoir d’être payés pour la mission à accomplir. De toute évidence, le chevalier, dévêtu d’une partie de son armure abandonnée sur la table le séparant des postulants, n’est guère satisfait des options qui s’offrent à lui. Je réfléchis à toute vitesse tout en m’avançant d’un pas que j’espère ferme jusqu’au petit groupe éclectique.

— Vous ne m’avez pas attendu ! Brigands ! lancé-je brusquement.

Le barde sursaute presque autant que moi à l’entente de ma voix grave et rocailleuse puisée pour l’occasion dans l’héritage de mes ancêtres. Le chevalier se redresse dans son siège et me dévisage d’un air soupçonneux, à l’instar du vieillard dont les yeux bleus perçants brillent d’un éclat soudain sous son capuchon. Je ne peux me prononcer sur la réaction de la bête, son visage rose difforme et couvert de pustules ne me permettant pas de discerner son expression.

— Vous connaissez-vous ? interroge le chevalier.

— Effectivement, réponds-je, vous avez devant vous la Compagnie de… la Compagnie…

— D’Aldanorn, intervient le mystérieux encapuchonné.

Le barde se met à tousser et la créature essaye de lui taper dans le dos pour le soulager, mais il semblerait qu’elle lui décroche plutôt la cage thoracique. Elle possède apparemment une immense force. La réaction du ménestrel attise les soupçons de notre employeur potentiel. Je décide de rattraper le coup :

— Notre communauté agit secrètement pour l’accomplissement de missions importantes.

— Vous plaisantez ? Un barde dépravé, un mage à la retraite, une goule et un nain à demi portionné ?

— Nous avons accompli de grandes quêtes !

Je tente encore de nous défendre, mais j’ignore pourquoi. Mon idée me parait des plus stupides exposée sous cet angle. Évidemment, posséder un mage dans son équipe pourrait être un atout, mais s’il est au bord du trépas, cela ne sert pas à grand-chose.

— À vous quatre ? insiste le chevalier, dubitatif.

Il nous dévisage tour à tour. Je soutiens son regard, mais je n’ose même pas imaginer celui du poète dont j’entends les dents claquer à côté de moi. Qu’est-ce qui a pu amener un tel trouillard à tenter de s’enrôler pour une mission apparemment dangereuse ? Le mage semble plus fiable, quoique légèrement inquiétant. Je me demande d’où lui est venu ce nom pour baptiser notre communauté improvisée. Je ne sais vraiment pas quoi penser de la goule. Ces créatures sont pires que les trolls ! Il parait qu’elles mangent tout ce qui bouge. Et tout ce qui ne bouge plus également d’ailleurs. D’aucuns racontent qu’elles raffolent même des cadavres. Eurk !

— Je ne recrute pas pour faire mumuse ! poursuit le chevalier.

Je me ressaisis et essaye de ne plus me laisser distraire. Cette mission semble périlleuse, et il est peut-être préférable de tout abandonner dès que possible.

— Je vous parle de sauver ma princesse qui a été enlevée par un dragon ! Esas est vicieux, il a pris Elgge parce qu’il sait qu’elle est tout ce qui compte pour moi ! Il veut de l’or et des diamants, et je les lui donnerais volontiers si je les possédais en quantité suffisante. Il va la dévorer si je ne paye pas sa rançon. Ma seule alternative est de lui envoyer des guerriers. Mes hommes ont refusé. Ils ont peur des dragons. Ce sont des hommes… Je pensais trouver un valeureux magicien pour me sortir de cette impasse…

Il jette un regard dédaigneux au mage.

— Il n’y a même pas un elfe dans votre compagnie, ajoute-t-il, désespéré. C’est voué à l’échec.

— Un elfe ? m’insurgé-je, un nouvel élan de courage se propageant en moi. Nous n’en avons pas besoin pour réussir. Ces créatures sont…

Le chant d’un arc et le sifflement d’une flèche me font taire alors que cette dernière me grille la moustache et s’enfiche dans le casque du chevalier qui se retrouve cloué au mur derrière lui. Nous nous tournons tous simultanément vers la porte et notre hôte écarquille les yeux à la vue de son nouveau visiteur. L’elfe qu’il espérait tant voir dans la compagnie se tient devant nous, intimidant et grandiose, avec ses cheveux d’ébène glissants dans son dos et son carquois étincelant sur l’épaule. L’effet aurait pu avoir l’air d’autant plus remarquable si cet individu ne louchait pas de cette manière si inquiétante et si sa bedaine rebondissante restait correctement gainée sous son corset. Or, ce n’est pas le cas. Une désagréable odeur de bière rance se répand inexorablement autour de nous lorsque le nouveau venu s’avance en titubant dans le salon.

