Akemi no sekai

Lectures · Films et séries · Mes écrits · Samare · BD · Japonais · Créations artistiques · Bric à brac · Rédaction
À propos
Musique, timidité, bêtise et politiquement incorrect · Dessins du passé

Objectif petit ami, roman

Publié le 29/06/2024 dans Mes écrits.

Objectif petit ami est un roman que j’ai écris en 2015 pour un concours sur le thème « espoir », à moins que ce n’ait été le « courage ». Je ne sais plus trop. Les dents de Chastel a été écris à la même période pour répondre à l’un de ces deux thèmes également. Les deux sont valables pour les deux romans, je trouve. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas été retenue. Je n’avais probablement pas bien compris les sujets.

couverture du livre

Mélanie est un peu timide et renfermée. Ses interactions sociales se limitent aux échanges avec ses collègues et à son amitié avec Camille, l’épouse de son patron. Lorsqu’elle reçoit une mystérieuse lettre, Mélanie ne peut s’empêcher de chercher à découvrir l’identité de son admirateur anonyme. Elle a cependant du mal à faire la part des choses et à écouter les conseils de son amie.

Environ 4 heures 30 de lecture.

Objectif petit ami

1 : Une lettre anonyme

J’ai reçu la première lettre un mardi soir.

Je vivais au deuxième étage d’une vieille église reconvertie du centre-ville de Monsagne depuis cinq ans et les seuls courriers personnels que j’avais jamais reçus à cette adresse étaient les colis de mes parents. J’étais plus habituée aux factures et aux publicités.

Mais avant de trouver cette lettre, je passais la journée au Parc d’Activités Gérardin, dans la boîte de communication visuelle où j’avais été embauchée. J’avais bénéficié de l’incroyable chance de quitter l’école des arts numériques et d’intégrer une entreprise au moment où les employeurs laissaient encore les infographistes réaliser leurs missions depuis leur domicile. Mon contrat n’ayant jamais été modifié, je pouvais travailler chez moi. J’étais évidemment obligée de me rendre au bureau lorsqu’il se déroulait l’une de ces réunions importantes concernant les plus gros clients. Et je devais aussi me conformer aux demandes de mon patron, Maxime, en matière de contacts, et accepter les vidéos-conférences auxquelles il me conviait ou bien répondre au téléphone quand je voyais son numéro apparaître. Je préférais de loin lui parler par mail, mais je ne pouvais tout de même pas me plaindre.

Ce mardi était un jour de réunion. La responsable du salon de beauté Les ongles de madame Martha, madame Bernard – allez savoir pourquoi – s’était présentée à l’agence à 9h pour discuter d’un nouveau site internet, plus dynamique. Très agréable, elle avait fourni un cahier des charges complet au patron, non sans le complimenter sur nos autres travaux. Les ongles de madame Martha était un client important. La nécessité d’une interface visuelle pouvait signifier que madame Bernard finirait par nous demander des flyers et peut-être même des affiches. En plus, les gens parlaient beaucoup avec leur esthéticienne, surtout quand elle était aussi drôle et cool. Le bouche-à-oreille pouvait faire une bonne publicité à la boîte.

À 9h15, j’interrompis donc la communication sur mon portable avant de me préparer à aller au bureau. Ce n’était pas prévu, mais le projet sur lequel je travaillais déjà pouvait apparemment attendre. J’engloutis un petit déjeuner copieux et attrapais le premier tram en direction de la zone d’activités à l’est de la ville.

Je quittais le wagon en même temps que Charlie, le nouvel agent de sécurité des parkings qui avait pris le poste la semaine précédente. Très grand et plutôt costaud, il avait la carrure idéale pour exercer cet emploi. Si j’étais un voleur ou un vandale, il ne me viendrait sûrement pas à l’idée de contrarier cet homme-là. Mais au fond, il était très gentil. Depuis qu’il était là, nous nous retrouvions toujours ensemble dans le tramway. Il prenait le tour de garde de 10h45 et quand je me rendais au bureau, il m’arrivait rarement d’y être plus tôt que cela.

— Tu as le temps de boire un café ? me proposa-t-il.

Charlie savait que je n’étais pas bavarde, mais il insistait quand même pour s’asseoir près de moi dans le tram et pour m’inviter à boire un café avec lui – je ne buvais pas de café – à chacune de nos rencontres. Il ne semblait pas gêné que je le laisse le plus souvent faire la conversation en me contentant de l’écouter.

Je lui souris. Nous traversions le parc en marchant rapidement et il devait même trottiner un peu pour se maintenir à ma hauteur. Lorsqu’il vit mon expression, il fronça les sourcils.

— Tu vas encore refuser, se plaignit-il en faisant semblant de bouder.
— Une autre fois, promis-je, ralentissant légèrement l’allure pour lui parler. Aujourd’hui il y a un gros truc, je dois me dépêcher !
— J’ai l’impression que tu dis toujours ça…
— Mais non ! protestai-je en m’arrêtant pour de bon. C’est juré, d’accord ?

Ce n’était pas comme s’il avait eu de nombreuses occasions de m’inviter de toute façon, il était là depuis trop peu de temps. Il acquiesça en retrouvant son sourire ravi avant que nous nous séparions devant le bâtiment où je travaillais.

Toute l’équipe était déjà là. Je passais la journée, sans pause déjeuner digne de ce nom, à réfléchir au « projet Martha », comme nous l’avions baptisé. J’avais soigneusement étudié les demandes de madame Bernard et j’étais occupée à dessiner une maquette, cachée derrière l’écran de mon ordinateur. Étant chargée de mettre en place l’aspect visuel des sites, je devais savoir ce qui était réalisable ou non par les programmeurs ; ce qui était « ergonomique » comme on disait dans notre langage.

Le reste de l’équipe était plongée dans la conception d’une boutique en ligne pour un autre client. Pourtant, je sentais leurs regards insistants sur le sommet de mon crâne à intervalles trop rapprochés pour que ce soit naturel. Assez discrète de nature, j’évitais d’attirer l’attention sur moi, mais ne pas travailler tous les jours en contact direct avec mes collègues ne m’aidait pas à paraître inintéressante. Ils étaient tous curieux de me connaître, mais ils n’en avaient pas vraiment l’occasion. Plusieurs membres de l’équipe étaient arrivés récemment.

Lorsque je me levai enfin et enfilai mon manteau, il me sembla que tout le monde retenait son souffle.

— J’ai laissé la maquette sur le serveur, informais-je le programmeur en chef. À plus tard.

Il me répondit d’un hochement de tête perplexe et les autres l’imitèrent. Je tentai de leur sourire avant de saluer Maxime et Camille, ma meilleure amie qui était aussi sa femme et la commerciale de la boîte.

— Reste dispo Mélanie, le projet Martha est important, me dit le patron sans lever le nez des papiers qu’il étudiait avant mon intervention.

Il était grand et « bien bâti », comme se plaisait à le scander Camille, genre nageur ou tennisman. Même à moitié caché derrière un bureau, emprisonné dans un costume trois-pièces et une cravate, il était séduisant, mais pour ma part, je le trouvais surtout très gentil.

— Bien sûr. Tu peux me joindre par mail.

Il hocha la tête et Camille lui ébouriffa les cheveux avant de se lever d’un bond.

— Je te dépose, m’annonça-t-elle en enfilant son trench beige abandonné sur une chaise. Je dois aller rencontrer monsieur Barnabé pour les affiches de Noël.

Elle n’était pas très grande, mais les talons de ses escarpins lui ajoutaient bien cinq centimètres. Sa chevelure brune descendait tranquillement jusqu’en bas de son dos, sans le moindre épi bien qu’elle l’ait soulevée pour la faire repasser par-dessus son manteau. Nous sortîmes du bâtiment en silence et marchâmes rapidement jusqu’à sa voiture, garée trois-cents mètres plus loin. Charlie nous fit signe depuis sa loge. Il avait commencé à neiger.

— Alors, lança Camille lorsque nous fûmes bien au chaud dans l’habitacle de son coupé sport, tu as vu Harold ?
— Harold ? Qui est-ce ?

Elle attendit de s’arrêter au feu tricolore avant de m’octroyer son regard sévère spécial Mélanie. J’avais trop souvent vu ses yeux noisette briller de cette lueur démente et ses fins sourcils se froncer et lui barrer le front de la sorte.

— C’est le nouveau programmeur, Mél ! Il était assis à côté de toi toute la journée !

Nous avions eu pratiquement la même conversation lorsque Charlie avait commencé son emploi dans le parc d’activités. La contrariété de Camille se changea en moue désapprobatrice lorsqu’elle reporta son attention sur la route. Nous étions amies depuis que nous nous étions rencontrées le jour de mon entretien d’embauche. Elle dépensait toujours une énergie folle à essayer de me présenter des hommes pour « m’ouvrir au monde », comme elle disait. Jusque-là, toutes mes relations s’étaient soldées par un échec. Nous avions trente ans toutes les deux et Camille ne cessait de répéter que si je ne me mariais pas d’ici le Nouvel An, j’étais un cas désespéré. Je l’étais sans aucun doute, car nous étions déjà en novembre et je ne fréquentais personne.

— Il y a une fête au bureau à la fin du mois, changea-t-elle de sujet.

Un sourire se dessinait désormais sur ses lèvres rouges. Je croyais bien savoir où elle voulait en venir.

— Pourquoi ?
— C’est pour la nouvelle année, se lança-t-elle aussitôt. C’est moi qui ai eu l’idée de la fêter en avance ! Tu auras vraiment l’occasion de parler avec tout le monde comme ça.

Je souris à mon tour. C’était bien ce que je pensais. Camille espérait me faire rencontrer quelqu’un durant cette fête.

— Tu ne peux tout de même pas croire que si tu me présentes un homme fin novembre, je serai mariée avant le 31 décembre.

Elle tourna craintivement la tête vers moi et quand elle remarqua que je souriais largement cette fois, elle me fit un clin d’œil.

— On verra bien !
— Et Maxime est d’accord avec tout ça ? Fêter le Nouvel An avec un mois d’avance, ce n’est pas banal.

Elle leva les yeux au ciel alors qu’elle engageait la voiture dans ma rue.

— Si tu savais ! Il ne cesse de me tanner pour découvrir si tu es casée !
— Quoi ?!

Je me sentis rougir en imaginant ma meilleure amie et mon patron parler de ma vie sentimentale.

— Il aimerait te présenter à une de ses connaissances, mais c’est hors de question !

Elle arrêta la voiture sous mes fenêtres, en plein milieu de la chaussée, et coupa le contact avant de se tourner vers moi.

— Il te faut quelqu’un, c’est clair, mais sûrement pas un dingue de poker !

J’éclatais de rire en détachant ma ceinture de sécurité. Une file de véhicules commençait à se former derrière nous.

— Merci Camille.
— On s’appelle ce soir ?
— Je préférerais qu’on se parle en ligne, lui répondis-je, comme chaque fois qu’elle me posait cette question.
— Bon, d’accord. À tout à l’heure.

Lorsque j’eus claqué la portière, elle prit encore le temps de me faire coucou avant de repartir. Je me précipitais dans mon immeuble après avoir adressé un bref sourire d’excuses à l’automobiliste quelque peu mécontent qui occupait la tête de la file d’attente dans la rue.

Je vis un paquet de prospectus dépasser de ma boîte à lettres et décidais que c’était le moment de faire le ménage. L’autocollant « Stop Pub » ne servait à rien ! Je pris soin de les secouer pour vérifier qu’aucun courrier ne s’était glissé dedans. Trois enveloppes s’en échappèrent et atterrirent sur le carrelage. Je me débarrassais du reste avant de les ramasser et je les examinai tout en montant l’escalier. La première contenait un rappel de la date de relevé du compteur d’électricité. La seconde, à mon plus grand agacement, comportait une facture de mon opérateur internet à qui j’avais pourtant spécifié à plusieurs reprises que je préférais recevoir ce genre de correspondance par mail. Je déverrouillai la porte de mon appartement et entrai avant d’étudier la troisième enveloppe.

Mes coordonnées étaient inscrites très lisiblement sur le devant, mais aucun nom d’expéditeur ne figurait au dos. Le timbre poste représentant un bonhomme de neige, tellement différent du tarif d’expédition imprimé à même le pli des deux autres courriers, m’incita à penser qu’il ne s’agissait pas d’une quittance. Curieuse, je l’ouvris et dépliai la feuille qu’elle contenait. C’était une lettre manuscrite n’ayant de toute évidence aucun rapport avec une quelconque administration. L’écriture était la même que sur l’enveloppe, linéaire, appuyée, mais simple. Les lettres s’enchaînaient parfaitement, sans fioritures, et les lignes s’étendaient d’un bord à l’autre du papier, entre deux marges restées vierges. Horizontales et toutes parallèles, elles avaient été tracées à l’encre noire, probablement avec une plume. J’eus l’impression d’avoir remonté le temps. J’étais moi-même tellement habituée à écrire sur ordinateur ou à utiliser des stylos à bille que j’avais presque oublié l’existence des courriers manuscrits et des stylos-plumes.

Vraiment intriguée, je ne pris pas plus de quelques secondes à analyser cette écriture et entamai la lecture de la lettre très vite.

Chère Mélanie,

Je ne peux pas décrire le plaisir qu’a été le mien lorsque j’ai reconnu ton visage après tout ce temps passé loin de toi. Qui aurait pu penser, après des années d’errance à travers le monde, que je finirai par me retrouver à Monsagne alors que c’est là que tu vis ? Certainement pas moi, mais le destin ne prévient en général pas de ses intentions.
J’ai connu des femmes avec qui j’ai eu l’occasion de partager énormément de mon être, mais je n’en ai aimé aucune autant que je t’ai aimée. Elles m’ont appris beaucoup et m’ont permis de forger ce que je suis. Tout comme les voyages que j’ai entrepris. Pourtant, rien de tout ce que j’ai vu ne m’a fait t’oublier.

J’ai conscience qu’une telle lettre doit te paraître ridicule. Tu es une si belle femme que l’homme qui doit certainement partager ta vie a dû ouvrir ce courrier avant toi. Et puis, tu n’as peut-être même pas remarqué ma présence.
J’ignore qui tu es devenue et je ne sais pas si je t’aime toi, ou l’idée de ce que tu étais. Je sais en revanche que je veux que tu découvres ce que je suis désormais. Je veux apprendre à te connaître et, pourquoi pas, partager avec toi ce que j’ai appris sur le monde. J’aimerais que tu puisses te confier à moi et que tu me laisses accéder à ton cœur.
Je voudrais vraiment savoir ce que tu penses de tout cela, mais je vais essayer d’attendre. Je pense qu’il est encore trop tôt pour que tu saches qui je suis et j’ai dans l’idée de te le faire deviner, si ça ne t’ennuie pas. Bien sûr, tu ne peux pas me répondre. C’est fait exprès. Cela aurait été trop brutal et ne m’aurait pas laissé beaucoup de chances si tu n’avais eu qu’à lire mon nom et mon adresse sur l’enveloppe. J’espère juste que tu seras suffisamment intriguée pour chercher qui je suis.

Je sais que je te reverrai bientôt. Et même si ça peut te sembler étrange ou déplacé, j’aime l’idée de pouvoir t’observer alors que tu ignores que je suis là.

Je restais un moment à contempler le papier sans vraiment le voir, incapable de comprendre ce que je venais de lire. Cette lettre ne pouvait pas m’être destinée, il y avait eu une erreur. Je regardai une nouvelle fois l’enveloppe et constatai que c’était bien mon nom qui y figurait. Se pouvait-il qu’il existe plusieurs Mélanie Spivac à Monsagne et que cet homme ait confondu les adresses ? Oui, probablement. Dans une agglomération de plus de 50 000 habitants, c’était bien possible. En tout cas, je l’espérais, car le contenu de ce message était assez inquiétant. Je songeai que je remettrai la lettre au bureau de poste le lendemain pour la réexpédier avant de me souvenir que c’était impossible. L’auteur avait volontairement omis de laisser ses coordonnées. Je n’aimais pas du tout l’idée qu’un tel type, qui pensait me connaître, se délecte de m’épier en cachette.

Je me débarrassai de mon manteau avant de faire de même avec mes chaussures et j’enfilai un pull chaud et mes chaussons fourrés à la place. La température extérieure avoisinant 0 degré, celle de l’appartement tournait autour de 12. Je n’allumais jamais les chauffages, car l’immeuble n’était pas isolé – bien trop ancien pour cela – et bien que la pièce n’était pas très grande, le fait d’enclencher les radiateurs électriques n’apportait que de la condensation sur les vitres et des taches de moisissures sur les murs. Eh oui, ce n’était pas la joie. Je préférais donc m’équiper de vêtements chauds et entrouvrir légèrement une fenêtre quand je cuisinais pour laisser s’échapper la vapeur.

Tandis que je faisais revenir un oignon dans un peu d’huile d’olive, je repensais à cette mystérieuse lettre. Je n’arrivais pas à imaginer qu’elle puisse s’adresser à moi jusqu’à ce qu’une idée aussi saugrenue que ce courrier me vienne. Et si c’était Camille qui avait manigancé tout cela ? Elle était bien capable d’avoir retrouvé une vieille connaissance et de l’avoir incitée à me contacter. Ou pire, elle aurait pu dégoter un célibataire sur un site de rencontre et le convaincre de m’aborder de cette manière. Je devais en avoir le cœur net. De toute manière, j’allais forcément finir par parler de cette lettre à mon amie, autant le faire dès maintenant.

Je terminai la préparation du bœuf sauté et m’installai devant mon ordinateur pour manger. Je ne recevais jamais d’invités pour le repas et ne disposais pas de suffisamment d’espace pour une table. Le bureau faisait parfaitement l’affaire. Je visionnais un test de jeu rétro sur internet et lorsque mon assiette fut vide, je la poussai sur le côté et me connectai à ma messagerie. Une fenêtre apparut aussitôt en bas de l’écran :

CAMdesBois : as tu réfléchi à cette histoire de fete ?
NEKOchan : Salut Camille. Pas vraiment. J’aurais dû ?
CAMdesBois : bien sur ! je vais te présenter à Harold, c’est obligé !
NEKOchan : Si tu y tiens. Tu as déjà fini de régler les détails pour les affiches de Noël ?
CAMdesBois : men parle pas. le vieux sait pas du tout ce qu’il veut ! mais oublions ça. Maxime est pas encore rentré. je lui ai préparé une surprise pour ce soir. on va prendre un pied denfer, jte le dis ! mais là, jai tout mon temps !
NEKOchan : Cool.

J’étais toujours gênée quand elle mentionnait le côté intime de sa relation avec mon patron. Même après toutes ces années, j’avais du mal à m’y faire.

NEKOchan : Je peux te parler d’un truc ?
CAMdesBois : ?
NEKOchan : J’ai reçu une lettre étonnante aujourd’hui.
CAMdesBois : quel genre ?
NEKOchan : Genre lettre d’amour.
CAMdesBois : arrete !!!!!!!!!!! je t’appelle tout dsuite !

Je n’eus pas le temps de lui répondre, que mon portable se mettait déjà à sonner. Le téléphone, ce n’était vraiment pas ma tasse de thé, mais Camille faisait tellement souvent l’effort de discuter en ligne alors qu’elle n’aimait pas trop ça que je pouvais bien décrocher pour elle de temps en temps. Surtout dans une situation comme celle-ci.

— Lis-la-moi !
— Elle est assez longue…
— Je veux tout savoir, m’interrompit-elle aussitôt.

J’entrepris alors de lui lire la lettre en essayant de ne pas me laisser déstabiliser par ses exclamations de plus en plus enthousiastes. Lorsque j’eus terminé, elle mit quelques secondes à réaliser que c’était fini.

— C’est tout ?

J’approuvai.

— La fin est assez bizarre, non ? demandai-je alors qu’elle ne disait plus rien.
— Oui, hésita-t-elle. Oui, c’est bizarre.
— Tu as l’air surprise, m’étonnai-je.
— Bien sûr que je le suis ! C’est la première fois que j’entends une histoire pareille. Une lettre ? C’est étrange !
— Oui, ça m’a semblé étrange aussi au début. C’est vieillot, n’est-ce pas ? Mais en y réfléchissant bien, cette personne sait peut-être que j’adore la littérature.
— Hum ?
— Peut-être que quelqu’un lui aura dit, insistai-je.
— Apparemment, il te connaît, répondit Camille, ne comprenant de toute évidence pas mes allusions.
— Ou bien quelqu’un lui a suggéré de m’écrire, lançai-je alors en laissant tomber les sous-entendus.
— Tu crois ?
— Camille !
— Quoi ? Tu penses que ça vient de moi ?! réalisa-t-elle enfin. Mais pas du tout Mél ! Je n’ai rien à voir là-dedans, juré !
— Ah bon ?
— Bien sûr ! Tu sais pas du tout qui peut être ce type ?
— Non, pas du tout. Je me disais que cette lettre n’est peut-être pas pour moi, avouai-je.

Maintenant que mes soupçons à l’encontre de mon amie étaient levés, je pouvais essayer d’échafauder des théories avec elle.

— Oh ! Ne dis pas ça ! Ça serait tellement dommage. Il va sûrement t’en envoyer une autre. Il a écrit quelque chose comme « il est trop tôt pour te dire qui je suis, mais je te ferai deviner ».
— Oui, apparemment il aimerait me faire découvrir son identité.
— Alors on saura ! Il faudra que tu me montres cette lettre, je veux la sentir, voir son écriture, tout !
— La sentir ?
— Évidemment ! Il a peut-être laissé une odeur. Son parfum ! Si tu le croises dans la rue, tu pourrais le reconnaître grâce à ça !

Je n’étais pas tellement convaincue. L’expérience des mélanges de parfums et autres eaux de Cologne des passants ne m’avait jamais permis de distinguer la moindre senteur particulière. L’odeur des gens n’était que synonyme de maux de tête pour moi.

— Tu ne trouves pas qu’il a l’air d’un type effrayant ? hasardai-je. Je veux dire, il écrit quand même qu’il me regarde à mon insu.
— Tant mieux ! Ça signifie qu’il en pince vraiment pour toi !
— Ah bon ? Mais, c’est inquiétant. Tu ne crois pas ? Si ça se trouve, il me voit quand je suis chez moi.

Je me levai pour fermer les volets, non sans scruter la rue.

— Le temps qu’il est occupé à te reluquer, il ne s’intéresse à personne d’autre, lâcha Camille, insensible à mes craintes. C’est plutôt flatteur en fait.
— Si tu le dis.

Sa logique implacable m’avait toujours étonnée. Son sens du pragmatisme et sa manie de ne voir que le bon côté des choses lui avaient permis de se frayer un chemin bien tracé dans la foule des êtres humains. Elle ne ressentait jamais la noirceur que je percevais flotter au-dessus du monde. L’avoir pour amie m’aidait à instaurer un certain équilibre dans mon esprit et à avancer dans son sillage lumineux. Sans elle, j’errerais probablement dans les ténèbres à tout instant, alors qu’avec elle, cela ne m’arrivait qu’occasionnellement.

— Écoute, tu dois faire attention à tout ce que tu fais ! ajouta-t-elle, surexcitée. Tiens-toi toujours droite pour mettre ta poitrine en valeur, ne te grattes pas la tête en public, ne mets pas tes doigts dans ton nez, ne…
— Camille ! la stoppai-je, moitié indignée, moitié amusée.
— Quoi ? C’est important !
— Le nez, d’accord. Même si je n’ai pas l’habitude de faire ça devant tout le monde. Mais la tête ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— C’est pas très agréable. Tu perds tes cheveux sur la table, t’as l’air paniquée. Je sais pas moi ! En tout cas, je déteste te voir te gratter la tête. Je pense que lui aussi n’aimerait pas ça.
— Tu dis n’importe quoi, soupirai-je.
— Non ! C’est sérieux. Tu dois faire attention à ta présentation Mél.
— Je n’ai pas envie d’être superficielle. Et puis il a l’air de m’apprécier comme je suis, non ?
— Je… Oh, y a Maxime qui rentre. Coucou chéri !

Elle se mit à glousser comme elle le faisait seulement pour son mari. J’entendis le bruit étouffé d’un baiser, comme si Camille avait plaqué sa main contre le combiné pour me le cacher, puis elle reprit :

— Je te laisse, y a ma surprise qui attend.

Elle ricanait encore tandis que je lui souhaitai une agréable soirée, bien que je fus certaine qu’elle le serait. Elle raccrocha rapidement après m’avoir saluée et je contemplai mon assiette vide en me demandant à quand remontait mon dernier moment intime avec un homme. C’était loin.

Je me repassais des passages de notre conversation dans ma tête. J’étais perplexe. Les paroles de Camille m’intriguaient beaucoup. La lettre reposait près du clavier de l’ordinateur, là où je l’avais laissée après l’avoir lue au téléphone. Je la regardai et hésitai à la prendre de nouveau. Elle me semblait dangereuse. Inquiétante. Elle trônait devant moi comme l’objet d’une tentation, d’un péché. Elle me faisait peur.

Je me secouai mentalement en pestant contre ma stupidité et finis par m’en emparer. Ce n’était qu’une lettre. Je l’approchai néanmoins de mon visage et, après une brève hésitation supplémentaire, en humai l’arôme. Je fus presque déçue de constater qu’il n’avait rien de particulier. Je sentais juste l’odeur du papier. Et peut-être aussi celle de l’encre. Et bien que cela me rappelait le toucher agréable et la senteur discrète des livres – ceux que j’aimais feuilleter uniquement pour retrouver ces sensations –, je ne discernai aucune fragrance susceptible de me faire découvrir l’identité de l’auteur de ce courrier.

2 : Légendes d’horreur

Travailler de chez moi me procurait l’avantage d’éviter de me lever aux aurores. Les nuits dans ma rue étaient très agitées. Avec les groupes de personnages douteux, ivres morts, qui hurlaient à tout-va, je ne pouvais m’endormir vraiment que vers 6h du matin. C’était le même boxon tous les jours. J’appréciais donc de pouvoir faire des fainéantises sous ma couette jusqu’à 9h30. Le bruit de la ville ne me permettait jamais d’aller au-delà.

Frigorifiée, j’avais été tentée plus d’une fois d’allumer les radiateurs, mais j’étais sensible au gaspillage d’électricité et à l’impact que cela avait sur l’environnement. L’idée qu’une quantité considérable d’énergie nucléaire se volatiliserait par les murs, le plafond et les fenêtres si je cédais me dissuadait finalement assez vite. La moisissure potentielle y était aussi pour beaucoup.

J’avais donc pris l’habitude d’organiser mon temps pour ne pas rester trop souvent entre ces murs. Après le petit déjeuner, vers 10h15, je commençais à travailler sur les projets professionnels qui m’incombaient, en pyjama, emmitouflée dans un plaid. Je me remettais au travail durant quelques heures supplémentaires le soir, avant de regarder un film. Entre les deux, je me rendais à la médiathèque de la ville. Il s’agissait d’un lieu public chauffé dans lequel je pouvais consulter des livres : l’endroit idéal en plein hiver. L’inverse était également vrai bien sûr. En été, je me plaisais à profiter de l’air conditionné du bâtiment alors que la chaleur ne me laissait aucun répit à l’appartement, mais j’aimais aussi aller là-bas parce qu’il y avait toujours beaucoup de monde.

Je me sentais parfois très seule et il m’arrivait de chercher le contact réel avec d’autres êtres humains, des personnes différentes de Camille que je ne voyais finalement pas beaucoup. Et discuter sur des forums ne comptait pas. Je pensais souvent ainsi, mais dès que je me trouvais face à une foule de gens et que je devais m’adresser à quelqu’un, je paniquais. La plupart du temps, je préférais même renoncer et faire demi-tour. Une interaction banale comme il s’en produisait lorsque j’allais acheter le pain ne me dérangeait pas. C’était rapide, sans douleur. La conversation était toujours la même. À la médiathèque, c’était une autre histoire. Bien sûr, je n’étais pas forcée de communiquer avec les usagers. La plupart du temps, je pouvais même éviter de parler au personnel. Mais parfois, il se passait des choses indépendantes de ma volonté, comme ce jour-là, par exemple.

Je venais de terminer le premier tome de la série Les enquêtes d’Hector Krine de Stéphane Tamaillon. Je quittai le fauteuil confortable et quelque peu rapiécé que j’occupais jusque-là dans le but d’aller chercher la suite.

En arrivant à la médiathèque, j’avais de nouveau senti ce malaise et cette impression d’étouffement face à la foule présente. Je m’étais donc exilée à l’étage du « Pavillon Arts et Loisirs », dans la salle de lecture la plus calme. Je devais redescendre, traverser le rez-de-chaussée, le hall d’accueil, le « Pavillon Multimédias » et la moitié de « l’Aile Littérature et Langues » pour accéder aux rayons des livres pour adolescents. J’aimais beaucoup la fantasy et les récits fantastiques. Les histoires de Krine mêlaient ces différents genres et elles étaient passionnantes, même si elles étaient adressées aux plus jeunes.

