Akemi no sekai

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No et moi de Delphine De Vigan · Les Briochés, nouvelle

Premier contact, nouvelle

Publié le 07/05/2023 dans Mes écrits.
couverture du livre

Premier contact est une nouvelle écrite dans le cadre d’un exercice dont les consignes étaient les suivantes :

  • écrire une histoire d’amour,
  • développer 4 personnages aux personnalités différentes (1 fille plutôt introvertie et artiste, 1 fille extravertie, 1 garçon bienveillant et amical, 1 garçon qui se fait facilement des amis, mais ne se livre pas trop),
  • situer le récit au lycée, en Seconde.

Environ 3 heures de lecture.

Premier contact

1 : Du BG ou je ne m’y connais pas !

Le professeur : S’il vous plaît, jeunes gens, calmez-vous !

Monsieur Leclair, professeur de français et professeur principal de la Seconde D ; ma classe depuis – je consulte ma montre – deux heures et douze minutes. Je lui souhaite bien du courage. Personne ne semble avoir remarqué ses cris et gesticulations.

Monsieur Leclair : Allez, mettez-vous en rang ! Les grands, au fond.

Je déteste les photos de classe, surtout quand elles sont prises le jour de la rentrée. Si c’est vraiment indispensable, autant les faire en milieu d’année, quand tout le monde se connaît. Ce serait plus authentique.

Lucile : Dis, Mìryn, tu m’écoutes ou quoi ?

Lucile, ma meilleure amie. Heureusement, nous sommes dans la même classe. Elle est autant excitée que je suis angoissée par cette nouvelle année qui commence.

Moi : Désolée, j’étais ailleurs. Tu disais ?

Lucile : Il y a du BG1 ou je ne m’y connais pas ! Regarde un peu celui-là !

Elle désigne du menton le garçon debout sur le banc du second rang, à quelques pas de nous. Cheveux châtains, genre décoiffé, sourire chaleureux : il est absolument craquant. Je jurerais qu’il a entendu Lucile.

J’ai toujours admiré l’audace de Lucile. Elle a une telle confiance en elle, c’est dingue. Et elle est vraiment jolie avec ses longs cheveux bouclés et ses yeux azur, si grands qu’on peut y voir son âme. Je sais, c’est cliché, mais je le pense. Pour ne rien gâcher, elle sait mettre sa silhouette en valeur. Elle a de belles fesses rebondies et une poitrine plutôt généreuse. Bref, Lucile attire bien des regards. J’ai cru, pendant un temps, que j’étais amoureuse d’elle. Ce n’était pas le cas. Je lui enviais simplement ses formes époustouflantes.

Moi, je suis plate, allongée et, comme dit ma sœur, pâlotte. Je ressemble à un salsifis. Ma tignasse brune et mes fringues « à la Mìryn » sont mes seuls atouts. Enfin, selon moi.

Lucile, à l’inconnu si attirant : Salut.

Elle tend la main pour qu’il la hisse sur le banc et nous présente, tout naturellement. Je me place juste devant eux.

Monsieur Leclair, élevant encore la voix avec un léger accent hystérique : Voilà ! Merci mesdemoiselles ! Faites donc comme vos camarades !

Le prof est tellement content que ça bouge enfin, qu’il se moque complètement que Lucile se trouve au deuxième rang, alors qu’elle devrait clairement se mettre au premier. Elle est plus petite que moi !

Le BG : Mìryn, c’est pas commun comme prénom.

Le beau gosse s’est penché vers moi et me sourit. Ses iris gris sont tachetés de vert et de bleu.

Le BG : Moi, c’est Tony.

Moi : Sa… Salut.

Je bégaie. Pourquoi ? !

Monsieur Leclair : Bien. Tout le monde est en place. Enfin ! Souriez, qu’on en finisse.

Tony se redresse et le photographe nous fait crier « OUISTITI ! ». Tout le monde se disperse en un éclair pour aller vers la salle de classe. Lucile papote toujours avec Tony. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Je l’entends encore murmurer son prénom à mon oreille. Tony… Quelque chose s’est passé, là. Je ne sais pas trop quoi. Je n’ai pas de mots. J’ai besoin de dessiner.

Monsieur Leclair paraît plus impressionnant dans l’environnement confiné de la salle de classe. Plus personne ne bronche. Assise à côté de Lucile, je me contente d’écouter tout en dessinant sur ma feuille. Je me sens déjà mieux.

Lucile : Qu’est-ce que tu gribouilles ?

Les chuchotements de Lucile, en classe comme ailleurs, ont toujours été les moins discrets qui puissent exister. Je me dépêche donc de cacher mon croquis, avant que Monsieur Leclair ne fonde sur nous.

Monsieur Leclair : Quelque chose à dire, mesdemoiselles ?

Et voilà, juste à temps.

Lucile, sans gêne : Comment ?

Monsieur Leclair, un sourire aux lèvres : Avez-vous quelque chose à dire sur vos dernières lectures ?

Lucile, faisant mine de réfléchir : Hum… Il y avait ce roman d’amour, comment s’appelait-il déjà ? Et si c’était vrai… ? Et l’intégrale de Captain America, bien sûr.

Quelques rigolos ricanent tandis que Monsieur Leclair se pince l’arête du nez en fermant les yeux.

Monsieur Leclair : Et la copine, à côté ?

Moi : Euh…

DRIIIIIIING

Sauvée. Quelle chance.

Monsieur Leclair : Bien ! Tout le monde me fera un résumé de sa dernière lecture LITTÉRAIRE pour le prochain cours. Vous pouvez remercier vos camarades. Et n’oubliez pas de consulter vos plans pour vous orienter dans l’établissement, aucun retard ne sera… blablabla.

Nous quittons la salle. Lucile part pour son cours d’italien tandis que je m’arrête au coin du couloir pour déchiffrer mon plan.

Tony : Alors, qu’est-ce que tu gribouillais ?

Moi : Quoi ? Oh, Tony. Salut.

Tony, riant : Salut.

Quelle débile, je redis « Salut » !

Moi : Je gribouillais… C’est tout.

Tony, désignant mon emploi du temps : Arts plastiques ? Je vais au bâtiment A aussi. J’ai pris l’option théâtre.

Moi : Cool.

Tony : On y va ensemble ?

Moi : Oui, super.

On descend l’escalier en silence. J’ai l’impression de balancer les bras comme un orang-outan. Je n’ai jamais ressenti une telle gêne de toute ma vie. Et pourtant… En Cinquième, j’ai écrit une lettre d’amour et le garçon l’a lue devant tout le monde. Je ne savais plus où me mettre. Heureusement, Lucile était là pour m’épauler. Et pour rendre justice…

Cette fois, c’est différent. Tony est différent. Il a quelque chose de…

Tony : Tiens, je crois que c’est là.

Quoi, on est déjà arrivés ? Je n’ai pas dit un mot ! Il pousse la porte pour me laisser passer devant lui.

Un petit gars trapu : Hey Tony ! Content de te retrouver, mec !

Tony : Cédric ! Salut mon pote.

Ils viennent de checker. Trop bizarre. Le dénommé Cédric a même dû sauter un peu pour y mettre du punch.

Tony : À plus tard, Mìryn.

Je fais un signe de la main et regarde Tony s’éloigner en courant avec son copain. Lucile avait vu juste, il a sacrément la classe. Je n’arrive pas à croire que j’ai déjà craqué sur lui. AHHH, je pensais que le lycée me ferait grandir !

? : OH-MON-DIEU !

Je me retourne pour trouver l’origine de cette exclamation trop intense, à mon avis. Un type, genre Fashion Victim, me dévisage, main plaquée sur la bouche. C’est bête de le qualifier comme ça, mais c’est la première chose qui me vient. On dirait qu’il est là pour défiler. La mode du commun des mortels ? Très peu pour lui ! La moindre mèche de sa coiffure est aussi étudiée. Il a du style. Je… Kiffe ? Ça doit être le bon mot.

Moi : Qu’est-ce qu’il y a ?

Le Fantasque, un doigt pointé sur le bas de ma veste : Cet écusson, il est trop mignon !

J’attrape le coin de tissu pour examiner ledit écusson : une chouette avec des yeux globuleux sur une pomme de pin.

Moi : Euh, merci.

L’Exubérant : Tu l’as cousu toi-même ?

J’avance vers la salle d’arts plastiques en confirmant. Il me suit, surexcité.

L’Incomparable : C’est super classe ! Tu en as d’autres ?

Moi : C’est modèle unique.

Je hausse les épaules en laissant mes affaires sur une table. Quelle réponse ! Mais que puis-je bien dire d’autre ? Je couds ou brode ce qui me vient. Je n’en tire pas des centaines d’exemplaires. L’Excentrique s’assoit à côté de moi et s’empare de la bretelle de mon sac.

Le Singulier, caressant les traits de peinture sur le tissu : Et ça ! ?

Moi : Les feuilles d’arbre ?

L’Atypique, me corrigeant alors que c’est moi qui les ai peintes, ces feuilles ! : Le lierre.

Moi : Euh…

L’Exotique : J’adore ton style. Je m’appelle Camille.

J’observe la main qu’il me tend avant de comprendre qu’il s’attend à ce que je la serre. Il abandonne quand la prof arrive et commence à se présenter. Discrètement, je m’empare de sa main sur la table et lui murmure mon prénom. Il me sourit de toutes ses dents. On dirait que je me suis fait un ami.

Madame Boulanger nous apprend qu’un projet portant sur le mouvement Romantique nous occupera toute l’année, avec évaluations ponctuelles et note finale. J’aime le Romantisme. Les tableaux comme le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich m’émeuvent.

À côté de moi, Camille a posé les coudes sur la table et le visage sur ses paumes. Il a l’air aux anges. Soudain, il lève la main avec enthousiasme.

Camille : Oui, nous !

Il se tourne vers moi, tout sourire.

Camille : Pas vrai, Mìryn ?

Moi : Comment ?

Je n’ai pas suivi. Je me suis arrêtée au Romantisme…

Madame Boulanger : Vous vous chargerez donc des costumes. C’est parfait.

Moi : Les costumes ?

Mais de quoi parlent-ils, bon sang ?

Camille, me tapotant l’épaule : T’inquiètes, on gère !

Moi : Ah bon ?

La prof est déjà passée à autre chose. Elle discute décors et rideaux, groupes et… Cours de théâtre ?

Moi : Camille, qu’est-ce qui vient de se passer ?

Camille : T’es un peu perchée, toi, non ?

Moi : Ouais, carrément ! Explique-moi, s’te plaît.

Camille : On va bosser toute l’année avec la troupe de théâtre sur une pièce. Nous, on s’occupe des décors et tout ça, et eux, ils jouent. Tu vois le genre ?

Moi : Mais attends, c’est un truc de dingue ! T’as dit qu’on s’occuperait des costumes ? ! ? C’est impossible !

Camille : Bien sûr que non. Rien n’est impossible quand il s’agit de mode. T’inquiètes, je gère.

Il désigne sa chemise bariolée, à moitié dissimulée sous une espèce d’écharpe poilue. Je décroche un sourire. Il est drôlement passionné quand même.

Moi : C’est quelle pièce, au fait ?

Camille : Hernani, de Victor Hugo.

Moi : Bah, la pièce a été écrite à la période Romantique, mais elle parle d’une autre époque.

J’attrape un crayon et sors un papier du fond de mon sac pour commencer à dessiner.

Moi : C’est le XVIe siècle. C’est plus un style opulent…

J’ajoute quelques traits sur la robe esquissée.

Moi : Y a des bijoux, beaucoup d’or. C’est l’époque des Conquistadors, tout ça. Les Espagnols se la pètent vachement. Attends…

Je complète avec des rubans aux poignets et des traits qui marquent la structure rigide sous les volants de la robe. Camille reste silencieux. J’ai dû dire une connerie.

Moi : Enfin, je crois… Qu’est-ce que t’en penses, toi ?

J’attire la feuille vers moi, prête à la faire disparaître, mais il la bloque sous sa paume.

Camille : Je savais qu’on allait assurer ! ÇA, ça me plaît.
Moi : Génial !

Camille : Et ça, qu’est-ce que c’est ? Oh, ton petit copain ?

Moi : Quoi ?

Il a retourné la feuille et découvert le portrait en pied de Tony, que j’ai entamé pendant le cours de français. Inspire, expire.

Moi : Oh, c’est rien. Un brouillon.

Camille : C’est ce que tu dessinais tout à l’heure ? Ta copine t’a grillée.

Moi : Attends, tu es dans ma classe ?

Camille : Bah oui. Alors toi, t’es vraiment à la masse !

Je croyais qu’il était dans une autre classe de Seconde et qu’on se retrouvait juste pour l’option. En tout cas, je ne suis pas assez à la masse pour ne pas craindre qu’il reconnaisse le sujet de ce dessin. Je le lui arrache des mains au moment où Madame Boulanger passe devant notre table. Elle s’empare de la feuille.

Madame Boulanger : Oui, c’est bien tout ça. Le style féminin correspond à l’époque de la pièce, c’est sûr. Pour ce qui est du garçon, il semble un peu trop moderne, post-romantique en tout cas.

Pull ajusté aux manches retroussées, jeans un peu large et chaussures de skate. C’est sûr, c’est plutôt moderne. Quelle méprise ! Par contre, la coupe de cheveux peut facilement rappeler celle d’un Don Juan du XVIe.

Madame Boulanger : Concentrez-vous davantage sur les étoffes. On ne connaît pas encore la distribution des rôles, vous représenterez les personnages plus tard, si ça peut vous aider. (S’adressant à toute la classe.) N’hésitez surtout pas à vous renseigner sur la pièce. Nous assisterons aux leçons de théâtre dès le prochain cours.

Elle s’éloigne.

Moi : Ce projet est dingue, non ?

Ça va nous prendre tout notre temps. Comment peut-on créer les costumes d’une pièce pareille ? Et avec quel matériel ?

Camille : C’est énorme.

Moi : Attends…

La pièce de théâtre, les élèves de cette option, Tony…

Camille : Ouah, tu es toute rouge ! À quoi tu penses ?

Moi : Camille, tu verras que je ne suis pas du genre à dire ce que je pense à tout va.

Camille : Ouais, tu es plutôt du genre à le dessiner. Pas vrai ?

Il brandit le portrait de Tony que Madame Boulanger lui a rendu. L’angoisse ! J’inspire un bon coup pour me retenir de le lui arracher des mains une nouvelle fois. Après tout, il est plutôt mauvais ce croquis. Aucune chance qu’il le reconnaisse. Moi, je n’avais même pas remarqué que Camille était dans ma classe – et il ne passe pas inaperçu ! –, pourquoi aurait-il remarqué Tony, lui ?

Camille, d’un ton assuré, avec un sourire en coin : C’est Tony.

Moi, couinant : Qui ça ?

Camille : Heureusement que t’as pas pris théâtre, toi. T’es nulle.

J’abandonne.

Camille : On mange ensemble ?

Quoi ? C’est tout ? Lucile m’aurait bombardée de questions et harcelée jusqu’à ce que je craque. Camille se contente de… De me proposer de déjeuner avec lui.

Moi : Ouais, super. Je dois retrouver Lucile, je te la présenterai.

Camille : Yes !

La cloche sonne. Camille me rend le dessin, qu’il a lissé et rangé dans une pochette transparente.

Nous quittons la salle en nous échangeant nos numéros de portables. Camille est tout excité de prendre en photo mon écusson de hibou pour le mettre dans son répertoire. Je me contente de l’appeler « Camille », sans avatar.

Nous suivons le couloir de théâtre et rattrapons bientôt Tony et son ami Cédric. Nous rejoignons le parc ensemble. Je dois me défaire de ma gêne ridicule. Si je suis dans cet état chaque fois que je vois Tony, il va penser que je suis débile. En plus, Camille ne fait aucune allusion. Il est fiable. Il n’y a pas de quoi être nerveuse.

1. Beau Gosse

2 : Le lundi, ce sera notre jour !

Devant le réfectoire, je fais un signe à Lucile, qui se fraye un chemin dans la foule jusqu’à nous.

Lucile : J’ai amené des copains !

Elle est accompagnée de Théo, Lilou et Megan, qui sont en cours d’italien avec elle. Tony présente Cédric à tout le monde. Ils étaient au collège ensemble. Je termine par introduire Camille, puis notre petite bande se retrouve dans la file d’attente pour aller manger.

Je suis stupéfaite de constater combien Lucile semble à l’aise. J’aurais dû m’en douter, après tout, mais quand même… La voir déambuler dans cet environnement inconnu comme si c’était sa propre maison, accrochée au bras de Tony à la moindre occasion : « Oh regarde, Tony, du pamplemousse ! Et si j’en prenais ? ». Je ne sais pas… Ça me met dans un drôle d’état.

Megan, à Tony, Cédric, Camille et moi : Vous faites quoi, en classe d’arts ?

Camille : On fait des dessins, des maquettes, ce genre de trucs. Et Tony et Cédric font du théâtre.

Megan, sceptique : Ah, d’accord. Et c’est bien ?

On dirait qu’elle se demande si elle a bien fait de poser la question.

Tony : C’est super ! Et puis, on a un projet commun. Ça va être génial.

Camille et Cédric, en chœur : Alors ça, c’est sûr.

Lucile, qui piochait allégrement des frites dans l’assiette de Théo, se tourne brusquement vers Tony.

Lucile : Qu’est-ce que c’est, ce projet ?

Tony répète ce que son prof de théâtre leur a appris sur la pièce et Cédric et Camille ajoutent quelques détails avec enthousiasme.

Lucile, boudeuse : La chance, vous allez bien vous amuser.

Théo, en reprenant les frites qu’elle lui a volées : Nous aussi !

Megan : Oui, tu disais que c’était cool, l’italien.

Lilou, ricanant : Et que le prof est canon.

C’est tout Lucile, ça.

Lucile : Ouais, bah c’est pas si fun que ça. J’aimerais mieux essayer quelque chose d’un peu plus… Original.

Camille, souriant : Original…

Il doit penser qu’elle voit les artistes comme des marginaux et qu’il y a une expérience de folie à vivre en intégrant leur groupe. Il a raison. C’est exactement ce qu’elle pense. Elle est du genre à vouloir tester plein de trucs, juste pour voir. Elle comptait prendre l’option arts plastiques avec moi, mais quand il a fallu rendre les formulaires, elle s’est dégonflée. Je n’ai pas été trop surprise. Elle avait déjà essayé de se mettre au dessin, pour qu’on puisse partager cette passion, mais elle n’a pas accroché. Elle a dit que c’était mon truc, qu’il m’appartenait. Mais je crois plutôt que c’est parce qu’elle était déçue de ne pas manifester un talent immédiat.

Lucile : Je vais demander à changer d’option.

Alors là, elle m’épate !

Moi : Ce serait génial !

Lucile, m’ignorant : Je vais essayer d’intégrer le groupe de théâtre.

J’ai dû mal entendre.

Camille, par-dessus les protestations de Théo, Lilou et Megan : C’est EX-TRA !

Cédric, à Lucile : Tu aimes le théâtre ?

Lucile : J’aime les nouvelles expériences.

Cédric : Pourquoi pas les arts plastiques, alors ?

Il m’ôte les mots de la bouche.

Lucile : Tu crois que je ne serai pas capable d’assurer en théâtre ?

Oh là là, cette question ! Et sur ce ton si condescendant ! Qu’est-ce qui lui arrive, à Lucile ?

Cédric : J’en sais rien. C’est juste que c’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Nous, on en faisait déjà au collège, comme la plupart des membres de la troupe.

Lucile : Oui, eh bien, mieux vaut tard que jamais ! Je ne sais pas dessiner, alors le choix est vite fait. Et puis, j’adore lire des pièces.

Elle est plus du genre à lire des bandes dessinées. Sa blague sur Captain America n’en était pas une… Je ne l’ai jamais vue comme ça : capricieuse et caractérielle. J’essaie de capter son regard, mais elle s’obstine à m’éviter. Elle se tourne de nouveau vers Tony en croisant les bras sous sa poitrine, ainsi mise en avant.

Lucile : Je peux le faire, c’est sûr.

Tony : Lance-toi, si t’en as envie.

Lucile, s’agrippant de nouveau au bras de Tony : Exactement.

Moi, dans un murmure involontairement lugubre : J’espère que tu pourras changer d’option.

Après m’avoir lancé un regard noir, Lucile annonce qu’elle ira parler à Monsieur Leclair juste avant de reprendre les cours de l’après-midi. Le repas se poursuit. Tout le monde parle un peu de lui. Je reste laconique.

Nous finissons par retourner dans le parc. Camille sautille jusqu’à un banc. Je le suis de bon cœur.

Théo : On va en fumer une.

Lilou et Megan ont déjà sorti leur paquet de cigarettes.

Lucile, prête à les suivre : Tony, tu viens avec nous ?

Tony : Non, merci. À plus tard.

Il s’en détourne pour nous rejoindre, Camille et moi. Cédric l’accompagne.

Moi, haussant la voix pour que Lucile, qui s’en va déjà, m’entende : Tu ne vas pas voir Monsieur Leclair ?

Lucile : J’irai plus tard. Garde-moi une place en maths…

Moi : Bien sûr.

Lucile : … Tony.

Ah, ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse.

Tony, aussi étonné que moi : Euh, OK.

Cédric, donnant une tape sur l’épaule de Tony : Elle t’a dans la peau, mec.

Tony : La ferme.

Moi : Cédric a raison. Elle a vraiment craqué sur Tony.

Cédric : La vache ! Je me disais bien aussi… Vous êtes pas super copines toutes les deux, pas vrai ? T’essayes même pas de la couvrir !

Moi : Quoi ?

J’essaie de rembobiner. La couvrir ? Pourquoi ? « Super copines », « elle t’a dans la peau »… Bon sang, ma pensée m’a échappé !

Moi : Non ! C’est pas ce que je voulais dire !

Cédric et Camille éclatent de rire.

Camille : Complètement perchée.

Cédric : C’est clair.

Moi : Oh non, c’est pas vrai…

Camille : Bah de toute façon, c’est pas un scoop.

Cédric : Vous êtes en froid toutes les deux ? C’est à cause de cette histoire d’option ?

Moi : Hummm…

Camille : Elle pourra pas en changer. Elle a fait mauvaise impression à Monsieur Leclair, ce matin.

Cédric : Ah bon ?

Pendant que Camille et Tony racontent notre mésaventure du cours de français, je me morfonds dans mon coin. Lucile a bel et bien flashé sur Tony. Je le savais depuis le début. Dès qu’elle l’a vu, elle l’a qualifié de BG. Ce n’est pas rien, ça. Est-ce qu’elle pense que moi aussi, je l’aime bien ? Ça expliquerait son comportement distant de ce midi.

Tony, me sortant de mes pensées : Qu’est-ce qui va pas, Mìryn ?

Moi : Rien.

Camille : Elle n’est pas très bavarde, mais elle peut avoir l’air intense.

Cédric, rieur : Balance.

Moi : Oh, c’est cette histoire d’option, là.

Tony : Tu voudrais que Lucile aille en arts plastiques avec toi ?

Cédric, surpris : Moi, j’aurais plutôt dit qu’elle veut que Lucile reste en italien.

Tous les trois me regardent en attendant que je donne la bonne réponse. Qu’est-ce que je veux, au fond ? Ne pas avoir craqué sur le même garçon que mon amie. Ne pas être en froid avec elle.

Moi : Vous n’y êtes pas. J’aimerais juste comprendre pourquoi elle est en pétard contre moi.

Tony : Vous vous connaissez depuis longtemps ?

Moi : Depuis la maternelle.

Tony et Cédric : Ouah !

Moi : Ouais, on a toujours été copines. On allait même en colonie ensemble, pendant les vacances. C’est pour ça, c’est bizarre. Elle est jamais fâchée comme ça.

Cédric, ricanant de plus belle : Elle est fâchée parce qu’elle en pince pour Tony.

Tony, plaintif : Pourquoi tu remets ça sur le tapis ?

Exactement ! Et puis, qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?

Cédric : C’est trop marrant de la voir sortir les dents devant toutes les filles qui te tournent autour, mec.

Moi : Mais moi, je ne lui tourne pas autour !

Camille, par-dessus les rires assourdissants de Cédric : Il voulait dire « les filles qui traînent avec lui ». Toi, Lilou, Megan et sans doute toutes les filles du cours de théâtre qu’elle aimerait avoir à l’œil. Pas vrai, Tony ?

Tony, distant : Qu’est-ce que j’en sais ?

Moi : On verra bien ce que dira Monsieur Leclair.

Je lance un regard sévère, mais discret, à Camille. « Quoi ? » lis-je sur ses lèvres. Je secoue la tête. La cloche retentit en même temps qu’une contracture désagréable dans mon estomac.

Cédric, bondissant sur ses pieds : On se verra plus tard. J’ai histoire-géo. Hey, j’adore te taquiner Mìryn, t’es trop marrante.

Moi : Euh, merci.

Cédric : À plus, les mecs.

Camille et Tony : Salut.

Nous nous dirigeons vers le bâtiment des Sciences. Tony demande à Camille de s’asseoir avec lui. Il ne compte donc pas garder de place pour Lucile. Cette perspective m’enchante jusqu’à ce qu’elle arrive, ravale sa déception, et se dirige vers la chaise vide à côté de moi.

Lucile, déballant ses affaires : Pourquoi tu fais cette tête ?

Il y a toujours du bruit dans la salle, le prof ne fait pas encore attention à nous.

Moi : Quelle tête ?

Lucile : Celle que tu fais quand tu es inquiète.

Elle paraît encore bougonne, mais elle veut discuter. C’est bon signe.

Moi : Je me demandais seulement si tu avais pu voir Monsieur Leclair.

Lucile : Pas encore.

Moi : Ah.

Le prof de maths a relevé la tête. Il attend que les derniers arrivés s’asseyent. Lucile ouvre son manuel et pose les mains dessus, menton relevé, prête à écouter le cours. Ça va être plus compliqué que ce que j’espérais… Pourtant, elle finit par se pencher vers moi et murmure, le plus discrètement du monde – ce qui ne lui ressemble pas du tout :

Lucile : Tu as flashé sur Tony ?

C’est bien ce que je pensais. Je ne veux pas qu’on se dispute pour un garçon. Et puis, si elle réagit aussi intensément, c’est qu’il doit vraiment lui plaire.

Moi : Non.

Lucile, furieuse : Alors pourquoi tu m’as pas dit que vous serez ensemble sur cette pièce débile ?

Moi : J’en ai pas eu l’occasion !

Pour nos voisins de table, nos sifflements doivent paraître un peu inquiétants. Il faut que cette conversation se termine.

Moi : Et toi, tu l’aimes bien ?

Lucile : Oui !

Moi : OK, alors fonce.

Je lui souris en espérant qu’elle se contente de ça. Elle semble un peu plus calme et, après un instant de réflexion, me sourit à son tour. On dirait que les choses sont arrangées.

Lucile, après quelques minutes d’équations différentielles : Il t’a dit quelque chose sur moi ?

Moi : Euh, on n’a pas vraiment parlé, tu sais. On n’était pas dans le même cours, ce matin.

Lucile : Oui, mais après la cantine ?

Effectivement, à ce moment-là on a parlé d’elle. Mais Tony ne m’a rien dit de particulier. Je lui fais « non » de la tête. Elle est déçue.

Les deux longues heures d’algèbre se terminent par une liste de devoirs. Avant de ranger mon agenda, je vérifie mon emploi du temps : allemand, salle 202, bâtiment L. Lucile a anglais, trois salles plus loin. Nous nous y rendons ensemble et devant la porte de la salle d’allemand, elle me donne un coup de coude. Tony est déjà installé.

Lucile : J’arrive pas à croire que vous êtes dans le même cours.

Comme si j’y étais pour quelque chose. Elle reste plantée devant la porte, si bien que je n’ose pas entrer.

Camille : Aller, on y va !

Camille, qui passait par là, l’attrape par le bras et la traîne derrière lui. Apparemment, il va en cours d’anglais, lui aussi. Je les regarde disparaître dans leur salle avant d’entrer dans la mienne. Tony m’invite à le rejoindre.

Tony : Alors, ça va mieux avec Lucile ?

Moi : Super.

Tony : C’était quoi le problème, finalement ?

Moi : Euh…

Toi… Je ne peux pas lui dire ça. J’ai déjà bien assez gaffé sur ce sujet. Bon sang, il est tellement mignon quand il me dévisage comme ça. On dirait que ce qui va sortir de ma bouche est la chose la plus importante au monde. Je vais avoir du mal à me ressaisir.