— Z’avez d’mandé un elf’ ? balbutie-t-il péniblement. Chuis là !

— Que… qui êtes-vous ? demande le chevalier.

Sa voix – montant légèrement dans les aiguës – nous apprend que le sentiment de soulagement qui s’est emparé de lui à la vue d’une flèche si bien décochée se meut progressivement en panique à l’idée que ce projectile aurait tout aussi bien pu lui traverser la tête. L’elfe est complètement ivre !

— Chuis Torïl, fils de Arïl.

— Ce pochetron fait partie de votre compagnie !?

— Non ! m’empressé-je de répondre.

— Ouais m’sieur, lance au contraire l’intéressé.

Avant que je puisse riposter, le mage se met à gesticuler bizarrement. Il ôte tout à coup son capuchon d’un moulinet d’épaule, révélant sa longue chevelure argentée. Le vêtement tombe à ses pieds tandis qu’il brandit son vieux bâton devant lui. Je sens ma langue se rétracter dans ma bouche, et d’après leur expression de stupeur, je suppose que l’elfe, la goule et le barde ressentent la même chose. Le chevalier quant à lui semble complètement perdu. Son regard vaseux navigue vaguement d’un visiteur à l’autre. Il ne parait plus savoir comment réagir. Je comprends que le mage a dû nous jeter un sort à tous et alors que je me réjouis qu’il parvienne à amadouer notre recruteur, celui-ci se lève brusquement, mû en fin de compte par sa volonté propre. Le bâton desséché du sorcier se met à vaciller entre ses doigts.

— Diantre ! s’exclame-t-il au moment où l’âme du chevalier réanime ses pupilles anormalement dilatées.

— Vous n’êtes qu’une bande de bons à rien ! rugit-il. J’irai affronter Esas moi-même, le désastre en sera forcément moins grand.

Il quitte la pièce, son armure cliquetant dans son sillage, et claque la porte d’un air furibond. Son heaume pend toujours au bout de la flèche elfique, contre le mur. Je remarque que ma langue est déliée lorsque je parviens à dire :

— Bravo l’elfe, grâce à toi notre mission finit aux orties.

Le poivrot me répond par un ronflement, il est écroulé par terre.

— Nous devons retrouver la princesse, lance tout à coup le barde.

Surprise, je le dévisage en attendant une explication. Ses yeux émeraude sont fuyants et ses mains frêles qu’il entortille nerveusement ne cessent de trembler.

— Nous ne serions pas payés, lui rappelle le mage.

La goule pousse un grognement aigu qui semble signifier qu’elle soutient les propos du vieillard, car il hoche la tête vers elle.

— Peu importe, je dois partir à l’aventure, insiste le poète.

— Pour quelle raison ?

Le magicien parait poli, mais aussi très curieux. Nous ressemblons soudain à la compagnie que nous prétendions être.

— Je ne sais plus quoi chanter, se lamente aussitôt l’artiste. Je manque cruellement d’inspiration et je ne peux continuer à conter les injustices de Rivefolle. Mon auditoire s’en plaint plus que régulièrement…

Je me rappelle effectivement avoir entendu des protestations provenant de la salle commune la veille au soir.

— C’est toi qu’ils ont chassé hier, euh… ? Comment t’appelles-tu ? lui demandé-je.

— Je me prénomme Barnabé. C’est bien moi qu’ils ont chassé. Ils m’empêchent désormais de conter mes vers.

— Écoute Barnabé, c’est dangereux d’affronter un dragon uniquement pour trouver de quoi chanter. Pourquoi n’inventerais-tu pas une aventure ?

— Parce qu’elle ne serait pas crédible. Et toi, te serais-tu fait passer pour un mâle seulement pour l’argent ? Je sais que les membres de ton espèce sont avares et cupides, mais de là à partir combattre un serpent volant avec des compagnons improvisés…

Je ne relève pas cette description bien trop péjorative à mon goût du peuple nain, car la goule et le mage semblent également très intéressés par mon histoire et je suis prise au dépourvu.