Je descendis donc l’escalier sans lever la tête, le regard fixé sur mes pieds. Je portais mes bottes fourrées couleur prune. Après avoir rencontré différentes paires de chaussures, j’atteignis enfin la salle voulue. La médiathèque de Monsagne était réputée pour être l’une des plus belles du pays. Elle avait été réhabilitée peu de temps avant mon arrivée en ville et disposait d’une énorme collection de documents en tout genre. L’architecte qui l’avait imaginée était passionné par la Rome antique, la lecture et la nature, et il avait réussi à mêler les trois pour mon plus grand plaisir.

En effet, la médiathèque était semblable à une immense villa romaine aménagée en « U ». Un jardin, au centre de l’édifice, était accessible depuis presque toutes ses salles. Bien sûr, en hiver, il était très souvent fermé. Sauf les jours de beau temps où l’on pouvait s’installer sur une chaise à bascule, sur la terrasse, pour feuilleter un bouquin. Cela faisait un moment que je n’y avais pas mis les pieds. Le patio végétalisé était visible depuis chacune des pièces du bâtiment. Les hautes fenêtres de l’aile gauche laissaient entrer la lumière de l’après-midi dans la salle lambrissée.

Je traversai la longue allée menant aux rayons pour adolescents et m’engouffrai entre deux bibliothèques en bois débordant de livres. Ils étaient triés par nom d’auteur. Je repérai rapidement la lettre « T » et tombai sur différents ouvrages de Stéphane Tamaillon. La suite des Enquêtes d’Hector Krine n’était pas là. Un dilemme terrible s’imposa alors à moi : farfouiller un peu partout au cas où le volume aurait été mal rangé ou demander à quelqu’un où il se trouvait. Avant de perdre inutilement mon temps à me torturer, je décidai de consulter le catalogue virtuel de la médiathèque pour m’assurer qu’elle possédait bien ce que je cherchais. Il y avait justement un moniteur à quelques pas, près du bureau de renseignements. Mal à l’aise, je saluai le bibliothécaire installé derrière avant de cliquer frénétiquement sur le clavier de l’ordinateur. Le logiciel m’indiqua que le livre était bien disponible et il me renseigna sur sa localisation. C’était de là que je venais. Pensant que j’avais peut-être mal regardé, je retournai dans le rayon pour vérifier. Le bouquin n’y était pas. Je commençais à me sentir agacée. Le catalogue disait que le roman que je cherchais n’avait pas été emprunté, pourtant, il n’était plus à sa place. Cela devait signifier qu’une personne l’avait en ce moment même entre les mains. Elle était sans doute installée quelque part en train de le lire.

Au moment où je décidai que j’allais retourner dans le « Pavillon Arts et Loisirs » pour travailler un peu sur mon ordinateur, un homme arriva derrière moi, me faisant sursauter.

— Excuse-moi, dit-il. Tu cherches quelque chose ? Je t’ai vu tourner entre les rayons.

C’était le bibliothécaire que je venais d’apercevoir au bureau des renseignements. Un badge avec le prénom « Clément » brillait sur sa poitrine. Je lui expliquai mon problème non sans quelques bégaiements. Il me sourit. Ses grands yeux bleus, un peu dissimulés derrière de longues mèches brunes qui se bataillaient sur son front et autour de son visage, pétillaient de ravissement. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi enthousiaste à l’idée de rechercher un livre perdu.

— De quel livre s’agit-il ?

Je lui indiquai le titre et l’auteur, ce qui le fit sourire davantage. Il paraissait avoir à peu près mon âge et je devais effectivement lui sembler un peu crédule avec mes bottes violettes et mon envie de lire une fiction sur un détective lycanthrope.

— Il est revenu tout à l’heure, m’informa-t-il. Je l’ai là-bas.

Il retourna vers son bureau et prit le livre posé en haut d’une pile. À croire qu’il m’attendait. Je remerciai nerveusement ce jeune homme bien serviable avant de m’enfuir le plus vite possible, le bouquin serré contre ma poitrine. Parfois, j’avais l’impression d’être encore une enfant et je me sentais trop impressionnable.


Le reste de la semaine fut tranquille. Je reçus quelques messages du fameux Harold de la boîte de communication. Il avait des questions sur la maquette du « projet Martha », pour le plus grand bonheur de Camille. Après la manifestation de regret exagéré à laquelle j’eus droit sur le fait que le jeune programmeur et moi étions restés formels et nous étions contentés de parler de travail, je compris que mon amie avait lu l’intégralité de nos mails. C’était le risque avec les messageries professionnelles.

Mis à part ce bref épisode, Camille fut grandement occupée. Elle ne trouva que quelques minutes samedi matin, entre deux rendez-vous, pour m’appeler et me bombarder de questions sur mon soi-disant « admirateur secret ». La conversation tourna court. Je lui signalai seulement que, n’ayant reçu aucun courrier supplémentaire malgré l’intention manifeste de l’expéditeur de me faire deviner son identité, nous pouvions raisonnablement conclure que je n’étais pas la véritable destinatrice de cette lettre. Camille objecta vigoureusement :

— Il attend probablement de te revoir pour t’en envoyer une autre. Ça s’est peut-être pas encore produit. Et de toute façon, une lettre met 2 jours à arriver.

Je réfutai ses arguments un à un, m’attardant particulièrement sur le dernier, le seul que je pouvais à peu près maîtriser.

— S’il en avait écrit une nouvelle, je l’aurais eue aujourd’hui, je pense. Mettons qu’il m’ait revue mercredi, le lendemain du jour où j’ai reçu la première. Il lui aura fallu un moment pour écrire quelque chose en réaction à cette nouvelle rencontre et il n’aura pu poster sa lettre que jeudi.
— Tu ne peux…
— Ça se tient, l’interrompis-je. Alors elle aurait voyagé vendredi et je l’aurais eu ce matin. Le facteur est déjà passé.

J’essayais d’adopter un air convaincu pour prononcer ces dernières paroles. Je ne voulais pourtant pas y croire. Je n’osais pas l’avouer à mon amie, mais je m’étais rendu compte que je me levais plus tôt et que j’attendais le facteur depuis l’arrivée de cette mystérieuse lettre. J’espérais en recevoir d’autres.

Je pensais avoir convaincu Camille, mais elle me lança sur un ton victorieux :

— Mais elle peut aussi arriver lundi !
— Tu n’avais pas un rendez-vous, toi ? râlai-je, vaincue.
— Mince, c’est vrai ! On en reparlera ! À plus tard !

Elle raccrocha et je me replongeai dans l’illustration de l’affiche de Noël de la ville. Je venais d’entamer le bonhomme en pain d’épices quand on frappa à la porte. Mon cerveau s’arrêta et je restai pétrifiée sur place. Je détestais cela. Je ne voulais pas ouvrir. J’envisageai un instant d’éteindre la musique et de me cacher sous le bureau au cas où le visiteur regarderait par la serrure. Puis je me rappelai qu’on ne pouvait pas voir par les serrures d’une porte d’entrée, elles étaient bien trop étroites et trop profondes. En plus, si je coupais le son, la personne qui attendait dans l’escalier saurait que j’étais présente. Je repris mon souffle quand je réalisai que je manquais d’oxygène. J’avais cessé de respirer au moment où le coup avait retenti.

— Mélanie ? appela une voix chevrotante dans le couloir. Tu es là ? C’est monsieur Sipac. J’ai une lettre pour toi. Le facteur s’est encore trompé de boîte. Ce bon à rien…

Le vieillard grommela ces derniers mots pour lui, mais je les perçus très nettement. La musique venait de s’arrêter toute seule. C’était la fin de l’album. J’entendis un mouvement à l’extérieur. Monsieur Sipac semblait s’être approché de la porte pour écouter plus attentivement le silence qui s’installait. Je restai figée.

— Bon, je la glisse par terre alors.

Le coin d’une enveloppe apparut entre les poils du balai isolant fixé sous la porte. Elle avança de plus en plus dans la pièce avant d’atterrir à mes pieds.

— Foutu facteur, ronchonna le vieillard avant de redescendre chez lui.

J’attendis d’entendre grincer la dernière marche du bas avant de ramasser le courrier. Le pauvre facteur avait pris cher, bien que son erreur était excusable. Mon nom de famille était très proche de celui du vieux monsieur, bien gentil de toujours rectifier le tire.

Après l’évaporation de l’émotion qui m’avait submergée, je réalisai l’ampleur de la situation. Une lettre était bel et bien arrivée ce matin-là. L’enveloppe était identique à celle que j’avais reçue en début de semaine, l’écriture aussi. L’inconnu m’avait de nouveau écrit. Fébrile, je vérifiai si ses coordonnées étaient indiquées, mais il n’y avait rien, comme la première fois. J’entrepris finalement de lire la missive.

Chère Mélanie,

Après mon premier voyage, en Roumanie, le monde m’a paru différent.
Je venais d’obtenir mon Bac. J’avais soif d’aventures. J’économisais tout mon argent de poche depuis des années dans le but de m’évader. Le moment était venu.
La température à Bucarest frôlait les 40 °C en plein soleil. On étouffait. Je reconnais que la peur a fini par prendre le dessus sur l’excitation. J’ai dû consulter le guide que je m’étais procuré pour parvenir jusqu’à la gare. Par chance, la langue française était davantage parlée que l’anglais et j’ai réussi à me faire comprendre juste à temps pour attraper un train pour Brașov. Le livre disait que c’était une belle ville et je ne tenais pas à rester à la capitale. Le trajet dura plusieurs heures, je ne sais plus combien. J’ai somnolé durant un moment, puis j’ai regardé le soleil disparaître derrière l’horizon. Les campagnes étaient tristes. Des cabanes en tôles s’étendaient le long de la voie ferrée, éclairées par les derniers rayons lumineux, comme une guirlande de Noël.
À la tombée de la nuit, les personnes présentes dehors se volatilisèrent et des chiens apparurent de tous les côtés. Ils se tenaient immobiles au bord des rails, leurs yeux s’illuminant au passage du train. Cela ne me surprit presque pas. Le guide parlait des chiens sauvages. Certains mesuraient près d’un mètre au garrot et ressemblaient à des loups.
Peu de temps avant que le train s’arrête, je me sentais mal. J’avais besoin de repos. J’ai marché jusqu’au centre-ville, à la recherche d’un petit hôtel recommandé par l’auteur du guide touristique pour son prix accessible. Je ne pensais pas pouvoir arriver à destination. La ville débordait d’énergie alors que j’avançais au ralenti.
J’ai fini par trouver l’hôtel aux alentours de 4h du matin. L’homme chargé de l’accueil était assoupi dans sa loge. J’ai finalement obtenu une chambre et après une douche glaciale dans la salle de bains commune – les couleurs des robinets d’eau chaude et d’eau froide étaient inversées – je m’endormis profondément pour émerger 3h plus tard. J’étais en pleine forme et j’avais l’impression d’avoir dormi 3 jours ! Ma visite du pays pouvait commencer.
J’ai rencontré Dracula lors d’un après-midi brûlant. Accoutré d’une cape noire et d’une tenue en cuir, son maquillage blanc coulait sur ses joues tellement il avait chaud. Ses canines en plastique lui glissaient entre les dents quand il s’adressait aux enfants et il grimaçait volontiers pour les parents qui leur tiraient le portrait. Cet homme était fou.
Je l’ai observé plusieurs heures souffrir de la chaleur dans son costume de vampire pour amuser les passants et récolter un peu d’argent. Il a fini par venir vers moi après avoir vidé le contenu de son chapeau dans ses poches. En Roumanie, il n’y avait pas de monnaie, ou très peu. Le système monétaire avait changé l’année précédente et les pièces de grande valeur avaient été remplacées par des billets. Il était arrivé qu’un épicier ne me rende pas les petites pièces parce qu’il n’en avait aucune dans sa caisse. Tout le monde payait en billets. Ils étaient très colorés, affublés d’un portrait et d’une forme transparente, un oiseau, je crois, au milieu. Le plus petit était de 1 leu. Le vampire en avait désormais plein les poches.
Il s’est assis auprès de moi en s’écriant quelque chose qui l’a fait rire. Je lui ai souri poliment sans dire un mot. Il a alors compris que je venais d’ailleurs et m’a demandé si je parlais anglais. Je lui ai simplement répondu « French » et il a éclaté de nouveau de rire avant d’engager la conversation en français. Il m’a payé une bière dans un café et nous avons fini par dîner ensemble.
J’ai appris beaucoup de Dracula. Il était amusant, cultivé et rêveur. Il me ressemblait beaucoup. Il était âgé de 25 ans et travaillait dans la police ferroviaire. Il avait étudié le français à l’école. Il passait ses jours de repos à se déguiser pour arrondir ses fins de mois et il était friand de légendes. J’ai eu droit à un récit sur l’existence du comte Dracula, ou plutôt du Prince Vlad II, dit « l’Empaleur », qui avait inspiré cette histoire. J’ai passé plusieurs jours chez lui, en compagnie de ses enfants encore plus fantasques que leur père, et nous avons entrepris une excursion en Transylvanie pour visiter le Château de Bran réputé pour être celui du célèbre vampire.
L’immense forêt transylvaine m’a davantage plu que la bâtisse, bien trop touristique à mon goût. Nous sommes donc partis nous promener dans les Carpates, découvrant des églises entourées de remparts moyenâgeux, et nous avons vogué dans des bois de pins majestueux aussi obscurs qu’en pleine nuit. Mon ami Dracula a choisi ce moment pour me parler d’étranges histoires qui s’étaient produites dans les environs. Il m’a même assuré que des témoignages récents faisaient encore état de la chose. Il a piqué ma curiosité et je l’ai prié de me conter ces histoires. J’ai alors appris que des paysans avaient affirmé avoir été attaqués par d’immenses loups, plus forts et plus impressionnants que des ours. Certains d’entre eux juraient se changer en de tels animaux la nuit, poussés par un instinct bestial à manger de la chair humaine. Après le mythe du vampire, celui du loup-garou s’était également dessiné devant moi, fascinant.
J’ai pris congé de mon compagnon après 4 ou 5 jours de son aimable hospitalité et j’ai entrepris de visiter le reste du pays. J’ai pris le train jusqu’à Piatra Neamț et découvert le village de Bicaz, réputé dans les guides, mais bien triste à voir. L’humanité et ses fâcheuses habitudes étaient revenues et les légendes ne ressemblaient plus qu’à de vagues souvenirs. J’ai alors décidé de quitter le pays au bout de deux semaines. Je n’ai même pas eu le cœur d’aller plus au sud pour voir la Mer Noire. De retour à Bucarest, j’ai eu un frisson quand, devant passer la nuit à l’aéroport pour prendre le vol du lendemain matin, j’ai rencontré les chiens errants.
Leur attitude était déconcertante. D’abord bons toutous, ils me tournaient autour pour que je partage mon repas avec eux ; puis une fois le soleil couché, ils se sont changés en bêtes monstrueuses. Ils se battaient sous mes yeux, sortant les crocs et hurlant à la lune. Des meutes entières bloquaient l’accès à certains parcs et mon instinct de survie me soufflait de ne pas les contrarier alors que je repensais à ces histoires de lycanthropes.

J’abandonnai la feuille sur le bureau avec un étrange sentiment de vide au creux de l’estomac. Je ne m’étais pas attendue à cela. Je croyais lire une nouvelle déclaration, mais il s’agissait en fait de la retranscription d’un carnet de bord. Je ne comprenais pas le but de cette lettre. Pourquoi l’inconnu écrirait-il le récit de son voyage à la femme qu’il aimait ? Puis, comme si mes idées s’éclaircissaient d’un coup, les mots de son premier courrier me revinrent en mémoire. Il souhaitait que je découvre qui il était. Il voulait partager avec moi tout ce qu’il avait vu du monde. Avec moi, ou avec l’autre Mélanie avec qui il m’avait confondue.

Alors que je réalisai que j’avais d’abord était déçue du contenu de la lettre, je me sentais désormais excitée et avide d’en apprendre davantage. À peine sorti du lycée, cet homme avait commencé à voyager. Il pensait même avoir vu des loups-garous ! C’était comme s’il était entré dans une de ces histoires de fantasy que j’aimais tant, comme s’il avait pu côtoyer Hector Krine ou Van Helsing ! Je l’enviais et je n’avais plus qu’une idée en tête : découvrir son identité. Même s’il s’était trompé de fille et que ce n’était pas du tout avec moi qu’il souhaitait partager tout cela, il fallait que je sache qui il était.

3 : Mon dessin animé préféré

Si l’inconnu avait décidé de laisser des indices sur son identité, le premier devait être son âge. Il écrivait dans sa lettre qu’il avait entrepris son voyage juste après l’obtention de son diplôme. Je supposais qu’il était alors âgé de 18 ans. C’était en général à ce moment que l’on passait son Bac si l’on n’avait ni redoublé ni sauté de classes.

Je recherchais d’autres éléments et je finis par remarquer que le passage sur la monnaie roumaine coupait le récit de manière un peu trop insistante. Il était étonnant qu’il précise que le système monétaire du pays avait changé l’année précédant celle de son voyage. C’était l’information dont j’avais besoin !

Je lançai le navigateur internet et tapai les mots « leu roumain » dans mon moteur de recherches favoris. Le premier résultat était une page d’encyclopédie en ligne. Je découvris que le leu avait été instauré à partir de juillet 2005. Bingo ! Ainsi, ce mystérieux inconnu était parti là-bas durant l’été 2006. Étant donné que nous étions en 2018, cela signifiait qu’il avait la trentaine, comme moi.

Cette révélation me rassura. Dès la lecture de la première lettre, j’avais imaginé un homme de mon âge. Peut-être parce qu’il disait qu’il connaissait cette Mélanie à qui il écrivait et qu’ils s’étaient déjà vus des années auparavant. Il aurait tout aussi bien pu avoir 20 ans de plus, tout comme la réelle destinatrice de ses courriers, mais cette hypothèse ne m’avait pas effleuré l’esprit une seconde. Je voulais qu’il ait le même âge que moi. Le hasard qui l’avait conduit à se tromper d’adresse et sa soudaine irruption dans ma vie devaient forcément signifier quelque chose.

J’avais toujours espéré vivre dans une belle histoire, comme dans les livres, mais je restais plantée devant la première page sans savoir comment intégrer le récit. Alors, je songeais que si cet homme était comme moi, ne serait-ce qu’un tout petit peu, je pourrais moi aussi écrire mon voyage. Il était pourtant très différent et pour le moment, le seul point que nous avions en commun et qui m’autorisait à me projeter dans son esprit, c’était notre âge. Il n’y avait rien d’autre. C’était évident, lui avait une âme de vagabond alors que moi, je n’étais jamais allée plus loin que cette ville où je vivais désormais.

Je n’étais pas comme les autres et je ne l’avais jamais été. Camille me le répétait assez souvent pour que je ne l’oublie pas. Pourtant personne ne semblait comprendre le besoin que j’avais d’apprendre et de rencontrer le monde. Il faut dire que je ne l’exprimais pas très clairement. J’avais seulement peur de me lancer. Cet homme avait trouvé la solution. Il s’était ouvert aux autres et le destin avait voulu qu’il me montre la voie à suivre, à son insu.

Je sautai le repas de midi pour sortir prendre l’air. L’enchaînement de mes pensées m’avait perturbée et j’avais besoin de réfléchir. Un tour de parc, avec le vent du Nord en pleine figure, me remit rapidement les idées en place. Je me rendis aussitôt à la médiathèque.

Je voulais comprendre ce voyage en Roumanie et ce qui avait poussé cet homme à entreprendre une telle expédition. J’étais particulièrement curieuse de m’essayer à cerner les facettes de sa personnalité. L’internet était un outil fort pratique avec lequel j’aurais pu apprendre de nombreuses choses sur le pays et les lieux qu’il avait visités, mais je préférais les livres. J’avais dans l’idée de trouver le guide que lui-même avait consulté sur place pour tenter de saisir ses ressentis et ses impressions. J’espérais pouvoir me projeter dans sa tête pour voler une parcelle de son exaltation à être ailleurs, libre. Me plonger dans cette aventure par procuration m’excitait beaucoup et j’adorais mener ma petite enquête sur cet homme devenu un véritable mystère à élucider. Pour la première fois depuis une éternité, j’étais le personnage principal de ma propre vie. Il avait par hasard fait irruption pour me proposer de découvrir qui il était, mais j’avais décidé seule de mener l’enquête de cette façon.

Le rayon concernant les voyages n’était pas aussi imposant que les autres. Il y avait de nombreux guides et des atlas impressionnants, ainsi que quelques récits de voyageurs alignés sur le haut d’une étagère, à l’écart du reste, mais c’était tout. J’étais un peu déçue, mais je m’emparai néanmoins de tout ce qui concernait la Roumanie avant de m’installer à la table la plus proche.

L’ouvrage le plus ancien remontait à 2008. Je commençais par celui-ci, passant directement à la partie concernant la Transylvanie et Brașov. Il y avait une carte de la région, et un plan de la ville. Je repris la lecture de la lettre pour me remémorer les aventures décrites et entrepris de me repérer sur le plan, mais je me perdis un peu dans la liste des hôtels et des lieux clés. En fait, les informations pragmatiques du guide entachaient un peu ma vision de l’endroit et je finis par me dire que je préférais le voir uniquement à travers les yeux de l’inconnu. Cela rendait le voyage plus personnel.

Je continuais malgré tout de le feuilleter, admirant surtout les photos des monuments et des paysages, puis je fis de même avec un autre qui comportait plus d’illustrations. J’essayais d’imaginer de quoi ma vie serait faite si c’était moi qui avais fui là-bas. Il n’y avait pourtant rien à faire, je ne retrouvais pas l’emballement qui m’habitait juste après la lecture de la lettre.

Je ne me rappelais pas un jour où la médiathèque m’avait déjà fait défaut. Habituellement, son atmosphère tamisée, ses murs chaleureux et ses volumes poussiéreux me comblaient de bonheur et leur vision seule me faisait voyager. Pourtant cette fois je gardais irrémédiablement les pieds croisés sous la chaise et la tête enfoncée sur les épaules, sans rien découvrir de palpitant sur cette expédition ni sur son acteur.

Je me décidai finalement à me remettre au travail. J’avais pris du retard sur les préparatifs de la fête de Noël et je ne tenais pas à passer mon lundi au bureau pour le rattraper. Je restais installée à la même table et allumai mon ordinateur portable. Pour se connecter au Wi-fi, il fallait entrer un identifiant d’usager sur le portail virtuel, comme au bon vieux temps. La médiathèque n’avait pas changé ses outils informatiques depuis son ouverture. Elle était récente, mais les appareils et les applications évoluaient si vite que tout était déjà désuet ici.

J’étais coutumière de ce type de connexion, sauf que là, rien ne fonctionnait. J’avais beau inscrire mon pseudonyme et mon mot de passe, je ne pouvais pas accéder au navigateur. Mon compte d’utilisateur se bloqua inévitablement au bout du troisième essai – je croyais avoir mal tapé les informations et m’étais bornée à réessayer. Une sympathique fenêtre pop-up apparut alors à l’écran, me suggérant de demander à un membre du personnel de débloquer mon accès en me fournissant des identifiants temporaires en échange de la réponse à ma question secrète. Je regardai autour de moi pour voir si les gens travaillant sur leurs ordinateurs rencontraient le même problème, mais il n’y avait plus personne. Il était déjà 18h et il ne restait plus qu’une heure avant la fermeture de la médiathèque. J’aurais pu renoncer et rentrer chez moi tout de suite, mais je savais qu’une fois arrivée à l’appartement, je ne serais plus motivée à faire quoique ce soit à cause du froid. En plus, à ma prochaine visite, mon compte ne serait pas plus accessible que maintenant et je me retrouverai dans le même embarras. Même si je n’aimais pas beaucoup cela, il fallait le reconnaître, un moment où si peu de monde se trouvait dans les parages était idéal pour s’adresser à l’un des bibliothécaires.

Il y avait une salle remplie d’ordinateurs à l’étage et donc de fortes chances que j’y trouve une personne susceptible de m’aider. Lorsque j’arrivai en haut, une dame éteignait les lumières. Elle avait les cheveux courts, colorés en roux, et portait des lunettes rondes dont la monture en écailles vertes luisait sous le faible éclairage de l’escalier. Son badge m’apprit qu’elle s’appelait Thérèse.

— Il n’y a plus personne ici, me dit-elle d’une voix d’outre-tombe qui me surprit.

Elle devait avoir un problème à la gorge, ou bien elle avait fumé trop longtemps, car c’était assez étrange pour une femme d’émettre des sons aussi gutturaux avec ses cordes vocales.

— Vous devez vous rendre dans une autre salle.
— Je ne souhaite pas utiliser les ordinateurs ; je suis sur le mien en bas, mais j’ai un souci de connexion.

Elle ronchonna en claquant la porte de la salle informatique.

— J’allais partir, me dit-elle alors sur un ton de reproche.
— Oh…
— Je m’en occupe Thérèse, tu peux rentrer chez toi.

Son visage s’anima d’un immense sourire à l’entente de ces mots. Elle remercia le jeune homme qui venait d’apparaître dans l’escalier derrière moi et disparut en un quart de seconde.

— Merci de bien vouloir m’aider.

Mes balbutiements traduisaient bien maigrement la gêne que je ressentais. Il s’agissait du même bibliothécaire qui avait retrouvé Hector Krine pour moi en début de semaine. J’ignorais s’il m’avait reconnue, mais je me sentais un peu trop exposée.

Nous descendîmes au rez-de-chaussée en silence, lui marchant derrière moi, et lorsque nous atteignîmes la table où j’avais laissé mes affaires, il me demanda quel était le problème. Sa voix était grave, mais douce en comparaison de celle de Capharnaüm – c’était ainsi que j’avais surnommé Thérèse, la femme aux ordinateurs. Pas parce qu’elle était un bric-à-brac à elle toute seule, mais seulement parce qu’elle m’avait donné le cafard. Cela n’avait rien à voir, mais c’était ce qui m’était venu à l’esprit en l’entendant s’adresser à moi. Au contraire, la voix de Clément, le bibliothécaire sympathique, était très agréable.

Je lui expliquai que j’avais dû oublier mon mot de passe et que mes essais infructueux avaient bloqué mon accès. Il me demanda alors la permission de cliquer sur mon ordinateur. J’acquiesçai et il se pencha au-dessus de la chaise pour taper de nouvelles informations de connexion, sans doute pour accéder à l’administration du logiciel. À le voir dans cette position, je remarquai pour la première fois la tenue qu’il portait. Je ne faisais jamais vraiment attention à ce genre de détail, sauf pour Camille qui m’éblouissait toujours avec ses tailleurs de haute couture et ses robes exubérantes.

Clément était à première vue vêtu de manière parfaitement ordinaire, avec des mocassins en cuir marron agrémentés de lacets ronds et un jean bleu en coton légèrement délavé – premiers éléments que j’avais repérés puisque je restais souvent fixée sur les pieds des gens pour éviter de croiser leur regard. Alors que je regardais la liste des noms d’usagers qui apparaissait à l’écran par-dessus son épaule, la chemise qu’il portait s’était mise à m’intriguer. Elle était blanche avec des manches et des épaulettes larges et les poignets étaient resserrés sur une broderie complexe à motifs rouges. Je remarquai qu’une décoration similaire entourait le col du vêtement d’où pendaient deux cordons. Cela ressemblait à un costume traditionnel. J’avais l’impression d’en avoir déjà aperçu quelque part et je m’interrogeais là-dessus quand je réalisai qu’il s’était redressé et me dévisageait d’un air curieux, mais poli. Je me sentis rougir.

— Je te demandais comment tu t’appelles, me dit-il sur un ton amusé.

Il sourit, comme la première fois que je l’avais vu, avec ses yeux bleus qui pétillaient de quelque chose d’étrangement semblable au bonheur. Je lui indiquai maladroitement mon nom dans la liste et lorsqu’il cliqua dessus, ma question secrète apparut à l’écran.

— Quel est mon dessin animé préféré ? lut-il. Il faut la réponse pour générer un mot de passe provisoire.
— Oui, euh…

Je me penchai à mon tour vers l’ordinateur, juste à côté de lui, et entrai le titre du dessin animé japonais que j’adorais le plus en espérant que Clément ne parviendrait pas à lire. Malheureusement, lorsque je relevai la tête vers l’écran, il y était inscrit en toutes lettres.

— J’aime aussi cette série, commenta-t-il d’un air faussement détaché. Elle s’est achevée depuis quelques années, mais elle est toujours très populaire. Les techniques des ninjas sont intéressantes, on voudrait parfois pouvoir les utiliser nous-mêmes.

Son sourire était devenu plus subtil. Il était différent. C’était plus comme s’il s’amusait d’une bonne blague qui m’avait de toute évidence complètement échappée.

— C’est vrai. Euh… J’ai gardé la même question depuis que je suis inscrite, précisai-je inutilement.

Comme si l’ancienneté de mon inscription, qui remontait à 4 ou 5 ans, pouvait signifier que je n’aimais désormais plus ce genre de dessin animé. Clément hocha la tête d’un air entendu, comme s’il comprenait parfaitement, mais le fantôme de son sourire ne quittait pas son visage. Il n’était pas dupe. Après tout, il savait aussi que je lisais un roman sur les loups-garous – s’il s’en souvenait – et cela ne pouvait pas jouer en ma faveur.

Il ouvrit un fichier texte sur le bureau de mon ordinateur et y colla le mot de passe compliqué que l’outil de la médiathèque venait de générer.