Moi : Elle croyait que je ne voulais pas lui dire, pour le projet commun en arts.

Donner une semi-vérité ; c’est la meilleure chose à faire.

Tony : Ah bon ? Bizarre. Pourquoi t’aurais pas voulu ?

Moi : Je sais pas.

Tony : Et elle peut changer d’option, alors ?

Moi : Elle…

Le prof d’allemand : Sprechen Sie Deutsh, Bitte.

Nous tournons tous les deux la tête, ébahis. Le professeur s’est avancé jusqu’à notre table et il nous contemple, le front et les pommettes plissés par son sourire… Bienveillant ?

Moi, maladroitement : Entschuldigung.

Le professeur balaie mes excuses de la main, avant de retourner au tableau. Je suis estomaquée. On discute de tout, sauf du cours ? Pas grave, le temps qu’on le fait en allemand ! Je tourne la tête vers Tony qui hausse les épaules, tout aussi surpris. Nous échangeons finalement un sourire et je me sens plus détendue.

Le cours est assez dynamique et ludique. Finalement, la consigne du jour se résume bel et bien à « Parlez en allemand ». Nous en profitons donc, avec Tony, pour discuter de tout et de rien. Notre vocabulaire restant limité à nos connaissances dans la langue, nous survolons quelque peu les sujets et finissons souvent nos phrases sur un fou rire. Le professeur, Herr Bernard, vient nous corriger ou nous donner les tournures appropriées de temps en temps.

Moi : Euh, qu’est-ce que tu fais ?

Tony, me regardant d’un air innocent : T’en veux ?

Il me tend un morceau du mini Babybel qu’il vient de croquer.

Moi : Merci. D’où sort ce fromage ?

Tony : De la cantine.

Herr Bernard, chantonnant en passant près de nous : Deutsch, Bitte.

Tony, hésitant : Der Küche ?

Moi : On dit « Aus der Küche », je crois.

Et nous nous remettons à rire. J’avale ma part de fromage, tandis que Tony roule la coquille rouge en une petite boule qu’il dépose au coin de la table.

Tony : Alors, « Mìryn » ça vient d’où, comme prénom ?

La question à laquelle je ne peux échapper. Merci papa, merci maman. Mais bon, j’ai l’habitude.

Moi : Mes parents sont des grands fans du Seigneur des Anneaux.

Tony me dévisage d’un air étonné.

Moi : Tu sais, ce bouquin de fantasy avec des elfes, des nains et tout ça. Il y a eu des films aussi.

Tony : Oui, je connais. C’est quoi le rapport ?

Moi : C’est censé sonner comme de l’elfique !

Herr Bernard : Sprechen Sie Deutsch !

Tony, faisant semblant de prendre quelques notes : Ça, on aura bien du mal à le traduire.

Ses épaules tremblantes trahissent ses ricanements.

Moi : Ich habe nicht diesem Vornamen gefragt.

Herr Bernard : Sehr gut !

Si je n’avais pas vu qu’il arrivait près de nous, Herr Bernard m’aurait fait sursauter. Faisant rouler la boule de cire rouge sur la table, Tony attend que le professeur soit reparti de l’autre côté de la salle.

Tony : Je ne me moquais pas, tu sais. C’est cool comme prénom.

Moi : Mais c’est tout naturel d’en rire un peu. Ça devrait être interdit de s’inspirer de ses œuvres préférées pour choisir le prénom de ses enfants !

Tony, hésitant : Je croyais que tu étais fâchée. Tu avais l’air si sérieuse quand tu m’as répondu en allemand que tu ne l’avais pas choisi, ce prénom…

Moi : Le prof était juste derrière moi !

Tony, soulagé : Bien joué ! Nan mais, sans rire… Le Seigneur des Anneaux ?

Moi : Ouais.

Tony : Au moins, ils ne t’ont pas appelée Arwen.

Il rigole et j’essaie de garder un air naturel. Un échec.

Tony, choqué : Quoi, c’est ton deuxième prénom ?

Moi : Ma sœur s’appelle Arwen.

Tony : Non ! ?

Je confirme d’un hochement de tête.

Tony : Oh. Désolé.

Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire devant sa mine contrite. Il se reprend vite et me prie de me faire plus discrète. Nous finissons par ricaner tous les deux en essayant de nous cacher derrière nos bras repliés. Le cours se termine sur une interro spéciale « verbes forts ». À cause de notre indiscipline, à Tony et moi ? Peut-être pas. Nous apprenons finalement que nous serons évalués là-dessus chaque semaine.

Tony aime faire parler les autres ; il parvient facilement à ses fins avec moi. Il a vu des croquis sur mon agenda et m’apprend qu’il dessine également. Nos camarades du cours d’anglais finissent par nous rejoindre dans la cour. Il me suffit d’apercevoir Lucile pour me sentir coupable. Est-ce que j’avais le droit de passer un si bon moment avec Tony ?

Lucile s’assoit de l’autre côté de Tony et se lance dans une description détaillée du cours d’anglais. Tony est attentif, il l’invite à poursuivre. Il s’intéresse un peu à tout. Ça ne devrait pas m’atteindre, mais je me sens toute bizarre. Sur la sonnerie, Camille me souhaite bonne chance avant de disparaître avec Théo, Megan et Lilou. Lucile a du mal à se détacher de Tony.

Lucile : C’est fou que vous ayez une heure de libre, tous les deux. Dès le premier jour ! C’est vraiment injuste. Vous allez faire quoi ?

Lever les yeux vers Tony me semble extrêmement difficile. Est-ce qu’il aimerait qu’on passe cette heure ensemble ? Je n’en sais rien.

Tony, hésitant : Je sais pas. Mìryn, tu veux faire un truc ?

Lucile, récupérant son sac sur le banc, à la deuxième sonnerie : Tu m’as rabâché les oreilles tout le weekend avec cette histoire de librairie. T’as qu’à en profiter pour y aller.

Moi : Ah oui, tiens. Faut que je vérifie où c’est.

Tony : Je connais le chemin. On y va ensemble ?

Lucile grimace. De toute évidence, elle espérait que les librairies, ce n’était pas son truc.

Moi : Euh…

Lucile : Bon, bah moi, je vais en espagnol.

Tony : Oui, bon courage !

Nous la regardons s’éloigner d’un pas traînant.

Tony : Si on se dépêche, on sera revenu à temps pour le cours suivant. Tu veux déposer tes affaires, avant de partir ?

Moi : Les déposer ? Où ça ?

Tony : T’as pas de casier ?

Moi : Quoi, il y a des casiers ? ! Comme dans les séries américaines ?

Après s’être moqué un peu, Tony m’explique qu’il partage le sien avec son grand frère, qui est en Terminale. Il me conduit jusqu’à une vaste salle vitrée, nichée sous de grands arbres. Il y a des plantes en pots, des tables, des banquettes molletonnées, ainsi que deux rangées de casiers métalliques. Tony en déverrouille un et fait de la place dedans, sans ménagement pour les livres qui s’y trouvent. Je récupère mon porte-monnaie et mon téléphone avant de déposer mon sac. Tony met le sien par-dessus et claque la porte.

Tony : On y va ?

Moi : Oui.

Nous traversons la cour du lycée pour rejoindre l’avenue, de l’autre côté des grilles.

Tony : Alors, tu veux acheter quoi, à la librairie ?

Moi : C’est la papeterie qui m’intéresse, en fait.

Tony : Ah.

Il s’arrête un instant, dansant d’un pied sur l’autre, avant de placer sa main sous mon coude pour me faire bifurquer vers la droite.

Tony : Dans ce cas, c’est par là !

Moi : Oh, merci.

Il me faut quelques instants pour me remettre de mes émotions et réaliser qu’il a renouvelé sa question.

Moi : J’ai besoin d’une pochette épaisse pour ranger mes dessins. Et puis quelques crayons, des trucs comme ça.

Tony : Ouah, je vais voir les coulisses d’une artiste ! Quelle manie elle a, quels sont ses outils préférés…

Moi : Hey, tu dessines, toi aussi ! Tu sais ce que c’est, non ?

Tony : Ouais. Il faut que tu me montres tes dessins.

Moi, surprise : Euh, OK. Toi aussi.

Tony : Ça marche.

Vraiment ? Rien que d’y penser, ça me donne des boutons. C’est plutôt intime, les dessins. Changeons de sujet.

Moi : Pourquoi tu as choisi l’option théâtre ? Les arts plastiques ne te tentaient pas ?

Tony : Je dessine pour le plaisir. J’ai pas trop envie d’apprendre l’histoire de l’art et tous ces trucs.

Moi : Ah oui, je te comprends.

Tony : C’est là.

Tony passe devant moi, une cloche tintant gaiement sur son passage. Il me guide jusqu’à l’étage où foisonnent les accessoires de dessin, de peinture et autres joyeusetés.

Moi : Et pour le théâtre ?

Tony : J’ai commencé dans un club, quand j’étais au collège. On faisait une représentation à Noël, et une autre avant les vacances d’été. C’était cool. J’ai eu envie de continuer.

Moi : C’est difficile ?

L’exercice me paraît insurmontable.

Tony : De jouer devant des gens ?

Moi : Oui.

Tony : Bah, pour moi, ça va. J’avais un peu peur au début, puis on m’a dit que c’est comme tester les nouveaux parfums d’une glace. D’abord, on hésite, mais on finit par trouver celui qu’on préfère et les craintes disparaissent. J’ai essayé de le voir comme ça et ça a marché.

Moi : Ah oui, j’imaginais ça bien plus difficile que de goûter des glaces.

Tony : Ah ah. Tu vois ce que je veux dire ? Bon, il y a toujours un peu de stress.

Moi : Est-ce que ce n’est pas un peu… Comment dire ? Bizarre de se mettre dans la peau d’autres personnes ?

Tony : Je sais pas, mais j’aime ça ! Il faut faire preuve d’empathie, savoir s’ajuster. Puis, c’est comme la vraie vie, on est tout le temps en train d’adapter nos comportements en fonction des gens avec qui on est. Non ?

Moi : Ah bon ?

Tony : Je crois bien.

Moi : Ah.

Ce silence qui s’installe ne me plaît pas trop. Qu’est-ce que j’ai dit ? Et lui, qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’il n’est jamais vraiment lui-même ? Je ne sais pas si je peux lui poser ouvertement la question. Quelle prise de tête !

Tony : On devrait se dépêcher, sinon on va arriver en retard.

Moi : Ah oui !

Je me concentre sur les étals de crayons gras et de plumes. Il me faut une dizaine de minutes pour me décider, sous le regard curieux de Tony. Je finis aussi par dénicher une pochette.

Tony, pendant qu’on fait la queue au comptoir : En fait, quand tu dessines, tu libères ce qui est en toi.

Moi : Oui, c’est ça.

Tony : Donc, quelque part, tu ne laisses pas ta personnalité s’exprimer pleinement auprès des autres. Pas vrai ?

Moi : Oui, j’imagine.

Tony : Alors, tu comprends.

Moi : Je crois.

Nous regagnons la rue et hâtons le pas pour rejoindre le lycée. Nous nous mettons même à courir quand nous entendons la cloche au coin de la rue. Tony se précipite jusqu’au casier pour récupérer nos sacs pendant que je tiens la porte qui nous sépare du couloir. Hilares et essoufflés, nous rejoignons Camille qui nous fait de grands signes.

Camille : On dirait que vous vous êtes bien amusés.

Tony lui donne une tape sur l’épaule avant de le dépasser pour entrer dans la classe.

Moi : Oh, mon sac !

Tony est assis près de la porte, souriant et yeux brillants. Il a posé mon sac sur la table, à côté de lui, et tapote la chaise pour que je m’y installe. Ce que je fais en inspirant, déterminée à ne pas croiser le regard de Lucile que je sens brûler dans mon dos.

Tony : Le lundi, ce sera notre jour !

Je crois qu’il s’est amusé, lui aussi, en cours d’allemand. Et l’heure que nous venons de passer ensemble a dû lui sembler tout aussi agréable que pour moi. Je ne peux m’empêcher de sourire bêtement et même d’éprouver un certain attachement envers la boulette rouge qui glisse de sa trousse et atterrit sur mes genoux.

3 : Dégage ou crève

Lucile, jetant son sac contre la vitre du bus : En fait, à quoi tu joues ?

Elle se glisse entre les sièges pour s’asseoir contre le carreau. Je prends place à côté d’elle. Il est 18 h, notre première journée vient de s’achever et ma meilleure amie me déteste.

Moi : Qu’est-ce que tu veux dire ?

Lucile : Ne joue pas l’innocente.

C’est vrai, je sais exactement ce qu’elle me reproche.

Lucile, dans un semi-cri : Tony !

Elle jette un coup d’œil autour d’elle, mais ne remarque pas le regard du chauffeur dans son rétroviseur.

Moi : Écoute, on s’entend bien. C’est tout.

Lucile : Mais tu sais qu’il me plaît.

Moi : Oui ! Mais on va être amenés à traîner ensemble, lui et moi, on est dans la même classe et on suit les mêmes options.

Ces mots la font grimacer.

Moi : Je suis désolée que ça te chagrine, mais je n’y peux rien. C’est comme ça. D’ailleurs, je le trouve marrant et sympa. Je ne vais pas faire comme s’il n’existait pas, juste parce que tu as flashé sur lui. Ce serait débile.

Lucile : Arrête un peu. Il t’aime bien, ça se voit ! Dès ce matin, je l’ai remarqué. Il t’a parlé à l’oreille ! Et il s’est précipité pour t’accompagner en ville.

Moi : Euh… C’est toi qui as parlé de la librairie.

Lucile, n’écoutant pas : Vous étiez ensemble pour aller à la cantine !

Moi : Parce qu’on s’est croisés dans le couloir ! Franchement, Lucile…

Lucile : Tu as dessiné son portrait !

Ah. Elle a donc bien vu mon « gribouillis » avant que je ne le dissimule.

Moi : Oui, c’est vrai. Tu l’as dit toi-même, c’est un beau gosse. Il m’a inspiré, voilà. Il y avait quelque chose dans son attitude que j’ai essayé de reproduire dans le dessin. C’était plutôt raté. En tout cas, ça ne veut rien dire. OK ?

Elle se tourne vers la vitre en faisant la moue.

Moi : Je te le répète, on s’entend bien. C’est tout.

J’ai imaginé cette conversation pendant la dernière heure de cours. Par contre, je n’avais pas pensé que Lucile aurait pu me parler du dessin ou affirmer, avec une telle conviction, que je plais à Tony. C’est vrai qu’il semble m’apprécier. Et moi aussi, je l’aime bien. Mais ça ne veut rien dire. On forme une belle bande, tous ensembles.

Moi : C’est pareil avec Camille, tu sais. On a la chance d’être tombées sur des gens géniaux.

Lucile : Alors tu n’as pas envie de sortir avec Tony ?

Moi : Mais non !

Notre escapade de l’après-midi était trop cool. J’adore discuter avec lui. Mais le choc de la première approche est passé. Je crois. Il est craquant, certes, mais au bout d’un moment j’ai arrêté de suffoquer en croisant son regard ou en apercevant un morceau de sa peau.

Lucile : Ça te fait rire ?

Moi : Non. C’est juste que j’étais en train de penser que oui, il est canon et que c’est sûr, il m’a fait de l’effet au début. Mais c’est tout.

Lucile : C’est tout ?

Moi : Oui, Lucile.

Lucile : Il a dit que le lundi, c’est votre jour.

Décidément, elle dresse l’inventaire.

Moi : Oui, parce qu’on a presque toutes nos options ce jour-là. Il m’a semblé être du genre à s’intéresser à tout le monde. Il va peut-être s’asseoir à côté de toi demain.

Lucile : J’espère. (Avec un air coupable.) Désolée, j’suis nulle. J’aurais pas dû t’agresser comme ça. BFF1 ?

Moi : Évidemment !

Nous échangeons un sourire et elle se lance dans l’exposé des moindres faits et gestes de Tony durant la journée. Je n’ai pas le cœur de lui signifier qu’elle a été tout, sauf discrète, et que les garçons ont déjà remarqué son attirance pour lui.

Moi : Au fait, tu fumes, maintenant ?

Lucile : Ah oui. Théo et les filles fument. C’est l’occasion de s’y mettre.

Moi : De s’y mettre ? Mais pourquoi faire ?

Lucile : Comme ça.

Alors là, ça me dépasse.

Moi : Quand vas-tu parler à Monsieur Leclair pour changer d’option ?

Lucile : Demain.

Moi : Tu es décidée alors ?

Lucile, gloussant : Absolument. J’ai une excellente raison d’essayer le théâtre.


Je suis vannée ! J’ai déjà passé une heure dans le canapé, livre en main, sans en lire une ligne.

Maman : Oh hé ! Le repas est prêt.

Papa, déposant sa revue quand j’entre dans la cuisine : Alors ma princesse, cette journée ?

Je me lance dans un récit concis. Je ne sais pas pourquoi, au dernier moment, je renonce à leur parler de Tony.

Moi, concluant : Ouais, y a plein de gens cools dans la classe. Ça va être super. Au fait, où est Arwen ?

Maman, levant les yeux au ciel : Elle va me rendre folle.

Papa, souriant : Son premier jour s’est bien passé ?

Maman, l’air mécontent : Si tu le découvres, fais-le-moi savoir ! Elle ne m’a pas adressé un mot depuis qu’elle est rentrée.

Papa : Je vais la chercher.

Papa se lève et traverse la cuisine pour aller la trouver. Maman et moi poursuivons le repas en regardant une série comique à la télé. Ni papa, ni Arwen ne nous rejoignent.


Mes affaires de cours sont éparpillées sur mon lit et, le nez plongé dans mon emploi du temps, je prépare les manuels et cahiers pour demain. Mon sac va exploser ! Ce doit être bien pratique de pouvoir laisser tout ça dans un casier. Tony est un sacré veinard. Tiens, je n’ai pas parlé de ça à Lucile. Elle ne m’a même pas interrogée sur notre sortie en ville. Elle enrageait trop de ne pas en être.

Alors que je m’apprête à reprendre la pièce de Victor Hugo, mon téléphone se met à vibrer.

Salut, demain je t’apporte des croquis. J’ai hâte de voir les tiens. À +

Des croquis ? Est-ce que ce serait… Tony ? Le temps que je me remette de mes émotions contrastées, un nouveau message apparaît.

Au fait, c’est Tony. Bye

Dans la foulée, un autre message me fait sursauter. C’est Camille.

Tony m’a demandé ton numéro ! ! ! Tu me raconteras tout demain 😉 Bisous

Tony a demandé mon numéro à Camille ! Bon, je dois me calmer. C’est quelque chose de très courant, quand on se fait de nouveaux amis, d’échanger ses coordonnées. Non ?

Le plus important, c’est que Tony veut qu’on se montre nos dessins demain ! C’est bien trop tôt. Je croyais que c’était des paroles en l’air. Je ne suis pas certaine d’être prête à partager ça avec lui. Je ne sais pas lesquels dévoiler…

Papa : Coucou ma luciole.

Je lâche le téléphone en poussant un cri.

Papa : Oh, excuse-moi je ne voulais pas te faire peur. Ça va ?

Moi : Oui papa, désolée. Je ne t’avais pas entendu frapper.

Papa : Hum. J’étais venu te dire bonne nuit. Et il est temps d’éteindre ton téléphone.

Moi : Ouep ! Juste une seconde.

J’envoie une réponse rapide à mes deux amis. À Camille :

C’est ça… Bonne nuit

À Tony :

OK, cool ! Tschüss 🙂

Court, naturel. Je m’efforce de ne pas y réfléchir plus longtemps et j’éteins l’appareil.

Moi : Bonne nuit papa.

Papa : Ma biscotte…

Il s’avance dans la chambre et s’assoit au bout de mon lit.

Moi, lissant le pli du drap sur la couverture : Qu’est-ce qu’il y a ?

Papa : J’aimerais que tu parles à ta sœur.

Moi : Euh…

Papa : Écoute, je sais que vous vous chamaillez beaucoup et qu’elle peut se montrer assez dure avec toi. Je sais aussi que tu as un grand cœur et qu’au fond, tu ne lui en veux pas.

Je ne commenterai pas. S’il le sait, alors…

Moi : Pourquoi veux-tu que je lui parle ?

Papa : Elle ne va pas bien.

Moi : Qu’est-ce qu’elle a ?

Papa : Si je le savais. J’ai l’impression que ce n’est pas à son père ou à sa mère qu’elle a besoin de se confier.

Moi : Elle peut venir me voir quand elle veut. J’ai pas mis de pancarte « Dégage ou crève » sur ma porte, moi.

Papa : Certes. Je crois que c’est pour ça qu’elle n’ose pas venir te trouver.

Moi : Papa, que veux-tu que je fasse ? Elle va me claquer la porte au nez.

Papa : Qui sait ?

Moi : Qu’est-ce qui te fait dire qu’elle ne va pas bien ?

Papa : Eh bien d’abord, elle n’a pas raconté sa vie à ta mère sur le chemin de l’école. Ensuite, elle n’est pas venue dîner. Elle m’a laissé entrer dans sa chambre et bavasser sans me jeter dehors. Et pour finir, elle a treize ans. Il me semble que ce sont des signes plutôt évocateurs.

Moi : En effet.

Papa : Tu es passée par là, tu sais ce que c’est.

Moi : Bon, d’accord. Je crois que j’ai une idée.

Papa : Laquelle ?

Moi : Papa ! C’est une histoire d’adolescentes, OK ? Tu es venue me demander mon aide, maintenant, laisse-moi gérer ça. Mais ne me demande pas de te révéler nos secrets, non plus.

Il se lève en se frappant les cuisses.

Papa : Très bien. C’est toi qui t’en occupes.

Je repousse la couverture et tâtonne du bout des pieds pour trouver mes chaussons.

Papa : Tu y vas maintenant ?

Moi : Évidemment ! Je ne vais pas attendre la semaine prochaine.

Papa : Ah bon. Très bien.

Laissant mon père pantois dans la chambre, je vais jusqu’à la cuisine et farfouille dans les placards. Après avoir trouvé ce que je cherche, je reviens sur mes pas. J’hésite un instant devant la pancarte qui, je le sais, m’est personnellement destinée. Mais je me décide tout de même à frapper. Trois coups, comme papa. Un leurre.

Arwen : Entrez.

J’entrouvre à peine et me faufile rapidement dans la chambre, coinçant presque les oreilles de mes chaussons en refermant.

Arwen, se levant brusquement de son fauteuil, les poings sur les hanches : Quoi ? !

Moi : Ça roule ?

Elle est plutôt grande pour son âge. Nous nous ressemblons beaucoup, mêmes yeux marrons que ceux de notre père, même chevelure épaisse et sombre que celle de notre mère, même silhouette allongée et plate que celle… D’aucun des deux, en fait. Pourtant, Arwen n’admettra jamais qu’elle risque de terminer salsifis, comme moi.

Arwen : Qu’est-ce que ça peut te faire…

Ce n’est pas une question. Arwen s’installe dans son fauteuil, à côté du bureau, et attrape son casque. Je note qu’elle ne me met pas dehors, même si elle montre qu’elle n’est pas disposée à discuter.

J’avance laborieusement dans un désordre de livres, de vêtements et de peluches pour m’asseoir au bout du lit, qui n’est encombré que de quelques chemises.

Moi : T’allais écouter quoi ?

Arwen : Qui ça intéresse, hein ?

Moi : Bah moi.

Arwen, faisant des moulinets avec son casque entre nous deux : Ça va. OK ? Tu peux aller dire aux parents que tu as fait ton job.

Moi, sortant le sachet de petits beurres au chocolat que j’ai chipé dans la cuisine : Tant mieux si ça va. T’en veux ?

Elle me regarde croquer dans le premier biscuit.

Arwen, tendant la main : Ouais, donne.

Gagné ! Nous grignotons en silence pendant un instant. Mes yeux se posent un peu partout dans la chambre, qui a bien changé depuis la dernière fois où j’ai pu y mettre les pieds. Finis les peluches de licornes et les posters de chevaux. Aujourd’hui, des groupes de chanteuses ou des sportifs ont rejoint les murs, et les nounours abandonnés sur la moquette n’ont rien de mignon. Je me perds dans la contemplation de deux énormes yeux pailletés plantés au milieu d’une tête de monstre fuchsia dont les grandes dents blanches débordent de son menton.

Arwen, me fixant durement : Qu’est-ce que tu veux ?

Elle a les yeux bouffis, comme si elle avait pleuré. Je lui tends ce qui reste de mon biscuit. Elle le prend sans un mot.

Moi : J’ai rencontré un type au lycée, aujourd’hui.

Arwen : Ouais. Et ?

Moi : Lucile a craqué sur lui.

Bon, c’est bancal. Mais j’espère que si je lui raconte un peu ma vie, elle aura envie de se confier.

Arwen : Ah. Et toi aussi ?

Moi : Je n’en suis pas sûre.

Arwen : Il est beau ?

Moi : Canon.

Arwen : Canon comment ?

Je jette un nouveau coup d’œil à ses posters et déniche le joueur de foot italien qu’Arwen adore.

Moi, le désignant : Comme ça.

Elle se met à rigoler. Enfin !

Arwen : Alors ça, ça m’étonnerait. Il s’appelle comment ?

Moi : Tony.

Arwen : Lucile, elle l’aime bien comment ?

Moi : Trop, j’imagine.

Arwen : Hum. Plus que toi ?

Moi : J’ai un peu de mal à m’y retrouver. J’espère que ce n’est qu’une passade, tu vois ? Il m’a paru cool, mais si ça se trouve, il est bête comme un manche. T’as pas un conseil à me donner ?

Arwen : Si tu veux mon avis, l’amitié, ça craint.

Moi : Pourquoi tu dis ça ?

Arwen : Ta Lucile, là, dès qu’elle va comprendre que c’est elle ou toi, elle va te laisser tomber.

Moi : Qu’est-ce que tu veux dire ?

Arwen : Elle va se laisser tomber dans les bras du beau Tony, si tu préfères.

Moi, alertée par sa répartie : Tu as des soucis avec tes amis ?

Arwen, énervée, s’enfonçant davantage dans le fauteuil : Est-ce qu’on causait de moi, là ?

Moi : Il m’a juste semblé que tu sais de quoi tu parles.

Arwen : Ouais. C’est bon.

Moi : Tu veux m’expliquer ?

Elle croise les bras et rentre le menton. Ses lèvres se mettent à trembler. Elle renifle rageusement avant d’ouvrir la bouche, puis de la refermer. Je meurs d’envie de sauter sur mes pieds pour aller la prendre dans mes bras, mais je sais qu’elle va me dégager vite fait. Je gâcherais tout.

Moi : C’est Bianca ?

Bianca est sa meilleure copine depuis l’entrée au collège. Arwen confirme d’un hochement de tête tandis que des larmes commencent à rouler sur ses joues.

Moi : Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle secoue la tête en reniflant une nouvelle fois, cherchant sa boîte de mouchoirs sur le bureau.

Moi : Vous n’êtes pas dans la même classe ?

Arwen : Si, mais… Elle… Elle m’a laissée toute seule toute la journée.

J’attends qu’elle ait terminé de se moucher pour renchérir, mais elle poursuit d’elle-même, son mouchoir imbibé tremblant dans sa main :

Arwen : Elle s’est assise avec Louka et Ninon dans tous les cours. Et à midi, elle m’a même pas attendue pour aller à la cantine !

Moi : Il s’est passé quelque chose entre vous ?

Arwen : Nan ! Hier encore on s’est parlé au téléphone et elle a dit qu’elle espérait qu’on serait dans la même classe.

Moi : Peut-être que tu devrais l’appeler pour essayer de comprendre.

Arwen, repoussant quelques larmes supplémentaires : Tu sais pas le pire…

Moi : Dis-moi ?

Arwen : Je l’ai entendue se moquer de mon prénom avec les autres débiles, là. Ceux qui ont redoublé !

Je ne peux retenir un soupir d’exaspération.

Moi : J’ai l’impression que Bianca a essayé de se faire bien voir par les plus grands. Non ?

Arwen, rageuse : C’est nul !

Arwen se redresse sur son coussin pour ramener ses genoux contre sa poitrine. Cette fois, je n’y tiens plus. Je me lève, traverse la chambre en repoussant les peluches, et viens poser mes fesses sur l’accoudoir du fauteuil, avant de passer un bras autour des épaules de ma sœur.

Moi : Si Bianca est vraiment ton amie, elle se rendra compte qu’elle a commis une erreur et elle viendra te demander pardon. À toi de décider si elle est allée trop loin.

Arwen : Moi, je l’aime bien, Bianca.