Partie 2

Nous sommes tous les quatre assis autour de la table et nous nous dévisageons nerveusement. L’elfe ronfle toujours sur le dallage poussiéreux.

— Je m’appelle Bredebie, dis-je finalement, et c’est vrai, je suis une naine. J’ai besoin d’argent pour pouvoir continuer à vivre à Rivefolle, dans cette auberge.

— Pourquoi ne vis-tu pas avec ton peuple ? interroge Barnabé.

— Je dois faire mes preuves pour rentrer à la maison.

— Comme affronter un dragon et ramener son trésor ? lance le mage.

— Effectivement…

— Le prix de la mission ne t’intéresse donc pas vraiment ! s’écrit le poète. Tu devrais me comprendre !

— Je suis issue d’une famille de guerriers, rappelé-je, et je sais manier un peu plus qu’une mandoline ou une flûte !

— Je pense que tu ne manies pas si bien la hache que cela, intervient le sorcier.

La goule acquiesce.

— Excuse-moi ?

— Hey bien si tel était le cas, tu serais parmi les tiens, et tu n’aurais pas cherché à accomplir cette mission avec des compagnons inconnus.

— J’ai prétendu à une compagnie pour vous sortir de l’impasse. Vous sembliez tous bons à jeter dehors.

— Un nain ne pouvait pas y changer grand-chose…

— De toute évidence, admis-je. Et qui es-tu, mage ?

— Je m’appelle Aldanorn, Mage de rang 5 !

— Aldanorn ? m’étonné-je.

Le sorcier parait surpris et me demande d’un air gêné :

— Me connaîtrais-tu par hasard ?

— Pas du tout, mais tu es bien culotté d’avoir donné ton nom à la compagnie !

— Euh oui… Je… Il fallait bien trouver quelque chose.

— Qu’essayais-tu de faire avec ton vieux bout de bois tout à l’heure ?

— Il s’agit d’un gourdin ! s’écrit-il. Un bon mage se doit de travailler avec un bon gourdin !

— Le tien parait un peu défraîchi, fait sagement remarquer Barnabé.

Je sursaute lorsque la goule se met à crier, toutes dents dehors. Il semble qu’elle rie de la blague du poète. Aldanorn, mécontent, ajoute :

— Je cherchais à convaincre le chevalier de nous engager.

— Étrange… Tu as échoué apparemment.

Je réfléchis un instant et poursuis :

— Quel est le niveau d’un mage expérimenté capable de réussir un tel sort ?

— Cinq…

— Vraiment très étrange dans ce cas, renchérit Barnabé.

—… quante, termine le sorcier.

— Cinquante ! m’exclamé-je.

Le grognement désapprobateur de la goule ne fait que confirmer mon désarroi. Elle ajoute un enchaînement de syllabes gluantes et inquiétantes auxquelles l’autre répond :

— Oh ! Tu peux parler ! À quoi peux-tu bien servir dans un combat ? Tu n’es pas plus nécrophage que moi !

Je me tourne vers la créature qui a serré les poings et me semble prête à lui montrer sur le champ l’utilité musclée qu’elle pourrait avoir face à un ennemi, mais je lui demande si ce que l’homme raconte est vrai et elle acquiesce et grogne de nouveau, laissant retomber mollement ses bras contre son corps.

— Que dit-elle ?

— Elle dit que le sang et la chair la font vomir, traduit le sorcier.

— Étonnant… Comment t’appelles-tu, goule ?

Nouveau grognement terrifiant.

— Ca, lance le mage en réponse à mon regard interrogateur.

— Tu plaisantes ? s’étonne Barnabé.

— Pas du tout.

Ca soupire en postillonnant quelque chose de verdâtre et de gluant dans ma chope. Je la repose sur la table.

— Elle dit : « Vas-y, lance-la ta blague ! », explique Aldanorn.

Le barde se sent tout à coup gêné et ne répond rien.

— Cagoule ! s’écrit une voix rustre dans mon dos.

Je me retourne et découvre que l’elfe est réveillé. Ca lui assène un coup de poing sur la tête et il s’écroule de nouveau.

— Nous devons accomplir cette mission, poursuit Aldanorn comme si nous n’avions pas été interrompus. Barnabé a besoin d’inspiration, Ca doit vaincre ses craintes et toi Bredebie, tu dois redorer ton nom. Pour ma part, ça ne me ferait pas de mal de pratiquer un peu la magie. Un dragon ne devrait pas être de trop pour me dérouiller !