— Il suffit maintenant d’utiliser ce mot de passe pour te connecter et d’en créer un nouveau, plus personnel, pour la prochaine fois.

Je le remerciai alors qu’il s’écartait pour me laisser m’asseoir.

— Tu fais des recherches sur la Roumanie, constata-t-il en désignant les livres étalés sur la table.
— Plus ou moins, bafouillai-je de nouveau. Je ne sais pas trop ce que je cherche.
— Si tu t’intéresses aux légendes de Transylvanie, dit-il en pointant la carte de cette région, aux archives il y a de nombreux témoignages et des procès de plusieurs siècles qui…
— Attends, pourquoi tu penses que je m’intéresse aux légendes ? l’interrompis-je, soudainement inquiète à l’idée qu’il ait pu lire la lettre, elle aussi ouverte à côté de l’ordinateur.
— Je l’ai seulement supposé parce que tu cherchais une fiction qui parle de lycanthropie l’autre jour. Je te prie de m’excuser.

Il allait partir, douché par ma réaction. Bizarrement, qu’il se rappelle ma lecture me flatta, en plus de me mettre mal à l’aise, et je décidai de le retenir.

— Attends !

C’était peut-être commun pour lui. Il avait probablement une excellente mémoire visuelle et il devait lui arriver très souvent de se souvenir de ce que les gens lisaient. Il semblait même être quelqu’un de très observateur. Mais c’était inhabituel qu’une personne remarque mon comportement pour autre chose que ma manie de me refermer comme une huître.

— Je suis désolée, c’est juste que… Tu sais quelque chose sur les loups-garous ? Je veux dire… De quoi parlent ces archives ?
— Tu aimerais les voir ?

Il ne semblait pas fâché. Au contraire, il rayonnait de nouveau.

— Tiens, me dit-il un quart d’heure plus tard en déposant une grosse boîte poussiéreuse sur la table. Il n’y a pas que la Roumanie, mais tout est classé par pays, tu devrais trouver des choses intéressantes. Essaye juste de ne pas tout mélanger.
— D’accord. Merci.

Je commençais à en analyser le contenu tout en m’interrogeant sur la manière dont j’en étais arrivée à faire des recherches sur les hommes-loups. J’avais initialement l’intention de me plonger dans un voyage mental en Roumanie et j’avais même fini par y renoncer. Clément interrompit le cours de mes pensées quand il me demanda :

— Tu t’intéresses à ce pays en particulier pour des études ?
— Non, c’est… Hum… Comment dire ? C’est une recherche personnelle.
— Tu comptes te rendre là-bas ?

Je levai les yeux vers lui, surprise qu’il insiste autant pour faire la conversation. En plus d’être observateur, il était assez curieux. Lorsque nos regards se croisèrent, il sourit nerveusement en se passant la main dans les cheveux d’un air mal à l’aise.

— Je ne voulais pas te déranger, mais je… Je vais être obligé de fermer malheureusement, s’excusa-t-il. Tu peux emprunter les dossiers bien sûr.
— Ah d’accord. Pas de problème.

Je remballai vivement mes affaires tandis qu’il retournait vers le bureau de renseignements. Lorsque je l’y rejoignis, ma sacoche dans une main et le carton sous le bras, je remarquai que les lumières des autres salles étaient déjà éteintes. L’horloge indiquait 19h12.

— Je suis désolée de t’avoir retardé.
— Ce n’est rien. La fiche est remplie, tu peux emporter la boîte. Il faudra la rendre d’ici 15 jours.
— Merci. J’ai tout remis en place.

Il hocha la tête et enfila une veste en laine doublée avant d’enrouler une écharpe autour de son cou. Je lui fis un timide signe de la main puis me dirigeai vers la sortie, mais il me rattrapa rapidement pour m’ouvrir la porte.

— Le système automatique s’arrête à 19h, m’expliqua-t-il en m’invitant à sortir devant lui.

Il actionna une télécommande pour tout verrouiller et descendre le rideau métallique. Je ne savais pas ce qui me poussait à rester auprès de lui pendant ce temps ; peut-être l’obscurité et le froid mordant. Lui-même ne s’y était pas attendu, car lorsqu’il se retourna, il sursauta.

— Euh, merci encore, lui dis-je simplement. Passe une bonne soirée.
— Merci Mélanie. Toi aussi.

4 : Culture nippone

Comme je l’avais prédit, le retard que j’avais accumulé sur mon travail me valut un appel du patron lundi matin et je passais la journée au bureau avec toute l’équipe. Je me sentais préoccupée et l’organisation de mes activités s’en trouvait inévitablement toute chamboulée.

Après ces longues heures de dessins vectoriels et de discussions sans queue ni tête avec les programmeurs, Camille insista pour que nous allions tous ensemble au bar du coin avant de rentrer. Je me retrouvai mystérieusement coincée entre le mur et Harold. C’était un jeune homme assez bavard. Plutôt élancé, il avait l’air d’avoir grandi rapidement en oubliant de prendre du poids pour équilibrer le tout. Un coup de vent semblait pouvoir venir à bout de lui, mais il n’en était pas moins fier. Il se pavanait tellement que je me demandais comment j’avais pu ne pas le remarquer la semaine précédente. Il était blond avec les côtés de la tête rasés et il avait la manie de passer sa main sur la large bande de cheveux qui restait sur son crâne pour l’aplatir. C’était plus qu’agaçant.

Pour l’heure, il était confortablement assis sur la banquette en cuir, les jambes écartées sous la table, trop occupé à tanner son voisin d’en face – Mike, le programmeur en chef – pour réaliser que je l’observais. Leur échange portait sur le nombre de bières qu’ils pouvaient avaler avant de tomber ivres morts, Mike insistant sur le fait que son âge – 41 ans – faisait de lui le plus expérimenté en la matière. Charlie, qui avait fini son service au moment où nous sortions et en avait profité pour nous accompagner, choisit ce moment pour nous révéler qu’à 31 ans, il n’avait encore jamais bu une goutte d’alcool. Tout le monde en fut très étonné et Harold ne cacha pas son ahurissement. Lui-même passait ses jours de repos à se saouler avec ses copains – selon son propre aveu. Plusieurs verres vides devant lui venaient quand-même confirmer son histoire. Ce fut ainsi que j’appris qu’il était âgé de 24 ans. Je parvins à faire les gros yeux à Camille lorsque cette information émergea de la conversation. Elle haussa les épaules d’un air faussement innocent.

Mon amie tenait à tout prix à ce que j’envisage la possibilité qu’il puisse y avoir quelque chose entre mon jeune collègue et moi. Je ne pouvais pourtant pas m’y résoudre. D’abord, le fait que nous travaillions ensemble me déplaisait, et son âge n’aidait pas. Cela ne me dérangeait pas vraiment, je n’avais rien contre les relations entre personnes d’âges différents et j’étais pratiquement certaine qu’Harold était aussi de cet avis. Par contre, il semblait avoir des critères de sélection autrement plus spécifiques. Il était bien plus extraverti que ne l’autorisait la décence et il ne se gênait pas pour regarder de manière suggestive le décolleté de Camille, installée de l’autre côté de la table. Elle ne remarquait rien, ou elle faisait semblant de ne pas l’avoir vu. Maxime, lui, n’était pas fou. Cela faisait plusieurs minutes qu’il avait enroulé ses bras autour de ceux de sa femme, sous prétexte de la serrer contre lui. Il était évident qu’il tentait de cacher sa poitrine à la vue du jeune homme, tout comme il était évident que celui-ci, malgré ses protestations, avait effectivement bu trop de bières. Il n’aurait jamais reluqué ainsi l’épouse de son patron, en présence de ce dernier, s’il avait été sobre. Bref, tout cela pour préciser que je n’intéressais pas le moins du monde ce jeune insolent. J’avais de trop petits seins. Cette soirée m’informa qu’il ne me plaisait pas trop non plus.

— Alors Mélanie, il paraît que tu aimes aller à la médiathèque, me dit Céline, une autre collègue.

Elle avait vraiment une jolie silhouette et je m’étonnai que le jeune programmeur n’y ait pas encore fait attention. Sa peau pâle, son maquillage épais et ses cheveux acajou, coupés au carré, lui donnaient un air un peu rock’n’roll. Nous n’avions jamais beaucoup parlé en dehors du bureau. Je savais juste qu’elle avait suivi une licence en fac puis s’était réorientée vers le graphisme. Elle avait obtenu son diplôme par correspondance un an avant d’intégrer l’équipe. Elle devait avoir 28 ou 29 ans. Il nous arrivait de travailler ensemble, mais Maxime l’avait embauchée principalement pour présenter nos projets aux clients. Les gens l’appréciaient beaucoup. Elle était sympathique et dégageait une aura artistique évidente. Elle savait de quoi elle parlait et maîtrisait toujours son sujet. En somme, elle rassurait les clients, ce que j’étais incapable de faire.

Sa remarque me surprit beaucoup. Je n’aimais pas bien l’idée que mes collègues parlent de moi quand je n’étais pas là.

— Oui, elle est superbe cette médiathèque, lui répondis-je simplement. Tu devrais y passer.
— Je ne lis pas beaucoup en fait, avoua-t-elle en écrasant quelques miettes de chips sur la table.
— Tu devrais, commenta Charlie en sirotant son soda – il était vraiment accroc à la caféine. Moi, je lis une BD par jour !
— Tu appelles ça lire, intervint Maxime en ricanant.
— Il n’y a pas que des livres, précisai-je à Céline en laissant les deux autres parler de bandes dessinées. Tu peux regarder des vieux films, c’est sympa.

Je remarquai que le reste de l’équipe m’écoutait aussi désormais, à part Harold qui s’était écroulé sur la table. Charlie et Maxime avaient écourté leur débat.

— C’est là-bas que tu t’installes pour travailler ? poursuivit Céline, avide. Tu y trouves l’inspiration ?
— Oui, la plupart du temps, bafouillai-je, un peu mal à l’aise.

Je détournai le regard sans pouvoir m’en empêcher et me mis sans doute à gesticuler sur le siège, comme chaque fois que je souhaitais me faire oublier et disparaître.

— Euh… On devrait peut-être rentrer. Harold n’a pas l’air bien, suggérai-je alors, en désespoir de cause.
— Qu’il moisisse ici, lança simplement Maxime.

Céline éclata de rire, mais Camille fit semblant d’être indignée. Elle était pourtant très amusée et flattée que son mari soit si jaloux.

— Je vais le raccompagner, proposa Mike en souriant également. Il habite pas loin de chez moi.
— Il n’aurait pas du boire autant, commenta Charlie en secouant la tête d’un air affligé.

Mike se leva en se cognant les genoux sous la table et passa de l’autre côté pour soulever le comateux. Malgré son mètre quatre-vingt-dix et ses muscles d’archer – discipline qu’il pratiquait tous les dimanches –, il ne parvint pas à maintenir Harold debout. Je me levai à mon tour et poussai le jeune homme dans le dos pour équilibrer son corps. Charlie vint en renfort pour le retenir. L’insolent avait la consistance et la malléabilité d’une longue ficelle de guimauve. Il grogna de mécontentement, visiblement disposé à ne fournir aucun effort. Maxime se dégagea de la banquette et se posta face à lui en souriant sardoniquement. Il posa une main prévoyante sur l’épaule de Mike pour l’inciter à ne pas bouger. Le programmeur hocha la tête de manière incertaine devant l’air de conspirateur de son patron, mais il ne broncha pas. Maxime colla alors une énorme gifle sur la joue d’Harold. Le jeune homme se réveilla en sursaut et regarda de tous les côtés sans comprendre ce qu’il lui arrivait. Céline, Camille, Charlie et Mike éclatèrent de rire tandis que je souriais. Maxime dit à Harold :

— Il faut rentrer chez toi gamin. Je te veux en forme demain !


— Alors, tu penses quoi d’Harold ? me demanda Camille en observant mon reflet dans le miroir du pare-soleil de la voiture.

J’étais assise derrière. Maxime conduisait et mon amie était occupée à se remettre du rouge à lèvres. Elle avait activé l’éclairage de l’habitacle.

— C’est un petit crétin, commenta Maxime en s’engageant sur la voie à sens unique de centre-ville.
— Je parlais à Mél.
— Je crois que Maxime a raison, répondis-je. Harold ne m’a pas fait bonne impression.
— Je le trouve marrant, rétorqua Camille en refermant d’un coup sec le pare-soleil.
— On aurait dit un chien enragé, insista Maxime. Je n’aime pas du tout la façon qu’il avait de te dévorer des yeux comme ça.
— C’était plutôt flatteur.
— C’était déplacé ! L’enfoiré, jura-t-il dans un murmure après s’être échauffé à haute voix.

Je toussotai pour rappeler ma présence au couple. Je ne tenais pas à assister à une dispute. Le comportement de Camille me dépassait et je comprenais assez bien que Maxime soit en colère. Par contre, je me gardais bien de tout commentaire.

— Tu sais Mélanie, Céline t’admire beaucoup, m’apprit le renfrogné, visiblement soulagé de changer de sujet.
— Ah oui ? m’étonnai-je. D’où ça sort ?
— C’est elle qui nous l’a dit, répondit précipitamment Camille en se tournant légèrement vers moi.

La ceinture de sécurité l’empêchait de se retourner complètement.

— Elle trouve que c’est sympa quand tu passes nous voir au bureau. Elle dit aussi que tu as beaucoup de talent et une forte personnalité.
—  Oui, c’est vrai, approuva Maxime en riant.

Je ne pus moi-même me retenir de sourire.

— Une forte personnalité ? répétai-je. C’est bizarre de dire ça.

Camille haussa les épaules.

— Elle n’est pas la seule à le penser, ajouta-t-elle. Mike et Charlie aussi le disent. Ils ont employé quel mot, chéri ?

Maxime secoua la tête pour signifier qu’il ne voyait pas de quoi elle parlait.

— Mystérieuse ! lança soudain Camille. Charlie a dit que tu étais mystérieuse et Mike a approuvé.
— Ah, c’était de Mélanie que vous parliez, commenta Maxime. Je n’avais pas saisi.
— C’était quand ? demandai-je.

C’était la seule question qui m’était venue pour éviter de répondre directement à la remarque.

— Pendant que tu étais aux toilettes.

Je grognai. J’avais toujours détesté devoir me rendre aux toilettes alors que je me trouvais dans une pièce bondée en compagnie d’autres personnes. C’était le meilleur moyen de faire tourner les têtes sur son passage. Du coup, le temps que l’on était absent, les autres se souvenaient de notre existence et ils pouvaient la commenter à leur gré.

— Tu as remarqué comme Mike a été chevaleresque ce soir ? reprit Camille en ignorant ma gêne.

Je me repassais le film de la soirée pour retrouver cet instant.

— À quel moment ? finis-je par demander, perplexe.
— Quand il a proposé de ramener Harold.
— Euh…
— Tout le monde a vu que tu te sentais mal à l’aise parce qu’on t’écoutait, précisa Maxime. C’est vrai que Mike est prévenant. Il a très vite compris que tu préférais mettre fin à la soirée.
— Mais, il était temps, non ? bafouillai-je maladroitement. Je veux dire… Vous vouliez rentrer aussi, pas vrai ?
— Mais oui, bien sûr, soupira mon amie. Mais à la fin de la conversation, ça aurait aussi pu faire l’affaire.
— Je suis désolée.
— Ne t’excuse pas, lança Maxime. Tu es comme ça, c’est tout. C’est ça qui leur fait dire que tu as de la personnalité.

Il sourit de nouveau en me regardant dans le rétroviseur avant de garer la voiture devant chez moi.

— Est-ce que Mike est marié ? demanda subitement Camille tandis que je m’apprêtai à sortir.
— Oh que oui ! répliqua Maxime. Et arrête un peu d’essayer de caser Mélanie avec tout le monde !
— C’est faux, je…
— Si vous pouviez éviter de vous mêler de ça, ce serait super, lâchai-je un peu plus fort que nécessaire.

Ils se tournèrent tous les deux vers moi et me fixèrent avec des yeux de merlans frits. Le discours actuel de mon patron était complètement différent de celui que m’avait tenu mon amie une semaine plus tôt. Elle m’avait dit que Maxime voulait tout savoir de ma vie amoureuse et qu’il espérait même me présenter quelqu’un qu’elle-même ne me recommandait pas du tout. Ce soir, les rôles semblaient inversés. Leur intérêt pour le sujet me dépassait.

— Merci de m’avoir déposée, lançai-je simplement en ouvrant la portière.
— Euh, de rien.
— On s’écrit demain ? proposa Camille.

Elle paraissait quelque peu inquiète. Sur le coup, j’envisageai de lui répondre non pour la laisser mariner toute la nuit. Cela lui couperait peut-être l’envie de me mettre sans arrêt dans des situations embarrassantes.

— D’accord, cédai-je finalement, incapable de la contrarier plus longtemps.

Je lui décochai même un sourire encourageant.

Avant que la voiture ne disparaisse au bout de la rue, je voyais encore Maxime s’animer nerveusement dans l’habitacle éclairé. J’espérais qu’il essayait quand même de faire comprendre à Camille qu’elle ne pouvait pas consacrer tout son temps libre à me chercher un compagnon. Avec un peu de chance, lui-même n’y portait pas un aussi grand intérêt que ce que mon amie avait déjà prétendu.


Chère Mélanie,

Ma rencontre avec Dracula n’a pas été la seule à m’amener à apprécier le contact des gens. J’avais toujours aimé le confort de mon petit groupe d’amis, qui avaient tous les mêmes centres d’intérêt que moi, mais j’ai appris à m’ouvrir davantage aux autres et à partager leurs expériences dès lors que j’ai fait la connaissance de Sakura.

C’était quelques mois après la Roumanie. J’avais trouvé un stage d’informaticien dans une entreprise française localisée à Tokyo. Un jour, nous sommes allés au Neko café du coin avec des collègues et Sakura nous accueillit, des oreilles de félin sur la tête et une queue accrochée derrière sa jupe. J’avais l’impression d’avoir atterri dans un manga1.
Cette jeune femme portait un prénom que j’avais de nombreuses fois rencontré au cours de mes lectures et je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire une remarque à ce sujet, la comparant à la célèbre kunoichi2 homonyme. Mon japonais était approximatif et elle n’a pas très bien compris. Une collègue lui a alors expliqué que je la complimentais sur son prénom floral, ce qui n’était pas tout à fait exact. Pourtant, Sakura s’est tournée vers moi, les joues légèrement empourprées, et elle m’a dit merci en inclinant le buste en avant. J’ai tout de suite su que je l’aimais.
Je n’emploie pas ces mots à la légère. J’ai vraiment aimé Sakura ; d’une certaine manière. Au début, je pensais même que nous pourrions faire notre vie ensemble. Elle était encore au lycée, mais elle avait une telle personnalité qu’elle pouvait facilement se faire passer pour plus âgée. Pour notre première sortie, elle m’a fait visiter la ville. J’ai découvert le Sanctuaire Meiji, extraordinaire temple traditionnel bâti en plein Tokyo. Son architecture, ses torii – sortes de portes en bois formant une allée vers l’entrée du temple –, ses barils de saké exposés comme une muraille ; tout cela rendait cet endroit sacré. Nous avons pique-niqué dans le parc Yoyogi de Shibuya ; Sakura avait préparé des bentos avec des saucisses découpées en forme de poulpes et des œufs personnifiés. Les cerisiers étaient en fleurs et prodiguaient un agréable parfum printanier. C’était magique.
Nous avons passé beaucoup de temps ensemble à Shibuya et à Harajuku, deux quartiers très animés de Tokyo. Les boutiques regorgeaient de la culture nippone dont la France ne dévoile qu’un bref aperçu. Les rues étaient bondées de gens de notre âge qui portaient des tenues aussi excentriques les unes que les autres : de véritables portraits des personnages de dessins animés ou des groupes de « Visual Kei3 ». Cet aspect de la mode japonaise commençait tout juste à arriver en France à l’époque, mais là-bas, tout tournait à une vitesse vertigineuse. Sakura pouvait se balader avec son costume de serveuse-chaton sans choquer personne.
J’adorais ce pays et je m’enivrais de la présence de la foule autour de moi. J’avais besoin de m’immerger complètement dans cette culture étourdissante, au milieu des grattes ciel et des écrans géants où tout était toujours en mouvement et en couleurs. Je profitais de cette nouvelle vie au maximum. Sakura m’aidait à perfectionner mon japonais et je lui apprenais ce qu’elle voulait savoir de la France. Elle semblait fascinée par mes propos alors que moi, j’absorbais ses paroles en imaginant comment aurait pu tourner mon existence si je l’avais vécue au Japon.
J’ai emménagé chez elle après quelques semaines et j’ai rencontré ses amis. Nous sortions tous ensemble, dans les salles d’arcades, au karaoké et aux festivals. J’ai même eu l’honneur de porter un kimono traditionnel. Mais je redevenais terne et taciturne quand je devais retourner travailler dans un costume noir occidental, comme tout le personnel de l’entreprise.
Puis j’ai commencé à me sentir mal. Je pensais encore trop souvent au passé ; à toi. Je me rappelais que tu aimais le Japon à travers les mangas, Dir en Grey et L’Arc~en~ciel4 et les films d’animation. J’étais triste de ne pas pouvoir partager mon expérience nippone avec toi. Tu me manquais, mais je ne pouvais pas simplement rentrer et frapper à ta porte ! J’en étais incapable.

Quand mon stage s’est achevé au bout d’un an, débouchant sur un poste fixe dans l’entreprise, on m’a proposé de rester à Tokyo ou de partir dans une autre préfecture. J’ai choisi de travailler dans l’agence de Chiba pour pouvoir intégrer la prestigieuse école d’arts martiaux Katori Shintō. J’ai pratiqué les différentes disciplines enseignées par les senseis de l’école en laissant Sakura derrière moi. Cette période de ma vie fut l’une des plus décisives et pratiquer ces activités est devenu indispensable pour moi. L’art de canaliser l’énergie de son âme s’exerce à vie. 

Cette nouvelle lettre arriva le lendemain de notre petite virée entre collègues. C’était la troisième. Je n’avais pas les idées très claires lorsque je la découvris et je la lis comme on lit un texte pour en faire une analyse. Je tentais de rester la spectatrice objective de ce voyage en prenant des notes sur son compte-rendu. Celui-ci me paraissait si distant – comme s’il ne s’adressait à personne en particulier, mais qu’il s’agissait juste d’une sorte de journal intime –, que je n’eus pas trop de mal à demeurer imperturbable pendant un temps. La fin de la lettre devenait pourtant plus personnelle et cela me perturba un peu, mais je parvins au moins à mettre en lumières quelques aspects concernant l’auteur.

Le premier était que cet homme avait appris les arts martiaux et le japonais. D’après ce qu’il disait sur le fait que ces activités physiques lui étaient indispensables, il y avait de fortes chances qu’il les pratique toujours. Je décidai donc que je ferai le tour des clubs de la ville pour voir si je ne pouvais pas le démasquer de cette manière. Je me renseignerai également sur les professeurs de japonais, car il me semblait qu’une personne aussi volontaire pour partager ses expériences de la vie avec les autres était tout à fait disposée à diffuser l’intégralité de son savoir. Je n’aurais pas été étonnée qu’il donne des leçons de japonais. Je ne pouvais évidemment pas demander à tous ceux que je verrais aux clubs d’arts martiaux et aux cours de japonais s’ils étaient à l’origine de ces mystérieuses lettres, mais je ne désespérais pas de trouver un moyen de le découvrir !

Le second élément que je relevais, celui qui m’ébranla au point que j’abandonnai mon petit déjeuner à moitié entamé, était que j’étais bel et bien la destinatrice de ces courriers. J’en étais désormais certaine. Les allusions à mon intérêt pour le Japon, en mentionnant explicitement mes musiciens préférés, ne pouvaient pas être une coïncidence supplémentaire.

Je me sentais encore plus excitée qu’à la lecture de la deuxième lettre. Le voyage en Roumanie m’avait seulement amenée à me demander ce que j’aurais moi-même ressenti à sa place. La bulle de savon qui m’avait enrobée lorsque j’avais découvert ses aventures et que je m’étais projetée dedans avait fini par éclater quand j’avais commencé à chercher des renseignements sur ce pays qui m’avait finalement semblé décevant. Pour le Japon, c’était différent.

Depuis mon adolescence, je rêvais de me rendre là-bas et de voir de mes propres yeux tout ce que je pouvais apprendre sur internet et dans les livres. J’aurais moi aussi aimé porter des costumes farfelus et visiter les parcs en plein cœur de Tokyo. J’étais passionnée par la culture nippone que cet homme avait infiltrée jusque dans ses fondations ! Qu’il souhaite partager cela avec moi était un véritable honneur et je regrettais qu’il n’en ait pas dit davantage. J’aurais par exemple voulu en apprendre un peu plus sur les arts martiaux qu’il avait pratiqués. J’espérais vraiment avoir l’occasion un jour de lui poser des questions sur cette période de sa vie.

La lettre m’avait révélé autre chose. Le fait qu’il parle de son passé en m’y intégrant m’incitait à penser que lui et moi avions dû étudier dans le même lycée. C’était le dernier endroit qu’il avait fréquenté avant de quitter le pays, mais aussi celui où j’avais commencé à me plonger dans l’univers des mangas et du Japon. Je ne m’en cachais pas et la moindre personne observatrice aurait deviné que j’adorais Mon voisin Totoro. Il était brodé en énorme sur mon sac à dos. Celui qui m’écrivait aujourd’hui aurait pu être quelqu’un de ma classe ou encore un élève qui prenait le même bus. Il lui aurait suffi d’être assis derrière moi pour entendre les chansons de mes groupes de J rock5 préférés s’échapper de mon casque audio. Il y avait de nombreuses possibilités. En tout cas, si nous avions été proches, je l’aurais reconnu en le revoyant, avant qu’il ne m’envoie la première lettre ; même après ces 12 ou 13 dernières années, même s’il avait beaucoup changé. Il aurait probablement fait partie de mes contacts sur les différents réseaux sociaux où j’étais active, bien que je triais « mes amis » sur le volet, et nous aurions pu communiquer par ce biais. Bien sûr, il restait aussi la possibilité que lui-même n’utilisait pas ce genre de sites. Je supposais simplement qu’il avait toujours été un admirateur secret et distant, ce qui ne m’aidait pas beaucoup à deviner qui il était.


J’avais encore du travail sur le « projet Martha », car, comme nous l’avions deviné, madame Bernard souhaitait finalement ajouter d’autres prestations au site de son salon, dont un blog. Il était hors de question pour Maxime de lui proposer un CMS, c’est-à-dire un système tout prêt disponible en ligne qu’il suffirait de personnaliser. Nous allions le développer et cela prendrait du temps. Je m’exilais une fois de plus à la médiathèque pour commencer à en dessiner la maquette.

Lorsque j’arrivai dans le hall d’accueil, je remarquai que Clément était installé au bureau de renseignement le plus proche du coin « pause café ». Il était occupé par un travail solitaire alors que les autres bibliothécaires enregistraient les nouvelles inscriptions et les retours de documents.

J’avais apporté la boîte d’archives sur les témoignages concernant les lycanthropes. Je voulais la rendre, bien que je ne m’y étais pas davantage plongée que lorsque Clément me l’avait donnée. Comme je devais passer devant son bureau pour rejoindre ma salle de lecture préférée, je décidai de m’adresser directement à lui. D’habitude, quand je rapportais les ouvrages ou les disques que j’avais empruntés, je les enregistrais sur les bornes automatiques de retour. Cela m’évitait de parler aux gens. Cette fois, je n’en avais pas envie.

Lorsque je saluai le bibliothécaire, il posa un doigt sur le livre qu’il lisait, suivant la ligne où il en était, tout en marmonnant :

— Bonjour madame…

Il arriva à la ponctuation finale de sa phrase et releva enfin la tête vers moi.

— Mélanie ! s’exclama-t-il alors, surpris.

Il recouvrit rapidement le livre de papiers qui traînaient devant lui comme s’il voulait le cacher.

— Je ramène les archives, l’informai-je en déposant la boîte devant lui. Je ne te dérange pas ?

Je désignai le bazar étalé devant lui, intriguée.

— Je finirai ça plus tard, éluda-t-il. Tu as déjà lu tous les dossiers ?

Il semblait quelque peu embarrassé et je commençai à me demander si je n’aurais pas mieux fait de passer par les machines. Il n’osait peut-être pas me dire qu’il n’avait pas à se charger de mes retours maintenant parce qu’il était occupé par une autre tâche.

— Non, je n’ai rien lu. J’ai changé d’avis.

Il parut quelque peu interloqué et il hésita un moment avant de se lever pour glisser la boîte sur le bureau.

— Tu n’es plus intéressée par la Roumanie ? demanda-t-il vaguement en s’emparant d’une télécommande pour scanner le code inscrit sur le côté du carton.

Il cliqua sur son ordinateur avant de me regarder de nouveau. Il semblait contrarié.

— Si, mais les vieux témoignages sont une fausse piste.

J’avais effectivement compris qu’il ne servait à rien de me plonger dans ces rapports sur la lycanthropie, sauf peut-être à me perdre. En tout cas, je ne risquais pas d’y découvrir quoi que ce soit sur l’auteur des lettres.