Elle lève ses yeux brillants vers moi. Je lui caresse les cheveux et remets l’une de ses mèches hirsutes derrière son oreille.

Moi : Alors tu sauras lui pardonner, j’imagine.

Arwen : Tu crois ? Ça fait tellement mal.

Moi : Je comprends. Tu sais, Arwii, tu es une fille super quand tu ne lances pas tes chaussures à la tête des gens.

Elle m’octroie un magnifique sourire et se blottit contre mon ventre. Nous restons ainsi un moment, le silence troublé uniquement par les gargouillis de son estomac.

Moi : Je crois qu’il reste une assiette de lentilles, si tu veux.

Arwen : Et comment !

1. Best Friend Forever = meilleure amie pour toujours.

4 : Princesse

Lucile, quand je la rejoins dans le bus : Tu as une de ces têtes ! Ça va ?

Moi : Très bien, merci.

Lucile : On dirait que t’as pas dormi.

Moi : Je me suis couchée tard. Et puis, j’avais oublié quelques affaires ce matin. Je suis partie à la bourre. Et toi, ça va ?

Lucile : J’ai hâte d’arriver au lycée. Ça te dérange, si je me mets avec Tony en maths ?

Moi : Pas du tout.

Mais quand nous arrivons en maths, Tony et Camille sont déjà installés ensemble. Lucile ne renoncera pas pour si peu. Elle trouvera le moyen de s’asseoir à côté de Tony à un moment ou un autre.


Le cours de sport, c’est l’Enfer sur Terre. La prof, accrochée à son sifflet, ne nous laisse aucun répit. Lucile gambade gaiement avec les garçons, dans le peloton. D’habitude, elle y va mollo pour rester avec moi en arrière. Elle m’a abandonnée ! Un deuxième groupe, moins nerveux, garde respectueusement l’allure. Je ferme la marche avec Camille.

Moi : Mais au fait…, pourquoi… tu… coures pas… avec les autres… devant ?

Je n’en peux plus. Camille serait-il devenu mon nouveau soutien pour m’épargner la solitude en cours de sport ?

Camille, tout aussi naze que moi : Trop… nul… en… course…

La prof : Vous bavasserez plus tard, les derniers. Du nerf !

Madame Mon-sifflet-me-démange nous secoue un peu avant de regagner la tête. C’est la première fois que je vois un prof de sport s’activer autant.

Lorsque nous terminons enfin notre tour, les autres ont déjà commencé à mesurer leur rythme cardiaque. Lucile s’empare de la main de Tony et la plaque contre sa propre gorge afin qu’il compte les pulsations pour elle. Il la laisse faire.

Camille : Ils en font un peu trop, à mon avis.

Je me tourne vers Camille, surprise. J’avais oublié sa présence. J’avais même oublié où je me trouve, ainsi que ce que je suis censée faire.

Camille, battant des cils : Tu veux que je trouve ton artère pour toi ?

Nous éclatons de rire. Camille sait lire en moi, c’est certain, et j’ai l’impression qu’il est du genre à me soutenir. Tourner ce moment en dérision est sans doute la meilleure chose à faire. Camille est extra.

Moi : Merci.

Camille : Quoi, tu veux vraiment que je le fasse ?

Moi : Non ! Merci d’avoir détourné mon attention.

Camille : Y a pas de quoi.

Nous reprenons notre mesure en silence, puis nous entamons les étirements musculaires. Une torture supplémentaire dont je me serais bien passé.


Après déjeuner, je partage ma paillasse de biologie avec Camille. Tony et Lucile s’installent juste devant nous. Mon amie m’octroie un sourire enthousiaste avant de rapprocher son tabouret de celui de son voisin. Elle lui donne son numéro de portable, et réclame le sien.

Camille, les regardant d’un air maussade : Elle est à fond.

Moi : Hum.

Camille : Et vous en avez parlé ?

Moi : Y a rien à dire.

Camille : Y a jamais rien à dire, faut croire.

Il se penche et attrape ma pochette de dessins dans mon sac.

Camille : Tu as esquissé d’autres costumes ?

Devant nous, Tony tourne la tête. Il s’apprête à me dire quelque chose, mais le prof entre dans la salle. Il se retourne.

Camille, dans un murmure, pendant l’appel : Tes dessins l’intéressent.

Moi : Je ne suis pas la seule à devoir créer des costumes, je te rappelle.

Camille : C’est ça, évite la question.

Moi : Je suis sérieuse. On a arts plastiques demain. Tu as préparé quelque chose ?

Camille fait mine de bouder. Nous reportons notre attention sur la leçon, consacrée au mycélium des forêts françaises.


Nous allons tous à la verrière – il pleut – avant le dernier cours de la journée. Camille et Megan débâtent sur le meilleur titre de leur chanteur préféré. Lilou est plongée dans ses réflexions. Je la vois qui efface et réécrit plusieurs fois un message. Lucile et Théo se sont mis à leur devoir d’italien à rendre demain. Ça me rappelle qu’on en a aussi un en français ! J’attrape une feuille et un stylo, dont je tamponne le capuchon sur mon menton. Mon dernier livre…

Tony : Une inspiration ?

Tony s’assoit à côté de moi. Son sac sur la table se dresse entre nous et les autres. Lucile se penche aussitôt pour jeter des coups d’œil derrière. Je soupire intérieurement.

Moi : J’allais écrire mon devoir de français.

Tony : Ah oui, c’est vrai !

Il s’équipe également du nécessaire, inscrit nom, date et titre : « Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien ».

Moi : C’est ça, ta dernière lecture ?

Tony, souriant : Ouais.

Sacrée coïncidence.

Moi : Dur à résumer.

Tony : C’est clair. Surtout que le prof pourrait croire que je me contente de parler des films.

Moi : Tu pourrais mentionner des passages qui ne sont que dans le bouquin.

Tony et moi, en chœur : Tom Bombadil !

Tony, amusé : Tu vas écrire sur quoi, toi ?

Moi : J’ai recommencé à lire Hernani.

Tony : Ça ne compte pas.

Moi : Ah bon ?

Tony : Il faut résumer notre dernière lecture des vacances. Tu le lis juste parce qu’on doit travailler dessus.

Moi : Euh… OK, alors c’est…

J’hésite à lui dire. Il va peut-être trouver ça trop niais.

Moi : C’est Orgueil et Préjugés, de Jane Austen. Mais c’est pareil, y a eu des films et tout. Il me faut autre chose.

Tony : Nan, c’est cool. Et tu as aimé ?

Lucile, se levant bruyamment : Bon, je vais voir Monsieur Leclair. Souhaitez-moi bonne chance.

Nous le lui souhaitons avec plus ou moins d’entrain. Elle n’a sans doute pas choisi ce moment par hasard. Elle souhaitait nous interrompre, Tony et moi. Ça va être chaud d’être amie avec les deux en même temps…

Tony : Au fait, tu m’as amené quelques croquis ?

Moi : Ah oui, tiens.

Je plonge dans mon sac pour dissimuler mon embarras. Je croyais qu’on allait laisser tomber cette histoire.

Tony : Moi aussi.

Je l’entends fouiller dans ses affaires. Nous déposons en même temps nos pochettes sur la table, par-dessus nos devoirs négligés.

Tony, un peu gêné : Toi d’abord.

Moi : Oh, d’accord. Ce n’est pas grand-chose, des petites esquisses.

Petites esquisses que j’ai soigneusement sélectionnées ce matin, au risque de me mettre en retard pour partir. Je ne voulais pas lui montrer de choses trop sentimentales, ni mon côté le plus obscur. J’ai choisi des paysages et un portrait de ma famille.

Tony : Ouah, c’est ta mère ?

Moi : Oui.

Tony : Vous vous ressemblez beaucoup. Avec ta sœur, aussi. Et celui-là ?

Il a pris la pochette plastifiée glissée sous le paysage. C’est le premier croquis de robe que j’ai réalisé en cours, hier.

Moi : Oh, c’est rien. C’est juste pour le projet d’arts plastiques.

Tony : Super !

Il s’en empare pour de bon et le sort de la pochette pour mieux voir.

Tony : Si vous arrivez à faire des costumes pareils, notre pièce va être grandiose.

Moi : Ahah, c’est sûr. Nan, c’est juste un croquis. C’est même pas au point en fait.

Je le récupère.

Tony, les yeux braqués sur le verso de la feuille : Attends.

Tony s’en empare et la lève entre nous deux, si bien que je ne vois plus son visage. Par chance, lui non plus ne voit pas que je passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, en m’attardant sur le vert, sans doute. J’avais complètement oublié que le portrait que j’ai fait de lui se trouvait derrière ce fichu croquis de robe ! Le temps me semble durer une éternité avant qu’il ne repose le dessin sur la table.

Tony, triturant les liens de son bracelet en cuir tressé : Très réussi.

Moi : Merci.

Respire. Tout va bien.

Tony : En tout cas, tu assures.

Quel soulagement ! On en reste là.

Moi : Montre-moi les tiens.

Il pousse une pile de dessins bien rangés devant moi tandis que je remballe les miens. Le premier croquis représente un petit chien qui a l’air un peu fou fou.

Moi : Trop mignon ! C’est ton chien ?

Tony, embarrassé : Non, c’est celui d’un voisin. Qu’en penses-tu ?

Moi : C’est attendrissant, plein d’émotions. On voit que tu y as mis du cœur !

Tony : Un peu comme tes portraits.

Moi : Oui…

Il a été tout de suite attiré par les portraits, sans percevoir le romantisme triste qui se dégage de mes paysages. Et encore, j’ai choisi les plus joyeux. C’est étrange de se dévoiler ainsi et de voir que certains aspects lui échappent pourtant. Je peux capter quelques bribes de lui, mais beaucoup me passent sûrement au-dessus également.

Moi : Ah, et celui-là ? J’adore le jeu de lumière ici, et là.

Nous nous mettons à discuter techniques, ombres, crayons et c’est Lucile qui nous interrompt alors que la cloche annonce la récré.

Lucile : Il va y réfléchir !

Chacun une main posée sur le dessin, Tony et moi relevons la tête.

Moi : Quoi ?

Lucile, impatiente, se laissant tomber sur la chaise qu’elle occupait précédemment : Monsieur Leclair ! Il va y réfléchir.

Je remarque alors que Lilou s’est mise à ses devoirs, que Théo est entouré d’une montagne de papiers de bonbons et de pelures de gommes, et que Camille et Megan ont commencé leur dissertation de français. J’étais totalement ailleurs.

Moi, essayant de relativiser : Monsieur Leclair n’a pas dit non. C’est plutôt encourageant.

Lucile : Mais il n’a pas dit oui non plus. Vous faites quoi ?

Elle se penche par-dessus la table pour voir derrière le sac de Tony. Celui-ci récupère aussitôt sa pile de dessins et la glisse dans sa pochette, qu’il remet dans son sac. Typiquement le genre de comportement que je pourrais avoir. J’ai l’impression que Tony voit ses créations comme quelque chose de très personnel, lui aussi. Je suis flattée qu’il me les ait montrées.

Je profite des quelques minutes de récré qu’il nous reste pour déballer les biscuits que j’ai apportés. Nous nous les partageons avant d’avoir à rejoindre la salle de sciences économiques et sociales, intitulé qui n’augure rien de bon. Théo, paniqué à l’idée d’avoir raté un truc pour le devoir d’italien, retient les filles quelques minutes pour faire lire ce qu’il a écrit. Camille, Tony et moi partons devant. Tony entre le premier et m’interpelle en tapotant la chaise vide à côté de lui, comme il l’avait fait la veille. Je m’y installe donc, encouragée par un Camille aux anges.

Le temps passe plus vite avec les murmures de Tony. Selon lui, ce doit être plus sympa d’avoir une petite sœur, plutôt qu’un grand frère qui croit tout savoir. Je lui fais remarquer qu’Arwen croit aussi tout savoir. Je n’ai pas encore vu son frère. Ils s’évitent, apparemment. Pourtant, me confie-t-il, un peu à regret, ils se ressemblent beaucoup et si je le croisais, je ne manquerais sans doute pas de faire le lien. Si je parvenais à voir son visage, précise-t-il, moqueur, car Alex passe son temps collé aux lèvres de sa bien-aimée. Nous en rions en toute discrétion.

L’interruption du CPE, venu annoncer à Lucile qu’elle est attendue en salle des profs après le cours, rend Tony muet. Il se peut que nous apprenions bientôt que Lucile sera en cours d’arts avec nous, dès demain. Cette idée, sans me déplaire, ne m’enchante pas non plus.


À la fin de la journée, je rejoins le bus sans avoir revu Lucile. Tony et Camille m’accompagnent, me souhaitent une bonne soirée et me regardent monter à bord. Lucile n’est pas encore là.

Je m’assois près de la vitre pour saluer une dernière fois mes amis. Tony n’est plus là, mais Camille me fait de grands signes comme si je partais en voyage à l’autre bout du monde. Il me fait trop rire. Attends… En fait, il essaie de détourner mon attention ! Tony se tient un peu plus loin, à l’abri du haut vent de la bibliothèque, avec Lucile. Elle est pendue à son cou. Littéralement. Et il la serre contre lui, mains sur les reins. Ils finissent par se détacher l’un de l’autre. Lucile trottine jusqu’au bus, rayonnante, et Tony me fait un signe de la main. Que vient-il de se passer ? Hagarde, je pivote vers l’allée sans lui rendre son salut. Mon regard tombe sur mon amie qui frétille de bonheur, joues rosées et yeux brillants. Un petit coup contre le carreau me fait tourner la tête. Camille me montre son téléphone comme pour dire « appelle-moi ». Je n’ai pas la force de relever les yeux pour voir Tony, juste derrière lui. Le bout de ses chaussures suffit à me donner mal au ventre. Je préfère contempler mon sac, posé sur mes genoux. Quelques touches de peinture, sur la poche avant, seraient du plus bel effet. Des croix peut-être, un cimetière.

Lucile, se laissant tomber à côté de moi : Ça y est !

Je ne sais pas quoi répondre. Félicitations ? Elle se penche devant moi pour se coller au carreau et faire de grands signes aux garçons pendant que le bus s’éloigne du lycée.

Lucile, se calant correctement dans son siège : C’est officiel.

J’avais cru comprendre.

Lucile : Demain, ça va être extra ! Je n’y croyais pas, tu sais, mais j’ai réussi à le convaincre.

Moi : Oui, on dirait bien.

Lucile : Ça n’a pas été très difficile, en fin de compte.

Moi : Hum.

Lucile : C’est vrai, quoi ? Je ne pouvais pas dire que je voulais être avec Tony.

Moi : C’était évident, en même temps.

Lucile : Non. Et pourquoi l’aurait-il su ?

Moi : Eh bien, tu as été assez explicite, disons.

Je ne sais même pas pourquoi je discute de ça avec elle. Parce qu’elle est mon amie, dois-je me rappeler, et parce que je me suis juré de ne pas mettre en péril notre amitié à cause d’un garçon. Et aussi parce que j’étais censée être convaincue que Tony pouvait être un bon ami, c’est tout.

Lucile : Mais de quoi tu parles, Mìryn ?

Pourquoi cette question ? Je parle de ce dont elle parle, puisque je lui réponds. Bon, je ne suis pas trop dedans, je me perds un peu et j’essaie de ne pas garder une certaine image dans mon esprit. Ses bras autour d’elle, ses mains sur ses reins. Non, non, je dois oublier ça !

Moi : Et toi, de quoi tu parles ?

Lucile, perdue : De l’option. De monsieur Leclair.

Moi : Pardon ?

Où ai-je dérivé ? C’est officiel, a-t-elle dit, elle est contente, elle a réussi à le convaincre… Quoi ? Elle ne parlait pas de Tony ? Mais… Et cette étreinte ? Si ça se trouve, ils se sont embrassés – et je suis bien contente de ne pas avoir vu ça. Attends… Et l’air compatissant de Camille qui m’offre son oreille attentive ?

Lucile : Oui ! Il m’a demandé de lui expliquer pourquoi je souhaite changer d’option. Je devais le convaincre, en gros. Et ça a marché ! Demain, je vais en théâtre !

Moi : Oh, ouah ! C’est… Cool.

Est-ce vraiment cool ?

Lucile : Mais oui !

Ah. OK.

Lucile : Tu croyais que je parlais de quoi ?

Moi : De Tony.

Les mots m’ont échappé. Il fallait bien que je réponde de toute façon. Maintenant, elle ne peut plus croire que je m’en fiche, comme je le lui ai assuré hier. Mince alors, pourquoi je n’arrive pas à m’en ficher ?

Lucile, sceptique : Je comprends pas. Tu croyais quoi ?

Moi : Que tu l’avais convaincu de sortir avec toi…

Lucile : Ahhh ! Si seulement.

Elle ne semble pas remarquer ma déprime. Ou elle s’en moque. En même temps, je lui ai assuré que je ne ressentais rien pour Tony…

Moi : Mais, et ce… Ce câlin ?

Lucile : Oh quand j’ai vu qu’il était là, je n’ai pas pu résister. J’ai partagé ma joie avec lui.

Moi : Ah d’accord.

Lucile : C’était tellement agréable, en plus. Il m’a prise par la taille.

Moi : Ouais, j’ai vu ça.

Lucile : Il sent tellement bon.

Moi : Ah.

Allez, un peu d’entrain ! Pourquoi faut-il que je me montre si morose ! ?

Lucile : Les cours de théâtre devraient nous rapprocher.

Difficile d’encaisser tout ça. J’ai cru que Tony et Lucile sortaient ensemble, qu’ils s’enlaçaient, s’embrassaient même. Et ça m’a… Blessée. Impossible que Tony ne l’ait pas remarqué, en plus : j’ai ignoré son coucou ! Flûte !

Lucile : C’est un peu stressant quand même. Je dois lire la pièce !

Moi : Je suis sûre que tu vas assurer.

Elle opine, mais n’a pas l’air rassurée. Je lui prête mon exemplaire d’Hernani pour le trajet, et pendant qu’elle lit, j’écoute ma compilation « Mélancolie ». C’est l’humeur du moment.

Je n’entends pas mes parents m’accueillir quand j’arrive à la maison, j’ai toujours mon casque audio sur la tête. Dans la cuisine, je trouve tout le monde assis devant de la télé-réalité. Arwen a l’air en forme, elle mange des chips en rigolant. Je refuse leur invitation à me moquer avec eux des candidats, prétextant une montagne de devoirs à faire. Je leur offre mon air abattu le plus convaincant – pas besoin de beaucoup simuler –, avant de m’éclipser.

Le tout, pour lutter contre la déprime, c’est de s’occuper. Enfin, il paraît. Je me mets donc à relire mon devoir de français (en évitant de penser aux circonstances dans lesquelles je l’ai commencé), puis à potasser sur Hernani et les costumes. Je griffonne quelques esquisses dans un style un peu moins « Conquistadors » et un peu plus « révélation tragico-romantique ». Qu’est-ce que Camille peut bien imaginer de son côté ? Avant le couvre-feu, j’attrape mon téléphone pour lui envoyer un petit mot, histoire de lui rappeler qu’on doit y voir demain !

Ah j’ai reçu plusieurs messages pendant que j’étais plongée dans le dessin. Camille, justement, me demande s’il peut m’appeler. Il y en a aussi un de Lucile : elle ne sait pas quoi apporter pour le cours de théâtre. Puis un second, 3 minutes plus tard, dans lequel elle me dit de laisser tomber, car elle sait à qui elle va demander. Pas besoin d’être une lumière pour comprendre. Il y a aussi un message de Tony qui veut savoir si je serai au lycée à 8 h – les cours commencent plus tard demain – et si on peut se retrouver à la verrière. Nul doute que Lucile lui a déjà appris que nous serions là. Il n’y a pas de bus pour arriver au lycée à 9 h !

Et Camille qui veut me parler ? Il me reste une dizaine de minutes avant de devoir éteindre. Je l’appelle.

Camille : Ah, Mìryn, super !

Moi : Qu’est-ce qu’il y a ?

Camille : Faut que tu saches, pour demain…

Moi : Quoi ?

Camille : Lucile sera en cours de théâtre.

Moi : Oui, je sais. Elle me l’a dit.

Camille : Et ça va ?

Moi : Parfaitement.

Camille : OK… Tu sais, elle lui a carrément sauté dessus, tout à l’heure. Tony s’y attendait pas du tout. Le pauvre.

Moi : Euh, c’est tout ? !

Je n’ai pas envie de parler de ça. J’ai vu ce que j’ai vu. Il l’a étreinte et ça ne m’a pas plu. Je réagis d’une manière vraiment nulle, je sais. Et je me sens doublement mal pour ça. Inutile d’en discuter davantage.

Camille : OK, OK. Bon, pour les costumes, tu sais ?

Moi : Ouais. T’as des idées ?

Camille : Je voulais t’avouer quelque chose.

Moi, hésitante : Oui ?

Camille : En fait, je gère pas du tout !

Il paraît tellement excentrique. J’en rigole, alors que je devrais plutôt m’inquiéter.

Moi : C’est-à-dire ?

Camille : Le dessin, c’est pas trop mon truc.

Moi : Ah bon ? Mais je croyais… Tu as bien pris l’option arts plastiques, pourtant !

Camille : Oui, oui, j’adore les travaux manuels. Je couds beaucoup.

Moi : C’est super, ça !

Camille : Oui, si on veut. Je peux peut-être tracer les patrons à partir de tes dessins. Et encore…

Moi : Tu m’étonnes, là. J’étais quasi sûre que tu concevais tes fringues toi-même.

Camille : Tu me flattes ! Mais mes fringues ne sortent pas du Moyen Âge, tu sais.

Moi : Par chance, nos costumes non plus ! J’ai fait quelques esquisses. Avec une nouvelle approche. Ça t’inspirera peut-être.

Camille : Génial ! TU gères.

Moi : Merci, merci.

Quel bonheur de sourire.

Camille : T’es une fille cool, tu sais ça ?

Moi : Merci… J’avais besoin de l’entendre.

Camille : Je sais.

Moi : Et c’est pour ça que tu l’as dit ?

Camille : Non ! Pour qui me prends-tu ?

Moi : Un ami génial.

Camille, après un petit éclat de rire : Mìryn ?

Moi : Oui ?

Camille : Y a un truc que j’aimerais te dire, mais je sais pas encore si je suis prêt.

Moi : Euh… D’accord.

De quoi peut-il s’agir ? Il se montre si réservé et soucieux tout à coup.

Camille : Ça ne te dérange pas ?

Moi : Bien sûr que non. C’est quand tu veux. Tu sais où me trouver.

Camille : Merci.

Moi : Y a pas de quoi. Oh, j’entends mon père dans le couloir ! Il va me dire de tout éteindre.

Camille : Ah ! Dis, tu seras là demain, avant les cours ?

Moi : Oui, j’arrive à 8 h, comme d’hab. Pourquoi ? T’as vu le message de Tony ?

Camille : Quel message ?

Papa, poussant la porte : Alors ma princesse, qu’est-ce que ça veut dire ? Il est l’heure de dormir.

Moi : Juste une petite seconde papa, s’te plaît ?

Il me fait les gros yeux tandis que les ricanements de Camille s’échappent du téléphone.

Moi : Je dis juste « bonne nuit », OK ?

Papa : Alors fais vite.

Moi : Promis !

Camille : Alors, Princesse, ton papa est parti ?

Nouveau ricanement. Quoi ? Il n’a jamais entendu un père parler à sa fille ? C’est vrai que, à choisir, j’aurais préféré qu’il dise « ma luciole » pour l’occasion. Je suis discréditée à jamais.

Moi : Oh, ça va ! Tu viens à 8 h, toi aussi ?

Camille : Non, non.

Moi : Alors pourquoi tu m’as demandé si moi, je viens à 8 h ?

Camille : C’était au cas où ?

Moi : Au cas où quoi ?

Camille : Rien, comme ça.

Moi : T’as pas reçu le message de Tony alors ?

J’insiste, mais ça me paraît un peu bizarre tout ça.

Camille : Hum, nan, aucun message. Attends. Lucile aussi, elle vient à 8 h ?

Moi : Bah oui, on prend le même bus.

Camille : Je dis n’importe quoi, je serai là aussi !

Moi : Franchement là, je comprends plus rien.

Quoi ? Il veut voir Lucile demain matin ? ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Camille : Faut vraiment tout te dire ? ! C’est dingue ça !

Qu’est-ce qu’il raconte ? Oups, un appel de mon père dans le couloir ! Ça va barder.

Moi : Fais vite, s’il te plaît, ou je vais finir enfermée dans mon donjon.

Camille, rieur : Elle est bonne celle-là ! Bon, je vais être clair. Je viendrai pour occuper Lucile, car, de toute évidence, Tony aimerait te voir. Aller, cogite bien là-dessus. Bonne nuit !

Il a raccroché ! Comment ça Tony aimerait me voir ?

Papa : Aller, au lit !

Moi : Oui. Désolée.

Papa : Tu as trouvé un petit copain ?

Moi : Papa !

Papa, amusé, les mains levées d’un air innocent : Désolé, c’est juste pour savoir.

Moi : C’était Camille, un garçon de ma classe. Il est top. C’est mon ami.

Papa : Super. Allez, remballons tout ça avant d’aller au lit.

Il m’aide à réunir croquis et crayons.

Papa, brandissant la coquille de Babybel roulée en boule que j’ai gardée : Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Encore une de ces gommes spéciales pour dessiner, comme la mie de pain, c’est ça ?

Moi : Oui, c’est ça.

Papa : Bon, bonne nuit ma poupette.

Il abandonne la boulette sur mon bureau avant de déposer un baiser sur mon front. Je termine de ranger et trouve une place dans un tiroir pour ce totem si particulier.

Pour bien m’endormir, je lance une compilation « Ambiance ». Mon téléphone, resté sur le bureau, s’illumine et se met à bouger au rythme de ses vibrations. J’ai oublié de l’éteindre ! Je me relève vite fait pour le récupérer. C’est un message de Tony :

J’espère qu’on se verra avant les cours demain. Bonne nuit

Et voilà que je me retrouve à presser l’appareil contre ma poitrine. Non, non et non ! Ça suffit ! Je ne devrais pas autant apprécier ces mots. Je dois garder les idées claires. C’est à cause de Camille ! Il dit n’importe quoi et ses bêtises me sont montées à la tête !

Oui, j’arrive pour 8 h. À demain, bonne nuit

5 : Sa sollicitude et ses abdos

Je dors à moitié devant mon bol de céréales que je suis incapable d’avaler. Arwen émerge dans la cuisine tout aussi ensommeillée que moi. C’est le signal que je devrais déjà être en train d’enfiler mes chaussures. Mais avant…

Moi : Salut Arwii !

Je la serre dans mes bras. Elle me repousse en grognant.

Moi : On fait un truc toutes les deux cette aprèm ?

Arwen, étonnée : Pour quoi faire ?

Moi : Tu pourras me raconter où ça en est, avec Bianca.

Arwen : Oh, ça va. Et puis, je vais chez le dentiste cette aprèm.

Elle grimace.

Moi : Je viendrai avec toi. Je veux des détails.

Arwen : OK, OK. Dis donc, tu vas pas être en retard, toi ?


Je monte pile à temps dans le bus, accueillie par un chauffeur souriant et une Lucile étonnamment silencieuse. Anxieuse, même. Nous échangeons quelques banalités, et elle m’assure que tout va bien avant de se plonger dans son téléphone, jusqu’à ce qu’on arrive au lycée.

Quel plaisir de ne pas nous précipiter comme des sauvages alors que la sonnerie retentit. On devrait commencer à 9 h tous les jours ! Nos amis nous attendent devant les grilles. Nous nous dirigeons tous ensemble vers la verrière.

Camille : Alors, quelle est ta punition pour avoir outrepassé l’ordre royal d’aller au lit ?

Moi : Ahah, très drôle. Hey !

Je me rattrape laborieusement au coude de Camille. Il a marché sur mon lacet !

Camille : Oups, désolé !

Il me stabilise vite fait et s’enfuit à l’avant du groupe, où il prend Lucile et Megan par le bras pour les entraîner dans la cour. Quel bougre ! Je me baisse pour refaire mon lacet. Les baskets de Tony, un peu délavées, apparaissent sous mes yeux. La dernière fois que je les ai vues, c’était hier soir, juste après son câlin à Lucile. Je ne pouvais pas lever les yeux vers lui. J’ai ignoré son « coucou » …

Tony : Ça va ?

Je me relève. Les autres sont partis devant. Lui m’a attendue. Une diversion ? Camille vient de créer une diversion ? ! Son talent m’épate. Quelle sournoiserie !