Je songe que cette phrase peut être interprétée de deux manières, mais je ne préfère pas préciser au mage qu’à son niveau, il a effectivement toutes les chances d’être écrasé par Esas le vicieux.

— Le chevalier ne veut pas de nous, rappelle Barnabé.

— Il suffit d’arriver au repaire du dragon avant lui ! les encouragé-je.

— Gredourui gam effu effu ? demande Ca.

— Que fait-on de l’elfe ? traduit Aldanorn.

— Prends-le dans ton paquet, il sera bien utile quand tu devras t’entraîner à manger de la chair, suggéré-je.

— Tu es folle ! s’offusque Barnabé en se dirigeant vers la sortie.

Je hausse les épaules et souris à Ca lorsqu’elle glisse le corps inerte de l’elfe dans son sac à dos. Il me semble qu’elle lève les yeux au ciel, mais ses lourdes paupières m’empêchent d’en être certaine. Elle quitte le salon derrière le poète et Aldanorn m’indique le chemin avant de me suivre à l’extérieur de l’auberge. Nous nous éloignons du Dragon qui rote sans un regard en arrière.

— Au fait, il se trouve où cet Esas ? interroge tout à coup Barnabé.


Nous longeons un sentier étroit creusé par un torrent d’eau sur le flanc de la Colline aux Sombres Visages. Le dénivelé est de plus en plus important et le vent nous souffle comme de vulgaires fétus de paille. Je songe brièvement que je suis affamée au moment même où Barnabé nous suggère de faire halte pour manger et nous reposer avant la tombée de la nuit. Nous avons quitté Rivefolle et ses rues dégoulinantes il y a trois levers de soleil.— Les Monts Éternels sont encore à plusieurs milles, reprenons des forces.

Le barde se laisse tomber sur l’herbe humide face aux sommets et aux pics cendrés visibles à l’horizon, telle une barrière de rocs destinée à nous empêcher d’atteindre la crête la plus élevée. Partiellement caché derrière un nuage de vapeur tournoyant, le Col de Feu se dresse, fier, devant nous. Il nous a été désigné comme étant le repaire du dragon. En fin de compte, nous aurions pu le deviner tous seuls. Imperturbable, Barnabé commence à fouiller dans son paquetage. Nous avons pris soin de réunir des provisions avant notre départ du village, bien que les dattes, les raisins desséchés et le pain rassis ne soient pas ce à quoi nous rêvions le plus. Aldanorn a fait le malin en employant un sortilège de lévitation, espérant ainsi amener les aliments présents dans la cuisine du Dragon qui rote jusqu’à nous, mais il a apparemment mal visé. Nous avons récolté le contenu des poubelles du jour.

— Et si Esas ne se trouve pas là-bas en fin de compte ? interroge l’artiste tout en découpant le côté le plus moisi de sa miche pour le jeter dans un bosquet.

— Les villageois que nous avons questionnés sont formels, rappelle le mage. Et jusque là, le paysage ne les contredit pas. Nous avons effectivement traversé des plaines, des forêts et des bourgades désolées et ravagées par les flammes, de toute évidence fraîchement échappées des naseaux d’un dragon. Nous mangeons en silence jusqu’à ce que le sac de Ca s’anime pour la énième fois depuis notre départ.

— Assomme-le, suggéré-je à la goule.

Elle soupire.

— Il est sans doute sevré maintenant, nous pouvons le laisser sortir, intervient Aldanorn.

— Ah non !

— Bredebie, un elfe pourrait être très utile à notre compagnie, me réprimande Barnabé.

— Er degg effu effu ! lance Ca.

— Je sais bien que c’est ton casse-croûte, la rassuré-je en tapotant son avant-bras rugueux.

Elle secoue la tête et le mage soupire à son tour.

— Elle ne désire pas le manger, elle est d’accord avec le poète, dit-il.

— Pourquoi ? Il est plus maladroit qu’un tentacule de poulpe et il est aussi bête que…

Un bruissement inquiétant m’interrompt brusquement.

— Qu’est-ce que c’est ? murmure Barnabé en se ratatinant sur lui-même derrière le dos de Ca.