— Que pistes-tu ? me demanda Clément, un sourire aux lèvres, en déposant la boîte dans le chariot de la bibliothécaire du bureau d’à côté.

Elle lui lança un regard noir qu’il ne remarqua pas.

— Je… hésitai-je.

Je n’étais pas certaine d’avoir envie de lui parler des lettres. Je me sentais parfois un peu bête de les prendre au sérieux et de rechercher leur auteur. Je n’avais pas non plus envie de mentir à cet homme si charmant qui, bien que très curieux, semblait s’intéresser un peu à moi. Et il ne me laissait pas indifférente non plus.

— Quelqu’un m’a parlé de son voyage là-bas et je voulais savoir si ça valait le coup d’en apprendre plus, résumai-je. Je pense finalement que non.

Je me sentis à mon tour gênée et nous nous regardâmes bêtement, attendant que l’autre rompe le silence.

— C’est ma pause déjeuner, finit-il par dire. Tu veux manger un morceau avec moi ?
— J’ai déjà mangé, répondis-je un peu trop vite.

La soudaine perspective d’aller déjeuner avec lui m’effraya comme s’il m’avait proposé de l’épouser. Je ne l’avais pas envisagé et avoir osé venir lui parler me sembla tout à coup monstrueux.

— Ça tombe bien, répliqua-t-il en se grattant maladroitement la tête, je n’ai pas très faim. Tu restes ? Je peux m’asseoir avec toi ?

Je repensai brièvement à ce que Camille m’avait dit sur le fait de se gratter la tête. Selon elle, cela donnait un air paniqué. Elle avait raison.

— Bien sûr.

Notes de fin de section
  1. Bande dessinée japonaise.
  2. En japonais, ninja au féminin.
  3. Le « Visual Kei » est un mouvement musical japonais caractérisé par les tenues des membres des groupes qui portent du maquillage et des costumes de scène en décalage avec leur époque et le genre de leur musique.
  4. Groupes japonais.
  5. Groupes de rock japonais.

5 : Déjeuner chocolaté

Nous étions installés dans la salle de lecture, sur une petite table près de la fenêtre. J’avais sorti mon ordinateur et commencé le blog de madame Martha, et Clément était assis en face de moi avec un magazine sur le cinéma. Il n’y avait que deux autres personnes avec nous, occupées à lire. Seul le bruit des touches du clavier et des clics de la souris venait rompre le silence oppressant, jusqu’à ce que l’estomac de Clément se mette à gronder bruyamment. Par égard pour lui, je me retins de sourire. Il avait renoncé à aller manger durant sa pause pour la passer en ma compagnie, mais en fin de compte, il était affamé. J’étais flattée. Au bout d’une dizaine de minutes de concerto embarrassant, je finis par relever la tête vers lui.

— J’ai une barre chocolatée si tu veux.

Il sourit comme un enfant le jour de Noël.

— Merci, je n’aurais pas pu tenir jusqu’à ce soir, murmura-t-il sur un ton d’excuses.

J’étais plutôt du genre à grignoter souvent – trop gourmande pour pouvoir m’en priver –, et il était rare que je sorte sans une barre de céréales ou du chocolat dans mon sac. Je lui donnai donc mon 4h et il poussa un soupir de soulagement après en avoir avalé la première bouchée.

— Chocolat framboise, commenta-t-il dans un souffle, j’adore.

Je lui souris à mon tour avant de reporter mon attention sur mon écran.

— Sur quoi travailles-tu ? me demanda-t-il alors en venant s’asseoir à côté de moi.
— C’est un blog de salon de beauté.
— Tu es dans la communication visuelle ?

J’opinai tout en continuant d’écrire un texte provisoire d’article sous une image d’ongle coloré. L’idée était de montrer à madame Bernard l’aspect qu’auraient ses publications avant qu’elle ne les poste en ligne.

— Madame Martha est la reine de la manucure de compétition, commença-t-il à lire. Vos mains n’auront jamais été aussi belles et élégantes. Ses vernis sont sans solvants et non testés sur les animaux ! Un gage de qualité.

Il se mit à rire et comme je ne réagissais pas, il poursuivit :

— Elle est un peu loufoque cette madame Martha !
— Non, en fait c’est moi qui ai écrit ça, révélai-je d’un air déconfit. Je n’ai pas encore les vrais textes et j’aime bien glisser des trucs rigolos pour présenter aux clients.
— C’est réussi !
— Et l’esthéticienne ne s’appelle pas madame Martha, précisai-je inutilement. C’est le nom de la boutique.

Son sourire s’étira davantage et les ailes de ses narines tressaillirent légèrement, comme s’il s’empêchait d’éclater à nouveau de rire. À cet instant, je réalisai qu’il était vraiment attirant avec son regard océanique toujours pétillant, sa peau claire, ses lèvres nacrées et ses cheveux bruns indisciplinés qui lui tombaient dans le cou et sur le front. Il ne rit pas, mais finit par dire, sur le ton de la conversation :

— On croirait que tu parles d’un vernis pour le bois. Tu n’as pas l’air de t’y connaître en manucure.

J’étirai mes doigts au-dessus du clavier et contemplai mes ongles, perplexe. Ils étaient plutôt bien coupés et le vert pomme qui les recouvrait n’était même pas écaillé. Certes, je les avais limés et vernis moi-même, mais le résultat n’en était pas moins réussi, du moins selon mes goûts.

— Oh non ! s’exclama Clément en voyant mon expression. Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est juste ta manière d’en parler qui… Tu as de jolies mains ! Je veux dire…
— J’ai compris, l’interrompis-je en souriant à mon tour. Ne t’en fais pas, je ne l’ai pas mal pris.

La porte de la salle s’ouvrit brusquement et je me rappelai tout à coup où nous nous trouvions. Les deux personnes qui lisaient relevèrent la tête vers la nouvelle venue en même temps que Clément et moi. C’était Capharnaüm, la femme des ordinateurs.

— Clément ! s’écria-t-elle sans se soucier de la gêne causée. Nous t’attendons en bas, tu dois remplacer Maryse pendant sa pause !

Mon compagnon se leva d’un bond, faisant tomber le dernier morceau de la barre chocolatée sur mon clavier. Il semblait terrifié.

— Désolé, dit-il à la fois à sa collègue et à moi.

Il entreprit de ramasser les miettes tandis que la bibliothécaire tapait du pied à l’entrée de la salle.

— Laisse, murmurai-je en m’emparant de sa main pour l’empêcher d’éparpiller davantage le biscuit. Je m’en occupe.

Il se figea et me fixa d’un air perdu. Capharnaüm se racla la gorge. Elle était impatiente et visiblement très fâchée.

— Merci pour ton aide, improvisai-je alors en élevant la voix. Je peux de nouveau me connecter maintenant.

L’expression de Clément changea aussitôt. Il écarquilla les yeux d’incompréhension. Je lâchai sa main et haussai les épaules en souriant. Il rejoignit sa collègue sans rien ajouter et ils quittèrent la pièce ensemble.

— Elle ne peut pas noter son mot de passe quelque part pour arrêter de l’oublier celle-là, entendis-je ronchonner la bibliothécaire lorsqu’elle referma la porte.

Comme je l’espérais, elle ne pensait plus que Clément n’était pas retourné travailler, mais juste qu’il était là parce qu’il s’occupait d’un nouveau problème de connexion. Elle n’avait pas dû nous voir monter ensemble.

Je terminais tout juste d’enlever les dernières miettes de céréales de mon clavier quand une fenêtre de discussion apparut en bas de l’écran : 

CAMdesBois : salut Mél, tu fais quoi ?
NEKOchan : Hey, salut Camille. Je bosse à la médiathèque. Et toi ?
CAMdesBois : je me balade en ville. mon rendez-vous a annulé. désolée pour hier soir, dans la voiture.
NEKOchan : Pas grave. Tu devais voir quel client ?
CAMdesBois : peu importe ! dis-moi ce que tu fais.
NEKOchan : Je te l’ai dit, je bosse : Martha.
CAMdesBois : menteuse

Je relis plusieurs fois le message avant de réaliser ce qui était écrit et je me sentis rougir.

NEKOchan : Quoi ?
CAMdesBois : dis-moi plutôt qui est ce canon avec qui tu viens de passer près d’une heure !
NEKOchan : Quoi ! Tu es à la média…

Je ne terminai pas de rédiger ma réponse, car la porte s’ouvrit de nouveau et je savais, sans avoir besoin de regarder, qui venait d’entrer. Je refermai calmement le clapet de mon ordinateur sans lever les yeux tandis que la chaise en face de moi était tirée. Un énorme sac à main en cuir beige et un ordiphone dernier cri apparurent dans mon champ de vision. Les longs doigts fins de Camille se mirent à marteler la table, ses ongles rouges en frappant régulièrement le bois.

— Espèce de cachottière, finit-elle par lâcher. Je viens par ici pour voir si tu ne traînes pas dans le coin et je te trouve avec un beau gosse ! J’étais assise dans la pièce d’à côté, petite maligne. Je vous ai vu partager une barre de céréales !

Je la regardai enfin et ne pus m’empêcher de lui rendre son sourire contagieux.

— Alors ? s’écria-t-elle en réaction à mon silence.
— Chut ! siffla la lectrice installée un peu plus loin.
— Alors ? répéta Camille dans un murmure hilare.

Elle se dandinait sur la chaise, trépignant d’impatience. Je remarquai que les deux personnes d’à côté nous observaient désormais.

— Sortons.

Je commençai à ranger mes affaires et Camille entreprit de m’aider, trop pressée de tout savoir sur Clément pour rester à ne rien faire. Tandis que je glissai l’ordinateur dans ma sacoche, je me demandais ce que j’allais lui dire. Clément me plaisait. Je ne tenais pas vraiment à ce que mon amie s’en mêle, même si j’aimais assez l’idée de partager mes impressions avec elle.

C’était une belle journée, si bien que le patio de la médiathèque était ouvert. Le soleil tapait directement sur la terrasse et dans les vitres. La mare au milieu du jardin était encore gelée et sa surface brillait sous les rayons lumineux. Les arbres nus bougeaient paresseusement sous la brise légère. L’endroit était apaisant.

Camille et moi nous installâmes sur une banquette en rotin derrière une fenêtre entrouverte du hall d’accueil. Elle avait insisté pour prendre cette place, mais j’en compris la raison uniquement quand, au bout de dix minutes, je remarquai qu’elle ne cessait de regarder à l’intérieur. Je jetai un coup d’œil et réalisai qu’elle avait une vue parfaite sur le bureau de Clément. Lui ne devait pas pouvoir nous voir.

— J’ai l’impression d’avoir 15 ans, lui reprochai-je sur un ton que j’espérais suffisamment empli de reproches.
— Moi aussi, répondit-elle dans un gloussement apparemment incontrôlable. Mél, qui est ce type ?

Elle désigna le hall par-dessus son épaule. Je soupirai avant de lui raconter comment j’avais fait la connaissance de Clément. Elle insista pour savoir combien de fois nous nous étions vus et dans quelles circonstances, mais elle eut l’air un peu déçu quand je lui dis que nous nous étions toujours rencontrés à la médiathèque.

— Au moins, je comprends mieux pourquoi tu viens ici.
— Ça fait à peine une semaine que je le connais, protestai-je. Il n’était pas là avant.
— Ah bon ? s’étonna-t-elle. Et tu dis que c’est lui qui t’a parlé en premier ?
— Oui, il m’a aidé à trouver un livre. Il est très gentil.
— Hum…

Elle semblait réfléchir intensément. Cela me fit sourire. Elle cherchait toujours des explications où il n’y en avait aucune. Pour qu’elle puisse tout contrôler, il lui fallait une raison à chaque chose qui arrivait. Un chat tigré bondit subitement de derrière un buisson et se faufila sous la terrasse, mais elle ne le remarqua pas.

— Qu’est-ce que tu imagines ? lui demandai-je alors. J’attends ta théorie.
— Et si c’était lui qui t’avait écrit la lettre ?
— Quelle lettre ?
— Tu plaisantes !

Tandis qu’elle levait les yeux au ciel, je compris enfin où elle voulait en venir et je réalisai que je ne m’étais même pas posé la question. J’y réfléchis un instant, cherchant des éléments de réponse.

— Tu n’y avais pas pensé, constata Camille, ahurie. Le type de la lettre dit quand même qu’il t’a vue en face et qu’il savait qu’il te reverrait. Ça coïncide avec l’arrivée de ton bibliothécaire et toi, tu traînes ici tous les jours !
— Ça ne tient pas, murmurai-je en ne l’écoutant qu’à moitié.
— Alors, dis-moi un peu pourquoi. Moi, je pense que c’est lui.

Je la regardai et fus surprise de la découvrir avec les bras croisés sur la poitrine et une expression contrariée sur le visage.

— Pourquoi tu t’énerves ?
— Je suis pas énervée, protesta-t-elle, mais tu ne sembles pas réaliser ! On vient de trouver qui a écrit cette lettre et ce type te plaît ! Tu ne réagis même pas.

Elle secoua la tête d’un air navré.

— Ça ne peut pas être lui. Je l’ai rencontré après la première lettre.

Elle ouvrit la bouche dans une expression de stupeur.

— La première lettre, répéta-t-elle. Tu en as reçu une autre ?

Je me mordis la lèvre et me ratatinai au fond de la banquette tandis qu’elle se redressait en me fixant avec de gros yeux.

— Tu ne m’as rien dit !
— J’ai oublié, m’excusai-je.
— Tu parles ! Qu’est-ce qu’il a écrit ! s’égosilla-t-elle.

Son visage commençait à prendre des couleurs, comme lorsqu’elle était fâchée. Je lui parlais donc de la lettre sur la Roumanie et de celle que j’avais reçue le matin même concernant le voyage au Japon.

— C’est pourquoi je pense que ce n’est pas Clément, conclus-je.
— Je comprends pas où tu veux en venir.

Camille s’était détendue et son teint était redevenu pâle. Seul le blush colorait encore ses joues. Elle avait insisté pour voir les courriers de ses propres yeux et elle les examinait d’un air intense tandis que je lui exposais mon raisonnement.

— J’ai reçu deux nouvelles lettres alors que Clément avait déjà eu l’occasion de me parler. Si c’était lui l’auteur, il me l’aurait dit directement, non ? Et il ne semble pas connaître quoi que ce soit sur moi. Le type des lettres sait que j’aime le Japon.
— Clément veut peut-être que tu le découvres toute seule. Et honnêtement, il n’est pas difficile de deviner que tu raffoles des trucs japonais, il y a un sushi avec des grosses lunettes accroché à ton sac !

Je posai un regard mauvais sur le porte-clé qui pendait à la fermeture de ma sacoche.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi Clément ferait ça, éludai-je. Et puis je te l’ai dit, on s’est rencontré après que j’ai reçu la première lettre.
— Et alors ? Tu ne l’avais peut-être pas encore remarqué, mais rien ne prouve que lui ne t’avait pas déjà aperçue dans la bibliothèque. Et s’il n’avouait pas parce qu’il a peur que tu le rejettes ?
— Il m’a bien invitée à déjeuner, non ?
— Admettons, reprit Camille en se pinçant les lèvres dans son effort de réflexion. On ne peut pas confirmer que c’est lui qui a écrit, mais on n’est pas sûres non plus que ce n’est pas lui !
— Je ne vois rien qui indique que c’est lui, plutôt que le contraire, protestai-je encore. Et le type de la lettre dit que nous nous connaissions. Je n’avais jamais vu Clément avant.
— Oh aller, ça fait plus de 10 ans que t’as quitté le lycée. Tu l’as admis toi-même, si vous n’étiez pas proches, tu ne le reconnaîtrais pas !

Je me renfrognai, ne sachant pas quoi répondre.

— Tu ne veux pas que ce soit lui, comprit alors mon amie, toujours aussi perspicace.
— Ça signifierait qu’il se moque de moi, non ? Clément a l’air super. Il me plaît… J’aimerais bien apprendre à le connaître sans penser qu’il m’envoie des informations codées pour se marrer dans mon dos.
— C’est sûr, sinon ce serait un vrai taré. Il a pas l’air comme ça, s’empressa-t-elle d’ajouter en voyant ma tête de chien battu. On dirait plutôt qu’il t’apprécie. T’as sans doute raison, ça doit pas être lui.

Je savais que Camille disait cela uniquement pour me rassurer.

— Tu veux toujours découvrir qui écrit ces lettres ? me demanda-t-elle sur un ton incertain.
— Je crois, oui. J’aime bien lire les récits des voyages de ce type. Il a l’air intriguant quand même. Et je souhaiterais surtout connaître ses intentions. Finalement, elles sont bien pour moi ces lettres. Alors qu’est-ce qu’il veut ? Il faut que je le sache !
— J’aimerais bien le savoir aussi, ronchonna mon amie. Tu vas en parler à Clément ?
— Peut-être. On ne se connaît pas vraiment, je ne tiens pas à passer pour une folle égocentrique.
— Je crois qu’il en pince pour toi, répéta-t-elle. Il faudra bien en parler à un moment, non ?

Je me sentis rougir.

— Sans doute. Ne va pas le voir, s’il te plaît, lui demandai-je, prévoyante. Je finirai bien par trouver l’occasion d’aborder le sujet. Qui sait, il m’aidera peut-être à découvrir qui est ce type.
— Oui, pour pouvoir lui casser la gueule !

Nous éclatâmes de rire. Il n’y avait qu’avec Camille que je me sentais suffisamment à l’aise pour m’exprimer sur tout. Habituellement, je détestais rire devant les autres. Je ne le faisais d’ailleurs jamais, bien que des personnes comme Maxime ou Charlie m’amusaient beaucoup. Je souriais la plupart du temps, sans vraiment y penser. Je n’aimais juste pas que l’on puisse entendre mon rire et être focalisé sur moi.

— On rentre ? proposa mon amie.

Elle était emmitouflée dans son trench et son écharpe de trois mètres de long était enroulée autour d’elle comme un anaconda, mais elle grelottait. Nous retournâmes à l’intérieur du hall et je tournai automatiquement la tête vers le bureau de Clément. Il n’était plus là. Camille remarqua mon geste et ricana.

— Celui-là, dit-elle, il te plaît vraiment. J’espère bien que c’est le bon !

6 : Début de l’enquête

Je passais la matinée du mercredi au bureau pour travailler avec Mike, Harold et Céline sur le projet Martha. Vers 10h30, tout le monde prit une pause café au moment où Charlie arrivait. Camille cogna à la fenêtre et lui fit de grands signes pour qu’il vienne nous rejoindre. Il entra dans la pièce et secoua ses cheveux pour chasser les flocons de neige qui s’étaient déposés sur sa tête.

— Quel temps de chien ! ronchonna-t-il.

Il nous salua tous et chacun plongea dans sa tasse de café bien chaud, en silence, comme si nous faisions le deuil du beau temps. Pour ma part, je buvais du chocolat. J’avais emporté un thermos. Les conversations finirent par aller bon train et Charlie décréta qu’il pouvait commencer sa tournée depuis notre bureau pour rester au chaud un peu plus longtemps.

Je m’absentais un instant pour aller aux toilettes et lorsque je revins dans la pièce, il était finalement parti et mes collègues poursuivaient leur discussion.

— … vraiment cool ce que Charlie nous a montré ! s’exclamait Harold.
— Oui, confirma Mike. Pour un pays comme la Roumanie, c’est étonnant.

Je me sentis tout à coup mal à l’aise. Je regardais Camille et essayait de lui faire passer un message mental, mais elle ne semblait pas comprendre. Pire, elle participait à la conversation des autres sans manifester le moindre signe d’excitation.

— C’est super beau à voir en tout cas, dit-elle. C’était une bonne idée.
— De quoi vous parlez ? intervins-je enfin. Charlie est allé en Roumanie ?

Je lançai un nouveau coup d’œil suggestif à Camille, mais elle resta de marbre. Si Charlie avait voyagé là-bas, il se pouvait que ce soit lui qui ait rédigé les lettres ! Si je me souvenais bien, il avait même avoué lire des bandes dessinées. Il s’agissait sûrement de mangas. Et la pratique des arts martiaux pourrait expliquer sa silhouette baraquée. Il avait dû décider de m’écrire quand il avait compris que je n’étais pas très bavarde et que ce serait difficile d’apprendre à faire connaissance. Je ne croyais pas le connaître ou l’avoir déjà vu avant qu’il vienne travailler au parc Gérardin, mais je ne me rappelais peut-être pas de lui.

Camille devait faire semblant de ne rien piger pour ne pas en parler devant les autres. C’était évident, même si je trouvais incroyable qu’elle parvienne à garder son calme. Elle avait sans doute l’intention de poser des questions sur Charlie pour être certaine de cette théorie.

— Non, Charlie n’est pas allé là-bas, me répondit Maxime.

Il me dévisagea curieusement avant de poursuivre :

— Tu n’as pas vu le journal ?

J’étais complètement perdue. Je les observai tous en espérant que quelqu’un allait finir par me dire ce qu’il se passait.

— Tu sais bien que Mél ne s’abaisse pas à regarder la télé, commenta Camille en me faisant un clin d’œil. Encore moins les infos.
— La Roumanie a lancé un festival de la glace, m’expliqua enfin Céline en tournant l’écran de son ordinateur portable vers moi. Charlie en a vu des images au journal de ce matin et il nous les a montrées sur internet pendant que tu étais sortie.
— Un festival de la glace…
— Oui, confirma Camille. Rien à voir avec un voyage qui aurait pu te faire penser à tout un tas de trucs !

Mon amie avait finalement compris ce que j’avais imaginé sur le gardien. Maxime eut l’air quelque peu intrigué par cette remarque de sa femme, mais les autres n’y firent pas attention. Ils étaient plongés dans la contemplation des photos qui défilaient désormais sur l’ordinateur.

— Pourquoi est-ce si étonnant ? leur demandai-je alors en regardant par-dessus l’épaule d’Harold qui s’était accroupi devant moi.

Une sculpture de glace représentant un homme barbu vêtu d’une veste à fourrure était affichée. Une jeune femme se tenait à côté et sa taille minuscule révélait à quel point la statue était immense. Les détails dans les traits du visage du vieillard et dans les poils de son vêtement étaient stupéfiants. J’en restais bouche bée.

— Très peu de pays font ça, m’expliqua Céline. Les plus célèbres pour leurs sculptures de glace sont le Canada et le Japon. Pour avoir assisté à un défilé de Sapporo, je peux te dire que le niveau est élevé ! La Roumanie n’a pas tellement de moyens pour ériger de telles statues, alors quand on voit ce qu’ils ont fait…

Elle ne trouvait pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait. Moi non plus. Puis mon esprit sembla effectuer un retour en arrière et je réalisai tout à coup que je venais d’apprendre que Céline était allée au Japon ! Je retournai précipitamment à mon bureau et fouillai dans mon sac. Les autres parurent quelque peu surpris par mon comportement, mais ils continuèrent de regarder les photos tandis que je relisais les lettres que j’emportais désormais partout avec moi.

— Qu’est-ce que tu fais ? fit Camille, inquiète.

Elle jeta un regard mauvais sur les papiers que je tenais.

— On va prendre l’air ? lui proposai-je alors.

J’avais l’impression d’étouffer. Et surtout, je me sentais observée. Maxime demandait au reste de l’équipe de se remettre au travail quand la porte se referma sur nous.

— Je sais que tu as dit que tu voulais trouver le type des lettres, commença Camille en allumant une cigarette, mais ça devient de la parano là ! Charlie ? Tu plaisantes ! Il n’a pas dû mettre un pied en Roumanie. Pas plus que Mike ou Harold. Ils parlent de ça parce que les statues de glace font la une des journaux. Avec Noël, c’est un bon coup de pub. Les Roumains espèrent faire jouer le tourisme pour les fêtes.
— Céline est allée au Japon et…
— Céline ? s’étonna-t-elle alors. Mais c’est une femme !

Elle contempla sa cigarette d’un air perplexe et l’écrasa finalement dans le cendrier sans en avoir aspiré une bouffée.

— Tu arrêtes de fumer ?

Elle haussa les épaules et enfouit ses mains dans les poches de sa robe en laine – nous n’avions pas pris le temps d’enfiler nos manteaux.

Je profitai de son silence pour essayer de reprendre mes esprits. Une fine couche de neige commençait à tenir devant la porte. J’enfonçai mon pied dedans pour y laisser mon empreinte tout en songeant à la nouvelle idée qui m’était venue. J’envisageai que l’auteur·e des lettres pouvait être l’un de mes collègues, Céline incluse. Camille attendit un moment puis elle m’attrapa par les épaules et me ramena en arrière pour que je la regarde.

— Mél, le type qui a écrit ces lettres ne travaille pas avec nous. Si on part là-dedans, ça pourrait aussi bien être Maxime. Il a beaucoup voyagé avant d’ouvrir sa boîte ici, il en connaît un rayon sur toi et en plus il…
— C’est ton mari.
— Oui, je sais. Merci bien. C’était juste pour te dire que tu ne dois pas voir l’auteur des lettres partout, ok ? Je n’aurais pas dû essayer de te convaincre que c’est Clément, ça t’a mis des idées dans la tête.

Je ne répondis rien et elle soupira.

— Écoute, Mike est marié. Charlie aussi. Le type des lettres ne parle pas d’une autre femme. Enfin, si, rectifia-t-elle, il parle de toutes ses conquêtes, le prétentieux ! Mais il dit pas qu’il est encore en couple. Pour Harold… Il est tellement bête qu’il serait incapable d’aligner deux mots. Ces textes sont trop bien écrits. D’ailleurs, Harold est trop jeune, non ? Quand tu étais au lycée, il devait entrer au collège. Ce n’est pas lui.
— Céline a dit…
— Céline est une femme, répéta-t-elle. La question ne se pose pas.
— En fait si, répliquai-je. J’y ai pensé tout à l’heure… Rien n’indique vraiment que c’est un homme qui a écrit ces lettres.

Camille en resta comme deux ronds de flan.

— Tu as complètement craqué, me dit-elle enfin. Ce type parle des nombreuses femmes qu’il a rencontrées, il pratique les arts martiaux…
— Oui, l’interrompis-je, rien qu’une femme ne pourrait faire aussi. J’ai vérifié. Il n’y a aucun accord significatif dans les lettres.

Camille fronça les sourcils tandis qu’elle essayait de comprendre.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? finit-elle par demander.
— L’auteur ou l’auteure – j’insistais sur le « e » final – a volontairement évité d’utiliser des tournures qui l’auraient obligé à accorder ses adjectifs ou ses participes passés au féminin.
— Ou bien c’est un hasard, trancha mon amie. Je crois que tu penses trop à ça. Oublie un peu ces lettres, tu veux. Pourquoi tu n’irais pas retrouver Clément ? Je te dépose.

Elle pinça une nouvelle cigarette entre ses lèvres tout en cherchant son briquet dans sa poche.

— Je vais prendre le tram.

Je tirai sur la cigarette et la balançai à la poubelle.

— Tu as dit que c’était fini, lui lançai-je pour toute explication tandis qu’elle me dévisageait d’un air choqué.

Lorsque je rentrai dans l’immeuble, les autres s’étaient remis au travail. Ils me lancèrent des coups d’œil curieux pendant que je rangeais mes affaires. Je leur souhaitai une bonne journée et frappai à la porte du bureau pour saluer Maxime avant de partir. Il était au téléphone. Il leva un doigt pour me retenir et s’excusa brièvement auprès de son interlocuteur :

— Je te rappelle un peu plus tard Georges. C’est ça. À plus.

Il raccrocha et me dit :

— Camille m’a appris que tu avais reçu des lettres d’un inconnu.

Je n’eus pas le temps de répondre qu’il enchaînait déjà :

— Arrête de lui en parler si tu veux qu’elle te laisse tranquille. Tu sais comment elle est. Elle prend ça pour un jeu.

Il n’avait pas tort. Camille était une amie géniale, très attentive et toujours prête à écouter, mais elle avait parfois tendance à s’emporter un peu quand il s’agissait de ma vie privée. Je hochai la tête pour montrer à Maxime que j’avais compris et quittai le bureau.

Je traversai le parking en courant jusqu’à l’arrêt de tramway pour m’abriter de la neige, un tas de questions se bousculant désormais dans mon esprit. J’avais l’impression d’être sur une piste importante et il me fallait récapituler toutes les informations que je possédais pour déterminer si l’un·e de mes collègues pouvait être l’auteur·e des lettres. Je ne devais rien négliger.

Le tram s’arrêta devant moi et je montai à bord en cherchant de quoi écrire dans mon sac. Je dénichai un vieux ticket de caisse et un crayon de papier. Je m’assis près d’une vitre sur une double banquette libre et j’entrepris de lister tous les éléments que j’avais découverts sur l’inconnu·e. Je contemplais la liste un moment et finis par tracer un tableau. J’y inscrivis les caractéristiques en colonnes et les noms en lignes, hésitant une seconde avant d’ajouter Clément.

Je me retrouvais donc avec 10 cases à compléter par suspect, chacune d’elles correspondant à un trait relatif à cette mystérieuse personne. Il y avait son âge – environ 30 ans –, le fait qu’elle était allée en Roumanie et au Japon, qu’elle parlait la langue de ce pays et pratiquait les arts martiaux, qu’elle connaissait des choses sur moi, était allée dans le même lycée que moi et me voyait souvent ; et le fait aussi que nous nous soyons rencontrées récemment – comme le suggérait la première lettre – et que je pouvais comparer son écriture à celle de mes collègues.