Moi : Oui, et toi ?

Tony : Ouais. Je voulais te donner ça.

Une clé. Nous sommes plantés au milieu du trottoir, et il me tend une petite clé dorée. Qu’est-ce qu’il veut que j’en fasse ?

Tony : C’est pour le casier. Mon frère veut bien que tu y laisses tes affaires. Si tu veux.

Moi : Oh ! Merci. C’est sympa. Euh, tu crois que je peux ?

Tony : Bien sûr. Ce sera plus pratique. Quand tu trimbales tes affaires de dessin, on se demande si c’est toi qui portes ton sac, ou l’inverse. Ahah.

Moi, faisant quelques pas pour éviter de le regarder : Euh, merci.

Tony, me suivant : Lucile propose qu’on sorte cette aprèm.

Il semble avoir eu du mal à me fournir cette information.

Moi : Ah bon ? Elle ne m’en a pas parlé.

Tony : Ça te dit ? Elle veut aller au ciné.

Moi : Tu es sûr que ce n’est pas…

Honnêteté ? Il a déjà compris que Lucile en pince pour lui, de toute façon. Je m’efforce de lever les yeux vers lui.

Moi : Elle aimerait y aller juste avec toi, non ?

Il ravale sa salive et détourne les yeux. Comme il est gêné !

Tony : Je crois, oui.

Moi : Alors pourquoi tu me demandes de venir ?

Tony : Parce que je ne veux pas lui donner de fausses idées.

Moi : Ah.

Je ne sais pas comment réagir à ça. Elle ne lui plaît pas ! La joie et le désarroi se disputent en moi.

Tony : J’ai demandé à Camille et Théo aussi. Ils viennent. Je crois que Théo va inviter Megan. Lilou suivra sûrement.

Moi : OK. Donc c’est réglé.

Tony : Tu me trouves nul ?

Il s’est arrêté à la table qu’on avait occupée ensemble, sous le chêne, après notre cours d’allemand. La verrière n’est qu’à quelques mètres et si Lucile regarde par la fenêtre – ce qu’elle fait sans doute parce que ça doit l’embêter que Tony et moi soyons restés en arrière tous les deux –, elle va nous voir discuter.

Moi : Non. Je ne te trouve pas nul. C’est juste que…

Je ne vois pas de fin à cette phrase. Je n’ai rien à dire en fait. Lucile va être terriblement déçue, même si je me doute qu’elle trouvera le moyen de profiter de l’occasion pour se rapprocher de lui, quoi qu’il arrive. Je hausse les épaules.

Tony : T’as pas envie de venir ?

Moi : Je ne peux pas.

Tony : Oh.

Moi : Je passe la journée avec Arwen. Ça fait longtemps. La prochaine fois, peut-être.

Tony : Oui. Vous êtes proches, avec ta sœur ?

Moi : Ça dépend des moments. Ces derniers mois, elle me menaçait de mort chaque fois que j’approchais, mais depuis le début de la semaine, ça va mieux.

Tony : Elle a l’air cool.

Moi : Elle est géniale.

Il rigole. Je lui fais signe de continuer vers la verrière.

Moi : Et toi, je croyais que vous étiez plutôt chien et chat, avec ton frère ? C’est étonnant qu’il veuille bien que je partage le casier avec vous, non ?

Tony : Non, il s’en fiche. Il a dit qu’on n’a pas intérêt à toucher à ses affaires, c’est tout.

Moi : C’est sympa de sa part. Vous vous entendez bien, en fait ?

Tony : Bof, ça va. On se serre les coudes quand on aide nos parents au resto, mais sinon c’est chacun pour soi.

Moi : Oh, c’est quoi comme resto ?

Tony : La pizzeria au coin de la rue.

Moi : Sérieux ?

Tony : Ouais. Je te dis pas l’angoisse quand les gens du bahut viennent entre potes et que nous on est là, comme des cons, à leur apporter des pizzas.

Moi : Ah ouais…

Tony : Si on sait qu’il y a quelqu’un qu’on connaît, on se planque à la plonge.

Moi : Ahah. J’imagine bien. Ça doit être épique.

Tony : Non, c’est plutôt craignos.

Il est un peu embarrassé, mais il sourit. Nous entrons dans la verrière et je cherche le groupe des yeux. J’aperçois Camille qui se trémousse près d’un fauteuil. Il fait une démonstration de danse ou quoi ? Je tourne la tête vers Tony en rigolant, pour lui montrer le phénomène, mais il paraît plutôt tendu. Je crois que je sais ce qui le tracasse.

Moi : T’inquiètes pas pour Lucile… Elle t’aura à l’usure.

Il éclate de rire et j’essaie de l’imiter, mais je sais que j’ai raison.

Tony, inspirant un bon coup : Aller, c’est parti.

Il s’élance à travers la salle, courageux. Il est étonnant. Une fille super mignonne et rigolote en pince ouvertement pour lui et il ne cherche pas à en profiter. Je finis par le suivre, la clé qu’il m’a donnée, serrée dans ma main.

Après avoir regardé le défilé de Camille, pas peu fier de son nouveau t-shirt – comment a-t-il pu le recevoir aussi vite ? ! – nous filons vers le cours de français. Comme prévu, monsieur Leclair récupère nos résumés de lectures. Il nous apprend aussi que, stupides élèves distraits que nous sommes, nous avons oublié de consulter la plateforme en ligne dédiée aux devoirs. Nous aurions également dû lire le premier acte de Caligula, d’Albert Camus, pour démarrer le cours. Nous passons donc l’heure à lire des extraits et à prendre des notes. Le temps s’envole et nous regagnons bientôt la cour. Lucile lance à Tony « on se voit en théâtre » avant de passer les grilles avec Théo, Megan et Lilou.

Camille, à Tony et moi : Ah oui, vous avez anglais, tous les deux.

Moi : Et toi ? Tu vas en espagnol ?

Camille : Nan, j’ai du temps libre. Encore ! C’est bien la peine de venir le mercredi !

Moi : Ah oui ? Alors, Lucile et les autres aussi ?

Camille : Ils ont parlé d’aller en ville pour trouver où manger ce midi. Il paraît qu’il y a une bonne pizzeria.

Tony, boudeur : Elle est pas si terrible.

Ça me fait sourire.

Camille : Ah bon. En tout cas, moi je reste là. On marchera bien assez tout à l’heure ! Dommage que tu ne viennes pas avec nous, Mìryn.

Moi : Oui. Et Lucile, comment elle l’a pris que tout le monde vient ?

Camille, épaté : Ah, je vois que tu as été cash, Tony.

Tony, pas très fier : Ouais, bah… Je l’ai pas dit à tout le monde non plus. Toi, tu as deviné.

Camille, haussant les épaules et se tournant vers moi : Elle a plutôt bien caché son jeu, en fait. Elle n’a pas mentionné son idée de rencart. Elle paraît même contente qu’on sorte tous ensemble. Elle t’en a pas parlé ?

Je secoue la tête. Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ? Est-ce qu’elle avait peur que je m’incruste, moi aussi ?


Tony : T’es sûre que ça va ?

Moi : Hein ?

Oh, tiens. Je suis assise en classe à côté de Tony. J’ai même déballé mes affaires : calepin et crayon, alors qu’on est en cours d’anglais, apparemment… Je rectifie le tir en réfléchissant à une réponse. Est-ce que je vais bien ?

Tony, perspicace : Vous ne vous êtes pas beaucoup parlé avec Lucile, ce matin. C’est ça qui t’embête ?

Moi : Oui, je crois.

Tony, peiné : J’ai l’impression que c’est à cause de moi…

Moi : Bah, elle n’apprécie pas qu’on se parle, c’est sûr.

Pourquoi faut-il que je lui dise toujours le fond de ma pensée ? Il invite à la confession.

La prof, élevant la voix face à la classe : Welcome to my classroom !

Interrompus pile au bon moment. Ça m’évitera d’avoir à développer…

La prof se présente, tout en anglais, et il me faut me concentrer pour comprendre ce qu’elle raconte. Après quelques minutes, elle nous invite à prendre nos manuels pour travailler sur les scénarios du premier chapitre. Elle compte nous les faire jouer.

Tony, murmurant, tandis que l’attention générale est portée sur le type qui joue Brian, de l’autre côté de la salle : Mìryn, j’ai pas envie qu’on arrête de se parler à cause de Lucile.

Je tourne la tête vers lui et plonge, bien malgré moi, dans son regard gris tacheté de filaments verdoyants et bleutés. Une chute sans fin…

Moi : Moi non plus.

Il ne cille pas et me dévisage. J’inspire pour reprendre mon souffle, qui semble figé dans ma poitrine…

Un raclement de gorge rompt la magie de ce moment. La prof, plantée devant notre table, nous demande de lire le scénario suivant. D’après son ton et les ricanements qui nous entourent, elle a été obligée de se répéter. Pour la deuxième fois de la journée, je vois Tony ravaler difficilement sa salive tandis qu’il se détourne pour plonger la tête dans son manuel. Je l’imite et je lis mécaniquement mes répliques, sans en comprendre un mot.

Nous quittons le cours. Tony marche en silence à côté de moi. J’ai une conscience aiguë de sa présence alors que tout le reste me semble flou. Je désigne le couloir de la salle d’arts plastiques en m’empêchant de m’y enfuir. Il hoche la tête et se dirige de l’autre côté.

Je tombe finalement sur Camille qui tend un doigt devant moi, comme pour me retenir, le temps qu’il termine de taper un message sur son téléphone. Il éteint ensuite l’appareil, le met dans sa poche et me passe un bras autour des épaules.

Camille : Alors ? C’était bien avec Tony ?

Moi : Oh c’était rien, vraiment. Pas la peine d’en faire tout un plat.

Camille : Oh ? J’en déduis donc qu’il s’est passé quelque chose ! Vas-y, dis-moi tout !

Quoi ? Évidemment ! Camille n’était pas en anglais avec nous ! Oh là là, il fait vraiment chaud aujourd’hui…

Moi : Oh, laisse tomber.

Camille, hochant la tête d’un air convaincu : Vous êtes trop mignons tous les deux. C’est pour ça que Lucile devient dingue.

Moi : Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle t’a dit quelque chose ?

Camille : Pas besoin. Ces choses-là se sentent.

Moi, je ne sens rien du tout. Lucile ne m’a pas beaucoup parlé ce matin. Elle devait être trop angoissée par son éventuel rencart avec Tony. Et depuis que Tony l’a fait tomber à l’eau, je n’ai pas eu l’occasion de lui demander si elle allait bien. Et Camille pense qu’elle devient dingue parce que Tony et moi, on est trop mignons ? ! Qu’est-ce que ça signifie ? Je n’ai pas le loisir de l’interroger davantage, car la prof nous demande de nous calmer avant de nous conduire vers la salle de théâtre.

Il s’agit d’un mini théâtre en fait. Tony, Cédric et Lucile se tiennent devant la scène avec les autres élèves de leur groupe. Mon amie ne semble pas trop à son aise. Il est rare de la voir dans cet état. Quand il nous aperçoit, Cédric nous fait coucou. Camille le lui rend avec enthousiasme et je me contente de lui faire un petit signe en évitant de regarder Tony.

Est-ce qu’il s’est passé quelque chose, en fin de compte ? Je suis toute retournée.

Le prof de théâtre monte sur scène pour expliquer l’organisation du projet. Tout le monde y va de ses questions. Camille interroge les enseignants sur les moyens à notre disposition pour préparer les costumes. Ils ne sont pas énormes. En fait, nous devrons nous contenter des différents costumes et des étoffes déjà disponibles. Il ne faut pas plus d’une seconde à Camille pour se faufiler entre les portiques afin d’étudier tout ça. Je le suis et, entre deux robes qui sentent un peu le moisi, je surveille mes amis restés près de la scène. Il semblerait que des auditions soient en cours pour distribuer les rôles. Lucile se dandine d’un pied sur l’autre, trimbalant des pots et jouant avec des éléments de décors.

Camille : Alors, qu’est-ce que ça donne ?

Je sursaute. Camille s’est glissé entre deux tenues à côté de moi, et il a serré les étoffes contre ses joues pour faire comme s’il était bien caché derrière. Il désigne la scène.

Moi : Lucile n’a pas l’air à l’aise.

Camille : Elle est peut-être mal à l’aise parce que Tony a subtilement détourné son rencart ?

Moi : Oui, peut-être.

Camille : Cédric vient avec nous. T’es sûre que tu peux pas te libérer ?

Moi : Certaine. J’ai une occasion de passer du temps avec ma sœur, je ne vais pas passer à côté, même…

Je ravale mes mots avant qu’ils ne dépassent ma pensée.

Camille, souriant bêtement : Même pour Tony ?

Moi : J’allais dire « même pour un ciné ».

Menteuse…

Moi : J’adore le ciné.

Et je précise, en plus !

Camille : Mais oui ! Oh, voilà la prof ! Vite, sors tes esquisses.

Je m’exécute et nous faisons mine de débattre de la qualité du tissu que Camille me tend tout naturellement, le regard expert. Il est pourtant plein de trous… Madame Boulanger regarde nos croquis et approuve, signalant que nous avons « trouvé quelque chose ».

Camille : Ah oui, tiens, tu as changé le style. C’est top, ça. Y a encore plus de rubans !

Moi : Oui ! Je n’ai pas pu résister. J’ai ajouté une touche plus « Romantique ». Et un peu plus noire aussi, genre tragique. Je crois que c’est ça, l’idée. Après tout, Victor Hugo a écrit cette pièce au XIXe, alors…

Camille : Oui, oui, tu l’as, c’est sûr. On va partir là-dessus.

Moi : Tu te fiches de la pièce ?

Camille : Je couds, OK ?

Moi : OK, OK.

La cloche sonne et nous rejoignons nos amis sur scène.

Camille, toujours aussi direct : Alors, ces auditions ?

Cédric : C’est Tony qui a le rôle, comme toujours.

Il n’est pas déçu. Il paraît même plutôt fier.

Tony, le plus modestement du monde : C’est parce que j’ai le bon style.

Camille, faisant une espèce de révérence ridicule : Ne me dis pas que tu vas jouer Don Hernani ! ?

Cédric, moqueur : Bien sûr qu’il va le faire, puisqu’il a le style.

Il a le style… Comme le petit air de Don Juan qu’il a sur mon dessin. Ça me fait sourire.

Moi, à Lucile : Et toi ? Ça te plaît, le théâtre ?

Lucile : Je n’ai pas de rôle.

Tony : Tu seras souffleuse, c’est hyper important.

Lucile, souffleuse ? ! Elle manque tellement de discrétion quand elle est censée murmurer, quelle drôle d’idée ! Tony semble regretter son pseudocompliment. En effet, Lucile lui sourit en papillonnant des cils. Je croyais qu’on ne voyait ça que dans les films, ceux à l’eau de rose que maman adore et nous oblige, Arwen et moi, à regarder avec elle. Oh flûte, Arwen !

Moi : Je dois y aller ! Mon bus !

En panique, je me tourne brusquement vers la sortie. Je bouscule un escabeau, puis Camille qui pousse un cri strident avant de s’écarter, non sans me rejeter vers l’obstacle. Un pot de peinture blanche se renverse alors sur les marches, repeignant mon pull et mes chaussures au passage.

Moi : Oh purée !

Je cherche une solution sur les visages figés de mes camarades.

Camille : Ne me regarde pas comme ça ! Ce t-shirt est en série limitée !

Il ne m’a quand même pas jetée dans l’escabeau pour épargner son précieux t-shirt ! ?

Moi : Bon, faut que j’y aille.

Je chuinte jusqu’à la sortie.

Tony, me rejoignant en courant : Attends ! Tiens.

Il commence à enlever son pull. Le temps que je comprenne ce qu’il fait – son t-shirt s’est soulevé durant l’opération et a dévoilé son ventre, ce qui m’a complètement déstabilisée – il me le donne. Je le repousse.

Moi : Non, non. C’est rien. Je rentre de toute façon.

Tony : Si, prends-le. Vaut mieux que tu enlèves le tien.

Moi : Ça va, je t’assure.

Pourtant les larmes me montent aux yeux. Je me sens tellement minable comme ça : repeinte et frissonnante, sous la laine poisseuse qui commence à me coller à la peau.

Tony : Viens.

Tony me prend par le poignet, les breloques de mon bracelet s’entrechoquant contre sa paume. Il entre dans les toilettes les plus proches et m’entraîne derrière lui.

Tony : Je vais t’aider à l’enlever, sinon tu risques de mettre de la peinture dans tes cheveux.

Je le laisse faire, m’efforçant de ne pas renifler. Il a posé son propre pull sur son épaule. Mains crispées sur l’ourlet du mien, il inspire longuement avant de commencer à le soulever.

Moi, reprenant mon souffle : Arrête !

Nous nous fixons, le souffle court. Nous sommes si proches l’un de l’autre ! Mon cœur bat de plus en plus vite. Tony finit par reculer d’un pas, et je baisse les yeux. Une goutte de peinture tombe sur sa chaussure.

Moi, désignant le méfait : Regarde ! Inutile de saboter tes affaires aussi. Je vais me débrouiller.

Tony, reculant encore un peu : D’accord… Tu veux que je t’attende dehors ?

Moi : Non, va rejoindre les autres. Ils t’attendent.

Je dois retrouver un air serein et une respiration normale. J’ai flanché un instant parce qu’il m’a montré toute sa sollicitude – et ses abdos. C’est terminé. Je dois reprendre le dessus.

Tony, qui semble pressé de partir, tout à coup : OK. Je laisse le pull ici.

Il le pose sur le bord d’un lavabo et sort en oubliant de se laver les mains. La pièce redevient froide. Je me débats avec mon pull durant quelques minutes, me mettant de la peinture partout. Je finis par ôter ma chemise et après m’être débarbouillée avec de l’essuie-main humide, je fais un baluchon avec mes habits fichus. Je m’empare finalement du pull de Tony et le contemple un instant. Bon… Ce n’est qu’un pull. Qu’il l’ait porté toute la matinée ne compte absolument pas. Qu’il sente si bon et soit encore tiède quand je l’enfile, non plus.

Je finis par reprendre mes esprits et me précipite dehors. Le bus est déjà parti. Je n’ai plus qu’à appeler ma mère pour rentrer…

6 : Deux Margherita et une Calzone

Maman, en pétard : Je n’arrive pas à croire que tu as raté le bus !

Moi : Je suis désolée.

Ça fait dix fois que je le dis. Maman a garé la voiture devant le lycée et reste là, les mains serrées sur le volant. Arwen, assise à l’arrière, se tient à carreau.

Maman : Et toute cette peinture !

Je lui ai expliqué ce qui est arrivé, mais on dirait qu’elle ne me croit pas. Peut-être qu’elle imagine que je suis martyrisée par d’autres élèves. Ou bien que mes fringues soient mortes lui reste en travers de la gorge. Moi en tout cas, je suis dégoûtée.

Moi : Je suis désolée…

Elle pousse un long soupir.

Maman : Bon. On va aller manger un morceau. On n’a pas le temps de rentrer avant le rendez-vous de ta sœur.

Arwen : J’ai pris ma brosse à dents !

Arwen brandit brosse et dentifrice. Maman ne répond pas. Nous échangeons un sourire, avec ma sœur. Elle articule en silence : « On va manger un morceau ! » et me sourit.

Maman : Où est-ce qu’on va ? Tu connais un endroit ?

Moi : J’ai pas encore eu le temps de visiter, tu sais.

Maman : Oui, et puisque tu es punie, interdiction de sortir du lycée pendant un mois !

Moi : Maman !

Maman : Pas de discussion.

Moi : C’était un accident !

Maman : Bah voyons. Et traîner en route jusqu’à rater le bus, c’était aussi un accident ?

Moi : Il fallait bien que j’essuie tout ça !

Je désigne mon torse pourtant immaculé. Mes cheveux blanchis par endroits devraient suffire à appuyer mon propos.

Maman : Et d’ailleurs, il est à qui ce pull ?

Moi : À un copain.

Maman : De mieux en mieux.

Il ne sert à rien de discuter. Je me contente de bouder dans mon coin. Ma mère adopte le même comportement. Elle reprend la route et se gare quelques dizaines de mètres plus loin, le long de la chaussée.

Maman : Ici, ce sera très bien !

Arwen, cliquant sur son téléphone : Cool, cette pizzeria est super bien notée sur internet.

Non, ce n’est pas possible ? La pizzeria des parents de Tony ? Attends, ça va, il est sorti avec tous nos amis. Aucun risque de le croiser.


Tony : Deux Margherita et une Calzone.

Ça ne pouvait pas être pire. J’ai l’air d’une peintre en bâtiment, mes amis sont tous assis dans un coin de la salle, mais en plus, Tony est de service ! Je garde les yeux rivés sur son tablier bleu, décoré d’une pizza aux yeux globuleux, pendant qu’il dépose les plats sur la table.

Arwen, la bouche pleine de sauce tomate : C’est pas Lucile, là-bas ?

Moi : Si.

Arwen : Ah, et c’est tes nouveaux amis ?

Moi : Oui, c’est ça.

Arwen, étonnée, avant d’enfourner une énorme part de pizza : Pourquoi t’es pas avec eux ?

Moi : Ils se sont décidés au dernier moment, j’avais autre chose de prévu.

Je lui donne un petit coup de coude complice. Maman avale soigneusement sa bouchée et s’essuie le coin des lèvres.

Maman : Ce n’est pas pour ça que tu as raté le bus, par hasard ? Tu espérais que je te laisse là toute la journée pour pouvoir sortir avec eux ?

Moi : Maman ! Je suis couverte de peinture. Je n’ai qu’une envie, c’est rentrer !

Elle ne répond rien.

Arwen : Le serveur, c’est aussi ton copain ?

Je sens la chaleur de la pizza me monter au visage.

Arwen : Il s’est assis avec ta bande.

Je lève les yeux. Arwen a raison. Tony croque dans un morceau de la pizza de Théo et sirote un peu de soda avant d’aller voir un grand-père, un peu plus loin, qui lève la main pour l’appeler.

Moi : Oui, c’est Tony.

Arwen me fait les gros yeux et le détaille un peu plus. Heureusement, ça a échappé à maman qui s’enfonce dans sa bouderie.

Arwen : Ah oui, quand même.

Mon coup de coude est un peu moins sympathique, cette fois.

Moi : Écoute, maman, je suis désolée. Je tenais vraiment à passer cette journée avec Arwii, comme prévu. Je regrette d’avoir bousculé ce fichu escabeau et d’avoir ruiné mes fringues. J’ai essayé de me débarbouiller le plus vite possible pour courir jusqu’au bus, d’accord ? J’ai raté mon coup. Je ferai plus attention. C’est promis. Tu peux me punir, me crier dessus et m’accuser de tous les maux si tu veux, mais je t’en supplie, ne me fais pas la tête.

Mon laïus semble la dérider un peu.

Maman, après avoir terminé son verre d’eau gazeuse : C’est lequel de ces garçons qui t’a prêté son pull ?

Un soupir m’échappe.

Moi : Le serveur…

Arwen, dans un cri : Quoi ? Excellent !

Moi : Chut !

Arwen, dans un murmure cette fois, penchée vers moi : Et Lucile, elle en dit quoi ?

Maman se penche un peu aussi pour écouter.

Moi : On n’a pas encore eu l’occasion d’en parler.

Maman : Bon, les filles, vous me raconterez tout ça dans la voiture ! Il faut qu’on parte. S’il vous plaît ?

Oh non… Tony revient jusqu’à nous, se déplaçant avec aisance entre les tables. Il a la classe même dans son tablier et ses mocassins cirés. Maman lui demande l’addition. Il pianote sur un appareil et lui tend un morceau de papier. Elle farfouille dans son portefeuille et, pendant ce temps, j’ai horriblement conscience du fait qu’Arwen le dévisage et que lui fixe le haut de ma tête, sans doute couverte de peinture.

Maman, en lui tendant un billet de 10 euros : Voilà pour vous. Et merci d’avoir prêté votre pull à ma fille.

Tony : Oh… Mais il n’y a pas de quoi !

Il lui rend le pourboire, mais elle repousse sa main.

Maman : Non, non. C’est pour vous.

Sans le laisser protester davantage, elle se lève et nous enjoint de la suivre.

Arwen, en faisant un signe de la main à Tony : À plus, Tony.

Tony : Salut, Arwen.

Arwen, aux anges : Oh, il sait comment je m’appelle !

Elle ne réalise pas qu’elle vient de lui révéler que je lui ai parlé de lui ! Quelle pipelette !

Tony : À demain, Mìryn.

J’entends son sourire dans sa voix. Je relève enfin les yeux et les plonge dans les siens. Il paraît soulagé.

Moi : À demain.


Le trajet jusqu’au cabinet dentaire ressemble à une séance de torture. Arwen et maman veulent savoir exactement ce qu’il se passe entre moi et « ce garçon ». J’ai beau répéter qu’il ne se passe rien, elles n’y croient pas.

Arwen : Il t’aurait pas donné son pull, sinon.

Moi : Il habite à côté du lycée, il pouvait se changer de toute façon.

Arwen : C’est sûr, ouais !

Maman, en tournant sur le parking : Je suis d’accord avec Arwii. Et puis, il est charmant.

Arwen : C’est clair. Tu rigolais pas, quand tu disais qu’il était canon.

Elles ne se réfèrent pas à la même définition du mot « charmant » toutes les deux…

Moi : Bon, ça y est, vous avez fini ?

Maman : Tu sais, Mìmì, s’il y a quelque chose, tu ne dois pas l’ignorer à cause de Lucile.

Moi : Maman !

Maman : Quoi ? C’est vrai !

Arwen : Ouais, maman a raison !

Moi : Qu’est-ce que t’en sais, toi ? Va te faire arracher les dents.

Arwen : Hey !

Arwen me tire la langue avant de descendre de l’auto. Nous la regardons entrer dans le cabinet.

Maman : Je te dis ça parce que je sais comment tu es, ma chérie. Tu as toujours tendance à placer tes sentiments au second plan. Surtout quand il s’agit de Lucile.

Moi : Je ne vois pas de quoi tu parles.

Maman : Vraiment ?

Elle a raison. Est-ce que je mets mes sentiments au second plan, quand je décide que notre amitié, à Lucile et moi, est plus importante qu’un garçon ?

Maman, voyant que je cogite : Tu sais, les amitiés peuvent évoluer. Ce n’est pas grave.

Moi : Tu crois ?

Maman : Bien sûr. Tu vas rencontrer beaucoup de gens et vivre de nombreuses expériences au cours de ta vie. Les amis ne peuvent pas toujours occuper la même place.

Moi : Mais j’ai pas envie qu’on se dispute.

Maman : Oui, je comprends.

Moi : Déjà aujourd’hui, elle semblait m’en vouloir. Je ne fais rien de mal.

Maman : Bien sûr que non.

Moi : Mais quand on se parle avec Tony, ça ne lui plaît pas, à Lucile.

Maman : Eh bien, elle est sans doute un peu jalouse. Mais il semble passer du temps avec elle aussi, non ?

Moi : Oui. On est tous copains. Mais il ne veut pas sortir avec elle.

Maman : Ah bon ?

Moi : Oui, il me l’a dit.

Maman, en essayant d’arranger mes mèches repeintes : Eh bien, c’est clair dans ce cas.

Moi : Mais il a dit qu’il veut pas que Lucile se fasse de faux espoirs, pas qu’il me préfère.

Je me rappelle néanmoins la confession intense qu’il m’a faite en cours d’anglais : « J’ai pas envie qu’on arrête de se parler ». Inutile de le préciser à maman.

Maman, d’un ton chantant : Mais il t’a prêté son pull.

Moi : Maman !

J’ai bien fait de ne rien dire.

Maman, rigolant en me prenant dans ses bras : Je te taquine.

Moi : Je ne suis plus punie, alors ?

Maman : Oh que si !

Elle ouvre la portière et descend. J’aurais essayé ! J’ai quand même de la chance, elle m’a laissé mon portable.

Il est 15 h. Mes amis doivent être au cinéma. Je vais envoyer un message à Camille pour lui demander de tout me raconter, sans pour autant donner l’impression que je veux savoir. Il m’a déjà bien assez cernée. Ses encouragements me font déraper. J’ai peur de mal interpréter certaines choses.

Salut ! Heureusement que ton t-shirt en série limitée vaut le coup. Mes fringues sont mortes et je suis punie. Vous regardez quel film ? C’est bien ?

Sa réponse est immédiate.

DIEU MERCI, tu ne m’en veux pas ! Le film est pourri. Baston intergalactique. Pas un seul beau gosse à l’horizon.