Aldanorn pose son doigt en travers de ses lèvres pour le faire taire et empoigne fermement son gourdin. Je m’empare de ma hache. L’elfe cesse de s’agiter dans son sac. Mon cœur n’a jamais palpité aussi fébrilement et j’ai du mal à trouver mon souffle. Après plusieurs minutes d’attente angoissante où rien ne se montre, nous reprenons tous notre respiration et je repose mon arme. C’est alors qu’une demi-douzaine d’individus cagoulés surgissent devant nous, armés de lances et de torches qui se mettent subitement à flamboyer. Ca se redresse d’un bond tout en sortant les crocs et Aldanorn commence déjà à psalmodier une incantation. Je roule-boule sur le sol en tentant de me lever et j’ai besoin de saisir la main libre que Barnabé me tend pour me dresser sur mes pieds. L’autre main du poète est occupée par le manche de sa mandoline qu’il brandit comme une arme.

— Vous êtes sur nos terres, étrangers, lance un de nos assaillants.

— À qui avons-nous affaire ? interroge calmement le sorcier dont le sortilège n’a apparemment eu aucun effet.

— Nous sommes les Visages Sombres. Et vous, qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

— Les Visages Sombres existent réellement, murmure Barnabé d’un air impressionné.

— Bien sûr que nous existons ! Nous sommes les maîtres des collines et nous n’acceptons pas que des voyous dans votre genre viennent souiller nos terres. Répondez à nos questions ou vous êtes morts.

— Nous sommes la Compagnie d’Aldanorn, réplique le mage, son gourdin brandit en avant et des éclairs violets pétillants enfin tout autour.

— Ah non !

Bien qu’impressionnée par la puissance qui semble se dégager du sorcier, je ne peux m’empêcher de protester. Tous les masques se tournent vers moi et je sens le désespoir de mes compagnons se répandre autour de nous.

— Je veux dire, balbutié-je maladroitement, nous sommes bien une compagnie, mais elle ne porte pas ce nom. Nous sommes la Compagnie de Nargor !

— N’importe quoi ! s’offusque Aldanorn. Ton aïeul n’a rien à voir avec nous !

Ca se frappe sur le front en balançant la tête. Elle est dépitée.

— Écoute, le magicien, fis-je au vieillard, c’est moi qui ai eu l’idée la première de fonder cette compagnie, alors c’est moi qui décide de comment on l’appelle.

— Je ne suis pas d’accord, je…

— On s’en fout du nom de votre saleté de compagnie ! s’écrit tout à coup l’homme masqué qui a commencé à nous parler. Si vous ne la fermez pas tous les deux, je vous tue de mes propres mains ! Dites-moi ce que vous fichez ici !

— Excusez-nous, balbutie Barnabé, nous traversons vos terres pour nous rendre au sommet des Monts Éternels. Nous allons affronter le dragon Esas qui a enlevé la princesse de notre royaume.

Un lourd silence pèse tout à coup sur nous et tous les Visages Sombres se mettent à éclater de rire. Nous les observons un par un, sans comprendre, puis ils disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.

— Inutile de vous tuer maintenant, lance leur chef depuis son abri invisible, Esas s’en chargera pour nous et le spectacle sera bien plus amusant.

— Vous êtes vraiment des poules mouillées !

L’elfe s’assit dans son sac d’où sa voix narquoise nous provient après que nos assaillants se sont volatilisés. Il a apparemment les bras croisés sur sa poitrine, et il semble qu’il nous dévisage d’un air désapprobateur à travers le tissu. Je le déteste encore plus qu’avant. Ca dénoue la corde qui le maintient enfermé et sa tête déplaisante finit par apparaître devant nous. Il parait effectivement mécontent. Je me poste face à lui, les mains sur les hanches et les pieds écartés comme un nain qui se respecte sait si bien le faire, et je le toise sans retenue.

— Qu’est-ce que tu veux demi-portion ? me lance-t-il.

— Je m’appelle Bredebie, et tu me dois la vie alors ferme la !

— Tsss, moi devoir la vie à un nabot ? Plutôt crever ! D’ailleurs, si je me souviens bien, c’est toi qui souhaitais que le monstre m’avale. Et à l’instant, quand nos amis des collines ont menacé de nous découper en rondelles, c’était à cause de ta fierté écœurante. Tsss, je hais les nains !