Je remplis finalement toutes les cases et constatai qu’il y avait plus de points d’interrogation que de « oui » et de « non ».

La voix automatique du tramway annonça la station d’arrêt de la médiathèque. Je me levai et avançai vers la porte la plus proche quand j’aperçus Clément à travers la vitre. J’envisageai un instant de courir un peu pour le rattraper, mais avant que le tram se soit arrêté, il montait dans une voiture garée un peu plus loin. Une femme l’attendait. Je le vis se pencher vers elle au moment où d’autres passagers me bousculaient pour appuyer sur le bouton de sortie. Je fis demi-tour et retournai m’asseoir contre la vitre en tournant résolument le dos à la médiathèque et au véhicule qui emmenait Clément. J’étais déconcertée.

Je n’avais pas eu l’intention de mener une enquête approfondie sur l’auteur·e des lettres tout de suite, mais ce que je venais de découvrir m’avait refroidie. Clément me plaisait beaucoup et comme Camille m’avait encouragée à le penser, j’imaginais que je ne le laissais pas indifférent non plus. Je m’étais dit que lui et moi pourrions sortir ensemble pour faire connaissance. Je comptais d’ailleurs lui proposer d’aller voir un film ce soir. Puisque mes plans ne pouvaient pas se réaliser comme je l’avais espéré et que Clément était déjà avec quelqu’un, je préférais me concentrer sur l’inconnu·e des lettres. Je ne ressentais rien de particulier pour cette personne mise à part de la curiosité, qu’il était grand temps que j’assouvisse.

Après la lecture du récit sur le Japon, j’avais cherché sur internet les gens susceptibles de parler le japonais et de pratiquer les arts martiaux en ville. J’avais trouvé deux professeurs de japonais et plusieurs clubs de sports asiatiques. Je trimballais leurs adresses dans mon sac. Si l’inconnu·e n’était pas un·e de mes collègues, je découvrirais peut-être de qui il s’agissait de cette manière. Je profitais du temps qu’il me restait à passer dans le tramway pour essayer d’interpréter le tableau que je venais de remplir afin d’éliminer des candidats potentiels.

La chose la plus évidente à faire était de rayer toutes les personnes dont l’une des cases contenait un « non ». En effet, pour correspondre à l’auteur·e des lettres, il fallait posséder toutes ses caractéristiques. Je ne pris pas en compte les réponses concernant l’écriture, car cela ne signifiait pas grand-chose en fin de compte. Je n’étais pas une experte et il se pouvait très bien que je fasse erreur et que je détecte de fausses similitudes. D’autant plus que je n’avais pas d’échantillons d’écriture sous la main pour effectuer les comparaisons. En plus, j’avais rarement eu l’occasion de voir mes collègues écrire – certains même jamais – et lorsqu’ils le faisaient, c’était rapidement et sans vraiment faire d’efforts. Le tracé de l’inconnu·e était quant à lui très soigné et linéaire, mais il se pouvait qu’il ou elle l’ait volontairement modifié en prévision d’une telle identification. Ce critère était donc irrecevable.

Je suivis les différentes lignes du doigt pour repérer toutes les réponses négatives. Cela me permit de rayer directement Harold. Comme Camille me l’avait fait remarquer, il était bien trop jeune. Mike ne correspondait pas non plus. Il était plus âgé que ce qu’il fallait et nous nous étions rencontrés depuis trop longtemps. J’éliminai aussi Maxime, Céline et Camille pour cette raison.

Pour Camille, seuls les faits qu’elle avait la trentaine, qu’elle me connaissait parfaitement et que nous nous voyons souvent coïncidaient. Elle n’avait ni voyagé ni appris le japonais – bien qu’elle parlait d’autres langues étrangères – et je ne l’imaginais pas du tout pratiquer un art martial, quel qu’il soit. Même le yoga n’était pas fait pour elle. Nous étions proches depuis que j’avais intégré la boîte peu de temps après son ouverture et elle n’avait jamais mis les pieds dans mon ancien lycée de campagne puisqu’elle avait grandi à Monsagne. Et de toute manière, je ne croyais pas du tout qu’elle ait pu me jouer un tour pareil.

Pour Céline, bien que je ne possédais pas beaucoup de renseignements sur elle, il n’y avait que l’ancienneté de notre rencontre qui m’empêchait finalement de penser qu’elle pouvait avoir écrit les lettres. Elle avait à peu près mon âge. Elle était allée au Japon, et rien ne m’affirmait qu’elle ne parlait pas le japonais ou ne pratiquait aucun art martial. Après tout, elle avait une silhouette magnifique, peut-être sculptée par l’un de ces sports. Il se pouvait aussi que Camille lui ait raconté des choses à mon sujet ou qu’elle en ait deviné à cause de mon comportement, de mon style et des breloques qui pendouillaient sur mes affaires.

Maxime quant à lui avait également le bon âge et il me connaissait bien par le biais de Camille. Nous nous voyions assez souvent, mais je l’avais rencontré près de 5 ans auparavant, ce qui ne correspondait pas avec les lettres. Je ne savais rien d’autre sur lui, mis à part le fait qu’il ait beaucoup voyagé avant de s’installer ici. Camille n’avait cependant jamais mentionné la Roumanie ou le Japon. Et il me semblait que s’il pratiquait un sport de combat asiatique, sa femme m’en aurait informée.

Il ne restait plus que Charlie et Clément. Aucune de leur case ne comportait de « non », mais j’ignorais presque tout d’eux. Ils étaient tous les deux approximativement âgés de 30 ans, nous nous étions rencontrés très récemment et nous nous voyions aussi assez souvent ; quand je me rendais au bureau pour l’un et quand je passais du temps à la médiathèque pour l’autre. Mais ces informations ne me permettaient pas d’affirmer que c’était l’un ou l’autre qui m’avait écrit.

Finalement, aucun des renseignements que j’avais mis en lumière avec ce tableau ne pouvait m’aider à déterminer qui était l’auteur·e des lettres. En effet, je venais de songer qu’il se pouvait très bien que cette personne ait tout inventé ; en partie, pour m’éviter de la trouver trop vite, ou bien complètement parce qu’il s’agissait d’un dégénéré décidé à me manipuler dans un but tordu. Cette idée me donna la chair de poule et je préférais me persuader que je me trompais. Je n’avais vraiment pas envie d’avoir affaire à un malade. Pour être fixée, je devais découvrir qui s’amusait à m’envoyer ces mystérieux courriers et le seul moyen d’y parvenir était de passer à l’action pour de bon. Il était temps de faire un effort pour remballer ma timidité au placard et de mener l’enquête.

Lorsque le tramway ralentit devant l’hôpital, je chiffonnai mon tableau et l’enfouis au fond de mon sac avant de me diriger une nouvelle fois vers les portes automatiques.

7 : Yakusa sensei

Je traversai l’avenue en direction du quartier des saveurs. On l’appelait ainsi parce que de nombreuses épiceries asiatiques y étaient installées, ainsi que des restaurants japonais, chinois et vietnamiens.

Les deux professeurs de japonais que j’avais trouvés dans les pages jaunes habitaient ici. L’un d’eux enseignait à la faculté des langues et l’autre proposait des cours à son compte. Il se prénommait Mathias. Son annonce disait que ses leçons étaient destinées aux « amateurs de culture nippone ». Cette expression ayant été utilisée presque mot pour mot dans la lettre, je me rendis d’abord chez lui. L’adresse que j’avais relevée sur internet me conduisit à un immeuble ancien dont l’entrée se trouvait dans l’arrière-cour d’un salon de coiffure. Je sonnai à l’interphone.

— Ouais ?
— Bonjour, je viens pour les leçons de japonais. Je ne te dérange pas ?
— C’est bon. Monte. C’est au deuxième.

Aucune sonnerie ne retentit pour signifier qu’il avait ouvert la grille. Je tentai néanmoins de la pousser et ne rencontrai aucune résistance. Elle n’était pas verrouillée. Le son d’une télévision résonnait dans le premier appartement que je dépassai, là où l’escalier étroit était encombré d’une poussette et de vieilles paires de chaussures boueuses. Je me frayai un chemin jusqu’au deuxième étage et frappai à la porte. Un jeune homme brun avec une coupe un peu similaire à celle d’Harold et des lunettes rectangulaires sur le nez vint m’ouvrir. Je scrutai l’expression de son visage, mais ne décelai pas le moindre signe de surprise ou d’angoisse lorsqu’il me vit. Il m’avait semblé que si je sonnais à l’improviste chez l’inconnu·e qui m’écrivait, il ou elle serait étonné·e de me trouver devant sa porte. Ce jeune homme n’était peut-être pas la personne que je cherchais.

— Salut. Tu peux m’appeler Yakuza sensei 6!

Il me fit signe d’entrer en s’écartant sur le côté.

— Ou sama7 si tu préfères, marmonna-t-il un peu plus bas.

Je remarquai qu’il portait un kimono noir dont la ceinture blanche était finement brodée de tiges florales de la même couleur. Le pseudonyme et les titres qu’il s’était attribués m’amusèrent. Ce jeune homme semblait se plaire à pratiquer son activité d’enseignant. Je me promis d’essayer de l’appeler Yakuza sensei si l’occasion se présentait.

— Alors tu aimes le Japon ? me demanda-t-il tandis que j’avançai dans la pièce.

La décoration était étonnante. J’avais plus l’impression d’être dans la chambre que j’occupais, adolescente, chez mes parents, que dans l’appartement d’un adulte. Des posters de dessins animés et de jeux vidéos recouvraient la plupart des murs. Celui du fond était quant à lui caché derrière une grande vitrine à l’intérieur de laquelle des centaines de figurines, de peluches et de tomes de mangas reposaient. C’était extraordinaire.

— Oui, lui répondis-je. J’espère que ça ne te dérange pas que je sois venue sans te prévenir d’abord.
— Y a pas d’problème !
— Tu as une collection impressionnante, commentai-je.
— Merci.

Il s’avança à grands pas jusqu’à l’étagère et je remarquai qu’il portait aussi des sandales et des chaussettes traditionnelles japonaises.

— Ma préférée, c’est celle-là, dit-il en sortant précautionneusement la figurine d’un personnage féminin en petite tenue.

Il avait les joues rosies par l’excitation et ses yeux gris brillaient derrière les verres de ses lunettes. Je réalisai qu’il paraissait bien plus jeune que l’auteur·e des lettres.

— Oui, elle est superbe. Tu as aussi un joli kimono.
— J’le porte toujours pour les leçons, ça fait plus pro. C’était pour un cosplay d’Ichigo Kurosaki de Soul Reaper. J’ai fait craquer pas mal de nanas avec ça ! Tu connais ?

Je secouai la tête en signe de dénégation et il haussa les sourcils d’un air sceptique comme s’il n’avait jamais entendu parler de quelqu’un qui ne connaît pas Ichigo Kurosaki.

— T’as déjà fait du jap ? me demanda-t-il finalement.
— Non, euh… Je sais quelques mots parce que je regarde les dessins animés en version originale. Je mets les sous-titres français.
— Tu m’étonnes ! Les voir en français, c’est juste pas possible.

Je confirmai et il m’invita à m’asseoir sur le canapé encombré d’un jean et de chaussettes sales avant de se diriger vers la cuisine.

— Tu veux du thé ? me cria-t-il, la tête dans un placard. Ça te réchaufferait, il a l’air de cailler dehors. Ou un coca p’t’être ?

Il ouvrit le réfrigérateur et en examina le contenu.

— Non, merci. Euh, pour les leçons…
— T’inquiètes, je fais jamais payer la première. Je préfère faire un peu connaissance, tu vois.

Il revint dans la pièce principale et se laissa tomber à côté de moi. Il déboucha sa bouteille de soda avant d’ajouter :

— Et puis ça permet aux gens de savoir si c’est trop dur pour eux.
— C’est très sympa comme méthode. Dis-moi, comment as-tu appris le japonais ? Tu as vécu là-bas ?
— J’aurais bien aimé ! Mais non, c’est le vieux Nagashita qui m’a appris.
— Le professeur Nagashita ?

C’était l’autre professeur que j’avais déniché sur internet et auquel j’avais également l’intention de rendre visite.

— Lui-même.

Mathias avala une longue gorgée de soda et j’en profitai pour l’interroger un peu :

— Mais tu sembles un peu jeune pour avoir suivi ses cours, non ? Il enseigne à la fac en plus des leçons particulières, je crois.
— Ouais, j’ai pas fait de fac. Nagashita sensei c’est le père d’un copain, tu vois. Il a bien voulu m’apprendre parc’que j’adore son pays. Il m’a même montré des trucs de samouraïs, c’était génial.
— Tu lui fais de la concurrence avec tes cours, fis-je remarquer, amusée. Tu les factures moins cher.
— C’est que j’en sais moins que lui, tu vois. Si tu veux apprendre à fond, c’est lui que tu dois voir.
— Ok. Merci du tuyau. Et, euh, quel âge a-t-il ?
— Toi, t’as un problème avec l’âge. Tu cherches juste un mec qui parle couramment le jap ou quoi ?

Je dus rougir, car il éclata de rire.

— Ok, dit-il en se tenant les côtes. Tu vois, c’est pour ça que j’adore faire connaissance avec les élèves ! Ils ont tous une raison différente d’apprendre.

J’essayais de l’interrompre pour lui expliquer qu’il faisait fausse route, mais c’était un vrai moulin à paroles.

— J’te charrie, tu sais. J’m’en fous si tu cherches un mec. C’est que t’es un peu vieille pour moi, tu vois. Et tu dois trouver que j’suis trop jeune aussi vu que tu t’intéresses au vieux Nagashita.
— Euh, non… Écoute, je recherche quelqu’un pour… Pour un truc. Et c’est peut-être monsieur Nagashita.
— Il doit avoir 50 piges, révéla-t-il enfin sans abandonner le sourire entendu qui était apparu sur son visage.

Il avait dû commencer à imaginer des choses à mon sujet. Il était temps que je m’en aille.

— Tu crois qu’c’est lui qu’tu cherches ? enchaîna Mathias alors que je m’apprêtai à me lever.
— Non, c’est pas lui. Désolée de t’avoir dérangé pour ça.
— Alors tu veux même pas apprendre le jap en fait ?
— Pas maintenant, non. Je suis assez occupée. Mais si je m’y mets, je t’envoie un mail.
— C’est ça !

Je quittai maladroitement le canapé trop mou et Mathias me raccompagna jusqu’à la porte. Je le remerciai encore et lui souhaitai une bonne fin de journée, soulagée de pouvoir enfin m’enfuir de cet endroit et laisser derrière moi cette situation embarrassante. J’allais descendre quand Mathias me dit :

— Hey, si tu cherches un mec de ton âge qui parle le jap, j’peux m’renseigner pour toi. J’connais du monde.

Je m’arrêtai, un pied suspendu dans le vide au-dessus de la marche suivante.

— C’est vrai ? interrogeai-je, intriguée.

Il hocha la tête d’un air de conspirateur.

— Pourquoi tu ferais ça ?
— J’aime pas voir une femme frustrée.
— Je ne…
— Te fatigues pas, m’interrompit-il. J’te demande pas les détails.

Je fronçai les sourcils, mais ma contrariété passa bien vite. Ce jeune homme était un peu bavard et bien trop indiscret et effronté à mon goût, mais il me faisait rire.

— Qu’est-ce que tu veux en échange ? risquai-je.
— 50 balles si j’trouve le mec qu’il te faut.

Je réfléchis un instant à sa proposition et répondis :

— Et sinon ?
— Gratos. Mais les mecs risquent d’être déçus si tu les jettes.
— Écoute Mathias…
— Yakuza, m’interrompit-il.

Je restai interloquée une seconde avant de reprendre :

— Écoute Yakuza, je ne cherche pas un mec, comme tu dis. Et je n’ai aucune intention de te payer pour me trouver un partenaire sexuel, si c’est ce que tu crois ! La personne que je recherche peut aussi bien être un homme ou une femme…
— Ouah ! s’exclama-t-il en rougissant cette fois.
— Non, écoute-moi ! Cette personne m’a écrit sans me donner son identité, et j’aimerais juste découvrir qui c’est pour… Pour lui dire merci.
— Et tout c’que tu sais sur ce mec ou cette meuf, c’est qu’il ou elle cause le jap. C’est ça ? récapitula le jeune homme, appuyé contre le cadre de la porte, les pieds et les bras croisés, et un sourire cynique sur son visage coloré.
— Entre autres, soupirai-je.

Il tendit l’index devant lui et le replia lentement pour me faire signe de remonter.

— Raconte-moi un peu tout ça. J’m’ennuie en ce moment !

Pour je ne savais quelle raison, Mathias éprouvait de la sympathie pour moi et il avait décidé de m’aider. Nous bûmes finalement le thé – dans un service japonais authentique – et il écouta mon histoire sans faire le moindre commentaire, ce qui devait être un exploit. Puis il lut les lettres et insista pour me donner son avis sur la personne qui les avait écrites.

Selon lui, il fallait chercher un ancien vagabond qui avait la trentaine et était assez timide, peut-être mal dans sa peau. Il était certain qu’il ne s’agissait pas d’une femme, malgré ma théorie sur les accords.

— Pourquoi crois-tu ça ? m’étonnai-je alors.
— C’est typique d’un mec de parler des nanas qu’il a eues. C’est pour en mettre plein la vue, tu vois. Pour te montrer qu’il vaut l’coup comme gars.
— Je ne suis pas très convaincue, avouai-je malgré le fait que Camille m’avait aussi servi cette explication.
— Bof, de toute façon, y a qu’un mec pour avoir autant la trouille que tu l’jettes. Il préférerait crever que s’retrouver face à toi avec des sentiments qu’tu partages pas. C’est le genre à mettre un peu d’mystère pour t’amadouer.

Je méditais un instant ses paroles, mais cela me paraissait plus relever d’une intuition que d’une vérité absolue. Pour moi, il se pouvait aussi bien que ce soit un homme qu’une femme.

Je finis par expliquer à Mathias comment j’avais éliminé certains de mes collègues de la liste des suspects en lui montrant mon tableau chiffonné. Il protesta alors vivement :

— Tu dois pas te limiter à ceux que t’as rencontrés y a pas longtemps !
— Mais il est écrit dans la première lettre que cette personne a été ravie de me revoir après toutes ces années. C’est donc que ça s’est passé récemment.
— Nan ! Ça veut pas dire qu’il t’a revue juste avant d’écrire, tu vois. Il a dû se triturer les méninges pour pondre un truc pareil ! Si ça s’trouve, ça fait des mois qu’il attend d’envoyer ses lettres, le gredin !

Je ne trouvais rien à redire à cela. Il n’avait pas tort.

— Yakuza, et si ce type était un fou ? lui demandai-je après avoir avalé une longue gorgée de thé pour me donner du courage.

Il siffla entre ses dents comme s’il était impressionné par cette hypothèse.

— On peut pas le savoir avant de découvrir qui c’est, conclut-il sagement.

Il avait encore raison. Il finit par me promettre qu’il ferait le tour de ses connaissances pour apprendre des informations sur l’auteur·e des lettres. Mes protestations et ma remarque concernant le fait que nous vivions dans une agglomération de plus de 50 000 habitants n’entachèrent pas ses motivations. Il était déterminé. Nous nous échangeâmes nos numéros de téléphone et je quittai son appartement vers 16h.

Notes de fin de section
  1. Au Japon, sensei est le titre attribué à un maître qui partage son savoir avec ses élèves.
  2. Au Japon, sama se place après le nom d’une personne d’un rang social plus élevé que celui qui s’adresse à elle.

8 : Arts martiaux

Le cœur un peu plus léger, je sortis la liste des adresses des clubs d’arts martiaux que j’avais établie la veille au soir. J’en avais répertorié quatre en faisant mes recherches sur internet. Deux d’entre eux n’enseignaient pas de disciplines japonaises et ne me paraissaient donc pas correspondre à l’inconnu·e, mais je ne les éliminais pas pour autant. Si la personne qui m’écrivait avait appris certains sports de combat japonais, il lui était peut-être aussi venu à l’idée d’en découvrir d’autres ici. J’espérais vraiment avoir bien interprété ses propos en concluant qu’elle n’avait pas cessé de s’exercer.

Je ne savais pas vraiment si mon enquête me mènerait quelque part, mais je devais tenter le coup. Je commençais par traverser la moitié de la ville en tramway et en bus. Les immeubles, HLM et autres bâtiments en béton qui s’enchaînaient derrière les vitres crasseuses me donnaient le vertige. Je vivais ici depuis plusieurs années, mais je ne m’étais jamais aventurée dans certains quartiers trop étouffants. Les trottoirs grouillaient de piétons et les routes étaient encombrées de voitures, comme des rubans multicolores qui défilaient sous les yeux. Me cantonner au centre-ville et au parc d’activités où je travaillais m’allait très bien.

Je finis par descendre en même temps que des dizaines d’autres voyageurs dans une zone commerciale. Un petit gymnase était coincé entre une grande enseigne de sports et un magasin d’électroménager. La pancarte collée sur la porte en verre représentait deux silhouettes bleues sur fond blanc. Elles étaient vêtues de kimonos d’entraînement et pratiquaient une prise de combat. L’intitulé indiquait « Club de Vovinam Viet Vo Dao » avec un écusson jaune en dessous.

J’entrai et découvris une étendue de tatamis rouges et verts qui occupait le sol jusqu’à l’autre extrémité de la pièce. Je frappai un coup à la porte entrouverte sur ma droite. L’homme assis derrière le bureau releva la tête et me salua.

— Que puis-je faire pour toi ?

Il était apparemment très grand. Ses cheveux courts et son visage pointu me firent penser à un moine Shaolin.

— Bonjour, je… Euh, hésitai-je, je voudrais voir quelqu’un qui pratique ici. Les leçons commencent à quelle heure ?
— Dans quinze minutes. Je dois enseigner aux Võ sinh.

Je fronçai les sourcils et il précisa :

— Ce sont les débutants. Comment s’appelle ton ami ?
— En fait, ce n’est… Je ne sais pas.
— Je ne peux pas t’aider dans ce cas. Tu peux néanmoins assister à la leçon si tu le souhaites.
— Euh, est-ce qu’un ou une de tes élèves qui connaîtrait d’autres arts martiaux a mon âge ? tentai-je finalement.
— Il ne me semble pas.

Il m’observa intensément et j’eus tout à coup le sentiment qu’il pouvait lire en moi. Cet homme dégageait une impression inquiétante de puissance et de savoir.

— Excuse-moi de t’avoir dérangé. Je ne pense pas trouver la personne que je cherche ici. Au revoir.

Il me salua en enfermant son poing droit dans sa main gauche et je regagnai la rue grouillante. Je croisai plusieurs adolescents chargés d’un sac de sport qui discutaient bruyamment jusqu’à ce qu’ils pénètrent dans le bâtiment d’où je venais.

Je me rendis ensuite sur le campus où les cours de yoga étaient assurés. Il commençait à faire nuit. Je trouvai facilement le gymnase et y découvris une quinzaine de personnes en train de tenir la posture de l’arbre. Je l’avais moi-même déjà testée, mais c’était avec le coach de ma console de jeux, devant mon écran de télévision. Une jeune femme faisait face au groupe, dans la même position équilibrée. Après de longues secondes de pose, elle ouvrit les paupières et fronça légèrement les sourcils en me voyant près de la porte. Elle proposa alors à ses élèves, qui se dépliaient lentement pour retrouver une tenue normale, de prendre quelques minutes de repos, puis elle se dirigea vers moi. Je vins à sa rencontre en m’excusant du dérangement.

— Tu veux participer au cours ? me demanda-t-elle en cherchant des yeux un éventuel sac de sport ou un tapis.
— Non. Je recherche un homme ou une femme d’une trentaine d’années qui pratique peut-être ici, lui dis-je directement.

J’avais compris que tourner autour du pot ne me servirait à rien.

— Il ou elle connaît bien les arts martiaux japonais et parle la langue.
— Le yoga est une discipline indienne, lâcha-t-elle. Et aucun de mes élèves n’est japonais.
— La personne que je cherche n’est pas japonaise, mais…
— Je ne connais pas très bien tout le monde, me coupa-t-elle. Je ne me rappelle pas si quelqu’un a déjà mentionné le Japon.
— D’accord.

Cette femme me parut plutôt froide et je compris en la voyant retourner rapidement auprès de ses élèves, sans même me saluer, qu’il devait être très mal venu d’interrompre une séance de yoga.

Je sortis la liste de ma poche et rayai l’adresse du gymnase où je me trouvais. Le club de jû-jutsu se réunissait dans une salle du complexe sportif de la zone industrielle la plus à l’écart de la ville. Par chance, celui de taijutsu ne se situait pas très loin de cet endroit. Après les avoir visités tous les deux, je pourrais directement rentrer chez moi. Il était déjà près de 18h et je n’étais pas à l’aise à me promener seule dans le noir.

Je remontai donc dans le tramway et écoutais quelques-unes de mes chansons préférées pendant le trajet, le dos appuyé contre une fenêtre, à côté d’une poussette. De nombreuses personnes en costumes et tailleurs venaient de terminer le travail et elles s’entassaient dans les wagons bondés. Quand je descendis enfin, la neige qui était tombée toute la journée avait cédé la place à un vent mordant.

Je pénétrai dans le hall principal du gymnase et me guidai avec les panneaux d’affichage pour trouver la salle de jû-jutsu. Une leçon se déroulait au moment où j’entrai. Deux hommes vêtus de kimonos blancs se tenaient au centre de la pièce, penchés l’un vers l’autre. Les autres membres du club étaient assis sur des tatamis contre le mur du fond et quelques personnes en tenue d’extérieur semblaient être des spectateurs. Je me faufilai pour m’installer auprès d’eux quand les deux combattants se redressaient. Un troisième personnage cria brièvement et ils se mirent en mouvement. Tout se passa très vite. L’un d’eux attrapa l’autre par la taille et le souleva sur le côté avant de se pencher avec lui vers le sol. Il me semblait qu’il était parvenu à le maîtriser, aussi sursautai-je lorsque celui au sol se releva en effectuant un salto arrière. Il s’empara alors du bras de son adversaire pour l’attirer à son tour vers les tatamis. L’entraîneur poussa un nouveau cri et les élèves restés en retrait jusque-là se répartirent rapidement en binôme pour entamer le même genre de chorégraphies compliquées. Celui qui leur avait donné les consignes se dirigea vers moi en les laissant travailler.

— Bonsoir, me dit-il. Je n’ai rien contre les visiteurs s’ils sont discrets, lâcha-t-il sèchement.
— Je ne… bafouillai-je.

J’étais très intimidée. Je ne comprenais pas pourquoi cet homme venait subitement me crier dessus alors que je n’avais fait que m’asseoir. Son visage barbu semblait très sévère. Il me fixa un moment d’un regard noir avant de sourire.

— T’avais jamais vu d’entraînement de jû-jutsu avant, pas vrai ?

Je secouai la tête en signe de dénégation.

— Je suppose que j’peux excuser ton exclamation de tout à l’heure dans ce cas. Mes gars t’ont impressionnée.

Il semblait fier. Pour ma part, je m’en voulais assez de m’être faite remarquer aussi sottement. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais laissé échapper un petit cri de surprise quand la situation s’était renversée entre les deux combattants. L’entraîneur riait doucement, d’un air un peu moqueur, puis il reprit :

— Il va falloir t’accrocher si tu espères pouvoir pratiquer, t’as encore rien vu.
— Je ne souhaite pas pratiquer, dis-je précipitamment.

Cette éventualité m’avait fait recouvrer mes esprits. Je ne m’imaginais pas dans un de ces kimonos à essayer de tenir sur mes pieds pendant qu’un type costaud tentait de m’envoyer sur les roses.

— C’est dommage, très peu de femmes rejoignent le club. Le jû-jutsu est pourtant une discipline qui allie des techniques de frappe, de projection et d’immobilisation. C’est idéal pour se défendre. On ne peut le pratiquer en dehors du dojo qu’à cette condition d’ailleurs.
— Pour se défendre ?

Il approuva et me demanda sur un léger ton de reproche :

— Qu’est-c’que tu fais ici si tu veux pas t’inscrire à mes cours ?
— Je cherche quelqu’un.

Je lui posai alors les mêmes questions qu’au coach de yoga et il me fournit une réponse bien différente de la sienne.

— Malheureusement, une grande partie de mes élèves correspond à la description que tu viens d’me donner. Je peux pas te dire de qui il s’agit si tu connais pas son nom. Par contre, les quelques femmes qui pratiquent sont plus jeunes que c’que tu recherches. Ça, c’est sûr.

Je ne pus cacher ma déception, car je comprenais enfin que cette méthode d’investigations n’était pas plus efficace que le tableau d’élimination des suspects. Même si certains des hommes qui s’entraînaient ici avaient le bon âge et paraissaient quelque peu surpris de ma présence, je ne pouvais pas savoir s’ils m’avaient écrit les lettres sans leur poser directement la question. C’était inutile.