Tiens ? Ce message aurait pu être écrit par Lucile. Est-ce que Camille préfère les garçons ? Je n’y avais pas pensé.

Ah bon ? Quels sont tes critères ?

Trop long à décrire. Je te montrerai la photo du mec idéal.

Ah oui. OK. C’était peut-être ce qu’il hésitait encore à me dire l’autre soir, au téléphone.

J’ai hâte de voir ça.

Ne me décris pas TON mec idéal, il est assis à côté de moi !

Cette façon de dire les choses me fait bien rire, tout en me tordant l’estomac.

Les portières de la voiture claquent. Je cache mon portable. Inutile de donner l’idée à maman de le confisquer.

Moi : Alors, c’était bien ?

Arwen, la bouche un peu de travers : Une patie de plaisi.

Maman : Vous voulez faire quoi, les filles ? On va manger une glace ?

Arwen : Hey, j’en chentiai même bas le goût !

Nous partons malgré tout vers le parc, laissant la voiture derrière nous.

Maman, s’asseyant sur un banc : Vous m’avez causé bien du souci, les filles.

Arwen : Pouguoi ?

Je suis aussi surprise que ma sœur.

Maman : Eh bien, hier Mìmì ne nous a pas beaucoup parlé, puis tout à l’heure on l’a récupérée au bord des larmes et repeinte de la tête aux pieds. Et lundi, c’était toi ma chipie (elle frotte le sommet du crâne de ma sœur, qui essaie de l’éviter). Je ne sais toujours pas pourquoi, d’ailleurs.

Arwen, que la glace aide à mieux parler : Bianca avait été nulle.

Maman : Oh. Et ça va mieux ?

Arwen nous raconte comment elle a « dit ses quatre vérités » à Bianca, qui s’est mise à pleurer et lui a demandé pardon. Il semblerait qu’elle se soit aussi expliquée avec la cheffe des moqueurs. Elle ne cessera pas de me surprendre.

Nous passons un bon moment, nos glaces dégoulinant sur nos poignets. Je suis contente d’être ici avec ma famille.

7 : Poupée de chiffon

Camille : Voilà, LUI, c’est mon mec idéal !

Il est 8 h 10 et le prof d’histoire n’est toujours pas arrivé. Camille en profite pour faire défiler des photos sur son portable. Cheveux blonds, rasés sur les côtés avec des pointes caramel, visage fin et pommettes rehaussées, yeux bleus, anneau à l’oreille : son mec idéal.

Moi : Pourquoi tu as autant de photos de ce type ? C’est qui ?

Camille, baissant la voix et regardant autour si personne n’écoute : C’est Jesse.

Moi : Jesse ? Il est au lycée ?

Camille : Nan. On se parle sur les réseaux.

Moi : C’est ton petit copain ?

Camille : Oui, mais on s’est encore jamais vus en vrai.

Moi : Ouah.

Camille : Mais assez parlé de moi ! (Désignant Tony, assis près de la fenêtre, avec Lucile.) Ton petit copain à toi est juste là-bas. Je me demande ce que tu fiches ici avec moi…

Moi : Arrête…

Camille, un doigt levé pour m’interrompre : MAIS, je suis bien content de t’avoir sous la main. J’aimerais beaucoup que tu me dises ce qui s’est passé après l’accident-peinture.

Moi : L’accident-peinture ! ? Tu m’as jetée dans l’escabeau !

Camille : En fait, j’ai une théorie à ce sujet, mais nous y reviendrons.

Moi : Ahah, j’ai hâte de l’entendre.

Camille : Ne change pas de sujet, s’il te plaît. Alors ?

Moi : Alors quoi ?

Camille : Toi. Tony. Seuls dans les toilettes… ALORS ! ?

Moi, m’échauffant comme une bouilloire : Bah quoi, il m’a prêté son pull. C’est tout.

Camille, rigolant : Il est revenu de là au bout de sa vie. Tu ne me feras pas avaler qu’il ne s’est rien passé.

Attends, quoi ? ! Comment ça « au bout de sa vie » ? En même temps, j’ai réagi comme une hystérique dès qu’il m’a touchée… Et Lucile ne m’a pas parlé de ce qui était arrivé ensuite. Elle n’a même pas relevé le fait que Tony m’avait laissé son pull… Ce matin, elle n’en avait que pour le film dans lequel, elle, elle a décelé du BG !

Moi : À part le fait que je lui ai quasi pleuré dessus parce que j’étais morte de honte, je ne vois pas.

Camille : Bon, admettons. (Vérifiant l’heure sur son téléphone.) C’est bizarre quand même. Où est le prof ?

Une intuition me pousse à consulter la plateforme de devoirs sur mon propre portable. J’aurais dû y penser bien plus tôt. Il y a une annonce qui dit que le prof est absent aujourd’hui. Je montre mon écran à Camille.

Camille, à toute la classe : Hey ! Le prof viendra pas.

Il chipe mon téléphone et le brandit comme une preuve avant de se lever et de commencer à ranger ses affaires.

Camille : Qu’est-ce qu’on fait ? On va en ville ?

Moi : Je suis punie.

Camille : Mais encore ?

Moi : J’ai pas le droit de sortir du lycée.

Camille : Je ne comprends pas. Tes parents n’en sauront rien, si tu sors !

Camille me dévisage comme s’il venait de découvrir une nouvelle planète. Je suis l’étrangeté incarnée.

Moi : J’ai donné ma parole. Et puis, on a des devoirs. Est-ce que tu crois qu’on peut aller récupérer des tissus dans la salle de théâtre ?

Camille : Peut-être. Attends-moi, je vais aux toilettes.

Camille se précipite au bout du couloir, que je rejoins plus lentement, suivie par le reste de la bande. Les filles et Théo sont hyperactifs. Ils prévoient sans doute de sortir. Tony est resté en retrait. Il a l’air pensif.

Megan : Hey, Mìryn, on va en ville. Tu viens avec nous ?

Lilou : Je te l’ai dit, Megan, moi je reste là. Je vais retrouver Enzo.

Elles se mettent à rigoler et à se taquiner. Enzo, c’est le garçon du cours d’italien qui avait demandé son numéro à Lilou. Il semblerait que les choses se profilent bien entre eux.

Théo : Mais, toi, Mìryn ? Tu viens ? Lucile nous laisse tomber.

Moi : Ah bon ? Bah moi je comptais faire mes devoirs… Tu fais quoi, Lucile ?

Lucile, attirant Tony vers elle : Tony va m’apprendre quelques ficelles pour bien jouer. On va se trouver un coin tranquille dans la cour.

Moi : Vous allez répéter la pièce ?

Tony : On va surtout la lire et s’en imprégner, pour commencer.

Son regard intense me fait baisser les yeux. Il y a toujours la tache de peinture blanche sur sa chaussure. Que serait-il arrivé si je l’avais laissé enlever mon pull, hier ?

Lucile, chantonnant et s’agrippant au bras de Tony : Je jouerai Doña Sol pour te donner la réplique.

Il lui sourit. Les voir comme ça me noue l’estomac. Et je culpabilise de souhaiter que Tony repousse Lucile une bonne fois pour toutes.

Tony : Tu veux venir avec nous, Mìryn ?

Lucile, indignée : Non, c’est trop gênant !

Tony : Il faudra bien que tu joues devant un public, un jour. Autrement, à quoi ça sert ?

Moi : Je vais à la verrière avec Camille de toute façon. On a du boulot.

Tony : Ah, d’accord.

Théo, hésitant : Bon, bah nous on sort. Tu viens, Megan ?

Megan, ravie : Ouais, c’est parti !

Lilou, remettant son téléphone dans sa poche : Je vous suis. Enzo m’attend en bas.

Lucile, pressant le bras de Tony contre elle : On y va ?

Il opine et ils s’éloignent, collés l’un à l’autre. Je ne vois que le pire. Ce sont juste deux amis qui vont s’entraider pour leur projet d’arts.

En sortant des toilettes, Camille suit mon regard et les voit disparaître au bout du couloir.

Camille : On se retrouve tous les deux, si je comprends bien ?

Moi : C’est ça.

Je le suis jusque dans la cour. Je ne suis motivée à rien.

Camille, à voix basse : C’est bon. C’est ouvert.

Je fais l’effort de me concentrer. Il m’a conduite jusqu’à la salle de théâtre.

Moi : Qu’est-ce qu’on fait là ? Y a quelqu’un ?

Je parle tout aussi bas que lui. Il me semble qu’on enfreint les règles là…

Camille : On dirait que non. Tu voulais pas récupérer des tissus ?

Moi : Est-ce qu’on a le droit ? Je ne tiens pas à ajouter une colle à ma punition…

Camille : Ta punition royale ?

Moi : Très drôle !

Camille : Hihi. Bon, on regarde juste. On note ce dont on dispose, on fait la liste de ce qu’il nous manque, et on s’en va.

Jamais entendu parler d’un plan aussi nul.

Moi : On ne sait même pas sur quoi on part, comment on pourrait commencer un inventaire ?

Camille : Chut, écoute !

Des voix nous parviennent de la salle. Il plaque un doigt sur sa bouche et me montre l’entrebâillement de la porte avant de s’y glisser. Mauvaise idée !

La pièce est sombre, les sièges et les portiques de vêtements sont plongés dans l’ombre. Seule la scène est éclairée par un halo. Le plancher est toujours maculé de peinture et Tony se tient debout en plein milieu. Je me fige aussitôt, prête à faire demi-tour, mais Camille continue d’avancer. On dirait qu’il veut assister aux répétitions.

Tony : « Être errante avec moi, proscrite, et s’il le faut… »

Oh, Tony se met à jouer !

Tony : « Me suivre où je suivrai mon père, à l’échafaud. »

C’est la fin d’une longue réplique d’Hernani, qui tente d’expliquer à sa bien-aimée que leurs destins sont bien différents. Tony paraît hésitant. On dirait qu’il cherche la bonne tonalité.

Lucile, avançant dans la lumière : « Je vous suivrai. »

Comme une promesse… L’intensité y est. C’est magnifique. Du moins, jusqu’à ce qu’elle éclate de rire et se pende au cou de Tony pour…

Je tire Camille vers la porte et j’ai vaguement conscience qu’il se prend les pieds dans une chaise. La lumière soudaine du couloir me donne mal aux yeux. Ils en brûlent ! Quelle clarté, c’est fou. Il y a tellement de vitres. On aperçoit même les arbres du parc. J’entraîne Camille avec moi, du moins, je crois. C’est comme si je malmenais une poupée de chiffon. En fait, c’est peut-être bien moi qui suis chiffonnée ? Et c’est sans doute mon sac que je trimballe. Camille n’est pas là. Je suis seule.

? : Mìryn, arrête !

Ah non, je ne suis pas seule. On me tire sur le bras pour m’obliger à freiner ma course. Car nous sommes déjà dehors. Je suis essoufflée. C’est la piste d’athlétisme que je découvre sous mes bottes couvertes de sable. Et il doit pleuvoir, je suis trempée. Mais le sol est sec. C’est bizarre.

? : Arrête…

Camille. C’est lui qui me tient le bras. Il me soutient en fait. On dirait même que je ne tiens plus sur mes jambes. Nos regards se croisent. Son expression m’horrifie. Elle m’étouffe. Je n’arrive pas à récupérer.

Camille : Respire, Mìryn. Ça va aller.

Moi : Pourquoi t’es si triste ?

Ma voix est rauque, saccadée. Mais je suis contente. J’ai réussi à lui demander ce qui ne va pas.

Camille : Pourquoi moi, je suis triste ?

Je confirme d’un hochement de tête. Chaque mot me fait mal comme si j’avais avalé du verre pilé qui se propagerait dans le reste de mon corps. C’est l’effet que ça doit faire, j’imagine. Non, ce serait quand même pire. Enfin, je ne sais pas.

Camille : Bah, c’est de te voir si bouleversée qui me rend triste.

Moi : Je ne suis pas bouleversée.

Camille : Alors pourquoi t’as couru jusqu’ici ?

Moi : Je…

Oui, pourquoi ?

Camille : Pourquoi tu pleures ?

Quoi ? Ma main, levée par réflexe, récupère quelques larmes sur son dos. C’est pour ça que je suis trempée. Je pleure.

Moi, cherchant un mouchoir : Où est mon sac ?

Camille : Tu l’as laissé tomber dans la salle de théâtre…

La salle de théâtre.

Moi : Ils se sont embrassés ?

J’entends les mots comme s’ils sortaient d’une autre bouche que la mienne. Camille me répond par un hochement de tête affirmatif.

Camille, soucieux de préciser : Enfin, c’est Lucile qui l’a embrassé.

Est-ce que je me suis enfuie en courant et en pleurant quand j’ai vu ma meilleure amie embrasser le garçon que j’aime ? Que j’aime, vraiment ? Oui, je suis amoureuse de Tony…

Camille : Mìryn, je suis désolé.

Je presse mes mains sous mes côtes et essaie d’inspirer longuement.

Moi : Bon, ça ne fait rien.

Camille : Tu sais, je crois pas que Tony était pour.

Moi : Je m’en fiche.

Camille : Arrête, dis pas ça.

Moi : Nan, c’est vrai. Fallait bien que ça arrive.

Ça devait arriver. Lucile le voulait. Elle obtient toujours ce qu’elle veut. Et puis, n’avais-je pas dit que je préférais cette alternative, à celle impliquant une quelconque rivalité entre nous et mettant en péril notre amitié ? Je m’essuie les yeux et le nez dans la manche de ma veste et me relève.

Moi : Camille, tu crois qu’ils m’ont vue ?

Camille, grimaçant : J’en ai bien peur. Tu as poussé un cri un peu inquiétant en fait…

Moi : Bon, OK. Est-ce qu’ils m’ont vue pleurer ?

Camille : Je ne sais pas. Ils t’ont vue partir en courant, ça c’est sûr. Et tu as bousculé les chaises, les murs, les portes…

Moi : Merci. J’ai compris.

Camille : Bref, t’avais pas l’air de savoir où tu mettais les pieds.

Moi : D’accord.

Minable.

Moi : Tu as vu leur réaction ?

Camille : Ils étaient désorientés, je crois. Tu leur as sans doute fichu la trouille, ils croyaient être seuls. Mais je ne sais pas trop… Tu m’as pris dans ta course.

Moi : Désolée.

Camille : Comment tu te sens ?

Moi : J’ai le cœur brisé.

Camille : Oh, Mìryn…

Camille me prend dans ses bras et je sens de nouvelles larmes couler. J’ai bêtement cru qu’il se passait quelque chose entre Tony et moi. Il était gentil, attentionné, il s’est intéressé à moi, il m’a accompagnée à la papeterie, il m’a donné une clé de son casier et m’a prêté son pull, il a eu envie de s’asseoir à côté de moi en cours, il a partagé son Babybel avec moi ! Il m’a même dit qu’il n’avait pas envie qu’on arrête de se parler… Et il m’a confié qu’il ne voulait pas donner de fausses idées à Lucile. C’était hier. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Je me dégage des bras de Camille, qui, après ses tapes délicates dans le dos, me frotte doucement les cheveux.

Moi : Il s’est passé quoi, hier ? Entre Lucile et Tony.

Camille : Bah rien, c’est ça le truc. Je te l’aurais dit, si j’avais remarqué quoi que ce soit.

La cloche retentit loin, très loin. Non, pitié. Je n’ai pas envie d’y retourner, de les voir, de croiser leurs regards. Il faut que j’aille récupérer mon sac avant le prochain cours. Qui est le cours d’allemand. Avec Tony. Je veux mourir.

Camille : Allez te décourage pas. Si ça se trouve, Tony l’a repoussée et ils sortiront pas ensemble !

Moi : Ouais, c’est ça.

Camille : Désolé, c’est nul de dire ça. Je suis con.

Moi : Non ! Merci. Merci de m’avoir suivie et soutenue.

Camille : Tu m’as chopé le bras, mon corps a dû suivre.

Moi : Ah oui, c’est vrai ! Alors merci de ne pas avoir trop résisté.

Camille, me prenant la main : Allez, viens.

Moi : Tu peux me rendre un service ?

Je me sens encore plus nulle de lui demander, mais je n’y arriverai pas toute seule.

Camille : Tu veux que j’aille chercher ton sac ?

Moi : Gagné.

Camille : OK.

Il part en courant, ce qui en dit long sur son dévouement. Pour ma part, je prends tout mon temps. Si j’arrive en retard, peut-être que je m’épargnerais la vision d’un nouveau baiser devant la porte de la salle.

Herr Bernard : Guten Tag !

Moi : Oh, Guten Tag, Herr Bernard…

Il a fallu que le prof apparaisse à ce moment-là ! Plus question de traînasser, maintenant…

Camille, me rejoignant devant la salle, essoufflé : Mìryn, je l’ai pas trouvé ! Lucile ou Tony ont dû le ramasser !

Moi : Quoi ? ! Oh non…

Camille hausse les épaules d’un air impuissant avant de se précipiter plus loin dans le couloir. Il entre dans la salle d’anglais juste avant que sa prof ne referme la porte.

Tony : Mìryn ?

Yeux baissés, je tourne la tête et mon sac entre dans mon champ de vision.

Moi : Oh, merci.

Tony : Tu sais, tout à l’heure…

Moi : On ferait mieux d’y aller.

J’entre rapidement dans la salle. Herr Bernard a déjà commencé à présenter la leçon du jour. Je repense à notre premier cours d’allemand qui m’avait semblé si génial et, quand Tony s’assoit à côté de moi, je regrette que les choses aient déjà changé.

Je n’ai jamais été aussi attentive en classe que durant les deux prochaines heures. Attentive à ne surtout pas tourner la tête vers Tony, à ne pas surveiller ce qu’il griffonne sur son cahier, à ne pas m’approcher trop de lui pour regarder le manuel – il a oublié le sien, apparemment. Il n’essaie plus de me parler.

La pause déjeuner arrive bien trop lentement et quand la délivrance se pointe, je tombe sur Lucile dans le couloir. Elle me sourit et saute sur le dos de Tony, paumes plaquées sur ses yeux.

Lucile : Devine qui c’est !

Donc ils sont bel et bien ensemble, désormais. Tony ne répond pas et essaie de la faire redescendre en jetant des regards gênés autour de lui. Herr Bernard les salue gaiement en passant près d’eux.

Lucile, amusée, se blottissant contre lui : C’est ton Petit Lu.

Je ne pourrai plus jamais avaler ce type de biscuits…

Camille : Bien, je crois qu’on va laisser les tourtereaux déjeuner en tête à tête !

Camille et moi rejoignons les escaliers. Théo, Megan et Lilou nous suivent tout en commentant la scène qui vient de se dérouler sous nos yeux. Camille semble en avoir besoin, lui aussi.

Camille : T’as vu la tête de Tony ?

Moi : Hum.

Camille : Tu sais, je ne suis pas sûr qu’il l’apprécie beaucoup, en fait.

Moi : Qui ça, son Petit Lu ?

Ça m’a échappé…

Camille : Oh, c’est pas beau la jalousie.

Moi : Je ne suis pas jalouse.

Camille : Alors essaie de ne pas te remettre à pleurer. Tiens.

Il me tend un mouchoir. Flûte !

Camille : Je sais que c’est dur, Mìmì, mais je crois que le mieux pour toi, c’est de faire comme si de rien n’était.

Moi : Mìmì. C’est nouveau ?

Camille : Et permanent.

Moi : C’est comme ça que ma maman m’appelle.

Camille : J’espère que tu ne me demanderas pas de t’appeler « ma princesse » !

Moi : Y a pas de risque.

Camille : Bon. Vous vous êtes parlé en allemand ?

Moi : J’avais pas le courage.

Camille : En tout cas, si tu boudes dans ton coin, et que tu ne lui parles plus, tu vas gâcher les moments que tu peux passer avec lui.

Ça me rappelle ce que m’a dit Arwen. Je ne vois pas bien à quoi ça peut encore servir. Je prends un bol de carottes râpées et une assiette de riz aux champignons avant de m’asseoir à côté de Megan.

Megan, abasourdie : Ouais, je sais. J’suis dég, moi aussi !

Moi : Ah bon ?

Pas possible ! Tony ? Elle aussi ?

Megan : Mais ouais ! J’aime pas le jour « végétarien ». Franchement, si on n’a pas envie de manger de la viande, il suffit de pas en prendre. Pas vrai ? Ils sont pas obligés de nous l’imposer.

Moi : Euh…

Camille : Et ce dessert ! Du cake sans œuf, sans farine et sans beurre. Mais qu’est-ce qu’on mange en fait ?

Megan : Exactement !

Ils se lancent dans un débat sur la nourriture de la cantine pendant que je regarde Tony et Lucile s’asseoir deux tables plus loin. Comment masquer ma déprime ? Lucile profite de son bonheur. Ma déception et mon air maussade ne doivent pas venir l’assombrir. Ce n’est pas correct.

Camille : Dis donc, Mìmì, c’est bientôt ton anniversaire ?

Moi : Comment tu sais ça ?

Camille : J’ai mes sources !

Il secoue son téléphone sous mon nez. Le profil en ligne d’Arwen apparaît à l’écran. Traîtresse !

Camille : Tu prévois quelque chose ?

Moi : Non.

Camille : Alors c’est décidé, je fais une fête en ton honneur !

Moi : Quoi ? Non ! Pour quoi faire ?

Camille : Pour s’amuser, tête de nouille.

Théo, Lilou et Megan sont aussitôt enthousiastes et ils se mettent à discuter de l’organisation. Ce sera chez Camille, bien sûr. Il y a une cabane géniale, genre repère de pirates, dans les bois près de son domaine. Il est riche en fait. Je laisse faire. Je n’ai déjà plus voix au chapitre.

Après un après-midi tout aussi éprouvant, sentimentalement, Camille me serre contre lui avant que je ne monte dans le bus. Il me lance un baiser de la main. Je l’adore.

Quand Lucile me rejoint, cinq minutes plus tard, je suis plongée dans un livre, mais je n’en comprends pas un mot. Je guettais son arrivée…

Lucile : Oh, tu lis Hernani, toi aussi.

Moi, réalisant que c’est CE bouquin qui a favorisé leur baiser, à Tony et elle : Ah ouais, c’est pour l’ambiance de l’époque, les costumes, tout ça.

Lucile : Oui, je vois. C’est vrai que l’ambiance est spéciale dans cette pièce.

Cette « pièce débile », qu’elle disait il y a deux jours.

Lucile : Quand on se donnait la réplique, avec Tony, ce côté « déclaration romantique » m’a inspirée. Je me suis lancée, et voilà ! Si j’avais vu que vous nous regardiez répéter, Camille et toi, je ne sais pas si j’aurais osé.

Moi : Ah.

Nous y voilà…

Lucile : On a été drôlement surpris.

Moi : Nous aussi.

Lucile : Oui, ahah, j’imagine.

Je me replonge dans la pièce, essaie de relire quelques lignes. Je dois me calmer. Je frôle la surchauffe.

Lucile : C’est sympa de pas nous avoir, tu sais… De ne pas vous être moqués, tout ça.

Moi : Comment ça ?

Lucile : Bah, j’ai bien vu que tu emmenais Camille pour l’empêcher de nous enquiquiner. Il a l’air du genre à en faire des caisses. Ça nous a laissé un peu d’intimité. Merci.

Ah ! Je ne suis peut-être pas passée pour une hystérique, après tout. C’est bien le genre de Lucile, ça : ne pas prêter attention aux détails et se focaliser sur une explication simple.

Lucile : Tu sais, j’ai pas mal repensé à ce que tu disais.

Moi : À quel sujet ?

Lucile : Sur le fait que je devais me lancer, si j’en avais envie, et que toi et Tony vous vous entendez bien en tant que copains.

Moi : Ah.

C’est vrai. Je le lui ai dit.

Lucile : Je suis contente qu’on soit toujours amies.

Moi : Pourtant tu ne m’as rien dit. Tu ne m’as pas beaucoup parlé ces derniers temps.

Lucile : Oui, pardon. J’ai pas mal cogité là-dessus et j’avais un peu la trouille. T’en parler rendait les choses trop concrètes. Ça me stressait, je crois.

Moi : Tu avais organisé la sortie au ciné pour avoir un rencart avec lui ?

Lucile : Mais oui ! Je n’en revenais pas qu’il ait invité tout le monde. Je savais que toi, tu comprendrais.

Moi : En tout cas, c’est fait maintenant. Vous sortez ensemble. Tu es contente ?

Lucile : Oui ! Tony est super !

Moi : Oui.

Lucile : Oh, il paraît que Camille prépare une fête pour ton anniv ?

Moi : Il paraît, oui.

Lucile : C’est génial. Il est sympa, Camille. Tu l’aimes bien, on dirait.

Moi : Je l’adore. Il est extra.

Lucile, avec un air malin et des yeux curieux : Ah oui ? Y a quelque chose entre vous ? J’ai vu qu’il te prenait dans ses bras, tout à l’heure.

Moi : On devient de vrais amis.

Lucile, insistante, en me donnant un coup de coude : Rien de plus ?

Moi : Hey non.

Lucile : Dommage.

Je ne sais pas si ce dernier mot m’est destiné. Je préfère faire mine de ne pas avoir entendu et comme elle n’ajoute rien, je me replonge dans ma lecture. Description des lieux, des tenues, manière de parler… Je me concentre sur les détails de la mise en scène pour m’empêcher de trop penser.

8 : Trou noir

Une fois rentrée à la maison, je prétexte un mal de tête pour me réfugier dans ma chambre sans dîner. Arwen vient frapper à ma porte vers 20 h 30. Je suis tentée de ne pas répondre, de faire comme si je n’avais rien entendu – je chante comme une démente –, mais je laisse ma sœur entrer. Elle me découvre agenouillée au milieu de la pièce, au bord d’une feuille format raisin, du fusain plein les mains. Je trace l’horizon des événements d’un trou noir. Arwen comprend tout de suite mon humeur. Elle baisse le son de la musique et s’assoit par terre avec moi pour m’écouter tout raconter.

Arwen : Je me demande si ce ne serait pas Lucile qui a laissé le pot de peinture.

Moi : Quoi ?

Arwen : Ouais, tu sais.

Elle tend le doigt vers mes chaussures fichues, abandonnées dans un coin de la chambre.

Moi : Pourquoi aurait-elle « laissé le pot de peinture » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Arwen : Qu’elle ne voulait surtout pas que tu viennes avec eux au ciné ! C’est ce qu’elle a trouvé pour te retenir. Avec ce qu’elle t’a dit dans le bus ce soir, je peux t’assurer qu’elle sait bien que tu es amoureuse de Tony. Elle espérait qu’il y avait quelque chose entre toi et Camille pour pouvoir se sentir moins coupable.

Moi : Non, c’est pas vrai.

Est-ce que c’était ça, la fameuse théorie de Camille concernant l’accident-peinture ?

Arwen, pas contrariante : Si tu le dis. Qu’est-ce que tu vas faire ?

Moi : Y a rien à faire.

Arwen : Bah ! C’est pas fini. Moi je l’ai vu, ton Tony, hier.

Moi : Dis pas « ton Tony ».

Arwen : Ouais, ce que je dis, c’est qu’il te dévorait des yeux. Et si tu veux mon avis, il imaginait ton corps nu dans son pull…

Moi : N’importe quoi ! ! !

Nous rions un moment et ça me fait un bien fou. J’entends mes parents murmurer derrière la porte. Ils devaient s’inquiéter de mon comportement, comme ils s’inquiétaient de celui d’Arwen en début de semaine. J’ai de la chance d’avoir une famille pareille. Mon téléphone se met à sonner. Arwen se lève pour le récupérer sur le bureau.

Arwen, toujours amusée : C’est Tony.

Moi, me vidant de tout mon sang, semble-t-il : Non ?

Arwen : Si. Prends-le !

Elle me jette le portable comme s’il lui brûlait les mains. Je consulte l’écran.

Moi, me levant d’un bond : C’est un appel vidéo !

Je n’ai jamais été aussi terrorisée de toute ma vie. Je pose le téléphone sur le lit sans le quitter des yeux. Je reprends mon souffle uniquement lorsqu’il s’arrête.

Arwen, se mettant à rigoler quand la sonnerie reprend : Allez, prends-le. Sois pas ridicule !

Moi : Mais je suis en pyjama et pas coiffée ! Et j’ai du fusain partout et les yeux gonflés et…

Arwen : Et y a un poster de tortues derrière toi !

Moi : Elles sont belles ces tortues.

Arwen : Ouais, bah c’est les tortues ou la photo de tes peluches ! Ou encore…

Elle tourne sur elle-même et pointe un doigt accusateur sur le trou noir abandonné au sol.