— Je ne te porte pas non plus dans mon cœur, je te rassure…

— Ça suffit ! intervient Aldanorn. Il faut que nous quittions ces bois maintenant, ou les Sans Visages vont revenir achever le travail.

— Ce sont les Visages Sombres, pas les Sans Visages, le vieux, rétorque l’elfe. Et je ne partirai pas d’ici avant d’avoir bu une bonne bière. Je meurs de soif.

— Nous n’avons que de l’eau, s’excuse poliment Barnabé.

— Ça fera l’affaire le punk.

L’elfe ingrat vide la gourde du ménestrel d’une lampée et se lève d’un bond gracieux. L’impression est complètement différente de la première qu’il nous a donnée à l’auberge. Il se met à trottiner entre les arbres et disparaît bientôt de notre vue. Ca et Barnabé se hâtent de la rattraper tandis qu’Aldanorn, prenant appui sur son bâton, slalome entre les épines et les flaques d’eau. Je les suis difficilement, courant le plus vite et le plus longtemps possible, mais je suis trop rapidement essoufflée. Lorsque je les rejoins enfin, l’elfe est nonchalamment appuyé contre un tronc et mes trois autres compagnons ont allumé un feu.

— Vous êtes fous, on va être découverts avec toute cette fumée ! m’écrié-je une fois que j’ai repris mon souffle

— Nous sommes aux limites de la terre des Visages Sombres, m’informe l’insupportable « grandes oreilles ». Et la prochaine fois que tu traînes, on te laisse derrière, le nain.

— Il me semble que c’est ce que vous avez déjà fait, fais-je remarquer. Je vous ai retrouvés grâce à la fumée.

— Si j’avais voulu me débarrasser de toi, tu ne m’aurais pas retrouvé du tout, précise l’elfe.

— Bon arrêtez tous les deux, intervient Barnabé, si nous désirons vaincre Esas, nous devons être solidaires.

— Nous ne pourrons pas vaincre Esas, lance l’exécrable archet.

— Pourquoi dis-tu cela Torïl ? Nous devons rester confiants.

— Écoute Barnabé, Esas est un dragon et toi un poète qui chante faux. Le résultat est connu d’avance.

Le barde baisse la tête, vexé.

— Tous ensemble nous pouvons… commencé-je.

— Non, m’interrompt l’être horripilant. Un nain qui ne tient pas debout quand il porte sa hache, un mage de cent ans qui est encore au niveau d’un étudiant, un monstre plus gentil qu’une coccinelle, un chanteur de musette et un elfe des bois alcoolique, voilà de quoi se compose notre compagnie. Nous pouvons peut-être berner les habitants de Rivefolle derrière des artifices en nous faisant passer pour des guerriers voyageurs ou des aventuriers aguerris, mais nous ne pouvons rien contre un dragon. Nos déguisements et nos faux semblants ne l’empêcheront pas de remarquer que nous ne sommes pas de taille face à lui. Il verra tout de suite notre vraie nature.

Sa propre description – aussi peu flatteuse – de lui-même m’incite brièvement à penser que cet elfe n’est pas si imbu de sa personne et tant énervant que je veux bien le croire, mais sa tirade n’est pas terminée et lorsqu’il poursuit, ma haine envers lui ne fait qu’accroître :

— Si encore le boulet qui est là ne nous ralentissait pas, nous pourrions dérober la prisonnière avant le prochain repas du dragon.

— C’est de moi que tu parles !? hurlé-je, mon poing brandit sous son nez.

— Exactement, répond-il avec désinvolture, mais tu peux avoir ton utilité. Si nous arrivons à temps, nous te mettrons à la place de la princesse, ainsi Esas ne nous pourchassera pas pour avoir volé son dîner – tu es plus gras que la demoiselle – et notre part de la prime sera plus importante.

— Espèce de…

— Attention !

Le cri du mage me stoppe dans mon élan, les deux mains serrées autour du cou allongé de cet abominable elfe. Celui-ci écarquille les yeux à la vue de quelque chose d’apparemment plus terrible que ma mine enragée. Il plonge alors sur le côté, m’emportant avec lui, et nous nous écrasons sur le sol boueux. Mon casque se détache de mon crâne et roule plus loin tandis que le carquois de l’elfe se brise sous nos corps empêtrés. Une lance s’enfonce dans l’arbre à l’endroit même où se trouvaient nos deux têtes une seconde plus tôt.