Je quittais donc le dojo en étant plus démoralisée que jamais. Mais puisque j’étais là, je décidai quand même de me rendre au dernier club de sports. Il était juste à côté, cela aurait été dommage d’abandonner sans y jeter un coup d’œil. Je traversai quelques rues et revins plusieurs fois sur mes pas avant de trouver la salle de taijutsu. De l’extérieur, ce n’était qu’une vieille bâtisse en pierres semblable aux autres. Les volets étaient ouverts, mais la lumière provenant de l’intérieur ne suffisait pas à éclairer l’enseigne au-dessus de la porte. Je la repérai seulement à mon troisième passage, au moment où un jeune garçon sortait.

— Salut, dis-je au gamin.

Il venait d’éteindre les lampes et verrouillait la salle d’entraînement.

— Salut, répondit-il d’un air étrange.
— Je me demandais si tu pouvais me renseigner. Je cherche quelqu’un qui s’y connaît en arts martiaux et parle le japonais. C’est une femme ou un homme qui a la trentaine et qui a vécu un moment au Japon. Ça te dit quelque chose ? C’est quelqu’un de ton club ?

Le lampadaire situé à une dizaine de mètres éclairait légèrement le visage du jeune asiatique qui me regardait désormais d’un air inquiet. Il semblait être âgé de 14 ou 15 ans et je m’étonnai qu’il soit tout seul pour fermer la salle.

— Je sais qu’il est tard, mais c’est important.
— J’en sais rien. Le sensei est déjà parti, ajouta-t-il précipitamment comme si ces mots lui brûlaient les lèvres.
— Ok… Tu es tout seul ?
— Ma mère passe me prendre !

Je remarquai qu’il paraissait de plus en plus nerveux et je me dis qu’il avait peut-être peur de moi. Dans mon esprit, les sociopathes qui rôdaient dans les rues en avaient toujours après les femmes, mais pour un adolescent dans un quartier aussi sinistre, ce devait être différent. Lui au moins connaissait le taijutsu. Ce n’était pas mon cas. Je ne lui proposais pas d’attendre sa maman avec lui pour ne pas l’effrayer davantage et je retournai simplement à la station des transports. J’avais grand besoin de rentrer chez moi pour décompresser.

9 : L’adresse de l’expéditeur !

De retour à mon appartement, je me précipitai sous la douche. L’eau chaude sur mes pieds gelés me piqua la peau et mes orteils devinrent rouges et boursouflés comme des saucisses cocktail. J’enfilai une paire de chaussettes de ski, un pyjama épais et un pull polaire, et je me vautrai dans le canapé, enveloppée d’une couverture. J’avais besoin de me vider la tête. Je ne voulais surtout pas songer à mes investigations infructueuses et encore moins à la soirée que devait passer Clément en compagnie de la femme qui était venue le chercher à la médiathèque. Je lançai donc la lecture d’un de mes films préférés. L’histoire se déroulait dans un monde de fantasy et le personnage principal, un petit fermier, devait prendre soin d’un bébé qui n’appartenait pas à sa race pour empêcher une méchante sorcière de le tuer. Je savais que certaines répliques me feraient rire, comme chaque fois que je le voyais. Je passais la soirée devant la télé en grignotant des bonbons au chocolat avec une tisane fumante. Lorsque je me couchais deux heures plus tard, ma déception se manifesta de nouveau à mon esprit, telle une tique qui aurait profité de mon manque de vigilance pour se gaver de mon sang et avait finalement gonflé comme un ballon.

Le réveil du lendemain fut difficile. J’étais restée une partie de la nuit éveillée à penser à Clément et à me demander si j’allais passer la journée à la médiathèque. Il me semblait que je préférais encore geler chez moi, où le thermomètre ne dépassait pas les 10 °C, que de me rendre là-bas et de le revoir. Je ne saurais pas quoi lui dire. Aller à sa rencontre et lui lâcher directement : « Salut Clément. Alors, tu as une copine ? » me paraissait être une assez bonne idée, mais, quelle que soit la manière dont j’imaginais la scène, je ne parvenais jamais à achever de lui poser la question. J’avais trop honte et j’étais trop effrayée par la réaction qu’il pourrait avoir. J’envisageai de demander un coup de main à Camille quand on sonna à l’interphone. Vu l’heure, il se pouvait que ce soit le facteur. Je détestais cela.

— Oui ?
— Mélanie Spivac ?
— Oui.
— J’ai une lettre pour toi.
— J’arrive.

Je me débarrassai rapidement de mes grosses chaussettes et enfilai mon manteau avant de descendre. Le facteur attendait dans le hall d’entrée de l’immeuble. Dès que je fus devant lui, il me tendit une enveloppe. Je signai le reçu et vérifiai les coordonnées de l’expéditeur en remontant l’escalier. Il n’y avait que l’adresse d’une librairie.

Mes mains se mirent à trembler et je me sentis tout à coup aussi essoufflée que si j’avais couru quinze kilomètres alors que je ne faisais que monter quelques marches. Lorsque je rentrai dans l’appartement, je repoussai la porte dans mon dos sans lâcher le courrier des yeux. Je m’assis derrière mon bureau en oubliant complètement de remettre mes chaussettes et je tranchai maladroitement le haut de l’enveloppe pour sortir la feuille de papier qu’elle contenait. Quand je la dépliai, je fus surprise de constater qu’elle était à peine noircie.

Chère Mélanie,

Cela te plaît-il de recevoir mes lettres et de découvrir ma vie ?
Tu peux me répondre, je saurai récupérer ton courrier.

Je posai la feuille de papier sur le bureau, inspirais longuement par le nez puis m’emparai de mon portable. Lorsque la première sonnerie retentit, je me persuadais que je faisais ce qu’il fallait.

— Mélanie ? répondit Camille d’un air inquiet. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Salut. Pourquoi veux-tu qu’il m’arrive quelque chose ? tentai-je de plaisanter.

J’avais la gorge sèche et mon rire sonna encore plus faux que ce qu’il était vraiment.

— Parce que tu m’as téléphoné… C’est la première fois.

Camille marquait un point.

— J’ai reçu une nouvelle lettre, lâchai-je alors.

Nul besoin de préambule, il fallait que je me confie tout de suite.

— Et il y a une adresse pour répondre…
— Tu plaisantes ?! s’égosilla mon amie.

J’éloignai le portable de mon oreille, mais perçus très nettement ses hurlements :

— Alors, comment il s’appelle ? Il habite où ?
— Il y a juste les coordonnées d’une boutique qui fait relais, je crois, lui appris-je en ramenant l’appareil devant ma bouche. Je fais quoi ?
— Lis-moi ce qu’il a écrit !

Je m’exécutai et j’entendis Camille grogner lorsque je prononçais les mots « tu peux me répondre ». Je lui redemandai ensuite ce que je devais faire.

— Ça ne t’inquiète pas un peu ? hésita-t-elle.
— Quand on a vu la première lettre, tu disais que ça ne pouvait pas faire de mal si cette personne s’intéressait à moi, lui rappelai-je.
— Mais maintenant, je pense que c’est peut-être un cinglé. Tu ne devrais pas répondre. Il finira bien par se lasser et il écrira à quelqu’un d’autre !

Cette idée me dérangeait un peu. Risquer d’envoyer les mauvaises intentions d’un sociopathe vers une pauvre fille innocente était quelque peu déplaisant.

— Tu crois qu’il faut prévenir les flics ? ajouta Camille.

Sa voix me semblait venir de très loin et je réalisai que j’avais reposé mon portable sur le bureau tandis que j’imaginais qu’une autre femme recevait ces lettres. Je le recollai à mon oreille et dis :

— Non, quand même pas. On n’est pas certaines que c’est quelqu’un de dangereux…
— Mél, m’interrompit-elle, promets-moi de laisser tomber. Ne lui réponds pas, d’accord ?

J’hésitai un instant avant de finalement lui jurer que je ne ferai rien. Elle soupira de soulagement et enchaîna, comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu, sur un autre sujet tabou :

— Tu as revu Clément hier ?

Je soupirai à mon tour, mais de désespoir.

— Oh ? Qu’est-ce qui s’est passé ? interrogea mon amie en interprétant correctement mon exclamation.
— Il était avec une femme.
— Et merde ! C’était sa copine ?
— Il me semble.
— Fait chier !
— Ça fait rien, ne t’énerve pas comme ça.

Sa réaction démesurée m’avait redonné le sourire.

— Ouais, mais bon… Quand même ! Tu comptes faire quoi du coup aujourd’hui ? Tu veux venir au bureau ? Céline finit plus tôt et elle m’a confié qu’elle aimerait bien passer te voir à la médiathèque. C’est pas top, mais vous pourriez y aller directement ensemble. Comme ça, tu seras pas obligée de lui parler à l’autre là.
— L’autre là ? Tu le détestes déjà, ricanai-je. Le pauvre…
— Ne me dis pas que c’est un pauvre garçon ! Il aurait pas dû te tourner autour comme il l’a fait s’il avait déjà quelqu’un !
— N’en parlons plus, ok ?

J’avais comme un goût amer au fond de la gorge.

— Je vais passer au bureau, ajoutai-je. Je ramène un gâteau pour la pause café.
— Super ! Si tu savais comme je suis goinfre en ce moment, je crève tout le temps la dalle !
— Comment ça se fait ? m’étonnai-je.

Camille contrôlait toujours ce qu’elle mangeait, contrairement à moi. Elle « comptait les points » que lui coûtait chacun de ses repas et râlait après moi parce que malgré ses efforts, elle prenait 100 grammes quand elle se faisait plaisir avec un cookie alors que ma ligne ne bougeait jamais.

— Ça doit être parce que j’arrête de fumer, finit-elle par répondre après un moment d’hésitation.
— C’est pas trop difficile ?
— Bof… Je dis aux autres que tu viens, éluda-t-elle. Je dois te laisser. À tout à l’heure.

Elle raccrocha et je reposai mon portable en me demandant pourquoi elle avait changé de sujet aussi brusquement. Soit elle souffrait vraiment de se priver de nicotine, soit elle me cachait quelque chose de plus grave.

Je me levai et m’apprêtai à me préparer pour sortir quand mon regard tomba sur la lettre, restée sur le bureau. J’avais promis à Camille d’arrêter de chercher et de ne pas répondre. Et j’avais peur, mais je voulais vraiment découvrir qui se dissimulait derrière ces mots. Il y avait quand même la possibilité que cette personne soit sincère et que je lui plaise vraiment.

Je me réinstallai, pris une feuille vierge dans l’imprimante et commençai à écrire :

 J’aimerais savoir qui tu es et quelles sont tes intentions à mon sujet. Dois-je me mettre à trembler à chaque coin de rue ?
J’apprécie assez de découvrir les récits de tes voyages. En as-tu d’autres à me raconter ?
Que connais-tu de moi ?
Une adresse électronique peut-être ? Ce serait plus pratique.

Après une bonne demi-heure, je relis avec perplexité les quelques lignes que j’avais finalement réussi à produire. J’aurais aimé avoir l’avis de Camille avant d’envoyer cette lettre, mais je ne pouvais pas compter sur son aide. Elle serait furieuse d’apprendre que ma raison avait plié sous le poids de ma curiosité. Je glissai la feuille dans une enveloppe et y notai l’adresse de la librairie relais, puis j’y collai un timbre vert représentant la Marianne.

Je la déposai finalement dans une boîte de relève de courriers au coin de la rue tandis que je me rendais à la station de tramway. Je songeais déjà que si ma lettre partait aujourd’hui, elle arriverait à destination samedi matin. L’attente serait longue, car la personne qui m’avait écrit ne posterait probablement sa réponse que lundi et je ne la recevrai pas avant le jour suivant.

10 : Céline

— La journée a beau être plus courte que d’habitude, elle m’a paru bien longue quand même, se plaignait Céline tandis que nous descendions de sa voiture, garée sur le parking de la médiathèque.

Je lui demandais si elle voulait voir les rayons de films ou de musique au moment où nous pénétrions dans le hall d’accueil. J’évitai volontairement de regarder vers les bureaux d’inscription et de retours pour minimiser les risques d’apercevoir Clément. Céline manifesta un certain intérêt pour les DVD. Elle se vanta d’avoir commencé à utiliser les CF, des Cartes Films, très tôt, ce qui expliquait qu’elle n’était plus familière des disques. Les CF étaient des cartes mémoires uniques spécialement dédiées aux médias visuels. L’arrivée de cette technologie sur le marché avait révolutionné la vie des amateurs de cinéma comme moi qui étais passée d’une bibliothèque remplie de centaines de boîtiers en plastique de près de vingt centimètres de long chacun à un simple classeur contenant des milliers de petites cartes mesurant à peine un centimètre carré et proposant des vidéos d’une qualité d’images impressionnante. Même les disques en haute définition étaient dépassés.

— Ouah ! s’exclama Céline quand nous arrivâmes enfin dans le « Pavillon Multimédias ».

À chaque pas supplémentaire dans le bâtiment, j’étais plus nauséeuse. J’avais comme l’impression que ma poitrine était oppressée, qu’elle allait exploser. Je ne m’étais jamais sentie si mal dans la médiathèque qui avait toujours été mon lieu de prédilection.

— Oui, l’endroit est vraiment magnifique, commentai-je vaguement. J’aime beaucoup que les murs et le plafond soient lambrissés de cette manière. Le soir, avec les éclairages tamisés et les abats jour verts, on se croirait dans un vieux film…
— Oui, c’est super beau, m’interrompit-elle d’un air excité, mais j’ai surtout été impressionnée par ce type là-bas.

Elle désigna le bureau près de l’escalier et je ne fus presque pas surprise d’y découvrir Clément.

— Ah.
— Désolée, je t’écoutais quand même tu sais. C’est vrai que c’est une médiathèque magnifique.
— Oui.

J’eus bien du mal à lui sourire pour qu’elle comprenne que je n’étais pas offensée. Aucun autre mot que cette simple réponse ne voulait franchir la barrière de mes lèvres. Je me sentais très émue, presque nostalgique. Je réalisai assez vite que ce sentiment n’avait rien à voir avec Clément. Il était très bel homme et c’était normal qu’il se fasse remarquer. Ce qui me chagrinait, c’était que la réaction de Céline venait de me prouver qu’elle ne pouvait pas avoir écrit les lettres, car elle ne semblait pas s’intéresser aux femmes. Je m’étais de nouveau mise à la soupçonner lorsqu’elle avait proposé de passer un moment avec moi dans cet endroit, mais la raison pour laquelle elle y avait tenu restait un mystère entier.

— C’est là-bas les DVD ? demanda-t-elle en se dirigeant déjà vers les étagères du milieu de la pièce.

J’eus tout juste le temps de réaliser que je me retrouvais seule à l’entrée avant que Clément vienne me parler. Il n’y avait aucun abri où me cacher.

— Bonjour Mélanie.

Je lui fis un bref signe de tête avant de chercher Céline des yeux. Je pourrais prétexter qu’elle avait besoin de mes conseils cinématographiques.

— Je voulais te remercier pour l’autre jour, poursuivait Clément. Sans ton improvisation, j’aurais passé un sale quart d’heure.

Je le dévisageai sans comprendre, tout de suite obnubilée par ses iris toujours aussi pétillants. Je me demandais comment ils pouvaient luire d’autant de clarté et de bienveillance alors que leur propriétaire n’avait pas été honnête avec moi. Ces choses devraient pouvoir se lire directement dans le regard des gens.

— Tu sais, avec Thérèse, précisa-t-il en voyant que je ne réagissais pas. Elle a vraiment cru que je t’aidais à te connecter. Si elle avait compris que j’avais oublié de reprendre le travail parce que j’étais avec toi, elle aurait sans doute fait remonter l’information. Alors euh… Merci.
— Je t’en prie, finis-je par répondre.

Ma voix me parut tout droit sortie d’une crypte. Elle était froide et lisse comme le marbre. Il me semblait que si les mots « Je n’ai pas vraiment envie de te parler aujourd’hui » étaient inscrits sur mon front, ce ne serait pas plus clair.

— Est-ce que tout va bien ? me demanda Clément après avoir tressailli.
— Très bien, mentis-je. Je crois que mon amie a besoin de moi.

Je tentai de m’esquiver sans rien ajouter, mais il fit quelques pas rapides sur le côté pour repasser devant moi et me retenir.

— S’il y a quelque chose qui ne va pas, tu peux m’en parler, dit-il d’un air un peu mal à l’aise.

Le moment me semblait idéal pour balancer la question que j’avais tant imaginé lui poser. Lui demander à cet instant précis s’il avait une petite amie permettrait de couper court à la conversation et de me libérer du poids qui pesait sur mon cœur.

J’ouvris enfin la bouche, bien que je ne savais pas encore quels mots allaient en sortir, quand Céline arriva derrière lui et lança :

— Tu nous présentes, Mélanie ?

Une pointe de jalousie fit remonter une féroce créature du fond de mes entrailles, prête à lui jeter une réplique cinglante, mais une tout autre force la ratatina en deux temps trois mouvements et je répondis lamentablement :

— Céline, Clément. Clément, Céline.
— On travaille ensemble, précisa ma collègue.

Nous ne nous étions jamais beaucoup parlées, mais je la trouvais plus extravertie et « m’as-tu-vue » que d’habitude. Soit Clément lui plaisait au point de lui faire perdre toute dignité, soit elle agissait volontairement de cette façon pour une raison ou une autre. En tout cas, il ne me semblait pas à son avantage de se dandiner de la sorte devant lui. Je n’avais pas l’impression que Clément aimait ce genre de comportement, mais je me trompais peut-être. Après tout, j’avais cru qu’il s’intéressait à moi. Je me remémorai tout à coup que je lui avais offert ma barre de céréales au chocolat et à la framboise et cela me rendit folle de rage !

— Enchanté, répondit le bibliothécaire en penchant la tête vers moi pour échapper au regard insistant de Céline. Mélanie, est-ce qu’on peut discuter un moment ?

Ses yeux azurés étaient hypnotiques. Céline nous dévisagea alternativement avant de s’éloigner en silence. Son expression et son attitude avaient complètement changé. Elle paraissait désormais déçue, ce qui pouvait aisément se comprendre. Elle se glissait entre deux rayons de DVD quand Clément reprit :

— J’ai l’impression que tu m’en veux. Dis-moi ce qui ne va pas, s’il te plaît.

J’évitai soigneusement de le regarder lorsque les mots que j’essayais de prononcer depuis un moment finirent enfin par sortir :

— Tu as une petite amie ? Je n’avais pas compris ça.
— Je ne… Quoi ?

Je tournai la tête vers lui, prête à affronter sa réaction : la colère parce que j’avais percé à jour son double jeu, ou encore la moquerie pour avoir imaginé qu’il pourrait se passer quelque chose entre nous. Je fus surprise de découvrir qu’il était tout simplement étonné.

— Qui t’a dit que j’avais une copine ?

J’inspirai vaillamment avant de répondre :

— Personne. Je t’ai vu monter dans sa voiture.

Ses yeux s’ouvrirent en grand et un sourire s’esquissa sur ses lèvres. Il paraissait soulagé.

— Tu te méprends sur la question, m’expliqua-t-il. Pendant un instant, j’ai cru que quelqu’un cherchait à te dissuader de me fréquenter.
— Pas du tout. Mais est-ce que je me trompe ? Tu es bien parti avec une femme hier après-midi, non ? insistai-je en essayant de ne pas montrer que j’étais vexée.
— Oui, tu as raison.

Il baissa la voix tandis que Capharnaüm et une autre bibliothécaire passaient près de nous. La première nous lança un regard noir.

— Viens, dit-il dans un murmure en m’entraînant vers un rayon. Faisons comme si je te renseignais sur un disque.

Il ricana, mais je ne partageai pas la plaisanterie et il finit par poursuivre :

— Depuis que je suis arrivé en ville, je loge chez un vieil ami. Je n’ai pas de voiture et c’est assez loin. Il se trouve qu’hier sa sœur devait lui rendre visite et elle passait au centre-ville. Elle a donc proposé de m’emmener. C’était plus rapide et plus sympa que de prendre le bus.

Il me dévisagea un instant et ajouta :

— C’est tout.

Je restai muette, sans oser le regarder. Je me sentais stupide de lui avoir fait subir un interrogatoire et la gêne me faisait bouillir de l’intérieur. J’étais certaine que même le haut de mon crâne devait s’être empourpré sous les racines de mes cheveux.

Des pas précipités résonnèrent tout à coup entre les rayonnages et une femme arriva près de nous avant de s’adresser à Clément. Je n’avais pas relevé les yeux du sol et je ne voyais que ses pieds. Elle lui parla brièvement, puis s’éloigna de nouveau en faisant claquer les talons de ses escarpins en cuir. Clément n’ajouta rien de plus, mais il finit par glisser un papier dans ma main, puis il s’en alla à son tour. Je le regardai partir et ne pris connaissance de son mot que lorsqu’il disparut dans le hall d’accueil. Il y avait inscrit son numéro de téléphone. Je le mis dans ma poche quand Céline vint me retrouver. Elle fit mine de consulter les CD entreposés devant nous avant de me demander :

— Alors tu sors avec le bibliothécaire ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Non, on est pas ensemble.
— Ah bon ? J’avais l’impression d’assister à une dispute.

Je ne répondis rien et farfouillai à mon tour dans les disques pour m’occuper les mains.

— Camille m’a beaucoup parlé de toi, reprit la jeune femme. Je lui ai posé des questions à ton sujet.
— Pourquoi as-tu fait ça ?

Je m’écartai de quelques pas et m’intéressai aux vieux vinyles qui apparurent dans mon champ de vision. J’en sortis un au hasard pour lire les titres des chansons inscrits au dos. Je me sentais assez troublée par la conversation que je venais d’avoir avec Clément et par les soudaines révélations de ma collègue. Je n’osais pas la regarder en face.

— Tu me plais, lâcha-t-elle tout à coup.

Je lui jetai un coup d’œil furtif et constatai qu’elle aussi évitait de me regarder.

— Excuse-moi ? finis-je par lui demander en reposant le disque à sa place.

Je n’étais pas certaine d’avoir bien compris ce qu’elle me disait. Je recommençai la même comédie avec un autre vinyle tandis qu’elle bafouillait :

— Eh bien… Tu es mystérieuse et tu es une artiste incroyable. J’adore ton style et ton comportement. Tu es très jolie aussi et… J’aime bien la couleur de tes yeux, elle me rappelle celle du chocolat.

Je me tournai enfin vers elle et la regardai franchement. Ses joues avaient rosi et le crayon noir qui soulignait ses cils semblait se diluer au contact humide de ses paupières. Elle ne pleurait pas, mais son émotion et sa gêne se lisaient clairement dans son regard.

— Je ne comprends pas, lui avouai-je. Tout à l’heure, tu disais que Clément te plaisait…
— Oui, c’était stupide, répondit-elle en attrapant un CD au hasard. Je ne comptais pas te dévoiler ce que je ressentais pour toi et je ne voulais pas que tu croies que j’avais envie de venir ici avec toi parce que tu me plais. Je savais bien que tu ne t’intéressais pas à moi. Mais quand j’ai vu le bibliothécaire te parler, t’accaparer pour lui tout seul, je me suis dit que si je ne crachais pas le morceau, j’aurais tout perdu sans avoir essayé.

Je ne savais pas quoi lui répondre. Je baissai les yeux et constatai avec étonnement que je tenais toujours un 33 tours entre les doigts. Je me tournai pour le ranger et figeai mon geste vers l’étagère quand elle poursuivit :

— Mais je vous ai observés. Il te plaît vraiment, alors… Bah, c’est mort pour moi.
— Je suis désolée, murmurai-je sans détacher mon regard de la rangée de boîtes cartonnées entreposée devant moi.
— C’est pas grave. Je t’apprécie vraiment, tu sais, et j’aimerais beaucoup qu’on puisse seulement être amies. Si ça ne te dérange pas que je sois…

Je fis volte-face et la fixai sans ciller.

— Pas du tout ! Enfin, je veux dire… J’espère que tu trouveras quelqu’un qui te mérite. Mais je n’ai rien contre toi, rien du tout.
— Super.

Elle me sourit d’un air confiant, perdant cette gêne qui l’habitait depuis qu’elle avait osé se confier à moi. Je me détendis aussi et décidai que c’était le meilleur moment pour clarifier les choses entre elle et moi.

— Céline, est-ce que c’est toi qui m’as envoyé les lettres ?
— Je ne t’ai rien envoyé, hésita-t-elle. Je ne sais pas de quelles lettres tu parles.

Je la dévisageai longuement, essayant de déterminer si elle disait la vérité, puis je réalisai qu’elle n’avait aucune raison de mentir là-dessus. Elle m’avait révélé tout ce qu’elle ressentait, elle pouvait aussi avouer pour les lettres. Si elle affirmait qu’elle ignorait de quoi je parlais, c’était qu’elle ne les avait pas écrites.

— C’est rien, c’est juste…
— Tu as un admirateur secret ? conclut-elle, amusée.
— On peut dire ça, résumai-je en virant de nouveau au rouge.
— Décidément, j’avais aucune chance. Tu as trop de succès.

11 : Un bébé ?

J’avais beaucoup réfléchi à ce qu’il convenait de faire avec Clément et j’avais décidé de me laisser une journée entière avant de lui envoyer un message. Je comptais donc passer mon vendredi au bureau pour être certaine de ne pas être tentée d’aller le voir à la médiathèque.

J’avais dit à Céline que nous pouvions être amies, mais les choses n’étaient pas si simples. Finalement, il semblait que notre relation prendrait du temps à se décanter. Nous pouvions discuter à peu près normalement, mais une sorte de gêne différente de ma timidité habituelle pesait désormais entre nous.

Camille et Maxime étaient en rendez-vous extérieur et lorsqu’ils arrivèrent, Mike, Harold, Céline et moi travaillions sur les modifications demandées par madame Bernard pour le blog de son salon de beauté. L’ambiance était lourde et le silence assez oppressant. Les garçons semblaient avoir remarqué qu’il y avait eu quelque chose entre la jeune femme et moi.

— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? interrogea Maxime en nous regardant bizarrement.
— On est sur Martha, lâcha Harold d’un air salace, ravi de pouvoir détendre l’atmosphère.

Mike éclata de rire et Céline lui donna une tape sur l’épaule, comme pour lui dire : « Toi, alors ! »

— Je suis content pour toi, lui répondit calmement Maxime. C’est peut-être ce que tu peux avoir de mieux.

Le jeune homme perdit son sourire et ses oreilles, largement découvertes avec sa coupe de cheveux si fantasque, virèrent du blanc au cramoisi en une fraction de seconde.

— Mélanie, je suis surpris de te voir, poursuivit le patron.
— Ça tombe plutôt bien qu’elle soit là, chantonna Camille. Ça m’évitera de passer en ville.

Elle m’attrapa le poignet et m’emmena dans le bureau sans me laisser le temps de répondre à son mari. Celui-ci nous suivit en silence et ferma la porte derrière lui.

— Qu’est-ce qu’il vous arrive ? leur demandai-je, intriguée.

Camille semblait rayonner de bonheur alors que Maxime affichait un air un peu las. Il se força à sourire tandis que sa femme s’emparait de mes deux mains et balançait nos bras entre nous comme pour me faire danser.

— On voulait attendre la fête pour l’annoncer, mais je ne peux pas te le cacher plus longtemps !
— Camille… soupira Maxime en se laissant tomber dans un fauteuil en cuir à côté de la porte.
— Dites-moi ce qu’il y a, je ne tiens plus !

Camille me sourit largement et ses yeux se remplirent de larmes. Son comportement des derniers jours, son air distrait et sa subite envie d’arrêter de fumer vinrent alors mettre en lumière la scène qui était en train de se dérouler.

— Tu es enceinte, conclus-je en souriant à mon tour.
— Oui !

Je tournai la tête vers Maxime et fut surprise de constater à quel point il semblait morose.

— Je voulais qu’on attende encore un peu avant de l’annoncer, râla-t-il. Et si ça se passait mal.
— Ne dis pas ça ! le rouspétai-je alors que mon amie essuyait les larmes de la taille de ballons de rugby qui roulaient sur ses joues.

Maxime me fixa d’un regard très noir que je ne lui avais jamais vu et qui me fit frissonner.

— Ne le révèle pas aux autres, me demanda Camille, inconsciente de ce qui venait de se produire. On fera une annonce à la fête, à la fin du mois.

Je promis de garder le silence et prétextai devoir aider mes collègues pour quitter le bureau.

— Qu’est-ce que tu fais là aujourd’hui ? lança Maxime au moment où je passai près de lui pour ouvrir la porte.

Je le dévisageai sans comprendre et il précisa sur un ton un peu nerveux :

— Je pensais que tu serais à la médiathèque.
— Max, elle travaille ici, non ? intervint Camille, à peine remise de ses émotions.