Arwen : Ou ça ! Aller, réponds !

Elle quitte la chambre avec un clin d’œil. Je décroche sans plus réfléchir.

Tony, sa mine étonnée apparaissant à l’écran : Oh, salut.

Il passe une main dans ses cheveux mouillés.

Moi, essayant de reprendre contenance : Salut. Ça va ?

Tony : Ouais. Euh, je te dérange ?

Moi : Nan, c’est bon. Qu’est-ce qu’il y a ?

Tant pis pour le pyjama, ma sale tête et le décor…

Tony : Pour le cours d’anglais demain, on a des devoirs ?

Il ne m’appelle pas pour ça quand même…

Moi : Non, pas que je sache.

Tony, après un sourire maladroit : Et sinon, concernant Lucile, tu sais…

Moi : Ah ouais, je t’avais bien dit qu’elle t’aurait à l’usure !

Voilà le vrai sujet de son appel. J’essaie la plaisanterie. Ce sera moins pénible.

Tony : Ouais.

Il n’a pas l’air très emballé.

Tony, après un moment d’hésitation : Tu sais, j’espère qu’elle sera déçue et qu’elle me laissera tomber.

Moi : Pardon ?

J’ai dû mal entendre. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

Tony : Oui, je… Je ne voulais pas la rejeter et lui causer de la peine.

Moi : C’est… Horrible.

Tony : Tu trouves ?

Moi : Évidemment ! Tu es malhonnête avec elle. Elle pense qu’elle te plaît ! Je croyais que tu étais quelqu’un de sincère.

Tony : Je suis sincère. C’est pour ça que je t’en parle.

Moi : C’est à Lucile que tu devrais en parler !

Tony : C’est mieux pour elle, non ? Elle se lassera et on redeviendra amis. Elle n’aura pas à souffrir.

Moi : Tu le penses vraiment ?

Il hausse les épaules. Quel lâche…

Moi, essayant de maîtriser ma voix : Et toi, dans tout ça ? Tu subis en attendant qu’elle te plaque ?

Tony : C’est l’idée.

Moi : C’est nul.

Tony : Désolé.

Je fulmine de rage. Je ne sais pas quoi dire. Je ne m’attendais pas à un tel comportement de sa part.

Tony : Mìryn, pour hier…

Quoi, hier ? Il ne va pas me parler de ça maintenant ? Pas quand il dévoile son torse nu en s’adossant au mur ! Du calme…

Moi : Je te rapporte ton pull demain, sans faute.

À tous les coups, il n’a que celui-là à se mettre. C’est pour ça qu’il est à moitié à poils devant moi ! La colère m’emporte. Il faut que je bouge, que je fasse quelque chose… Je quitte le lit, enjambe le trou noir, bien que je ne sois pas contre une spaghettification, et fais un tour de la chambre en serrant ma tête entre mes mains – un coup à vomir pour lui, de l’autre côté de l’écran ! Il va encore me prendre pour une dingue. Je finis par tirer la chaise du bureau pour me laisser tomber dessus.

Tony, amusé : Oh, ça ne presse pas.

Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Il ne se rend pas compte que je suis en colère contre lui ? Mes yeux s’arrêtent sur son pull, fraîchement lavé et plié au bout du lit. Tant d’émotions pour ce vieux tricot…

Moi : Bah, ma mère l’a lavé. Tu l’auras demain.

Tony : OK.

Moi : Bien.

Nous nous regardons et le silence semble se prolonger. Je ne vois plus le même Tony. Je me suis laissée abuser par son sourire charmeur et ses yeux à tomber. La honte.

Tony : Mìryn… Qu’est-ce qui s’est passé, quand on était dans les toilettes ?

Moi, après un soupir : Écoute, j’ai pas envie de parler de ça.

Tony, perdu : Mais c’était… Pourquoi as-tu réagi comme ça ?

Moi : C’était gênant ! D’accord ! ?

Tony, sourcils froncés : On est toujours amis, pas vrai ?

Moi : Amis ? Tu te moques de moi ? Ça ne va pas fort avec Lucile en ce moment, et c’est dur ! Mais elle ne mérite pas que tu t’amuses avec elle comme ça ! Je ne peux pas l’accepter.

Tony : Je ne m’amuse pas avec elle ! Je ne veux pas qu’elle souffre.

Moi : Nan mais tu t’entends ? ! C’est pas croyable… Et puis, va te rhabiller, bon sang !

Je me jette sur le lit et enfouis la tête sous mes peluches. Ma main tremble. Je lâche le téléphone éteint. Je lui ai vraiment dit d’aller se rhabiller… Quel pauvre type. Je n’ai jamais été aussi furieuse. Et voilà que je pleure encore.

9 : Jouer un peu

J’attends déjà le bus quand Lucile me rejoint. Elle ne remarque pas mes cernes et mon teint blafard. Elle est bien trop contente d’entamer cette nouvelle journée. Le prénom « Tony » a déjà été prononcé plusieurs fois. Je ne tiens plus.

Moi : Lucile, je n’ai pas été très honnête avec toi.

Lucile, distraite : À quel sujet ?

Moi : Tony.

Lucile, attentive : Comment ça ?

Moi : En fait, j’ai dit que je n’avais pas flashé sur lui, mais…

Lucile : J’en étais sûre !

Moi : Oui, mais c’est passé !

Lucile, étonnée : Ah oui ?

Moi : Oui.

Lucile : Alors pourquoi t’en parles ?

Moi : Parce que… Je ne voulais pas te le cacher. J’ai l’impression qu’on s’éloigne, toutes les deux.

Lucile, haussant les épaules : Quelle idée ! T’inquiète pas.

Elle me serre dans ses bras. Cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas fait. Ça m’apaise aussitôt.

Moi : Hier soir, j’ai eu Tony au téléphone.

Lucile : La chance. J’espérais tant qu’il m’appelle !

Moi : Je suis désolée. J’ai quelque chose de pas facile à te dire.

Lucile : Tu sais, tu m’aurais dit que tu en pinçais pour lui, je te l’aurais laissé.

Moi : Tu ne l’aimes pas tant que ça ?

Lucile : Si si, t’as bien vu comme il est canon ! Faudrait être folle pour passer à côté. Mais je sais que pour toi, c’est aussi le psychique qui compte. Les trucs romantiques et tout ça. Aller dis. Tu peux tout me dire, ma BF1.

Elle me connaît bien.

Moi : Il a dit qu’il espère que tu vas le quitter.

Lucile, déconcertée : T’es sérieuse ?

Moi : Oui. Il est trop lâche pour te dire qu’il n’est pas intéressé par une relation avec toi.

Lucile : Elle est bonne ! Jamais entendu une idiotie pareille…

Moi : Je te mens pas.

Lucile : Je sais bien. Bah, que veux-tu que j’te dise ? Il ne sait pas ce qu’il rate.

Moi : Ouf, j’avais peur que tu sois trop déçue. Et puis que tu le prennes mal, que je te le dise.

Lucile : Eh, on peut tout se dire, OK ?

Moi : Oui, OK. Mais… Tu vas faire quoi, du coup ?

Lucile, pensive : Hmm… Je vais jouer un peu avec lui. Je n’ai pas encore profité de ses muscles fessiers, si tu vois ce que je veux dire.

Moi, amusée : Ahah, le pauvre !

Elle poursuit par un clin d’œil et une banane à me remonter le moral !

Au lycée, Camille et Tony nous attendent. Lucile se jette dans les bras de « son petit copain ».

Camille, cherchant à détourner mon attention : Coucou, Mìmì. Bien ou bien ?

Moi : J’ai pas beaucoup dormi, mais ça va.

Camille : Ah oui ? Et pourquoi tu souris comme ça en regardant Lucile et Tony ? Ça m’inquiète. Même si je préfère te voir aussi gaie !

Moi : Oh, c’est rien.

Nous suivons le couple sur le chemin de la verrière. Lucile glisse sa main dans la poche arrière de Tony, qui se raidit aussitôt. Elle m’épate.

Camille : Vous avez parlé, avec Lucile, c’est ça ?

Moi : Oui. Elle est tellement contente, ça fait plaisir.

Camille, intrigué : Quelque chose m’échappe, j’ai l’impression. (Poursuivant, face à mon silence.) Tony avait l’air mégastressé, tout à l’heure. Il m’a demandé si je t’avais parlé, hier soir. Tu vas me dire ce qui s’est passé, oui ?

Moi : Il m’a appelé.

Je lui résume la conversation.

Camille, m’attrapant l’avant-bras pour que je le regarde : Il t’a appelé en vidéo alors qu’il sortait tout juste de la douche ! ?

Moi : Oui, ça devait être ça.

Camille : Et alors, il est comment ? !

Moi : Il est nul.

Camille : Mais non ! Son corps.

Moi : On s’en fiche ! T’as écouté ou quoi ?

Camille : Oui, oui. Il est pas intéressé par Lucile. C’est pas un scoop.

Moi, outrée : Peut-être, mais il aurait pu lui dire.

Camille : J’en reviens pas qu’il se soit montré à poils devant toi.

Moi : Camille !

J’ai trop honte pour lui avouer qu’en plus, je l’ai envoyé se rhabiller !

Camille : Et donc, t’es en pétard contre lui ?

Moi : Ouais. Enfin… Il est décevant, quoi. Mais bon, pas la peine d’en faire un fromage.

Un mini Babybel fait soudain irruption dans mon esprit. Pfff.

Camille, prenant place dans le fauteuil le plus éloigné de Tony, qui tente d’empêcher Lucile de s’asseoir sur lui : Je comprends pas, tu lui as rien dit, à Lucile ?

Moi : Si, si.

Après un compte-rendu de ce dont Lucile et moi avons parlé dans le bus, Camille se tourne vers mon amie. Elle est parvenue à ses fins. Assise sur les genoux de Tony, elle passe ses doigts dans ses boucles pour le décoiffer un peu plus. Le visage de Camille tressaille légèrement, mais quand il me regarde de nouveau, il a l’air sérieux.

Camille : C’est dur pour lui…

Moi : Il s’en remettra.

Camille : Si tu le dis. Mais, et toi ?

Moi : Quoi, moi ?

Camille : Tu es fâchée contre lui au point de ne plus l’aimer ? Tu ne lui as même pas dit bonjour.

Moi, jetant un coup d’œil à Tony, qui repousse doucement Lucile, décidée cette fois à lui mordiller l’oreille : J’ai passé une partie de la nuit à imaginer la façon dont je devrais réagir aujourd’hui.

Camille : Et ?

Moi : Et j’imagine que ça sert à rien de bouder. Mais j’ai pas spécialement envie de lui parler.

Camille, hochant la tête : Je vois.

Je ne sais pas ce qu’il voit, mais ça semble lui faire plaisir. Avant de me quitter devant la salle d’anglais, dix minutes plus tard, il me prie « d’être gentille ». Aussi, quand Tony s’installe à côté de moi et me salue sur un ton hésitant, je lui réponds simplement « bonjour », avant de glisser son pull sur la table et de poursuivre le croquis de falaises abruptes et de mer de lave, que je viens de démarrer. Je ne peux pas faire mieux pour le moment. Pendant le cours, nous nous adressons la parole uniquement pour faire les exercices. Ça me va bien comme ça.


Le reste de la matinée se déroule de la même manière jusqu’à ce que Lucile se penche à mon oreille, en cours de maths :

Lucile, dépitée : Tony est complètement déprimé.

Moi, amusée : Tu lui en fais trop voir. Comment sont ses muscles fessiers ?

Lucile, sérieuse : Il est malheureux parce que tu l’as envoyé balader hier et que tu ne lui parles plus.

Moi : Je lui ai parlé, ce matin. En cours.

Le prof nous fait taire. Lucile se met alors à griffonner sur un coin de son cahier, qu’elle glisse vers moi.

T’es pas obligée de lui faire la tête.

C’est sûr. D’autant plus que Lucile prend les choses plutôt bien. Il n’empêche que Tony est hypocrite et qu’il ne fait rien pour s’arranger. Je relève les yeux vers Lucile, qui m’examine intensément. Je lui rends son cahier en haussant les épaules.


Pendant la pause déjeuner, mon amie se fait un tête-à-tête avec Tony. Il me semble que c’est pour l’éloigner de moi. Elle a bien compris que je n’avais rien à lui dire. Je ne les vois nulle part. Pendant que Megan et Enzo débâtent sur la motorisation de leurs bécanes, et que Lilou et Théo les écoutent, Camille m’apprend qu’il a invité son copain à ma fête d’anniversaire.

Camille, dans tous ses états : Je stresse de le voir, t’imagines pas.

Moi, triant mes petits pois : Je me doute.

Camille, tout bas : Et puis, tout le monde va nous voir tous les deux. Je ne sais pas si je suis prêt pour ça.

Moi : À mon avis, quand tu seras avec Jesse, ce sera le cadet de tes soucis.

Camille : Ouais, sûrement. Mais y a toujours des gros nuls pour tout gâcher, tu sais…

Moi : À cette fête, il n’y aura que des amis. T’en fais pas.

Camille : Tu as raison. En tout cas, faut que tu viennes en avance pour m’aider à choisir ma tenue et à tout préparer !


À la fin des cours, Lucile compte rentrer plus tôt en prenant le bus de 16 h. Quand j’apprends que pour ça, il faut courir à travers la moitié de la ville, jusqu’à la gare, je passe mon tour. Camille, quant à lui, a « une tonne de trucs à faire ». Au moment où l’heure de français touche à sa fin, tout le monde se volatilise. Je me rends donc seule à la verrière pour faire mes devoirs.

Après un moment, je me plonge dans l’esquisse d’une scène de bataille d’Hernani. Visualiser un passage en particulier m’aide à mieux imaginer les tenues des personnages.

? : Salut, Mìryn.

Moi : Hein ? (Reconnaissant Cédric.) Oh, salut.

Cédric, s’asseyant face à moi : Ça roule ?

Moi, commençant à ranger mon matériel : Super. Et toi ?

Cédric : Ouais. Je sors de colle.

Moi : Ah bon ? Pourquoi ?

Cédric : Tu vas rire. Le prof de théâtre a convoqué toute la troupe, ce midi. Il a menacé d’annuler la pièce si on lui avouait pas qui a versé de la peinture sur scène.

Moi : Quoi ? !

Cédric : Ouais ! Tony s’est dénoncé. J’ai dit que c’était ma faute aussi, pour pas qu’il soit tout seul.

Moi : Pourquoi avoir menti ? Vous auriez dû avouer que c’était moi !

Cédric : Tu parles !

Moi : Mais vous avez été collés ! Et vos rôles ?

Cédric, pas inquiet : On saura lundi si on les garde. Mais ça m’étonnerait que le prof refasse des auditions. On vient de passer deux heures à frotter ce fichu parquet !

Moi : Je suis désolée.

Cédric, rassurant : Arrête. C’était pas ta faute ! C’est pas grave.

Moi : Mais cette pièce est importante pour vous.

Cédric : Bien sûr. Tony a dit que c’était lui le coupable pour que la pièce soit jouée quand même. Peu importe s’il perd le rôle.

Moi : Ah bon ?

Cédric : Oui. Si elle avait été annulée, toute la troupe aurait payé. Et vous auriez plus eu de projet, vous non plus, en arts plastiques. Il voulait pas tout gâcher.

Je ne sais pas quoi dire. L’accident-peinture a pris de telles proportions ! Ma réaction d’alors me paraît bien ridicule.

Cédric, faisant basculer sa chaise en arrière : Tu lui fais la gueule, à Tony ?

Moi, disposant chaque crayon, un à un, dans leur boîte : Pourquoi cette question ?

Cédric : C’est juste qu’il m’a fait de la peine quand on t’a aperçue, tout à l’heure. Je lui ai dit : « Hey, y a Mìryn ! Viens, on va la taquiner un peu ! ». Et il est devenu tout triste. Il a jamais eu autant envie de retourner bosser au resto ! C’est pour dire…

Moi : Ah.

Cédric, après avoir attendu un instant que je développe : Bref, je m’occupe de ce qui me regarde…

Je termine de ranger mes affaires.


Autour de notre traditionnelle paella du vendredi soir, papa et maman nous interrogent sur nos projets pour le week-end. Demain, Arwen compte aller à la bibliothèque avec ses copines, pour travailler sur un exposé. Son dimanche sera fait d’une grasse matinée, de télé et d’un peu de sport, si le cœur lui en dit.

Papa : Et toi, ma princesse ?

Moi : Je vais sans doute dessiner. J’ai fait tous mes devoirs avant de rentrer.

Maman : Tu ne sors pas avec tes amis ?

Moi, haussant les sourcils : Je croyais que je n’avais pas le droit de sortir.

Maman, surprise : Pourquoi ?

Moi : Bah, je suis punie !

Maman, choquée : Ah, ça ! Mais non, tu n’es pas punie. C’est fini.

Moi : Quoi ! ?

Maman, sous les rires moqueurs de mon père et de ma sœur : Je ne te l’avais pas dit ?

Moi, agacée : Non, maman !

Maman : J’ai oublié !

Papa, amusé : Alors, tu sors du coup ?

Moi, outrée : Je n’ai rien prévu. Je vais quand même rester ici pour dessiner.

Maman : Tu peux appeler Lucile, ou tes autres amis ? Tony, peut-être ?

Elle me fait un clin d’œil. C’est étrange comme les choses ont changé depuis que j’ai parlé de Tony avec maman.

Moi : Non, Lucile et Tony seront sûrement tous les deux. En couple.

Arwen lève les yeux au ciel, tandis que maman pince les lèvres.

Papa, intrigué et un peu perdu : Et Camille ?

Moi : Il habite super loin. Mais il a décidé d’organiser une fête pour mon anniv, le week-end prochain. Je pourrais y aller, hein ?

Maman, essayant de masquer son inquiétude : Bien sûr.


Je suis installée à la table du jardin, mon livre fermé posé près d’un jus de pomme et d’une demi-tranche de brioche. Les restes du goûter d’Arwen sont aussi éparpillés devant moi. Elle fait du hula-hoop dans l’herbe. Un peu essoufflée, elle me raconte sa semaine, le cerceau ondulant harmonieusement autour de sa taille.

Arwen, faisant un tour sur elle-même sans laisser tomber le cerceau : Et toi, alors, avec Tony ?

Moi : Tu te rappelles quand je t’ai dit que, si ça se trouve, il est bête comme un manche ?

Arwen, amusée : Ouais.

Moi : Il est encore pire que ça, en fait. J’ai laissé tomber.

Arwen, surprise : Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

Moi : Je préfère pas en parler.

Arwen : Ah ouais ?

Elle fait quelques tours supplémentaires avant d’arrêter le cerceau et de venir s’asseoir face à moi.

Arwen : Ce que je dis, c’est que c’est dommage que tu veuilles pas en parler. On aurait pu pester contre lui entre sœurs. (Elle brandit le poing.) Solidarité max ! Il t’a rejetée ?

Moi : Non, non. C’est un abruti, c’est tout.

Je récupère mon livre et fais mine de me plonger dedans. Arwen est gentille, mais je n’ai pas envie d’aborder ce sujet.

Arwen, s’emparant de la fin de ma brioche : C’est bizarre. Il avait l’air de trop te kiffer.

Moi : Hum.

Arwen, mâchonnant : Si, c’est vrai. Pour tout te dire, ça m’a scotchée quand tu m’as dit qu’il sortait avec Lucile. À la pizzeria, l’autre jour, il était vraiment à fond sur toi.

Moi : Pas du tout. Et puis, il est pas très emballé par Lucile non plus.

Arwen : Ah, c’est ça ? Il sort avec elle parce qu’elle le lâchait pas ?

Moi : Non, c’est parce qu’il a pas le cran d’être honnête.

Arwen : Ouais. T’es déçue, quoi.

Moi : Exactement.

Arwen : Parce que tu l’aimes bien. Tu t’attendais pas à ce qu’il soit si débile. Ça se comprend.

Moi : Je l’AIMAIS bien. C’est fini.

Arwen : Si tu le dis.

Nous passons un moment à buller sans qu’elle réaborde le sujet. Ses dernières paroles me font quand même réfléchir. Mes sentiments pour Tony se sont développés très vite et de manière intense. C’est pourquoi ma déception est si grande. Est-ce que mon amour s’est tout simplement changé en colère ou en mépris ?

1. Best Friend = meilleure amie.

10 : Sa clé tout contre ton cœur

En fin de journée, Lucile déboule dans ma chambre alors que je suis en train de terminer mon dessin de bataille.

Lucile, s’emparant d’une peluche, qu’elle sert contre elle en s’asseyant sur le lit : On est sorti, avec Tony, hier. Et il a fini par cracher le morceau.

Moi, la rejoignant : Tu plaisantes ?

Lucile : Mais non ! Il m’a dit qu’il était désolé, qu’il aurait pas dû agir comme ça et que je méritais qu’il soit honnête. Il m’a demandé pardon ! Franchement, il est trop triste que vous vous parliez plus. Tu peux laisser tomber, OK ? Vous vous entendiez bien, tous les deux.

Moi, un peu sous le choc : Tu es consciente qu’il a fini par dire la vérité parce qu’il n’en pouvait plus de tes tentatives de plus en plus osées ? Qu’est-ce que tu lui as fait, pendant votre sortie ?

Lucile, amusée : Ce que tu peux être bête ! Enfin, je lui ai dit qu’il sait pas ce qu’il perd. Je suis quand même une sacrée bombe !

Moi : C’est clair.

Lucile : Mais Mìryn, tu sais bien que c’est plutôt ta réaction qui l’a fait changer d’avis.

Moi : Quelle réaction ?

Lucile : Il m’a parlé de votre conversation avec un peu plus de détails que tu ne l’as fait ! T’étais en colère et très déçue. Tu lui as fait comprendre que c’était un gros nul. Ça lui a mis un coup.

Moi : Bah, c’était la vérité.

Lucile : Oui, et il s’est racheté. Tu l’aurais vu ! Non, vraiment. Ça vaut pas le coup de lui en vouloir, crois-moi. Il s’est même dénoncé pour la peinture, sur la scène de théâtre ! Je te l’avais pas dit. Il pourrait perdre son rôle dans la pièce !

Moi : Ouais, Cédric m’en a parlé.

Lucile : Alors, tu vois ? Il l’a fait pour toi ! Il est pas si nul. De toute façon, je lui ai dit que tu étais déçue parce que tu tiens à lui, en fait.

Moi : Quoi ? !

Lucile : T’inquiète. Je suis sûre que ça va s’arranger, entre vous.

Moi : Mais, Lucile !

Lucile, ignorant mon indignation : Vraiment, il mérite pas ton courroux. Et puis, j’ai été garce, moi aussi, à le pousser à bout.

Moi, essayant de changer de sujet : OK… Et tu ne m’as pas dit, pour ses fesses…

Lucile, serrant la peluche sur sa poitrine : J’en ai bien profité, et heureusement !


Le lundi, entre notre arrivée sur la sonnerie et le cours de maths, je n’ai pas l’occasion de voir comment Lucile et Tony agissent depuis leur rupture. À la récré, ils paraissent bons amis, puis ils partent en cours de théâtre tandis que Camille et moi nous rendons en arts plastiques.

J’ai un peu avancé sur mes croquis durant le week-end, mais ils ne nous sont pas d’un grand secours pour la suite. Camille n’a rien de neuf. Alors, quand madame Boulanger nous apprend que ce mercredi, elle ramassera nos premiers travaux, la panique s’empare de nous.

Camille : Qu’est-ce qu’on va faire ? !

Moi : Je ne sais pas ! On propose ce que j’ai déjà dessiné ?

Camille : Mais elle les a déjà vus, tes dessins. Elle va penser qu’on zone.

Moi : On zone. Enfin, il y a quand même le dernier, là, celui de la bataille.

Camille, réfléchissant sérieusement : Il faut qu’on commence les patrons.

Moi : Ah bon ? Et comment on fait ça ?

Camille se lève et va trouver la prof à son bureau. Ils discutent un moment, je la vois hocher la tête, puis il lève un pouce dans ma direction et quitte la salle. Qu’est-ce qu’il manigance ? Il doit bien y avoir un ou deux dessins que la prof n’a pas encore vus…

Camille finit par revenir, accompagné de Cédric et de Tony.

Camille, faisant tournoyer un mètre-ruban entre ses doigts : Et voilà nos premiers modèles !

Cédric : Salut Mìryn, ça roule ?

Moi, affolée : Euh, Camille on fait quoi, là ?

Camille, surexcité : On prend leurs mensurations, bien sûr !

Il me lance un ruban et nous fait un clin d’œil, à Tony et moi, avant de s’éloigner vers un coin de la salle avec Cédric. Je n’arrive pas à y croire ! Quelle angoisse ! Bon, on a un projet à mener à bien. Je dois prendre sur moi.

Moi, sans regarder Tony : Par quoi on commence ?

Tony : Attends.

Je l’entends pianoter sur son téléphone, puis il se met à tousser. Je lui jette un coup d’œil. Il est rouge comme une tomate.

Tony : Laisse tomber les mensurations. C’est débile. Je mets du 38. Ça devrait suffire, non ?

Moi : Oui, sûrement.

J’imagine qu’il vient de voir sur internet qu’il faut mesurer la taille, la longueur de l’entre-jambe et tout un tas de trucs hyper gênants. Camille est complètement cinglé !

Madame Boulanger : Ça avance ?

Moi, tendue : Oui ! On va chercher les costumes à sa taille !

Madame Boulanger, agacée : Je croyais que vous les aviez déjà essayés. Il va falloir vous y mettre !

Elle part aussitôt vers Camille et Cédric. Quand elle les rejoint, Cédric est cramponné à sa ceinture pour empêcher Camille de descendre son pantalon.

Moi : Camille est diabolique.

Tony, amusé : Oui, c’est sûr.

Moi : Bon, on a plus qu’à aller voir les vieux costumes. On pourra toujours les arranger un peu. J’ai ramené quelques trucs de couture.

Camille, arrivant derrière moi comme si de rien n’était : Faut que ça corresponde un minimum au style, quand même. On n’est pas magiciens !

Cédric, ronchonnant, à Tony : Tu as laissé ce taré jouer avec moi alors que tu savais que ça servait à rien. T’abuses, mec. Il a failli me mettre à poils.

Dans le couloir, Camille et Cédric continuent de se chamailler.

Tony, hésitant : Je sais pas si Lucile te l’a dit… On a rompu.

Moi, continuant d’avancer – c’est plus facile de discuter quand on est en mouvement : Oui, elle me l’a dit.

Tony : J’étais à côté de la plaque. J’ai fini par le comprendre. Je lui ai dit la vérité.

Moi : Tant mieux.

Tony : Oui.

Je le vois, du coin de l’œil, passer nerveusement une main dans ses cheveux. Nous entrons dans la salle de théâtre. Depuis la scène, Lucile nous fait un grand sourire, les deux pouces en l’air. Qui est-ce qu’elle encourage comme ça ?

Tony : Je suis un véritable abruti. Je pensais bien faire, avec Lucile, mais c’est toi qui avais raison. C’était lâche et j’aurais pu lui faire encore plus de peine. Et… Je m’en veux de t’en avoir causé aussi. Et d’avoir manqué de tact. Je ne voulais pas te blesser ou te mettre mal à l’aise. Je te demande pardon, Mìryn.

Moi, les palpitations de mon cœur résonnant à mes oreilles quand je me tourne vers lui : Bon, ça va. N’en parlons plus. J’ai été plutôt nulle, moi aussi. Excuse-moi.

Tony : Je l’avais mérité.

Je le regarde enfin dans les yeux. Ma gorge s’assèche aussitôt. Je me réfugie près des portiques de costumes, derrière lesquels Camille s’active déjà.

Moi, à Tony, resté en retrait : Tu veux essayer celui-là ? C’est la bonne taille et il est pas mal.

Tony : OK.

La fin du cours se passe exactement comme je l’avais imaginé. On se disperse, quelques autres membres de la troupe veulent participer aussi. Tony et moi ne nous retrouvons plus seuls. Croiser de nouveau son regard me ferait bizarre, de toute façon. Je ne sais plus trop ce que je ressens.

Cette séance d’essayage aura été fructueuse. Nous avons sélectionné et étiqueté les tenues principales de tous les personnages de la pièce. Prochaine étape : imaginer le meilleur arrangement possible pour chaque costume. Je vais me lancer dans de nouveaux croquis, à partir de ces vieilles loques. Je compte bien en préparer quelques-uns pour les rendre au prochain cours.