— Plutôt que ma lance, j’aimerais voir les flammes d’Esas vous décrocher la tête ! lance la voix du Visage Sombre depuis le couvert des branches avant de disparaître de nouveau.

Ca m’attrape par les épaules et nous relève, l’elfe et moi, simultanément. Je me sens différente, à la fois gênée et… reconnaissante. Je suis reconnaissante envers Torïl de m’avoir sauvée alors que je m’apprêtais à l’étrangler. Nous époussetons nos vêtements et nos regards se croisent tout à coup. Il détourne la tête, embarrassé. L’atmosphère semble lourde et oppressante. Je ne sais pas quoi dire. Je ne peux tout de même pas remercier un elfe. Pas cet elfe-là !

— Plus vite nous arriverons au repaire d’Esas, plus nous aurons de chances de récupérer la princesse, soupiré-je pour diminuer mon trouble.

Aldanorn ne se fait pas prier et crie aussitôt :

— En route !

Torïl baisse de nouveau les yeux sur moi. Je lui souris — à mon plus grand étonnement — et il hoche la tête. Nous sommes réconciliés, mais nous n’en parlerons point.

Partie 3

La montagne est ravagée. Je viens de souffrir pour la gravir, mais son sommet est encore plus hostile à notre venue que ses flans friables. La roche en fusion fume et nous brûle la plante des pieds. L’air chargé de cendres obstrue notre vue et nos bronches. Ca tousse comme si un tibia lui était resté en travers de la gorge. Pour une fois, les poils naturellement longs de mon nez me servent à quelque chose. J’inhale probablement moins de poussières que mes compagnons.

Les yeux perçants de Torïl nous permettent d’avancer précautionneusement dans ce paysage désolé et meurtri où je ne vois pas à un mètre devant moi. Il nous guide jusqu’à la source du brasier où nous espérons – plus ou moins – rencontrer le dragon. Quelle surprise est la nôtre lorsque nous tombons effectivement sur Esas, étendu sur les rocs calcinés, éventré !

Son sang doré dénote avec le reste de la scène, brillant sous son corps massif et écailleux. Il est mort, une épée enfoncée sous son aile recroquevillée, et je me sens soulagée de le trouver dans cet état. C’était lui ou nous, et le sort a bien choisi. Mes compagnons sont sous le choc. Aldanorn et Barnabé partent à la recherche de la princesse tandis que Ca se laisse lourdement tomber auprès du dragon. Ses bras ballants traînent largement dans la mare de sang de l’animal et lorsque, curieuse, elle se met à se lécher les doigts, elle semble en apprécier la saveur. J’ai devant les yeux une goule qui vient enfin de trouver son régime alimentaire préféré.

— Au moins, nous n’aurons pas à nous le farcir, lance Torïl derrière mon dos.

Il désigne le dragon et poursuit :

— Mon arc est fichu, je n’aurais rien pu faire.

Je me détourne de la créature pour faire face à mon compagnon.

— Tu te sens bien ?

Je ne peux m’empêcher de lui poser la question. Qu’il m’adresse ainsi la parole me perturbe.

— Je suis sobre, avoue-t-il calmement. Je crois que j’avais besoin de ça et c’est grâce à toi. Si tu n’avais pas proposé à la goule de me prendre comme casse-croûte, je serais encore en train de me saouler à l’auberge.

— Considère que nous sommes quittes, tu…

Je suis incapable de continuer pour dire « tu m’as sauvé la vie, merci ». Je ravale simplement ma salive en grimaçant.

— Tsss, les nains sont si fiers, plaisante-t-il.

Je sais qu’il a raison, mais je ne relève pas. Je constate que lui aussi n’est pas allé au bout de sa pensée. Il ne peut se résoudre à me remercier franchement. La voix chantante de Barnabé nous parvient tout à coup des ruines d’une vieille tour calcinée :

Oyez, oyez,
La Compagnie des miraculés,
Un nain, un elfe, un mage, une goule et un barde,
Tous embarqués dans une aventure périlleuse.
L’ennemi est terrible et le temps joue contre eux,
Mais l’amitié les amène à une victoire certaine.
Le dragon est tombé, le chevalier a repris sa princesse !
Même si la Compagnie n’a rien fait,
Le monde et ses aventuriers en sont changés à tout jamais. »

— On dirait bien que le punk a retrouvé l’inspiration.


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