Il se tourna vers elle et lui sourit largement, mais je le sentais vraiment à cran. Il me semblait qu’il était très stressé, sans doute à cause de la grossesse de sa femme, et il passait ses nerfs sur la première personne qu’il avait sous la main et qui n’était pas elle. Je me contentais de cette explication jusqu’à ce que, en sortant, je remarque le cadre accroché sur le mur derrière la porte. Je ne l’avais jamais vu, car chaque fois que je venais dans le bureau, la porte restait grande ouverte et donc rabattue dessus. La photo représentait Maxime serrant la main à un homme tout en souriant largement à l’objectif de l’appareil. Il portait une grosse médaille autour du cou et était vêtu d’un kimono blanc tenu par une ceinture marron ou noire. Cette vision me fit un choc. Je jetai un nouveau coup d’œil à Maxime en ouvrant la porte, mais il ne faisait plus attention à moi. Il se leva et enlaça Camille comme si j’avais déjà quitté la pièce.

Je me hâtai de rejoindre mes collègues tout en songeant à ce que je venais de découvrir. Maxime pratiquait un art martial. J’ignorais lequel, car le kimono qu’il portait pouvait tout aussi bien être une tenue de judo, de karaté ou encore de jû-jutsu. En tout cas, il s’agissait d’un nouveau point commun avec l’auteur·e des lettres, et cela commençait à faire beaucoup.

Mike et Céline étaient occupés à arranger le formulaire d’inscription du blog et Harold fumait une cigarette dehors. Je retournai discrètement m’asseoir à mon bureau pour fouiller dans mon sac. J’y retrouvai la boule de papier qu’avait été, une semaine auparavant, mon tableau de suspects potentiels. Je le défroissai et suivis du doigt la ligne concernant mon patron. Si je rajoutais le fait qu’il était adepte d’un art martial et que, comme me l’avait suggéré Mathias, le jeune professeur de japonais, je ne prenais pas en compte l’ancienneté de notre rencontre, Maxime était celui qui correspondait le plus à l’inconnu·e. Je ne voyais pourtant pas ce qui pourrait expliquer qu’il m’envoie de telles lettres.

La première pensée qui me vint, et que je tentais de chasser de toutes mes forces, était qu’il essayait de me séduire. Cela me dégoûtait d’autant plus que sa femme, ma meilleure amie, attendait désormais son enfant. Puis le regard qu’il m’avait lancé dans le bureau et le ton sur lequel il s’était adressé à moi me firent changer d’avis. Maxime n’était pas attiré par moi. Il semblait au contraire en avoir plus qu’assez de me voir. J’essayais de me rappeler depuis quel moment il agissait ainsi avec moi, mais je ne trouvais pas. Encore la semaine passée, lorsque nous étions sortis tous ensemble au bar, il m’avait raccompagnée chez moi en voiture, m’avait défendue face aux tentatives insistantes de sa femme de me dénicher un copain et il avait même confirmé les compliments que les autres collègues avaient eus à mon encontre. Oui, mais il avait aussi ri, me rappelai-je. Le fait que Céline qualifie ma personnalité de forte l’avait grandement amusé. Maintenant que j’y songeai de nouveau, je me disais qu’il avait peut-être pris cela pour une bonne blague.

— Et voilà ! lança tout à coup Mike, me faisant sortir de mes pensées. Cette fois, madame Bernard devrait être satisfaite.

Je les rejoignis à la table principale et regardai le résultat final du blog quand Camille et Maxime quittèrent le bureau.

— C’est terminé ? demanda ce dernier en traversant la pièce à grands pas.

Il se plaça à ma gauche et se pencha devant moi pour mieux voir l’écran. Je reculai instinctivement en me prenant les pieds dans les sangles du sac de Céline, posé par terre. Je tombai lourdement sur la chaise, tirée derrière nous. Maxime tourna alors la tête vers moi et me regarda d’un air surpris avant de s’approcher davantage du bureau. Je me levai maladroitement en mettant le plus de distance possible entre lui et moi, car je me sentais de plus en plus mal à l’aise.

— Bien, dit-il après une minute. Céline, tu appelles madame Bernard pour lui demander si tu peux passer chez elle et lui montrer cette version. Mike, toi et Harold vous allez bosser sérieusement sur ce tirage au sort pour le site de la ville. On peut pas se permettre de prendre plus de retard, le lancement est prévu pour la semaine prochaine.

Il se tourna vers sa femme, debout à côté de moi, et ajouta :

— Camille, il me semble que tu as plusieurs rendez-vous cet après-midi. Le maire voulait te voir pour la fête du printemps. Pour une fois qu’il s’y prend en avance, on ne va pas se plaindre.

Il me jeta un bref coup d’œil avant de poursuivre :

— J’ai quelques appels à passer. Ne me dérangez pas.

Il s’éclipsa alors dans son bureau en fermant la porte.

— Il a l’air d’une humeur massacrante, commenta Harold.

Je ne l’avais pas vu rentrer. Il ôta son manteau et s’ébroua comme un chien en se plaignant du froid avant de venir s’asseoir auprès de Mike. Il croisa les doigts de ses deux mains et les étira devant lui, les faisant craquer bruyamment, puis il lança :

— C’est parti mon kiki !

Je n’eus même pas le cœur à sourire. J’ignorais si je me faisais des idées au sujet de Maxime, mais il me paraissait froid avec moi. Il ne m’avait attribué aucune tâche à faire alors que tous les autres étaient bien occupés. Soit il était vraiment bourru, soit je devenais paranoïaque. Il était peut-être tout simplement trop bienveillant et me laissait du temps pour vaquer à mes petites occupations.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? me demanda Camille d’un drôle d’air.
— Partir ? Apparemment, il n’y a rien à faire pour moi ici.

Mon amie renifla en me proposant de m’accompagner. Je remarquai qu’elle était déjà habillée pour sortir et qu’elle serrait son sac à main contre elle.

— Quelque chose ne va pas ? l’interrogeai-je lorsque nous atteignîmes le fond du parking.
— C’est Maxime, sanglota-t-elle. Il n’est pas très…
— Hey, les filles ! cria tout à coup Charlie en se dirigeant vers nous au petit trot.

Camille se frotta rapidement les yeux et afficha un large sourire en secouant la main vers l’agent de sécurité. Je me demandai comment elle pouvait contrôler à ce point l’expression de son visage.

— Salut, dis-je à Charlie quand il arriva à notre hauteur. Comment ça va ?
— À part le fait que je me les caille dans ma loge, là-bas, ça va très bien. Et vous ?

Il ne nous laissa pas le temps de répondre et enchaîna :

— Il paraît que tu reçois des lettres d’un admirateur secret.

Je le regardai avec de gros yeux et tournai la tête vers mon amie qui secoua aussitôt la sienne en signe de dénégation.

— Je n’ai rien dit du tout ! jura-t-elle.
— Alors c’est vrai ? insista Charlie. Céline m’a dit que tu as cru que c’était elle qui les avait envoyées. Je te rassure tout de suite, ce n’est pas moi !
— Euh, d’accord, répondis-je, ne sachant pas très bien si je devais montrer du soulagement ou me sentir vexée.
— Ne te méprends pas, ajouta précipitamment mon collègue tandis que Camille riait de bon cœur cette fois, je t’apprécie beaucoup, mais je suis pas un barjo de romantisme ! Et ma femme n’aimerait pas ça du tout.
— C’est certain, plaisantai-je. Je te remercie, maintenant je peux rayer ton nom de ma liste !

Il éclata de rire tout en prenant des couleurs.

— Au moins, c’est réglé, finit-il par dire. Je retourne bosser. À plus tard les filles.

Il s’éloigna d’un pas rapide et tandis que je le regardais partir en songeant qu’il était incroyablement décontracté et franc, ce que je ne parviendrai jamais à devenir, Camille me demanda :

— C’est vrai que tu as une liste ?

Je tournai la tête vers elle en essayant de ne pas afficher d’air coupable, mais j’étais moins bonne actrice qu’elle.

— Tu continues de chercher, m’accusa-t-elle alors. J’espère au moins que tu n’as pas répondu !
— Tu étais en train de me parler de Maxime, éludai-je.
— Ah oui, c’est vrai.

Elle traîna les pieds jusqu’à sa voiture et grimpa sans ajouter un mot. Elle devait vraiment être chamboulée pour ne pas insister et se complaire à me crier dessus. Je m’installai à côté d’elle et ne la lâchai pas des yeux le temps qu’elle mettait le contact et reculait entre les rangées du parking.

— Alors ? finis-je par demander lorsque je compris qu’elle n’en dirait pas plus.
— Je crois qu’il ne veut pas du bébé.

Elle maintint son regard fixé sur le feu rouge en essayant de garder une voix calme et posée, mais je voyais sa lèvre inférieure trembler.

— Tu lui en as parlé ?
— Il ne veut rien entendre là-dessus. Il ne fait que répéter qu’on doit s’attendre au pire. Comme si, de nos jours, les femmes perdaient leur bébé au moindre mouvement.
— Il n’a pas l’air de te ménager pourtant. Il t’envoie à la mairie alors qu’il y a des dizaines de marches à monter !
— Il y a un ascenseur, Mél.
— Ah bon ?

Elle sourit et je me félicitai intérieurement. J’avais bien espéré lui remonter un peu le moral.

— Il est sans doute angoissé, repris-je plus sérieusement. J’imagine que c’est normal, non ?
— Il n’était pas comme ça quand je lui ai appris que j’étais enceinte.
— Quand lui as-tu dit ?
— Il y a une semaine. J’ai jamais mes règles quand il faut, alors je m’inquiétais pas trop du retard, mais j’ai commencé à me sentir bizarre. J’ai préféré faire un test. Tu sais, ceux qu’on trouve au supermarché ?

Je hochai la tête.

— On était pas sûrs, poursuivit-elle, j’ai quand même demandé à voir ma gynéco. C’était là qu’on était ce matin.
— Ah.
— Je crois qu’au fond, il espérait que le test n’était pas fiable. Quand le docteur a dit que j’étais bien enceinte, il est devenu tout blanc.
— Tu es enceinte de combien ?
— Six semaines.
— C’est bien ça, non ? Pourquoi Maxime s’inquiète autant des risques qu’il pourrait y avoir ?
— J’en sais rien. J’ai juste l’impression qu’il ne m’aime plus…

Je ne sus que répondre. J’étais loin d’être la personne idéale pour consoler quelqu’un dans ce genre de situation. Premièrement, parce que je n’avais jamais eu d’enfant, et deuxièmement parce que j’étais une célibataire endurcie qui ne comprenait strictement rien aux hommes.

Le comportement de Maxime m’avait également paru très suspect, mais j’imaginais autre chose. Que Camille mentionne ce rendez-vous chez le gynécologue et la réaction de son mari quand il avait appris qu’il allait bientôt être père m’avait quelque peu rassurée. Je me disais finalement que je n’avais bel et bien rien à voir là-dedans, mais il restait cette histoire de photo de karaté ou je ne savais quel art martial. Et maintenant, mon amie avait le sentiment que Maxime ne l’aimait plus. Est-ce que cela pouvait avoir quelque chose à faire avec moi ? Je ne pouvais tout de même pas demander à Camille si elle pensait que Maxime pouvait être l’auteur des lettres. Elle me haïrait. Et je ressentirais la même chose à mon égard. Une amie ne devrait pas proférer de telles accusations le temps qu’elle ne possède aucune preuve.

— Ça va s’arranger, finis-je par dire.

Mes propos étaient d’une banalité déconcertante, mais je ne trouvais pas mieux.

— Merci Mél. Tu veux que je te dépose où ? Tu vas à la médiathèque ? À moins que…

Elle me jeta un coup d’œil inquiet et reprit :

— Tu as revu Clément ?
— Je suis surprise que Céline ne t’en ait pas parlé, raillai-je. À l’heure qu’il est, j’imaginais que toute la ville était au courant.

Camille sourit. Pour ma part, j’étais assez déçue que ma collègue ait raconté aux autres que je recevais ces lettres. Je pensais qu’elle avait également dû mentionner notre rencontre avec Clément. L’ambiance de la matinée ne m’étonnait plus. Il me semblait pourtant qu’elle s’était bien gardée de parler du fait qu’elle m’avait avoué ce qu’elle ressentait pour moi.

— Ne lui en veux pas, me conseilla mon amie. Ils sont tous curieux à ton sujet au bureau.
— On se demande pourquoi !
— Tiens, tiens… Les aurais-tu tous rayés de ta liste ?!

Elle s’attendait à ce que je la réprimande, persuadée qu’elle avait visé juste, mais je préférai éviter son regard. Je frissonnai en songeant que son propre mari était désormais en haut de cette soi-disant liste.

— Alors, Clément ? reprit-elle sur un ton légèrement inquiet.
— Oui, on s’est parlé.

Je lui racontai qu’il avait juré qu’il ne sortait pas avec la femme qui était venue le chercher en voiture et qu’il m’avait laissé son numéro de téléphone.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je croyais que tu allais me le dire, avouai-je piteusement.
— Eh bien, en fait, j’en sais rien du tout. Je pense que tu es amoureuse de ce type.
— Oui, moi aussi.

12 : Premier rencard

Camille me déposa devant la médiathèque en me souhaitant bonne chance. Elle n’avait trouvé aucun conseil à me prodiguer. Selon son propre aveu, elle se retenait de pester contre Clément et ses cachotteries uniquement parce qu’elle avait compris à quel point je tenais à lui. J’étais consciente qu’il était idiot de ma part d’avoir craqué aussi vite sur lui. Je le connaissais à peine et je ne savais rien de lui à part le fait qu’il était bibliothécaire, mais il m’avait touchée par sa gentillesse.

J’entrai dans le bâtiment avec une boule au ventre, mais je fus déçue de ne pas voir Clément dans le hall d’accueil. Je me dirigeai vers la salle de lecture que j’affectionnais tant et me surpris à regarder derrière chaque rayon s’il n’était pas là. Je m’installai et entamai le roman que je n’avais toujours pas achevé, mais je n’étais pas concentrée. Je remballai mes affaires au bout de quelques minutes pour me rendre dans les autres parties de la médiathèque.

Je repassai dans le hall principal et explorai les allées du « Pavillon multimédias », allant même jusqu’à ouvrir la porte du local de projection, à l’étage, avant de redescendre et de parcourir « l’Aile Littérature et Langues ». Je poussai mes recherches jusqu’au bâtiment réservé aux enfants d’où je ressortis rapidement, effrayée par tant de poufs colorés, de gamins excités et de bruit. Je m’apprêtais à m’enfuir le plus loin possible quand une petite voix dans ma tête me murmura qu’il serait stupide de ne pas vérifier si Clément était au niveau supérieur. J’inspirai alors une bonne bouffée d’air avant de m’insinuer entre les différents jeux et de contourner des boxes à bandes dessinées envahis de lecteurs hauts comme trois pommes, tous plus hilares les uns que les autres. La salle du haut était aussi remplie, mais je ne vis pas l’ombre de l’homme que je cherchais. Je redescendis les marches deux par deux et manquai de foncer dans un garçon qui courrait dans l’autre sens. Je l’empêchai de tomber en arrière puis filai à toutes jambes.

Le dernier endroit où Clément pouvait se trouver était « l’Aile Sciences et Techniques », dans le bâtiment opposé. Je retraversai donc le hall, légèrement angoissée. Je venais de réaliser que je ne savais toujours pas quoi lui dire. Lorsque je passai près du bureau d’accueil, Capharnaüm m’apostropha si brusquement que je sursautai comme une démente.

— Il est pas là aujourd’hui, lâcha-t-elle de sa voix rugueuse.

Je me sentis rougir, mais je la remerciai néanmoins avant de faire demi-tour pour regagner la salle de lecture. Je m’installai dans un fauteuil à côté de la fenêtre et m’emparai de mon téléphone portable.


J’attendais devant l’entrée du cinéma, un grand bâtiment moderne plutôt laid, quand Clément me rejoignit.

— Bonsoir Mélanie, dit-il sur un ton un peu hésitant. Je suis content que tu m’aies demandé de t’accompagner.

Je le saluai à mon tour d’un sourire gêné.

— Quel film aimerais-tu voir ?
— Je ne sais pas, avouai-je.

Je ne m’étais pas du tout renseignée sur les séances de la soirée. Ma seule idée avait été d’inviter Clément à sortir et lorsque sa réponse à mon message m’était parvenue, je lui avais proposé la première chose qui m’était passée par la tête : aller voir un film.

— As-tu vu celui-ci ? me demanda-t-il en désignant l’écran le plus proche de nous.

Il montrait une affiche obscure sur laquelle un homme et une femme se tenaient la main sous la menace d’une ombre inquiétante qui planait dans le ciel.

— Il a une bonne critique, poursuivit Clément.
— Je n’en ai pas entendu parler.

J’aimais beaucoup les films. J’en raffolais même. Mais j’étais souvent seule et cela me dissuadait d’aller au cinéma. Cela, et le comportement intolérable des gens qui allumaient leurs ordiphones pendant la projection ou qui riaient et bavardaient comme s’ils se trouvaient dans leur salon. Sans parler du bruit de mastication des bonbons et du pop-corn. En fait, je préférais regarder de bons films assise tranquillement dans mon canapé. Je ratais le plus souvent les gros succès à venir et ne profitais de ces chefs d’œuvres que 3 mois plus tard lorsqu’ils étaient enfin disponibles en CF.

— C’est de la science-fiction, tu aimes ça ?
— Absolument, ça doit être génial.

Nous entrâmes dans le hall du cinéma et Clément passa le premier sur le distributeur de places. Lorsqu’il se retourna vers moi, il m’en donna une avec un large sourire. Il semblait vraiment ravi de se trouver là.

— Allons-y.

Il tendit le bras vers les escaliers et je le précédai à l’étage. Le film était projeté dans la plus grande salle, mais il n’y avait pas trop de monde. Nous étions arrivés tôt. Nous choisîmes des places en plein milieu de la rangée du haut pour être parfaitement centrés par rapport à l’écran. De la musique classique était diffusée dans la pièce surchauffée et faiblement éclairée.

— Tu ne travaillais pas aujourd’hui ? interrogeai-je mon compagnon pour éviter que le silence qui s’était installé entre nous ne se prolonge.
— C’était mon jour de repos.
— À quoi t’es-tu occupé ?

Il sembla surpris par ma question et marqua un temps d’hésitation avant de lancer rapidement :

— J’ai lu.

Je ne pus m’empêcher de hausser les sourcils. Sa réaction m’étonnait.

— Excuse-moi, lui dis-je, je ne voulais pas paraître indiscrète. C’est juste que tu commences à savoir pas mal de choses sur moi, mais j’ignore tout de toi. Qu’est-ce qui t’embête ? Tu ne souhaites pas me révéler qui tu es ?
— Si, bien sûr que si, mais j’ai peur de te sembler bien banal.
— Oh, m’étonnai-je. Tu ne dois pas penser ça. Tu m’intrigues beaucoup.

Il sourit en essayant de me regarder discrètement, mais quand il s’aperçut que je ne le quittais pas des yeux, il détourna la tête et fixa l’écran toujours blanc.

— Qu’aimerais-tu savoir ?

Sa question me prit au dépourvu. Je croyais qu’il allait simplement me parler de lui, de sa famille ou de son enfance. Puis je me rappelais que lui-même ignorait tout cela à mon sujet et il n’avait pas cherché à le découvrir. Peut-être ne souhaitait-il pas que je l’interroge là-dessus. Je réfléchis alors à ce que j’aimerais apprendre sur lui et finis par demander :

— Que lisais-tu hier ?
— Tu vas rire si je te le dis, répliqua-t-il aussitôt d’un air mal à l’aise.
— Essaye toujours, insistai-je en souriant déjà.

Le fait qu’il pense que je puisse me mettre à rire vertement devant lui m’amusait beaucoup.

— D’accord, mais c’est bizarre.
— Dis-le-moi !
— Je lisais Les enquêtes d’Hector Krine, finit-il par avouer.

J’en fus tellement étonnée que je laissai malgré tout échapper un petit rire nerveux.

— Je t’avais prévenue, lança-t-il aussitôt.

Il me semblait qu’il avait pâli alors que je me sentais moi même rougir. Il faisait de plus en plus chaud dans la salle et je retirai mon manteau et le roulai en boule sur le siège à ma droite tout en rétorquant :

— Pourquoi dis-tu que c’est bizarre ? Je les ai lues aussi !
— C’est justement pour ça. Tu dois penser que j’ai entrepris la lecture de ce roman parce que je savais que tu le connaissais. Et tu as raison.
— C’est pour ça que tu l’as lu ? m’étonnai-je encore, ne comprenant pas où il voulait en venir.
— Bien sûr. La première fois qu’on s’est parlé, tu recherchais le deuxième tome avec tellement d’acharnement que je me suis dit que ce devait être une histoire qui valait le coup. Et je voulais découvrir un peu quels étaient tes goûts en matière de littérature.

Cette explication paraissait à la fois si simple et si flatteuse que je ne sus que répondre. Je me contentai de dévisager mon compagnon avec un intérêt croissant. Plusieurs groupes de personnes commençaient à entrer dans la salle de cinéma et des conversations bruyantes lui faisaient tourner la tête dans toutes les directions. Il me semblait qu’il s’efforçait surtout d’éviter mon regard.

— Finalement, c’est un roman très intéressant si on aime les créatures surnaturelles, lâcha-t-il au bout d’une minute. J’attends que tu aies terminé le deuxième pour l’emprunter. Moi je ne peux pas trop me permettre de lire quand je travaille.

Il sourit en essayant de jauger ma réaction, probablement inquiet par mon silence soudain. Mais je venais de me rappeler la fois où je lui avais parlé lorsqu’il était installé derrière un bureau du hall d’accueil de la médiathèque. Il était alors occupé à lire et avait fébrilement tenté de dissimuler l’ouvrage ouvert devant lui quand il m’avait reconnue.

— Les enquêtes d’Hector Krine, balbutiai-je. Est-ce ce livre que tu voulais me cacher l’autre jour ? Quand j’ai ramené les archives sur la Roumanie.

Il rit d’un air nerveux en se grattant la tête, comme il en avait l’habitude.

— On ne peut rien te cacher, avoua-t-il. Je me disais que tu me trouverais inquiétant si tu remarquais que je m’intéressais à tes préférences littéraires.
— J’ai déjà vu plus inquiétant, lâchai-je sans vraiment y penser.
— Vraiment ?

Je balançai la main comme pour balayer les paroles que je venais de prononcer, mais il était trop tard, elles étaient bel et bien sorties de ma bouche.

— Tu as déjà rencontré un type qui faisait des choses plus inquiétantes que lire en secret les mêmes romans que toi ? insista Clément en souriant largement.

Un léger ton moqueur se percevait dans sa voix et je fus soulagée qu’il prenne cette information à la rigolade. Elle ne pouvait d’ailleurs rien signifier d’autre pour lui qu’une sorte de blague, même si pour moi, c’était très sérieux. Je pensais un instant aux lettres de l’inconnu·e et à ma réponse qu’il ou elle allait recevoir dans les prochains jours. Puis je réalisai que ce n’était ni le moment ni l’endroit pour me soucier de cela. Je me sentais bien en compagnie de Clément et nous commencions tout juste à nous parler plus librement. Je ne voulais pas gâcher l’ambiance.

— C’est une longue histoire, répliquai-je alors. Je te la raconterai plus tard. Ce soir, c’est à ton tour de me révéler qui tu es !
— Oh, il y a un tour de parole ? s’étonna-t-il, déconcerté.
— Je t’ai dit que tu en savais plus sur moi que l’inverse. Je suis curieuse !
— Parfait ! Que pourrais-je t’apprendre d’autre sur mon humble personnalité ?

Je souris de nouveau, plus détendue. Je me sentais vraiment bien et plus libre que je ne l’avais jamais été.

— Alors, que fais-tu à la médiathèque de Monsagne ? proposai-je.
— C’est également une longue histoire, mais je vais essayer de résumer ça.
— Je t’en prie.

Je l’invitai à parler d’un signe du bras et il se redressa sur son siège pour me faire face, comme un écolier qui s’apprête à faire une récitation devant son instituteur.

— J’ai mis pas mal de temps à me rendre compte de ce qui me passionne vraiment, commença-t-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les livres. Le savoir transmis depuis des siècles. Voilà ce qui me plaît.
— C’est pour ça que tu travailles à la médiathèque.
— Oui. J’ai visité plusieurs bibliothèques et c’est incroyable comme certaines sont grandioses. En France, à part les plus prestigieuses de Paris, il n’y a pas énormément de beaux bâtiments, mais je voulais quand même intégrer cet univers. C’est pour cette raison que j’ai fini par passer le concours et que j’ai atterri ici. La médiathèque de Monsagne est vraiment l’une des plus impressionnantes que j’aie vues.
— Quelle est ta préférée ?

Je l’écoutais avec grand intérêt, avide d’en apprendre davantage sur lui et sur ce qu’il connaissait. J’étais moi-même une amatrice de livres et d’architecture et j’avais été ravie de découvrir, en arrivant en ville, que la médiathèque en construction devait ressembler à une villa romaine. Il m’avait semblé qu’elle serait forcément plus authentique et accueillante que le bâtiment en parpaings bruts et les étagères en métal de la minuscule salle de lecture municipale de mon village d’enfance. Je n’avais pas été déçue.

— C’est la bibliothèque nationale d’Autriche, répondit-il sans hésiter. Elle est absolument magnifique. Si tu voyais ses colonnes et ses ouvrages reliés en cuir. Il y a de nombreux documents très anciens. C’est extraordinaire !
— J’aimerais beaucoup la voir…
— Je t’y emmènerai un jour ! s’exclama-t-il en me saisissant tout à coup la main, emporté par son élan et la passion qui l’animait.

Les projectionnistes choisirent cet instant pour éteindre les lampes de la salle et lancer les bandes-annonces précédant le film. Clément sembla alors s’apercevoir qu’il serrait mes doigts entre les siens et je vis une dernière fois son regard alarmé et son teint blême à la lueur de l’écran avant qu’il ne me lâche doucement, comme si de rien n’était. Il se détourna pourtant légèrement, paraissant vouloir se cacher ou disparaître. J’étais dans le même état que lui, mais le contact de sa paume tiède contre la mienne m’avait donné des frissons dont j’avais aimé la sensation soudaine.

Me désintéressant des extraits des films à venir, que j’adorais d’ordinaire visionner, je me tournai vers mon compagnon en posant une main sur son épaule pour l’inciter à se retourner vers moi. Il finit par obtempérer, apparemment anxieux. Il avait croisé ses bras sur sa poitrine, comme pour emprisonner ses mains dessous et les empêcher de naviguer n’importe où. Sans le quitter des yeux, je me penchai devant lui et m’emparai de son poignet droit.

Il me semblait que mon cœur s’emballait et que ma respiration devenait sifflante, comme lorsque je devais courir pour attraper le tram avant qu’il ne file sans moi. Clément, quant à lui, paraissait figé, inerte. Il ne bougeait plus du tout et j’avais même l’impression qu’il avait complètement cessé de respirer. Son visage était encore plus blanc qu’une minute auparavant, bien que le seul éclairage de l’écran dont les images s’animaient sans arrêt ne pouvait m’en assurer. Ce contact entre nous, léger et court, me parut durer une éternité et être aussi brûlant qu’un brasier. Je finis par enlacer ses doigts entre les miens et forçai mes lèvres à s’étirer en un sourire encourageant bien que j’étais tétanisée par l’audace de mon geste. Clément baissa les yeux sur nos mains, désormais posées sur ma cuisse, et il sourit à son tour d’une manière si attendrissante que je dus me contenir pour de bon afin de ne pas lui sauter au cou.

Une certaine excitation s’était emparée de moi. Clément était vraiment craquant et sa personnalité n’était pas en reste. Il me plaisait encore plus que j’avais bien voulu l’admettre jusque-là. Je reportai mon attention sur l’écran lorsque les premières images du film apparurent, ravie et bien moins angoissée que je l’avais été depuis que je savais que j’allais passer ma première sortie avec lui.

13 : Le passé de Maxime

CAMdesBois : la grossesse, c’est un véritable calvaire.

Je me connectais tout juste à mon compte de messagerie quand Camille vint me parler.

NEKOchan : Tu es malade ?
CAMdesBois : pire que ça. je me serais saoulée toute la nuit que je serais dans un meilleur état.
NEKOchan : As-tu essayé de boire une tisane ? Les plantes devraient te soulager.
CAMdesBois : ne me parle pas d’avaler quoique ce soit, par pitié.
NEKOchan : Désolée.
CAMdesBois : qu’est-ce que tu fais ce matin ? tu retournes à la mediatheque ?NEKOchan : Pas avant 13h. Clément travaille jusque-là.

Écrire cette simple phrase me fit sourire. Je me sentais comme sur un nuage.

CAMdesBois : oh, vous avez rendez-vous ?
NEKOchan : Oui. En fait, il n’était pas là hier après-midi alors je l’ai invité à sortir. On est allé au cinéma ensemble.

Je me surpris à serrer les doigts pour empêcher mes mains de trembler tandis que j’attendais la réponse de mon amie. Je voyais des points de suspension clignoter en bas de la fenêtre, m’indiquant qu’elle était en train de rédiger une tirade à une vitesse effrénée. 

CAMdesBois : vous avez passé la soirée ensemble ?!? raconte moi tout !

Je m’étonnai qu’elle ne marque pas « je t’appelle tout de suite » avant de faire sonner mon téléphone. Je l’imaginais étendue dans un divan, en pyjama, avec un thermomètre dans la bouche. Elle ne devait pas être en état de parler de vive voix. Écrire par messagerie instantanée devait être plus pratique pour elle si elle avait besoin de se ruer aux toilettes toutes les deux minutes.