Camille, récupérant son sac en salle d’arts plastiques : Il y aura forcément une autre séance d’essayage. Il faut qu’on ajuste tout ça.

Moi : Oui. On aurait pu finaliser au moins un costume, si tout le monde ne s’était pas amusé à défiler.

Camille : Ces comédiens, ils ont l’art du spectacle dans la peau.

Moi : Je t’aurais bien vu avec eux.

Camille : Je suis bien trop timide pour entrer dans une troupe !

Moi : Oh oui, c’est certain. Tu en as essayé combien ? Quatre ?

Camille, balayant ma remarque, qui l’amuse pourtant beaucoup : Bon, on va manger ?

Moi : Tu peux partir devant, je dois repasser à la verrière.

Camille : Je viens avec toi.

J’ai décidé d’utiliser le casier de Tony. On est réconciliés et j’ai le dos en compote. Ce serait ridicule de ne pas en profiter.

Camille, me regardant sortir la clé du casier de sous mon chemisier : C’est quoi cette planque ? Carrément ! Et c’est le casier de Tony, ça, non ? Cachottière !

Moi : Ah, je ne t’avais pas dit qu’il m’a donné une clé ?

Je dépose mes affaires de dessins et de couture.

Camille : Non, tu ne m’as rien dit, princesse ! Donc, tu caches sa clé tout contre ton cœur, c’est ça ?

Moi : Mais non ! C’est pour pas la perdre.

Camille : Ah oui, bien sûr. Et c’est quoi, ça ?

Il attrape une enveloppe coincée dans le rebord de la porte.

Moi : Hey, on ne doit pas toucher aux affaires d’Alex !

Camille : Y a ton prénom dessus.

Il me la tend.

Camille, excité : C’est Tony qui a laissé ça pour toi !

Moi : N’importe quoi !

Camille : Ah, alors c’est son frère, peut-être ?

Je ne réponds pas. Évidemment que ce n’est pas Alex ! Je ne peux détacher mon regard de ces lettres tracées à la plume, au brou de noix sans doute, sur le papier jauni comme un parchemin. Les traits sont fins, arrondis par endroit, plus anguleux à d’autres. L’écriture est délicate. On dirait de l’elfique, comme dans Le Seigneur des Anneaux. À côté de moi, Camille trépigne.

Camille : Bon alors, tu l’ouvres !

Les doigts tremblants, je m’exécute et en récupère le contenu. C’est un dessin au crayon. Deux mains enlacées. Sur l’un des poignets, il y a un bracelet à breloques, sur l’autre, un cuir tressé aux brins épais…

Camille : Ouah, c’est Tony qui a dessiné ça ? Il est balèze !

Moi : Oui, c’est…

Camille, saisissant mon poignet : Attends, c’est ton bracelet ! C’est… Mìmì ?

Je détache mon regard du dessin pour découvrir l’expression exaltée de Camille. Bouche grande ouverte, mi-choqué, mi « aux anges ».

Camille : Vous vous êtes tenu la main ! Bon Dieu, Mìmì, vous vous êtes tenu la main et tu m’as rien dit ! Ça devait être quelque chose !

Moi : Ne dis pas n’importe quoi ! On ne s’est pas tenu la main. On vient juste de se réconcilier…

Mais Camille a raison, c’est bien mon bracelet qui est représenté, et celui de Tony… Camille s’est mis à danser. Il me fait tellement marrer.

Moi : Arrête un peu, tu veux. Tu te fais des films.

Camille : Pas du tout ! Tony te kiffes grave et il l’exprime en dessinant. Vous êtes vachement pareils, en fait. Ah, vous êtes trop mignons tous les deux ! (M’attrapant par les épaules et me secouant un peu.) Mìmì, il est dingue de toi !

Moi, essayant de ne pas m’emballer aussi : Tu dis n’importe quoi…

Camille : Non, j’ai raison ! Ce matin, il m’a demandé si je pensais que tu pouvais lui pardonner. J’étais sûr que oui !

Moi : Quoi ? ! Vous avez parlé de ça, tous les deux ?
Camille, hyperactif : Oui, oui, évidemment. Mais il était pas fier. Il a dû laisser ça pour toi, au cas où tu n’aurais pas accepté ses excuses. Oh, le voilà ! Avec toute la bande.

Je ne sais pas si c’est ce que Camille vient de me dire, qui me sort de ma torpeur, ou le fait que Tony va comprendre que j’ai découvert son dessin. Je referme la porte du casier, enclenche le cadenas et pousse Camille vers le fauteuil le plus proche.

Lucile, étonnée de nous retrouver là : Vous n’êtes pas allés manger ?

Camille, dans un état d’affolement proche de la caricature : Ahhh, faut qu’on se grouille !


Moi, à la cantine : J’ai l’impression de flotter.

Camille : C’est pas étonnant, tu ne manges rien.

Lui engloutit son repas à la vitesse de l’éclair. Il faut dire que les cours reprennent dans dix minutes.

Camille, après avoir avalé un grand verre d’eau : Tu rêvasses. Tu penses à Tony ?

Moi : Oui. Ça n’a pas de sens.

Camille : Quoi ?

Moi : Ce dessin…

Camille, tendant sa fourchette de haricots verts entre nous : Tout est très clair, au contraire. Il a succombé à ton charme.

Moi, l’estomac encore plus noué : Tu n’arrêtes pas de répéter ça, mais qu’est-ce que tu en sais ?

Camille : Pourquoi ce dessin, sinon ?

Je ne sais pas quoi répondre.

Camille, désignant mon plateau : Tu as fini ?

Je confirme. Nous nous levons pour partir en maths.

Moi, pensive : Peut-être que c’est juste un moyen de dire qu’il a envie qu’on continue de discuter de nos dessins, comme l’autre fois. C’était sympa, alors…

Camille : Si c’était juste « sympa », il n’aurait pas dessiné vos mains entrelacées ! Il te l’aurait dit, comme ça, devant tout le monde. Pas via un dessin, glissé dans une enveloppe calligraphiée à ton nom, planquée dans son casier ! Là, il est timide ! Et inspiré !

Moi : Ouais, on peut être timide sans être dingue de quelqu’un, tu sais.

Camille : Bah, pas Tony. Il joue au théâtre, Mìmì ! Les premiers rôles ! Il se fait toujours plein de copains, il parle à tout le monde ! Mais de là à se dévoiler, c’est une autre histoire.

Moi : Peut-être…

Camille a tendance à exagérer.

Camille, s’arrêtant à quelques pas de la porte de la salle de maths : Moi je te le dis, il a craqué sur toi. (Baissant la voix.) Parle-lui de son dessin cette aprèm, quand vous serez tous les deux !

J’ai droit à son habituel clin d’œil avant qu’il n’aille rejoindre sa place, à côté de Tony. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir lui dire ? Est-ce qu’il le harcèle en lui disant que je « le kiffe grave », moi aussi ? ! J’espère qu’il ne joue pas les entremetteurs…


L’ambiance, en allemand, est spéciale. Ou bien, je me fais des idées. Heureusement, nous n’avons pas le loisir de nous y attarder. Interro de verbes forts… Je regrette de ne pas avoir révisé pendant la pause déjeuner. Je m’étais juré de le faire ! Quand nous remballons nos affaires, Tony a l’air soucieux.

Moi : Ça va ? Tu as réussi l’interro ?

Tony : Bof. Et toi ?

Moi : Pareil. J’ai mélangé plusieurs traductions, je crois. On aurait dû réviser. Herr Bernard nous avait prévenus, en plus.

Tony : Je ne croyais pas qu’il tiendrait parole !

Nous quittons la salle. Camille et Lucile nous attendent dans le couloir.

Camille : Si vous voyez Théo, Megan et Lilou, ne parlez surtout pas du cours d’anglais.

Moi : Qu’est-ce qui s’est passé ?

Camille : Interro surprise parce qu’ils papotaient. On s’est tapé des verbes irréguliers et une version à partir d’un texte audio de 5 minutes !

Moi : Ouah, ça rigole pas !

Camille : Ils ont pris une punition en plus. Ils sont dég.

Avant de sortir, Lucile me demande de l’accompagner aux toilettes. Les garçons partent devant.

Lucile, se remettant du gloss : Je suis contente que tu n’en veuilles plus à Tony. Vous vous êtes bien amusés, ce matin, en théâtre ?

Moi : Euh, oui.

Lucile : Il était soulagé, ça se voit. Et toi, bien plus radieuse. Tu sais, il en pince sérieusement pour toi.

Moi : Ah, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi…

Lucile : Camille est de cet avis aussi, je parie.

Moi : Hum.

Lucile : Mìryn, c’est trop cool. C’est ce que tu veux, non ?

Moi : Euh…

Lucile : Je suis sûre, depuis le premier jour, que tu as flashé sur lui. Tu as beau dire que c’est passé, ça crève les yeux que non.

Moi, perplexe : Ah oui ? Je l’ai pourtant quasi traité de tous les noms.

Lucile : Oui, justement ! Mais Tony, il est un peu long à la détente. À tous les coups, il est à côté de la plaque.

Moi : Qu’est-ce que tu veux dire ?

Lucile, me prenant subitement dans ses bras : T’as été tellement protectrice envers moi. Il a dû rater quelques signaux. (Me relâchant.) Il faut tout lui dire !

Moi : Comment ça ?

Elle hausse les épaules et sort dans le couloir. Est-ce qu’ils ont parlé de ça avec Tony ? Elle m’a déjà dit qu’elle lui avait révélé que je tiens vraiment à lui, mais qu’a-t-elle dit exactement ? Ça m’inquiète.

Moi, hésitante, en rejoignant la cour : Et s’il y avait quelque chose, entre Tony et moi ?

Lucile : Ce serait trop cool !

Moi : Tu ne trouverais pas ça bizarre, après être sortie avec lui ?

Lucile : Bien sûr que non. Je ne suis pas amoureuse, moi.

J’aimerais répondre que moi non plus, mais…

Lucile, ravie : Ah, tu te réveilles enfin !

Lucile, Camille, Théo, Lilou et Megan partent pour leur cours d’espagnol, et je me retrouve seule avec Tony. Après les suppositions insistantes de Camille et Lucile, et la découverte du dessin de Tony, je ne sais plus quoi penser. Il a l’air mal à l’aise, lui aussi. Il garde les yeux fixés sur nos copains jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue, puis se tourne vers la verrière, comme s’il évitait de croiser mon regard.

Moi, m’asseyant à la table, sous le chêne : Tu t’en sors, avec la pièce de théâtre ? Ça doit pas être facile de retenir toutes ces répliques.

Tony, prenant place juste à côté de moi : Ça va. Mais y a quelques passages qui me posent problème. Faudrait que je relève les aspects de la personnalité d’Hernani, ses valeurs, son caractère, tout ça. Tu m’aides ? Tu connais bien la pièce.

Moi : Bien sûr.

Nous discutons alors de la pièce. Il parcourt le livre, jusqu’à tomber sur des informations pertinentes. Certaines scènes me rappellent telle ou telle caractéristique du personnage. Son bracelet glisse sur la feuille au rythme de son poignet qui bouge quand il les note.

Moi : J’ai trouvé tes dessins.

La brise qui traverse la cour est bienvenue. Il se fige et lève les yeux vers moi.

Moi : Merci.

Tony, rougissant : De rien.

Moi : Ta calligraphie… On dirait de l’elfique.

Tony : Oui, je suis content que tu l’aies reconnu.

Moi : Très réussi. Et le dessin de nos mains… C’est si intense.

Tony, me fixant : Oui.

De quoi on parle, là ?

Moi, détournant les yeux de son regard flamboyant : Tu as dû y passer un temps fou. Les mains, c’est pas facile à dessiner.

Tony : Oui, c’est vrai.

Oh le malaise… Nous essayons de nous replonger dans la pièce. Sa main est posée sur la table. Je n’ai qu’à déplacer légèrement la mienne et la poser contre. Encore quelques centimètres… Non, je n’oserai jamais ! Il a l’air tellement sérieux. Il murmure quelques phrases tout en repoussant les mèches de son front. Trop craquant.

Tony : Quoi ?

Moi : Quoi, « quoi » ?

Tony, mal à l’aise : Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Flûte !

Moi : Euh, non… Je… Tu feras un super Hernani. Oui. Tu as le style.

Il éclate de rire. Ouf… Quelle pirouette !

Tony : On croirait entendre Cédric !

Moi : C’est toi qui l’as dit le premier.

Tony : Ouais. Bah parfois, je dis de sacrées conneries.

11 : Feu d’artifice

Durant le cours d’arts plastiques du mercredi matin, madame Boulanger nous envoie, Camille et moi, dans la salle de théâtre pour commencer à ajuster les costumes. Elle a accepté d’attendre la semaine prochaine pour ramasser nos premiers travaux. Étant donné que je n’ai pas avancé d’un pouce sur comment arranger ces loques et que Camille comptait sur moi, c’est tant mieux !

Les acteurs s’habillent et c’est Camille qui se charge de placer les aiguilles. Il me fait penser à un grand couturier complètement farfelu. Il s’éclate. Et il gère carrément ! Je me contente de prendre une photo de chacun dans sa tenue ajustée, histoire d’avoir une base de travail pour remanier tout ça. C’est ma première photo de Tony. Camille lui fait enfiler tous les costumes d’Hernani et l’oblige à défiler plus longtemps que les autres ! Ça me donne envie de l’engueuler, jusqu’à ce que je réalise que c’est normal. Tony joue le personnage principal ! Il porte de nombreuses tenues dans la pièce. J’en profite donc pour prendre plus de clichés. Cédric finit par me piquer mon portable pour « nous immortaliser en pleine action ». Il nous tourne autour et nous mitraille. Je déteste ça !


Je passe une partie de l’après-midi enfermée dans ma chambre à contempler les photos de Tony. Son air charmant, ses fossettes quand il sourit et ses cheveux de plus en plus décoiffés restent inchangés. Je suis forcée de me secouer pour me ressaisir et réussir à me mettre au travail.

Arwen finit par me déloger pour que je vienne goûter avec elle. On s’installe dans la cuisine, devant un épisode d’une série fantastique.

Maman, faisant irruption dans la pièce, portable en main : Bonne nouvelle !

Arwen, se tartinant une deuxième gaufre au chocolat : On part en vacances ?

Maman, couvrant mes rires : Tu aimerais bien, hein ? Non, non, je viens de recevoir un mail du lycée.

Moi : Un mail du lycée ? Pour quoi faire ?

Maman : Ne fais pas cette tête, j’ai dit que c’était une bonne nouvelle.

Arwen : Qu’est-ce que c’est ?

Maman : Attendez une seconde…

Elle continue de cliquer sur son téléphone, la langue légèrement tirée, relevée au coin de sa lèvre dans son effort de concentration. Elle finit par afficher un vrai sourire et brandit le téléphone devant nous.

Maman : Tadam !

Arwen, s’emparant vivement de l’appareil : Ouah ! Trop bien. On n’a pas encore reçu les nôtres ! Wouohhh, t’es toute proche de Tony sur cette photo !

Moi, lui prenant le téléphone : Montre !

La photo de classe. Je l’ai redoutée et vécue comme un supplice. Puis Tony a prononcé son prénom à mon oreille. Premier contact.

Je contemple le cliché sur le petit écran du téléphone, zoomant sur la zone où nous nous tenons tous les deux debout. Je glisse un peu le doigt pour centrer son visage. Il est tel que je l’ai découvert pour la première fois. Son charme envoûtant me fait le même effet.

Maman : Alors, contente ? Montre-moi, je n’ai même pas eu le temps de la regarder. Je viens juste de finaliser le paiement en ligne.

Je rends le téléphone à maman. Arwen court se placer à côté d’elle pour regarder une nouvelle fois.

Maman : Ah oui, elle est chouette cette photo. Tu es ravissante, Mìmì.

Arwen : Quel teint de pêche ! Je n’ai jamais vu tes joues aussi roses. C’est parce que Tony est juste derrière toi ?

Maman : Arwii, ne sois pas pénible.

Je laisse ma sœur se moquer. Je viens de comprendre ce que Camille, Lucile et elle voulaient dire. Effectivement, ça saute aux yeux que j’en pince pour Tony. Et il l’a forcément remarqué.


Le cours d’allemand du jeudi se déroule comme au premier jour. Tony et moi bavardons joyeusement, parfois discrètement, parfois moins. Herr Bernard demande à Tony de corriger un exercice en lui rappelant qu’il n’a pas été très bon à l’évaluation des verbes forts et qu’il ne doit pas se laisser distraire. Ça le fait rougir.

Quand Tony s’assoit à côté de moi en informatique, il m’octroie son plus beau sourire. Bon sang, il est dangereux, ce sourire. Il peut envoûter n’importe qui. Pendant le cours, il se penche vers moi plusieurs fois pour regarder si nous avons classé les URL à vérifier de la même façon. À chaque fois, je perds pied.

Camille, murmurant derrière son écran : Bon, Mìmì, samedi il faut que tu viennes tôt. J’ai besoin de toi pour choisir LA tenue qui déchire et qui en mettra plein la vue à Jesse. Et puis, Tony veut préparer un truc, il sera là avant tout le monde.

Il pianote sur son téléphone et ajoute, rayonnant :

Camille : Je viens de t’envoyer l’adresse !

Après une heure de devoirs et deux de chimie, je monte dans le bus dans un état d’affolement majeur. Je ne peux pas m’empêcher de penser à la fête de samedi. Ça sera peut-être l’occasion de tenter un rapprochement avec Tony, hors du cadre du lycée. Lucile le croit aussi. À chacun de ses conseils délivrés, je me sens plus anxieuse et électrisée à la fois.


Vendredi, Camille est dans tous ses états. Il ne parle que de la fête.

Camille, touillant sa compote avec énergie, pendant le déjeuner : Jesse m’a dit qu’il a hâte qu’on se voie.

Moi : C’est génial. À ta place, je serais tétanisée, je crois.

Camille : Je le suis.

Moi : Ahah, tu as une drôle de manière de le montrer. Tu ne tiens pas en place !

Camille, ignorant ma remarque : Il va venir avec des copines à lui. Je crois que ça le stresse un peu aussi.

Moi : C’est normal. Ça va pas être un peu bizarre de vous voir pour la première fois avec tout ce monde autour ?

Camille : Je crois que c’est mieux. Si ça se passe mal, on ne se retrouvera pas tous seuls comme des cons.

Moi : Ah, tu as peur que ça déraille ?

Camille : On ne sait jamais. Il est extra, Mìmì, mais peut-être qu’il va me trouver nul.

Moi : J’en doute. Et n’oublie pas qu’on va te choisir la tenue la plus fashion qui soit pour lui en mettre plein la vue !

Camille : Oh oui ! Je compte sur toi !

Nous terminons nos desserts et nous rendons en cours de chimie.

À la fin des cours, Lucile file pour attraper le bus à la gare. Je ne suis toujours pas assez motivée pour la suivre. Tous nos autres camarades se dispersent et Camille marche en direction de la sortie. Je le suis.

Camille : Tu n’aurais pas dû courir avec Lucile ?

Moi : Je reste.

Camille : Mais Mìmì, t’es plus punie !

Moi : Oui, oui. Mais je préfère bosser un peu.

Camille : Tu veux que je reste avec toi ?

Moi : Tu m’as dit que tu avais des tonnes de trucs à préparer et que tu allais acheter des fringues. Encore !

Camille, se tenant le visage à deux mains comme sur le tableau Le Cri : Oui ! ! ! C’est vrai, mais je ne peux pas te laisser toute seule !

Moi : J’ai tellement de trucs à faire que je ne verrai pas le temps passer.

Camille : T’es sûre ?

Moi : Mais oui !
Camille, me serrant contre lui : Bon, alors j’y vais. Mon chauffeur m’attend.

Il se dirige vers une berline noire aux vitres teintées. En plus, quelqu’un était déjà là pour l’emmener ! Non, mais vraiment ! Il exagère. Et quelle exubérance ! Le véhicule passe devant moi, vitres baissées. À l’avant, un homme en costume noir avec lunettes de soleil hoche la tête dans ma direction. On dirait que ça ne rigole pas… Camille est assis à l’arrière, il m’envoie un baiser volant. Qu’est-ce qu’il me fait rire !

Tony, dans mon dos : Il est sacrément pompeux parfois.

Mon rire s’étrangle dans ma gorge. Je me retourne et vois que Tony suit la voiture de Camille des yeux. Quand le véhicule disparaît au coin de la rue, il se tourne vers moi.

Tony : Tu vas t’installer à la verrière ?

Moi : Ouais. Et toi ? Tu vas aider tes parents au resto ?

Tony : Je pensais plutôt rester ici. Je peux me joindre à toi ?

Moi : Bien sûr.

Nous marchons jusqu’à la verrière et nous installons sur des fauteuils.

Tony : Camille m’a dit que tu dois le retrouver chez lui de bonne heure, demain. Tu pourrais prendre le bus pour venir ici et on irait ensemble. T’en dis quoi ?

Moi : Euh, Je crois que mon père avait prévu de m’emmener. Je sais pas.

Tony, très nerveux : Ouais, OK. On se retrouvera sur place.

Est-ce qu’il vient de me proposer un rencart ? Il a l’air un peu déçu et semble bien trop occupé par la tache sur l’écran de son téléphone.

Moi : Mais c’est bon. Je suis sûre qu’il sera content d’être débarrassé de cette corvée. Attends, je vais regarder les horaires du bus le samedi.

Je fais défiler la page web sur mon téléphone, mon cœur battant à tout rompre. Est-ce que je viens d’accepter un rencart ? !

Moi, hésitante : Le plus tard, c’est 11 h 30. Ça irait ? Tu vas travailler, non ?

Tony : Je peux me libérer.

Moi : Un samedi midi ?

Tony : Oui. On fait comme ça. Viens pour 11 h 30, je t’attendrai ici. On ira manger ensemble quelque part et puis… On se baladera.

Moi : Tu crois que tes parents vont accepter de nous emmener si tu sèches le boulot ?

Tony : C’est Alex qui doit m’emmener. C’est bon.

Moi : Ah, génial.

Nous nous mettons à nos devoirs. On pourrait croire qu’on avance plus vite à deux, mais c’est faux. Nous sommes tout le temps en train de dévier. Et je suis complètement obsédée par ses mains ! Quel effet ça ferait d’en saisir une, là, maintenant, et de la serrer dans la mienne ?

La dernière sonnerie me ramène au moment présent. Nous quittons le lycée. Je sens le souffle chaud du bus qui arrive dans mon dos, mais Tony et moi continuons de nous dévisager sans bouger. À quoi pense-t-il ? Pourquoi me regarde-t-il avec une telle intensité ?

Moi : Bon, à demain alors.

Il s’empare de ma main et glisse ses doigts entre les miens. La chaleur et les picotements entre nos paumes se propagent rapidement au reste de mon corps quand il m’attire contre lui en posant son autre main sur ma taille. On dirait qu’on va se mettre à danser ! Il se contente pourtant de murmurer « à demain » à mon oreille et me libère, avant de partir à pas rapides, sans se retourner.

Je passe tout le trajet à me rejouer la scène. Tony me rend complètement dingue. Cette étreinte, c’était… C’était un feu d’artifice ! Je sens encore des fourmillements dans mes jambes quand je pousse la porte de la maison.

Papa, depuis la cuisine : Ma luciole vient par ici !

Moi : Salut, papa. Qu’est-ce qu’il y a ?

Papa, me dévisageant d’un air étonné : Euh rien. Enfin, si ! Tu vas bien ?

Moi, tirant une chaise pour m’asseoir devant la table encombrée : Oui. Pourquoi ?

Papa : Je ne sais pas, tu as l’air… Non, rien. Il n’y a rien.

Quelle tête je peux bien avoir pour que mon père flippe à ce point ? Pendant qu’il s’active à ouvrir les sacs de courses posés sur la table, j’essaie de voir mon reflet dans la porte du micro-ondes. J’ai l’air normal.

Papa : Voilà, toutes ces petites choses à grignoter sont pour emmener à ta fête, demain.

Moi : Ah, super. Merci !

Il y a des paquets de chips et de crackers variés, des boissons, aussi. Heureusement que mes parents ont pensé à tout ça ! Je note qu’il n’y a pas d’alcool. Ils ne sont pas fous.

Papa : Tu veux qu’on parte à quelle heure. J’ai pris toute ma journée.

Moi : Papa, je suis désolée, je pensais prendre le bus pour aller retrouver un copain et me rendre à la fête avec lui. C’est pas trop tard, pour ta journée, si ?

Papa, surpris : Quoi ? Oh, non. Non, non, ce n’est pas grave. C’est qui, ce copain ?

Moi : Je vais me balader en ville avec Tony.

Papa, l’œil lumineux : Ah. Avec Tony ?

Moi : Oui.

Maman a dû lui parler de Tony. Il m’observe un instant avec un peu trop d’attention et finit par me sourire.

Papa, tapant dans ses mains : Très bien ! Je profiterai de cette liberté pour regarder un bon film. Viens là ma princesse.

Il m’attire contre lui et dépose un baiser sur mon front.

12 : Le roi des Pasta alla Carbonara

Le bus s’arrête devant le lycée à 11 h 30. Tony, qui m’attendait sous l’auvent de la bibliothèque, court me rejoindre jusqu’à la portière en déployant un parapluie. Je ne sais pas trop comment ça va se passer aujourd’hui. J’ai imaginé tout un tas de scènes hier soir et je me suis efforcée de ne pas lui écrire. Cette fois, nous y sommes.

Moi : Salut, To…

Oh, il me serre de son bras libre.

Moi : … ny.

Tony, regard fuyant et joues rosées : Comment vas-tu ?

Moi, dans le même état : Bien.

Il prend mon gros sac de provisions d’une main et ajuste le parapluie au-dessus de moi de l’autre, quitte à être à moitié mouillé. Je me rapproche un peu. Il semble qu’on ne va pas parler de notre étreinte d’hier soir. Ni de celle qui vient d’avoir lieu. Je ne sais pas comment réagir.

Tony : Qu’est-ce que c’est, tout ça ?

Moi : Des trucs pour la fête.

Tony : On va aller les déposer chez moi.

Ah d’accord. On va chez lui. OK. Est-ce que c’est un vrai rencart ?

Tony : On sera tous seuls à la maison. Alex bosse. Il nous emmènera après le service.

Moi : C’est sympa de sa part.

Tony : Oh non ! Je dois faire sa plonge pendant une semaine !

Moi : Non !

Nous rions tout en marchant le long des murs du lycée. S’il ne tenait pas ce parapluie et mon sac de provisions, est-ce qu’on se prendrait la main ? Nous arrivons bientôt devant la pizzeria de ses parents.

Tony : Viens, c’est par ici.

Il replie rapidement le parapluie, qu’il coince sous son bras, et s’empare de ma main pour nous conduire dans la ruelle, entre le restaurant et les habitations d’à côté. Sa peau est fraîche, douce et dégoulinante de pluie, tout comme moi. Je suis parcourue des mêmes fourmillements qu’hier. Et juste quand j’ai l’impression que je me mets à chauffer, il me relâche pour déverrouiller la porte d’une maison. Je le suis à l’intérieur, assourdie par les pulsations de mon cœur affolé. Tony s’active dans le sas. Il dépose le parapluie contre un mur, le sac sur une commode et enlève ses chaussures d’une poussée d’orteils. Il me faut un peu plus de temps pour dénouer les lacets de mes boots.

Tony, m’invitant à entrer dans le salon : Le temps n’est pas top pour une balade.

La pièce est plongée dans l’ombre, bien que les rideaux soient ouverts. Le temps dehors est effectivement bien trop gris et humide. On a à peine l’impression qu’il fait jour !

Tony, parvenant mal à masquer sa nervosité : On peut manger ici, si tu veux. Et regarder un film ou, je sais pas. T’en dis quoi ?

Moi : Si ça ne dérange pas.

Tony : Bien sûr que non. Tiens, tu peux poser tes affaires là.

Il récupère mon sac à dos et ma veste, qu’il étend sur le dossier d’une chaise.

Moi, le regardant entrer dans la cuisine : Tu sais cuisiner ?

Tony, d’un air offusqué : Je suis le roi des Pasta alla Carbonara. Partante ?

Moi : Euh…  ? Mon italien laisse à désirer.

Tony : Pas besoin de le parler pour se régaler.

Je le regarde sortir des ustensiles, de la farine, des œufs.

Moi : Attends, tu prépares les pâtes toi-même ?

Tony : J’essaie de t’en mettre plein la vue.

Moi : C’est réussi.

Il sourit, drôlement fier, et s’attelle à sa tâche, me demandant de temps à autre de lui passer quelque chose ou de touiller une casserole. On s’amuse bien. Je me sens de plus en plus à l’aise. On fait des pronostics sur la fête de ce soir : qui sera présent, comment est la maison de Camille, est-ce que ses parents seront là, etc. Puis finalement, nous dégustons le plat avec appétit, assis au comptoir de la cuisine. Je vois que Tony me surveille en douce, guettant ma réaction.

Moi, exagérant mes mimiques : Hummm, délicieux.

Tony : Ouais, elles sont pas mal.

Moi : Arrête, elles sont extras.

Tony : Merci.

Moi : Au fait, Camille m’a dit que tu devais préparer quelque chose pour la fête, que c’est pour ça que tu y vas en avance. Qu’est-ce que c’est ?

Tony : C’est une surprise.

Moi : Oh allez, dis-moi.

Tony, amusé, faisant tournoyer de longues tagliatelles sur sa fourchette : Non, non, tu verras bien.

Moi : Je vais te voir tout préparer, de toute façon.

Tony : Ça m’étonnerait. Si j’ai bien compris, tu dois aider Camille à trouver une tenue au top.

Moi : Oui. Tu sais tout, toi.

Tony : Il me l’a dit.

Moi : Vous êtes drôlement proches, tous les deux.

Tony : Bah ça nous a rapprochés, d’être dans la même classe.

Nous finissons le repas et nous montons à l’étage. Je comprends qu’il me conduit dans sa chambre uniquement quand il hésite avant de pousser la porte.

La pièce est petite, principalement occupée par le lit et une armoire. Tout est bien rangé. Il y a des posters sur les murs, des dessins aussi. J’avance directement vers l’un d’eux, une forêt avec un faon, dans un rayon lumineux, qui broute paisiblement.

Tony : J’ai des films sympas sur mon ordi.

Il désigne le bureau, sous la pente du toit, occupé par son pc.

Moi : Tu veux qu’on regarde un film ici ?

La question m’a échappé. Une pensée m’obsède : lui et moi sur le lit, côte à côte. L’ambiance peut vite me rendre dingue.

Tony : Ça t’embête ? On peut aller au salon. Mes parents ont des DVD. Ou bien, on va dehors.

Nous levons tous les deux la tête vers la fenêtre. La pluie cogne sur le toit. C’est un vrai déluge.

Moi : Non, ça va. On a qu’à rester là.

Tony, se mettant devant l’ordi : Cool. Action ou aventure ?

Moi : Aventure.

Tony : OK. Alors c’est parti.

Il clique et se recule jusqu’au mur, contre lequel il cale un oreiller pour s’adosser. Il dispose un coussin à côté et le tapote pour m’inviter à m’asseoir.

Le film a l’air marrant. Nous nous plongeons facilement dedans. C’est agréable. Je me sens un peu plus détendue, jusqu’à ce que je remarque, dans la bande noire du bas de l’image, les coups d’œil que Tony ne cesse de me lancer. Ça y est, je ne tiens plus en place.

Moi : On peut mettre la pause ?

Tony : Qu’est-ce qu’il y a ?

Il se glisse au bout du lit pour arrêter le film.

Moi : J’ai juste besoin d’un verre d’eau. Je retourne à la cuisine ?

Tony : Oh attends.

Il revient sur le lit et se penche devant moi pour attraper une bouteille d’eau par terre. Nous sommes si proches ! Je suis tétanisée. Il s’en rend compte et s’écarte brusquement. Je me lève aussitôt, remettant un peu d’ordre dans ma tenue, plus pour m’occuper les mains que par nécessité. Et aussi pour ne pas croiser son regard. Je le sens, posé sur moi. J’ai envie de m’enfuir, mais j’ai aussi envie de… De… Ahhhhhhhhhh ! J’ai envie de l’embrasser ! Cette chaleur au creux de mon ventre n’est pas due qu’à ses tagliatelles succulentes. Mon cœur qui s’emballe, le sang qui afflue à mon visage, mes mains qui tremblent… J’ai tellement envie de le toucher. De sentir ses lèvres sur les miennes. Je n’ai pas donné beaucoup de baisers jusque-là. Je ne serai certainement pas douée. Et puis j’ai la bouche sèche. Mais à quoi je pense, de toute façon ? Je ne peux pas l’embrasser ! Il faudrait déjà qu’il en ait envie !

Tony : Mìryn ?

Moi : Hum ?

Il faut que je le regarde. Je n’y arrive pas. Je vais fondre, si je le fais. Le lit grince un peu et je vois ses mains et ses genoux qui réapparaissent devant moi. Il attrape mes mains tandis qu’il se redresse pour me faire face. Nos doigts s’entrelacent et nos regards finissent par se croiser. Le sien est aussi intense et profond que lorsqu’il était prêt à retirer mon pull plein de peinture. L’ambiance est la même. La tension est là. Je me fais encore des idées, ou…

? : Alors les amoureux, vous êtes prêts à partir ?

Une voix dans l’escalier ! Nous sursautons tous les deux et Tony se jette sur le lit pour relancer le film. Je m’assois au bord, essoufflée, juste au moment où son frère fait irruption dans la pièce. Tony s’est allongé d’un air nonchalant, bras derrière la nuque. Ça a l’air tout, sauf naturel. Il est autant à bout de souffle que moi.

Alex, nous détaillant tous les deux, un sourire en coin : Bon, si vous voulez partir, c’est maintenant.

Tony : OK. Je récupère quelques affaires. On a deux minutes, non ?

Alex : Vas-y, je vais raccompagner ta copine en bas.

Alex tend un bras pour que je passe devant lui dans le couloir. C’est vrai qu’ils se ressemblent beaucoup, avec Tony, quoique le sourire d’Alex lui donne un air plus arrogant.

Alex : Ça roule ? Mon abruti de frère t’a fait passer un bon moment ?

Moi : Quoi ?

Il éclate de rire en descendant l’escalier derrière moi. C’est plus écarlate que jamais que je récupère ma veste et mon sac à dos près de l’entrée. Quand Tony nous rejoint avec son propre sac et un étui à guitare, je suis en train de lacer mes chaussures et Alex ricane toujours.

Alex : Est-ce que papa et maman savent que tu as emmené ta copine dans ta chambre ?

Tony : La ferme, Alex.

Alex : Oh, ça va. Je rigole.

Nous quittons la maison et, après avoir déposé le sac de victuailles avec les pizzas, dans le coffre, Tony et moi nous installons à l’arrière de la voiture. Alex allume l’autoradio et se met à chanter un rap immonde. Tony grimace et me lance un regard d’excuse. L’intensité de ce moment passé dans sa chambre s’est évaporée.

13 : Un conte de fées

Alex finit par arrêter la voiture devant une grande maison et sa copine nous rejoint. Elle nous qualifie d’emblée, Tony et moi, de « trop choux » et elle nous surveille dans le rétroviseur en gloussant toutes les deux minutes.

Alex : C’est où déjà, votre bled ?

Alex est de mauvaise humeur. Il a déjà fait demi-tour plusieurs fois. Nous nous y mettons à plusieurs sur nos téléphones jusqu’à enfin dénicher le bon chemin. Nous arrivons chez Camille à 15 h 10. Alex nous maudit en partant, nous hurlant qu’il ne viendra pas nous chercher et qu’on aura qu’à nous « démerder ».

Camille : Classe, ton frangin. Alors, cette journée ?

Camille me lance un clin d’œil qui me fait aussitôt monter le rouge aux joues. Je ne lui ai même pas dit que je venais avec Tony ! Ni qu’on passait la journée ensemble avant ça.

Tony, checkant, comme si de rien n’était : On a regardé un film. Et toi, t’en es où ?

Camille : Ce que tu m’as demandé se trouve dans la pièce, au fond, à gauche.

Il lui indique le chemin du doigt avant de m’attraper par le bras.

Camille : Toi, tu viens avec moi !

Tony : À tout à l’heure.

Il y a des lanternes rouges et dorées accrochées sur les rambardes de l’escalier et des guirlandes immenses pendent du plafond. Je ne sais pas comment Camille a fait pour décorer de cette manière. C’est superbe.

Moi : Où est-ce que tu m’emmènes ? Et qu’est-ce qu’il t’a demandé, Tony ?

Camille : Dans mon dressing. Et c’est une surprise.

Moi : Tu plaisantes ?

Camille : Quoi ?

Moi : Tu as un dressing ? !

Camille : Évidemment ! Pas toi ?

Moi : Je me contente d’une armoire.

Camille lève les yeux au ciel avant de me pousser dans une pièce plus grande que ma propre maison.

Camille, impatient : Qu’importe ! Dis-moi tout. C’était comment, avec Tony, petite cachottière ?

Je pousse un soupir.

Moi : Intense.

Camille, tapant dans ses mains : J’en étais sûr !

Moi : Chut ! Tais-toi, tu veux. Et puis comment ça, « J’en étais sûr » ? Je ne t’ai encore rien dit.

Camille : Parce qu’il y a des choses à raconter ?

Il ne cache ni sa joie ni sa curiosité. Tandis qu’il étale des dizaines de t-shirts, chemises et pantalons sur le canapé qui trône au milieu du dressing, avec moi avachie dessus, je lui raconte cette étrange journée. Il s’extasie comme un gamin et manque de s’étrangler quand je lui parle de ce moment si intense sur le lit. Une main plaquée sur la bouche, l’autre crispée sur son cinquième t-shirt préféré, il lance :

Camille : Il t’a embrassée !

Moi : Non.

Camille : Quoi ? ! C’est pas possible.

Moi : Non, c’est… Son frère est arrivé.

Camille : Rahhhhhh, il l’aurait fait. J’en suis sûr !

Tony, depuis le couloir : Vous êtes où ?

Camille : Ici !

J’espère qu’il n’a rien entendu ! Camille va le récupérer en sautillant comme une danseuse étoile. Tony lui avoue qu’il est bluffé par la décoration pour la fête et l’aménagement spécial du jardin d’hiver.

Moi : « Le jardin d’hiver », qu’est-ce que c’est ?

Camille : Notre salle de bal, très chère.

Moi : Un bal ? Mais on est où, là ?

Camille : Dans un conte de fées, Princesse.

Après plusieurs essayages supplémentaires, défilant devant Tony et moi comme une star de la mode, Camille arrête son choix sur un pantalon slim kaki, accompagné d’un t-shirt bleu aux motifs de volutes ardoises et d’une chemise blanche ouverte. Il enfile une étole argentée et des mocassins assortis. La grande classe. Tony et moi nous dévisageons. Nous pensons la même chose : nous aurions dû choisir avec plus de soin nos propres tenues. On a l’air de gueux à côté de lui.

Tony, mordillant dans un nounours en guimauve : À quelle heure arrive ton ami ?

Il y a tout un bocal de ces chamallows derrière le dossier du canapé et je me demande si Camille organise souvent ce genre de défilé dans son dressing. Il y a tout pour bien accueillir. Je suis également surprise qu’il ait parlé de Jesse à Tony.

Camille : Vers 19 h, comme les autres.

Moi : Ça ne te stresse pas trop ?

Camille : Je suis mort de trouille !

Tony, me jetant un coup d’œil discret : Je te comprends, mon pote.

Un silence s’installe.

? : Doudou, Amour, tes amis arrivent !

Camille : OH MON DIEU ! Ça y est. (Criant.) On descend, maman !

Camille m’attrape par le bras et m’arrache du canapé. Tony nous suit en rigolant.

Moi : Tes parents seront là toute la soirée, Doudou ?

Camille : Ils seront dans l’autre aile de la maison. On ne les verra pas. Ils ne nous entendront pas.

Tony, souriant : Autrement dit, on fait ce qu’on veut ?

Camille : Exactement !

Forcément. D’ailleurs, quand nous arrivons au bas de l’escalier, nos amis sont seuls dans l’entrée. La mère de Camille a déjà disparu.

Il y a presque tous les élèves de notre classe. Théo et Megan sont ensemble. Lilou est venue avec Enzo. Cédric est là aussi, ainsi que quelques autres secondes. Lucile se jette à mon cou.

Lucile : Joyeux anniversaire ! Super, ta tenue ! Regarde.

Elle tournoie sur elle-même, faisant virevolter les volants de sa robe caramel, à mi-cuisses. Elle lui va à ravir. Elle porte aussi de nouveaux souliers dont les talons sont carrés, cette fois.

Moi : Ouah, t’es trop jolie !

Lucile : Merciiii. Où est Tony ? Il était là y a deux secondes.

Moi, regardant autour : Ah, je ne sais pas.

Lucile, curieuse : Je vous ai vu descendre de l’étage, tous les deux. Vous faisiez quoi ?

Moi : On aidait Camille à choisir une tenue. Il en a des milliers. Tu verrais son dressing !

Lucile : Ah bon !

Le brouhaha des conversations se fait de plus en plus dense. La foule commence à se diriger vers le fameux « jardin d’hiver ». Camille doit traîner quelque part et guider tout le monde.

Lucile : Allez viens, on va danser !

Quelle blague ! Le « jardin d’hiver », c’est une grande véranda aménagée de fauteuils moelleux, de plantes et d’un buffet avec tout un tas de boissons et de choses à manger. Il y a aussi une estrade avec table de mixage, micro et guitare. La musique tourne déjà, et nous sommes aussitôt happées par l’ambiance festive. Il y en a qui se dandinent sur le dance floor et d’autres qui se goinfrent de pizza. Cédric surgit devant nous avec deux verres remplis de soda.

Cédric, nous tendant les boissons : Super cette fête ! On danse ?

Lucile s’empare d’un verre et s’élance dans la foule en nous entraînant avec elle. Des titres bien connus s’enchaînent. On s’amuse bien. On rigole. Cédric agite les bras comme un dément pour danser, il est trop drôle. Quand j’aperçois Camille, près de l’estrade, je tente de le rejoindre. L’exercice n’est pas aisé. En fait, j’ai l’impression de danser avec tout le monde, tournoyant entre amis et connaissances au rythme des mélodies jusqu’à arriver devant mon ami, à bout de souffle.

Camille : Ah, te voilà ! Ça va, tu t’amuses ?

Moi : C’est top. Merci ! Où est Jesse ?

Camille : Je ne sais… (Me saisissant soudain la main.) Le voilà…

Il s’est figé en direction de la porte. Un peu à l’écart, accompagné de deux filles aux allures punk, le Jesse que j’ai vu en photo scrute tout le monde des yeux. Il est nerveux. Quand enfin son regard croise celui de Camille, on dirait que la Terre cesse de tourner pour eux deux. Je libère ma main des doigts crispés de mon ami et le pousse dans sa direction. Camille avance vers lui comme au ralenti, fendant la foule qui semble s’écarter de son chemin. C’est si simple pour lui ! Ils se rejoignent enfin et se prennent les mains, sans un mot. Je n’ai jamais rien vu d’aussi romantique.

Cédric, surgissant à côté de moi : Tu pleures ?

Moi : Oh, c’est…

Je regarde Camille et Jesse s’éloigner dans une partie obscure de la maison.

Moi : C’est émouvant, cette fête.

Cédric : C’est sympa de m’avoir invité. Il paraît qu’il y a un DJ pour assurer le show.

Moi : Connaissant Camille, ça ne m’étonnerait pas. C’est lui qui a tout organisé.

Nous retournons nous amuser. Je finis par danser un slow avec Théo, puis avec Cédric, et même avec Megan ! Où est Tony ? La playlist commence à tourner en boucle. Cédric et les autres se sont mis à danser tous ensemble, bras dessus, bras dessous. Ils ont l’air parfaitement ridicules ! Une paire de mains m’attrapent par les épaules. Ce sont celles de Théo. Je résiste de justesse.

Moi : Je reviens. Toilettes.

Je préfère m’éclipser.

? : Salut. C’est toi Mìmì ?

Les amies de Jesse m’ont intercepté avant que j’atteigne le hall. De toute façon, je ne sais même pas où sont les toilettes. Il me faudrait la nuit entière pour fouiller tout le domaine !

Moi : Euh, oui ?

? : Moi, c’est Azy, et voilà Lisa.

Lisa : Salut.

Azy est grande, mince et ses cheveux blonds sablés sont coupés au carré. Elle porte des anneaux et des clous jusqu’en haut des oreilles, un t-shirt moulant bariolé, une veste de tailleur au revers décoré de petites têtes de morts, un slim noir troué aux genoux, de multiples ceintures et des boots rouges en cuir. Il n’y a pas à dire, elle ne manque pas de style. Lisa ne passe pas inaperçue non plus avec ses cheveux courts, teints en rose, ainsi que sa blouse noire lacée comme un corsage et son pantalon serré aux motifs écossais rouges et noirs.

Azy, avec un accent assez marqué : J. s’est tiré avec son mec. C’est lui qui nous a dit de te retrouver. Paraît que c’est ton anniv. Tu peux changer cette musique d’enfer, ou quoi ?

J. c’est Jesse, je présume. Je me demande d’où ils viennent, tous les trois.

Moi : Vous n’aimez pas la musique ?

Lisa : C’est un euphémisme…

Moi : Ahah. Vous avez quelque chose à proposer ?

Azy brandit aussitôt son téléphone. Elle a l’air si déterminée… On pourrait croire qu’elle tient une arme de destruction massive.

Azy : On va passer ça en attendant que J. revienne. Il était censé assurer le show, merde !

Moi : C’est Jesse, le DJ ?

Lisa : Il assure grave.

Moi : Cool !

Azy : Bon, on peut passer de la vraie musique ? Je commence à avoir les oreilles qui saignent !

Moi : Fais-toi plaisir !

Elle se précipite sur l’estrade et ne perd pas de temps à brancher son téléphone malgré tous les équipements mystérieux installés-là. Guitares électriques, batteries et cris de guerre envahissent la salle. Mes amis hésitent durant une milliseconde, avant de se déchaîner. Ce n’est pas là-dessus qu’on dansera un nouveau slow ! Tony a rejoint le reste de la bande. Il parcourt la foule des yeux et s’avance vers moi dès qu’il m’aperçoit.

Moi : La fête est cool.

Tony, enfonçant les mains dans les poches de son sweat : Oui. Camille a assuré.

Moi : C’est sûr. Et tu as installé ta guitare sur scène. Qu’est-ce que tu prépares ?

Tony : Justement, c’est pour ça que je te cherchais. C’est la surprise, tu sais ?

Moi : Ah. Ne me dis pas que tu vas chanter « Happy Birthday » ?

Je rigole et il m’accompagne, un peu crispé.

Moi : Quoi, c’est ça ?

Tony : On ne peut rien te cacher !

Moi : Oh ? Bah, vas-y alors !

Il me sourit et s’éloigne vers la scène. Camille me rejoint, hystérique.

Camille : T’as vu comme Jesse est parfait ! ?

Moi : Tu as l’air content.

Camille : Je suis au PA-RA-DIS. En plus, il sait mettre l’ambiance. Et ses copines, aussi !

Moi : Oui, ça assure grave.

Sur scène, Tony attrape sa guitare et tire le micro à côté de la table de mixage que Jesse a déjà apprivoisé. Ils échangent un regard et Jesse fait tourner un disque à nous rayer les tympans. Tony se met aussitôt à gratter les cordes et… Ils jouent bel et bien « Happy Birthday ». Dans un style particulier, certes, mais quand même… Dès qu’ils ont reconnu à leur tour les premières notes, mes amis et autres camarades du lycée se mettent à applaudir. Tony entonne le premier couplet. Il y a vraiment des couplets dans cette chanson ! ? Ahh… Sa voix est grave, douce et chaude. Elle me transporte. Quelle beauté ! Tiens, en y prêtant un peu plus attention, je me rends compte qu’il parle de nouvelles rencontres et d’amitiés, de liens forts qui ne s’oublient jamais… Est-ce qu’il a écrit lui-même les paroles ? Tout le monde reprend le refrain en chœur et je me vois propulsée – par Camille, sans aucun doute –, au milieu de la pièce. Cédric me colle un porte-clés dans les mains en me souhaitant un bon anniversaire. Théo me donne une boîte de crayons, Megan et Lilou, des boucles d’oreilles en forme de cerises. Ils se sont mis en rang pour m’offrir leur cadeau ! Lucile me serre dans ses bras et me relâche en me passant un foulard fleuri autour du cou. Camille, quant à lui, me tend une boîte de baskets similaires à celles qui ont péri sous la peinture. Je serre tous mes amis dans mes bras pendant que Tony et Jesse terminent la chanson. Camille court les rejoindre et pique le micro à Tony.

Camille : Aller, bande de boucaniers, à l’abordage ! Notre repaire de pirates nous attend dans la forêt !

La foule : Ouais ! ! !

Camille : Youhou ! C’est parti !

Il descend avec Jesse et ils sortent directement par le parc, main dans la main, en chantant comme des ivrognes.

Moi, à Lucile, qui me tend la main : Je vous rejoins. Je vais déposer tout ça et récupérer ma veste.

Elle opine, avant de suivre Cédric en courant. Il l’attend pour lui offrir un bras chevaleresque qu’elle agrippe comme un koala. Je retourne dans le hall et monte les marches quatre par quatre.

Moi : Ouille !

Il a fallu que je me torde la cheville !

Tony, montant derrière moi : Mìryn, ça va ? (Voyant que je boite.) Attends, j’arrive.

Il enjambe plusieurs marches, avec plus de grâce que moi ! Il finit par me rejoindre, me débarrasse de tous mes cadeaux et passe mon bras derrière sa nuque. On atteint le palier assez laborieusement. Quelle scène ! On se croirait dans un film. Un film romantique rempli de clichés, comme maman les aime !

Moi : Je crois que je me suis foulé la cheville. J’ai voulu faire vite pour rejoindre les autres. C’est trop tard, maintenant, on ne retrouvera pas le chemin dans la forêt.

Tony : On ne va pas aller dans la forêt, tu peux à peine poser le pied.

Moi : Oh, il paraît que le repaire de pirates est génial ! Tu ne peux pas manquer ça à cause de moi !

Tony, poussant la porte du dressing avec son épaule libre : Et je ne vais pas te laisser toute seule.

Moi, souriant : C’est très gentil de ta part, mais je ne risque rien, ici. C’est un véritable château !

Il dépose mes cadeaux sur le canapé et m’aide à m’asseoir parmi les habits abandonnés de Camille, puis il ouvre quelques portes au hasard.

Tony : Un château dans lequel il n’y a pas une trousse de secours !

Moi : C’est rien, vraiment. Ça va passer. Je ne sens déjà presque plus rien.

Mes moulinets de démonstration se retournent contre moi en m’arrachant une grimace. Tony se fait une place à côté de moi. Il prend ma cheville avec délicatesse et la dépose sur sa cuisse.

Tony : Il faudrait au moins la maintenir avec un bandage.

Il commence à délasser ma botte… Pourvu que je ne sente pas des pieds ! Il la fait glisser autour de ma cheville avec douceur, la dépose au pied du canapé et enroule le foulard que Lucile m’a offert autour de mon pied. Par moment, ses mains caressent ma peau à travers mon collant.

Tony : Je n’ai pas trop serré, ça va ?

Moi : Oui, ça va. Merci.

Tony, se baissant et saisissant mon autre jambe jusqu’à me faire basculer contre l’accoudoir : Il faut enlever ta deuxième chaussure et te mettre à l’aise.

Il se recule un peu et joint le geste à la parole. Me voilà avec les jambes allongées sur le divan, chevilles reposant sur une pile de vêtements chiffonnés, contre sa cuisse.

Moi : OK. Tu peux aller rejoindre les autres, maintenant. Merci.

Tony : Comme tu l’as dit, c’est trop tard pour retrouver le chemin dans la forêt. Mais je peux partir, si tu veux.

Moi : Non !

Tony, avec un sourire : OK, alors je reste.

Il récupère tous mes cadeaux sur ses genoux pour se caler contre le coussin, allongeant les jambes par terre et croisant les pieds. Il prend le porte-clés que Cédric m’a offert et le fait tourner entre ses doigts. C’est un petit personnage de dessin animé.

Tony : Tu aimes tes cadeaux ?

Moi : Ouais, ils sont cools.

Il se penche par-dessus l’accoudoir et remonte son sac à dos, qu’il avait abandonné là dans l’après-midi.

Tony, me tendant une boule de poils : Tiens.

Moi, repliant mes jambes sous mes fesses pour me rapprocher et l’attraper : Qu’est-ce que… Oh, une tortue !

Je passe mes doigts sur le poil duveteux de la peluche. Elle a le corps vert, la carapace marron et blanche et ses yeux sont énormes, multicolores et pleins de paillettes, comme ceux des monstres d’Arwen.

Moi : Elle est trop belle ! C’est pour moi ?

Tony : C’est ton cadeau d’anniversaire. Je montais pour la récupérer, quand je t’ai trouvée dans l’escalier.

Moi : Merci. Elle est géniale.

Je la frotte contre ma joue. Elle est tellement douce ! Je vais pouvoir l’ajouter à ma famille de doudous. Trop bien. En plus, c’est Tony qui l’a choisie.

Tony, souriant : À quoi tu penses ?

Moi, serrant la tortue contre ma poitrine : Moi ? Oh, euh… C’était pas ta chanson, mon cadeau ?

Tony : Tu l’as aimée ?

Moi : Euh… Je n’ai pas pu l’écouter avec attention. On m’a assaillie de toutes parts !

Tony : Tu as détesté, quoi.

Moi : Non ! C’était chouette. C’est toi qui as écrit les couplets ?

Tony : Ouais, vite fait. Je trouvais trop naze de juste répéter « joyeux anniversaire ».

Moi : Ahah. En tout cas, merci encore. Pour la chanson, et pour la tortue !

Je la brandis devant son nez. Il s’en empare et la manipule comme il l’a fait avec le porte-clés.

Tony : Tu vas l’appeler comment ?

Moi : Euh… Je ne sais pas encore. Une idée ?

Tony : Comment s’appellent tes autres peluches ?

Moi, rougissant, sans aucun doute : Comment tu sais que j’en ai d’autres ?

Tony : J’ai aperçu la photo, dans ta chambre. Quand on était au téléphone. J’ai vu une affiche de tortues aussi. C’est pour ça que je l’ai choisie.

Moi : Ah. Je suis démasquée ! (Commençant à compter sur mes doigts.) Bon, alors il y a Miss Arc-en-ciel, Mac le macaque, Trompette et Mister Boubou.

Tony, avec un large sourire à tomber par terre : Alors Mac le macaque, c’est facile, c’est un singe. Mister Boubou, ça doit être… Qu’est-ce que ça peut être ? Un fantôme ?

Moi : C’est un âne.

Tony, concentré : Oh, « Boubou » comme bourrique. Je vois. Trompette… Un autre animal, sans doute. Un oiseau, peut-être ? Non, attends ! Un éléphant ?

Moi : Gagné !

Tony, me rendant la tortue : Tu aimes les animaux, donc. OK, et le dernier : Miss Arc-en-ciel… C’est quand même pas une licorne, si ?

Moi : Si ! C’était un cadeau d’Arwen. Tu as quelque chose contre les licornes ?

Tony : Absolument pas !

Nous éclatons de rire et je sers un peu plus fort la tortue contre moi. Chaque fois que je la verrai, je me souviendrai de ce moment.

Tony, se penchant pour grattouiller la tête de la tortue : Alors, ce sera Mademoiselle Carapace.

Moi : Oh, c’est parfait. Trop mignon !

Il lève les yeux vers moi et je sens mon cœur s’affoler. Quel regard ! Il se recale dans le coin du canapé. Je le vois ravaler sa salive.

Tony : Comment va ton pied ?

Je déplie les jambes et les étire en posant délicatement les talons au sol.

Moi : Je ne sens plus rien.

Tony : Tant mieux.

Nous restons un moment silencieux. En bas, la musique continue de tourner, bien que tout le monde soit parti dans les bois. Je crois que Tony est aussi nerveux que moi. Il pioche un ourson en guimauve dans le bocal.

Moi : On danse ?

Il jette un coup d’œil à mon pied bandé. Je dépose Mademoiselle Carapace sur le canapé, me lève, réajuste ma robe sur mes hanches, et lui tends la main. Il s’en empare, et je sens aussitôt une délicieuse chaleur fourmiller du bout de mes doigts jusqu’au creux de mon estomac.

Tony m’enlace, me serre contre lui. Mon cœur bat si fort contre sa poitrine qu’il ne peut que le sentir. Moi, je sens le sien. Je place mes bras dans son dos et il commence à nous balancer doucement. Les pieds immobiles, je me sens pourtant quitter le sol. Je me laisse dériver, yeux clos, nez enfoui au creux de sa gorge.

FIN