NEKOchan : Nous avons vu ce film sur les extraterrestres.
CAMdesBois : mais encore ?
NEKOchan : C’était intéressant. Les personnages avaient quelque chose d’attachant.
CAMdesBois : Mél ! je me fous du film ! vous avez fait quoi tous les deux ?

Je racontai à mon amie les différents échanges que Clément et moi avions eus, notamment le moment où il m’avait pris la main et où je lui avais rendu son geste. Elle ne tarit pas de commentaires sur le sujet et s’emporta bientôt bien plus que je l’avais moi-même fait depuis que j’étais rentrée chez moi la veille après la séance.

CAMdesBois : et bien sur, vous vous etes embrassés ? pas vrai ?
NEKOchan : Non, pas encore.
CAMdesBois : mais pourquoi ????
NEKOchan : Je ne voulais pas qu’il pense que je vais trop vite.

C’était la vérité. J’avais beaucoup hésité, tout le long du chemin entre le cinéma et mon appartement, sur la manière dont nous devions nous quitter. Il avait insisté pour me raccompagner jusqu’à chez moi et nous avions marché main dans la main. Mais au final, je lui avais simplement souhaité une bonne nuit avant de rentrer. Il n’avait d’ailleurs rien tenté non plus.

CAMdesBois : mais il n’attendait que ça ! pourquoi te raccompagner sinon ?
NEKOchan : Pour ne pas me laisser rentrer seule en pleine nuit peut-être.
CAMdesBois : bon d’accord. mais aujourd’hui, vous allez faire quelque chose de plus, non ?
NEKOchan : Je ne sais pas.
CAMdesBois : il faudra bien. Vous allez quand meme pas rester à la mediatheque pendant tout le temps de sa pause.
NEKOchan : Non, il fait beau. J’aimerais lui proposer de sortir.
CAMdesBois : au resto ?
NEKOchan : Je ne crois pas. Je verrai bien ce qu’il veut faire. Comment vas-tu, toi ?
CAMdesBois : oh, je te l’ai dit. je dégobille comme c’est pas permis.
NEKOchan : J’avais bien compris. Mais avec Maxime, ça va mieux ?
CAMdesBois : pas vraiment. Il est parti moins faché ce matin, mais il semble vraiment à cran.

J’hésitai à lui poser la question qui me taraudait, mais Camille était mon amie et elle avait besoin de soutien. Elle avait toujours été là pour moi, à m’écouter et à essayer de me rendre heureuse. Je devais moi aussi lui montrer que j’étais présente pour elle, même si cela impliquait de risquer de la contrarier un peu.

NEKOchan : Est-ce que vous parlez d’avortement ?
CAMdesBois : tu vas me faire pleurer… non. moi, je n’en parlerai pas. si Maxime le propose, je pars.

Sa réponse me choqua tellement que je ne sus quoi lui dire. Il me semblait que je devais me trouver auprès d’elle et pas derrière un écran.

NEKOchan : Je m’habille et je viens chez toi, tu es d’accord ?
CAMdesBois : et ton rdv ?
NEKOchan : J’ai encore le temps, c’est dans 3h.
CAMdesBois : lol, tu comptes les heures. je t’attends.

Je n’avais pas pris de petit déjeuner, mais je n’avais pas faim. J’avais dormi comme un bébé – un bébé qui fait ses nuits comme il faut, pas un pleurnichard – et depuis mon réveil, je baignais dans une bulle de bonheur insondable. Je repensais aux conversations que Clément et moi avions eues et à ce que j’avais appris sur lui. Et surtout, j’étais hantée par le contact de sa peau sur la mienne. Mais je ne pouvais pas continuer à planer de la sorte quand mon amie était en détresse.


— Entre, me dit Camille après avoir entrouvert la porte de son appartement.

Je ne m’étais pas trompée sur son état. Elle portait un vieux pyjama émacié et un poncho en laine par-dessus. Elle se traîna difficilement jusqu’au canapé qu’elle avait visiblement quitté juste pour m’ouvrir. Elle abandonna ses pantoufles par terre et emmitoufla ses pieds dans une couverture. La table basse du salon était encombrée de tubes de pastilles contre la douleur et de boîtes de mouchoirs en papier.

Je n’étais venue chez elle que peu de fois, car Maxime et moi n’étions pas spécialement amis. Je trouvais inconvenant de la retrouver ici alors que son mari était également présent. Il était mon patron, même si mon amie avait parfois tendance à l’oublier. Je savais néanmoins où se situait la cuisine et je m’y rendis une fois débarrassée de mon manteau. Contrairement à chez moi, la température de l’appartement était étouffante.

— Qu’est-ce que tu fais ? brailla Camille depuis l’autre pièce.
— Je fais bouillir de l’eau.

Je m’emparai des bols et de la théière en fonte que j’avais rapportés de chez moi et mis à infuser ma tisane aux plantes préférée. Lorsque je rejoignis la malade, elle se mouchait sans retenue dans plusieurs mouchoirs à la fois.

— Pourquoi gaspilles-tu autant de papier pour ça ? rouspétai-je sans pouvoir m’en empêcher. Tu pourrais te servir de mouchoirs en tissu et les laver !

Camille désigna un tas de chiffons étalé par terre et baragouina :

— Ils sont tous hors d’usage.

Je souris. Je lui avais déjà si souvent fait cette remarque, qu’elle avait commencé à les utiliser depuis bien longtemps. Je poussai un peu le foutoir de la table et posai le plateau de thé que j’avais préparé avant de soulever les pieds de mon amie du canapé pour m’asseoir. Je reposai ensuite ses jambes sur mes genoux.

— Tu n’es pas contagieuse ?
— Est-ce qu’il faut que je t’apprenne comment on fait les bébés, Mél ?

Nous éclatâmes de rire et elle se serra le ventre à deux mains en grimaçant.

— Non, je suis pas contagieuse, finit-elle par ajouter.
— Je pensais que tu avais juste des nausées, fis-je remarquer en désignant la boîte de médicaments. C’est pour quoi ?
— Les nausées sont bien là, mais il semblerait que j’ai aussi attrapé une crève d’enfer.
— Super. Donc tu es contagieuse.
— T’inquiète, je ne compte pas t’embrasser. Tout ira bien pour toi quand tu retrouveras ton bien-aimé.

Elle me fit un clin d’œil et éternua aussitôt.

— Désolée, marmonna-t-elle dans un nouveau tas de mouchoirs.
— Tu penses quitter Maxime ? lâchai-je sans réfléchir davantage.

Je m’étais déjà demandé comment j’allais aborder le sujet pendant tout le trajet en tram. Camille prit tout son temps pour se moucher avant de répondre :

— Je veux garder ce bébé. Si lui n’en veut pas, je n’aurai pas le choix.
— Camille, lui as-tu parlé ? Il est peut-être juste stressé. Ce serait normal, non ?
— Je croyais qu’il serait heureux.
— Mais il doit l’être !
— Je… Je n’en suis pas certaine.

Elle se mit à pleurer et je ne pouvais rien faire de mieux pour la consoler que de lui caresser les jambes à travers son pyjama pelucheux.

— Est-ce que tu veux que je lui parle ? proposai-je lorsqu’elle eut fini de renifler après plusieurs minutes.
— J’ai peur que ça le mette en colère, sanglota-t-elle. Et puis qu’est-ce que tu lui dirais ?
— Je pourrai lui demander ce qui l’inquiète autant, lui suggérer de se confier à toi.

Elle soupira avant de boire une longue gorgée de tisane. Elle avait fermé les yeux et semblait savourer le liquide chaud qui coulait dans sa gorge.

— Si tu veux, finit-elle par céder, mais je crains qu’il t’envoie balader.
— J’en fais mon affaire.

Je vidai moi aussi mon bol avant d’ajouter, sur un ton que j’espérais dénué de toute accusation :

— J’ai vu une photo de Maxime en kimono dans son bureau.

Camille avala rapidement pour répondre plus vite :

— Il en a gardé une ! Je n’avais même pas remarqué.
— Elle est cachée derrière la porte, précisai-je. Tu savais qu’il pratiquait un sport de combat ?

Je décidai volontairement de ne pas employer l’expression « art martial » pour éviter d’éveiller les soupçons de mon amie.

— Oui. Il a arrêté depuis plusieurs années. Il faisait du karaté, mais…

Elle hésita avant de poursuivre et je crus qu’elle avait compris pourquoi j’avais mentionné la photo, mais son comportement était tout à fait différent de ce à quoi je m’attendais. Je fus surprise lorsqu’elle me dit sur un ton paniqué :

— Tu dois me jurer de ne jamais révéler à Maxime que je t’en ai parlé.
— Bien sûr, promis-je aussitôt. De quoi s’agit-il ?
— Y a quelques années, il était bon en karaté, il faisait des championnats et tout. C’était quand il vivait à Lyon.
— Ah bon ?
— Ouais !
— Pourquoi a-t-il arrêté ? Il n’y a pas de club ici ?

Je connaissais déjà la réponse, mais je savais aussi qu’il y avait des salles de sports qui proposaient des enseignements d’autres arts martiaux qu’un karatéka d’un tel niveau pouvait sans aucun doute suivre.

— Je sais pas s’il y en a, répondit Camille. Il ne voudrait même pas en entendre parler de toute façon.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il a perdu un titre ?
— Non, soupira-t-elle. Il s’est blessé ! Il a fini à l’hôpital après un accident de moto et il a jamais pu reprendre le karaté depuis. Ça l’a dévasté. C’est après cet accident qu’il a plaqué tout ce qu’il avait là-bas pour venir s’installer ici et ouvrir la boîte de com’. Il m’en a parlé parce que, à un moment donné, il y a été forcé, mais il veut laisser ça derrière lui.
— Je comprends, ça doit pas être évident. Mais il continue le sport, non ? Il me semblait qu’il courrait beaucoup.
— Ouais, il fait du jogging deux ou trois fois par semaine, le soir. Mais il ne peut plus pratiquer les mêmes exercices qu’avant à cause de ses épaules. Il bosse les jambes maintenant. C’est pour ça qu’il a un corps de rêve, précisa-t-elle inutilement.

Elle semblait perdue dans ses pensées et je n’osai imaginer ce qu’elles pouvaient être. Je la laissai savourer ce bref moment de répit durant lequel elle ne songeait plus à la tristesse de son mari quant à l’enfant qu’ils allaient avoir. Je réfléchissais à ce que je venais d’apprendre sur Maxime.

Il était vrai que son comportement étrange à mon encontre pouvait s’expliquer par l’angoisse et le stress qu’il ressentait vis-à-vis du bébé. Il ne faisait pas de discernement et s’en prenait à tout le monde. Pourtant la photo de karaté cachée dans son bureau avait amené le doute. Ce secret de son passé, allié à tous les voyages qu’il avait entrepris et à ce qu’il savait de moi me faisaient penser qu’il pouvait être l’inconnu des lettres.

Rien dans les récits de cette personne n’indiquait qu’elle pratiquait encore les arts martiaux, même si son insistance sur l’importance que ces disciplines avaient eue dans sa vie m’avait convaincue du contraire. Si ce que Camille m’avait raconté était vrai, le karaté était très important pour Maxime, et cela ne m’ôtait pas le doute que j’avais à son sujet. Pourtant, je ne m’expliquais toujours pas pourquoi il ferait une chose aussi folle que de m’écrire en cachette.

— À quoi tu penses ? me demanda tout à coup Camille d’un air intrigué.
— J’imaginais comme ça a dû être dur pour Maxime, répondis-je instinctivement.

Lui révéler que je soupçonnais son mari d’être l’auteur des lettres ne la mettrait pas de meilleure humeur.

— Ne crois pas que j’ignore ce que tu manigances… me lança-t-elle sur un ton froid.
— Que veux-tu dire ? interrogeai-je, inquiète.
— Tu essayes de l’analyser, c’est ça ? Tu imagines qu’il réagit comme ça pour le bébé à cause d’un truc de son passé ou je ne sais quoi.

Je soupirai de soulagement lorsque je compris où elle voulait en venir.

— Oui, mentis-je. Je crois qu’il y a quelque chose. Écoute, je passerai au bureau cet aprèm. Je vais lui parler.
— T’es pas obligée.
— Je sais bien, mais j’aimerais que tu te remettes. Tes hormones te jouent déjà des tours, tu n’as pas besoin que ton mari s’y mette aussi !
— C’est certain ! confirma-t-elle en soupirant. Je trouve que tu as changé Mél. Il me semble que tu vas plus facilement vers les autres.
— Peut-être.

Je me levai d’un bond, oubliant que ses jambes étaient posées sur les miennes. Elle bascula sur le canapé en râlant tandis que je retournai vers la cuisine.

— Je te prépare un petit plat avant de partir, lançai-je en sortant du poulet du réfrigérateur.

14 : L’auteur des lettres

Lorsque Clément quitta la médiathèque, je lui fis signe de l’autre côté de la rue. Il traversa le parvis et me rejoignit rapidement, un sourire rayonnant illuminant son charmant visage.

— Bonjour, j’ai reçu ton message, dit-il. Que manigances-tu ?

Je lui avais demandé de sortir pour me retrouver dehors.

— Tu as faim ?
— Oui, avoua-t-il, quelque peu gêné.
— Moi aussi !

J’ouvris mon sac et le tendis vers lui. Il se pencha au-dessus et regarda à l’intérieur d’un air intrigué.

— Tu as préparé un pique-nique ? s’étonna-t-il en riant.
— Si on veut. J’ai été assez pressée ce matin, mais j’ai cru comprendre que tu raffolais du chocolat !

Il éclata largement de rire cette fois et lorsque j’eus rehaussé ma besace sur mon épaule, il me prit la main.

— Où aimerais-tu aller ? demanda-t-il en essayant d’afficher un air détaché.

Il semblait pourtant aussi intimidé que je l’étais moi-même.

— Sur un banc au soleil dans le parc, proposai-je alors en adoptant un comportement tout aussi léger que le sien.

Je sentais que ce type de relation était nouveau pour lui comme pour moi, mais nous n’avions pas besoin de nous le dire. Il faisait tout pour rendre les choses faciles. Elles devaient l’être, bien sûr, mais cela faisait trop longtemps que j’étais toute seule et j’avais perdu l’habitude de laisser couler les événements d’eux-mêmes.

— Serait-ce à ton tour de me parler de toi ? interrogea Clément lorsque nous fûmes installés près d’un hêtre tout nu, en plein soleil.
— Je ne suis pas sûre d’en avoir appris suffisamment sur toi hier soir. Après tout, tu me questionnes depuis plusieurs jours déjà sur mes activités. Ce n’est pas très juste.
— Ne triche pas ! J’ai des milliers de questions à te poser, se lamenta-t-il en souriant.

Pour toute réponse, je lui tendis le sac de provisions que j’avais emporté et il s’empara d’une barre chocolatée avant de poursuivre :

— Alors, c’est mon tour ?
— D’accord ! cédai-je, amusée.
— Parfait !

Il déballa soigneusement son casse-croûte avant de me demander, sur le ton de celui qui mène une enquête :

— Quelle est ta couleur préférée ?

Surprise, je mis plusieurs secondes à réfléchir et répondis finalement :

— Le violet.
— Comme tes bottes, commenta-t-il avant de croquer généreusement dans la barre de céréales.

Je l’imitai en attendant la suite de l’interrogatoire. Il me posa alors de nombreuses questions aussi anodines que la première et il semblait content à chacune de mes réponses. Nous passâmes la demi-heure suivante à faire des devinettes. Il tenait à tout prix à essayer de découvrir mes goûts musicaux et les livres que je préférais.

— Tu n’es vraiment pas loin du compte, lui fis-je remarquer lorsqu’il affirma que j’écoutais très probablement des chansons japonaises. Comment sais-tu tout ça ?
— Je devine ! Ta question secrète pour retrouver tes identifiants porte sur Naruto8, dit-il en riant. J’ai supposé que tu aimais les mangas et tout ça.
— Mais je t’ai dit que je n’avais jamais changé la question depuis mon inscription, lui rappelai-je alors.
— Je ne t’ai pas cru.

Il désigna mon porte-clé incriminant – celui que Camille avait accusé de révéler ma passion pour le Japon. Clément semblait tellement enthousiaste que j’avais l’impression que sa bouche pouvait se décrocher à tout moment tellement il souriait. Il paraissait beaucoup s’amuser.

— Tu as raison, finis-je par avouer. Il m’arrive d’écouter les génériques des dessins animés que j’adore. Et aussi des groupes.
— Dir en Grey ?
— Comment le sais-tu ? insistai-je, étonnée. Tu connais bien le Japon ?

Je commençais à avoir des soupçons sur lui. Il était étonnant qu’il mentionne exactement le même groupe de J rock que la personne qui avait écrit les lettres alors qu’il en existait tellement d’autres.

— Pas vraiment, lança-t-il vaguement, mais c’est célèbre partout dans le monde. Et c’est à moi de poser les questions !
— Alors, pose-les, répliquai-je sans pouvoir dissimuler que je m’amusais également.
— Hier, quand je t’ai prévenue que tu trouverais bizarre que je lise le même livre que toi, tu te souviens ?
— Évidemment.
— Tu as dit que tu connaissais plus inquiétant. De quoi parlais-tu ?

Cette question me surprit encore plus que les autres. Je me demandai un instant si je devais mentionner les lettres ou pas, d’autant plus que c’était peut-être lui qui les avait écrites. Puis je décidai que si nous devenions vraiment proches tous les deux, il ne fallait pas que je lui cache ce genre de chose. Et s’il était impliqué, il choisirait sûrement ce moment pour le révéler.

— Eh bien, comme je te l’ai dit, c’est une longue histoire.
— J’ai tout mon temps, lança-t-il en s’appuyant contre le dossier du banc, les bras derrière la nuque.
— Vraiment ? m’étonnai-je.
— Non, avoua-t-il d’un air faussement grave en se redressant comme un piquet. Si je suis encore en retard, Thérèse me brûlera vif !
— Je tâcherai de faire vite !

Il hocha vigoureusement la tête en attrapant une autre sucrerie dans le sac.

— En fait, j’ai reçu plusieurs lettres chez moi, mais je ne sais pas qui les envoie, résumai-je.

Il me dévisagea d’un air incrédule en mâchant, attendant la suite.

— Voilà, conclus-je alors.

Il avala bruyamment sa dernière bouchée avant de répéter :

— Des lettres ? Quel genre de lettres ?
— Marchons, proposai-je en rangeant les emballages vides dans mon sac.

Je voulais lui laisser l’occasion de se confesser, si c’était nécessaire, sans l’obliger à me faire directement face, mais il se contenta de terminer sa barre chocolatée en silence.

— Ça doit être une histoire drôlement inquiétante pour que tu réagisses de cette manière, fit-il remarquer lorsque nous quittâmes le parc.
— Oui, c’est assez bizarre, concédai-je, soulagée.

Clément ne semblait rien savoir finalement. J’étais convaincue qu’il aurait été honnête avec moi à ce moment précis si c’était lui qui les avait envoyées.

— La première lettre que j’ai reçue ressemblait à une déclaration, poursuivis-je.
— Un homme t’a écrit qu’il t’aimait, résuma-t-il d’un drôle d’air.
— Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse bien d’un homme.
— Ah bon ?

Son étonnement semblait réel et il était évident qu’il espérait que je lui raconte toute l’histoire. Nous attendîmes que le feu des piétons passe au vert avant de traverser la route pour rejoindre le parvis de la médiathèque.

— Et alors ? reprit-il. Il y a eu d’autres lettres ensuite ?

Il m’entraîna jusqu’à un muret et m’invita à m’y asseoir avant de m’imiter.

— Oui, approuvai-je. Deux concernaient des récits de voyages que cette personne aurait entrepris, et la dernière me proposait de répondre.
— Que penses-tu de tout ça ?
— Que c’est inquiétant, répétai-je en souriant. Mais j’ai répondu quand même.
— Vraiment ? Tu veux savoir qui c’est ?

Il paraissait quelque peu inquiet ou déçu, je n’arrivais pas vraiment à déchiffrer son expression.

— Oui. Enfin, je veux surtout savoir si tout ce qui est écrit est vrai.
— Tu as une idée ?
— Pas vraiment, hésitai-je. J’ai pensé durant un bref instant que ça pouvait être toi, mais tu ne sembles rien connaître de ces lettres. Je verrai bien ce que cette personne me répondra.

Je prononçai ces mots d’une seule traite, évitant de le regarder trop profondément et lorsque je tournai de nouveau les yeux vers lui, il hochait la tête. Il avait perdu son sourire et paraissait tout à coup très sérieux. Je craignais de l’avoir offensé en lui révélant que je l’avais soupçonné.

— Et toi, lui dis-je, qu’en penses-tu ?

Il me dévisagea d’un air incertain avant de hausser les épaules.

— Je crois que tu as peur. Si celui qui t’a écrit ces lettres voulait t’avouer ce qu’il ressentait pour toi, il n’a pas choisi la meilleure solution. Il me semble même qu’il a raté son coup.
— Je ne sais pas… Au début, ça m’a paru un peu effrayant, mais j’ai fini par être intéressée par cette personne. Finalement, je me demande quand-même si ce n’est pas un dérangé. Tu comprends ?

Il grimaça avant de répondre :

— Je crois.

Il semblait perdu dans ses réflexions, puis il se leva brusquement en désignant l’horloge de la tour de l’Hôtel de Ville.

— Je dois filer, lâcha-t-il. À plus tard.

Il déposa un baiser rapide sur ma joue et avait déjà disparu dans la médiathèque avant que je ne réalise ce qu’il venait de faire.


Je frappai à l’entrée du bureau de Maxime avec une certaine appréhension. Camille avait beau dire que j’allais désormais plus facilement vers les gens, je ne me sentais pas plus confiante pour autant.

— Entre !

Je poussai la porte en inspirant une bouffée de courage.

— Bonjour Maxime.
— Ah, bonjour Mélanie.
— Je peux te parler ?

Il hocha la tête. Je jetai un coup d’œil à la photo de karaté en refermant derrière moi, mais elle avait disparu. Je me demandai pour quelle raison il l’avait décrochée quand il me dit :

— Assieds-toi. Que puis-je faire pour toi ?
— Eh bien voilà, hésitai-je en restant debout, je suis allée voir Camille ce matin et elle ne va pas bien du tout.
— Je sais, elle a attrapé une sorte de virus, lâcha-t-il entre ses dents serrées. Je la conduis chez le médecin ce soir.
— Oh, vraiment ? Tant mieux. Il ne faudrait pas que ça atteigne le bébé.

Je n’étais pas très adroite, mais je ne trouvai pas mieux pour aborder le sujet.

— Je le sais bien ! s’emporta aussitôt Maxime.
— Écoute, c’est vrai que ça ne me regarde pas, mais tu dois parler avec Camille de ce que tu ressens vis-à-vis de sa grossesse. Elle s’inquiète. Elle croit que tu n’es pas heureux.
— Tu as raison, ça ne te regarde pas, répliqua-t-il d’un calme plat, aux antipodes de sa réaction précédente.

Il tourna le clavier de son ordinateur vers lui et commença à taper sur les touches comme si la conversation était close. Je restai malgré tout plantée devant lui. Il se borna à m’ignorer alors je décidai d’insister. Je le devais pour mon amie.

— Tu ne souhaites pas qu’elle l’avorte, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non, soupira-t-il en repoussant brusquement le clavier.

Je remarquai que ses mains tremblaient. Il ferma les yeux et inspira longuement avant de tourner la tête de gauche à droite, comme pour dérouiller sa nuque. Cela me rappela sa blessure à l’épaule que Camille avait mentionnée. Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer que je me trouvai face à face avec l’auteur des lettres. Je me sentais de plus en plus anxieuse.

— Que penses-tu de la grossesse de Camille ? insistai-je néanmoins. Elle a besoin de savoir.
— Je le sais, murmura-t-il.

Il se prit la tête à deux mains et enserra ses cheveux entre ses doigts avant de s’écrier plus fort :

— Je sais tout ça ! Je veux que tout se passe pour le mieux ! Je veux que ma femme et mon bébé soient en bonne santé ! Tu comprends ?!
— Oui, bien sûr.

Je réalisai que j’étais toujours debout, figée de terreur, au milieu de la pièce. J’avançai courageusement et contournai le bureau pour m’accroupir auprès de lui. Il semblait tellement désemparé qu’il me faisait de la peine.

— Alors, dis à Camille ce qui te tracasse tant, lui conseillai-je une nouvelle fois. Quoique ce soit, elle comprendra. Elle t’aime trop, et elle aime déjà le bébé. Tu dois lui parler.

Je posai une main réconfortante sur son bras, mais il se dégagea brusquement et se releva en faisant rouler sa chaise contre la commode du fond. Je me redressai à mon tour et m’écartai de lui. Il était très menaçant dressé ainsi devant moi, le regard sombre et les muscles tendus. Je reculai doucement et lorsque je me cognai contre le mur, je fis demi-tour pour rejoindre le milieu de la pièce. Le bureau nous séparait de nouveau.

— Je t’ai demandé de ne plus parler des lettres à Camille, lança-t-il tout à coup. Tu la contraries avec ça. Ne lui monte pas la tête !

Cet avertissement me revint effectivement en mémoire, mais je l’avais d’abord pris pour un simple conseil. Je pensais que Maxime voulait éviter que sa femme ne s’emballe trop à essayer de découvrir l’identité de la personne qui m’écrivait parce qu’elle serait alors invivable, autant pour lui que pour moi.

Je le dévisageai probablement d’un air ahuri, car il poursuivit :

— Quoi ? Tu ne comprends pas ? Elle se soucie toujours plus de ton bonheur que du sien ! Ça m’énerve tellement… Tu vas l’embarquer où il ne faut pas avec ces histoires. Elle n’a pas besoin de tout savoir. Pas maintenant !
— Pourquoi les as-tu écrites ? lâchai-je.

Ma voix était devenue rauque et ma gorge sèche. Je transpirai sous mon manteau. La peur m’avait complètement envahie.

— Je… Quoi ? répliqua Maxime d’un air inquiet.

Il me toisa bizarrement puis se tourna pour récupérer sa chaise au fond de la pièce avant d’ajouter :

— Tu ne vas quand même pas imaginer que c’est moi qui t’ai envoyé ces lettres ? finit-il par me demander sur un ton neutre des plus inquiétants.
— Ce n’est pas le cas ?
— Bien sûr que non ! Tu as perdu la tête ?

Je le dévisageai furieusement pour essayer de déterminer s’il était sincère, mais son comportement était si étrange et il paraissait tellement inquiet que je n’arrivai plus à lui faire confiance.

— Je ne te crois pas, murmurai-je finalement.

Ses épaules semblèrent s’affaisser sous le poids du désespoir.

— Je… Tu… bégaya-t-il.

Je ne le quittai pas des yeux et il finit par baisser la tête d’un air affligé.

— Aller, va-t’en, soupira-t-il. Je veux être seul.

Il essayait de paraître calme, mais il ne s’était pas remis de ses émotions. Bien qu’il n’avait pas avoué, j’étais désormais certaine que c’était lui qui m’avait envoyé les lettres. Il avait probablement retiré sa photo de karaté pour éviter que je ne la voie et que je devine son petit jeu, mais c’était trop tard. J’étais persuadée qu’il avait manigancé ce tour tordu uniquement pour me faire croire que quelqu’un s’intéressait à moi et tarir enfin l’intérêt de sa femme pour ma vie sentimentale déserte. C’était complètement fou. Maintenant, il paniquait parce qu’il n’avait pas prévu que Camille serait aussi curieuse que moi d’apprendre qui était l’auteur des lettres et il avait peur qu’elle découvre finalement que c’était lui.

Notes de fin de section
  1. Naruto est un manga de Masashi Kishimoto portant sur des ninjas. Il a été adapté en dessin animé.

15 : Nouilles sautées

Si mes calculs étaient exacts, ma réponse à la dernière lettre arriverait à la librairie ce matin. La seule manière de prouver que c’était bien Maxime qui m’avait écrit était de me rendre sur place et de le surprendre en train de la récupérer.

À 9h, j’étais installée dans un salon de thé avec un bonnet et une écharpe. C’était le meilleur endroit que j’avais trouvé pour avoir une vue globale de la rue sans me faire repérer. L’accoutrement était une simple prévention. Je ne lâchai pas la vitrine des yeux pour être sûre de ne pas rater Maxime lorsqu’il viendrait retirer son courrier. Le buraliste, un trentenaire roux plutôt élancé, ne quittait pas son comptoir. Il s’occupait parfois en bouquinant, mais dès que quelqu’un passait la porte, il bondissait sur ses pieds pour l’accueillir. Je vis plusieurs personnes sortir de son magasin avec des cartons et des enveloppes, mais pas de Maxime à l’horizon.

Lorsqu’un camion se gara devant la vitrine et me cacha la vue, je dus changer de position pour être certaine de ne manquer personne. Je traversai les rails du tramway alors que le feu était rouge, mais je courus tellement vite que je n’aperçus même pas le nez de l’appareil au tournant de l’avenue. Je me précipitai à l’angle de la rue d’en face pour me dissimuler derrière un poteau et je continuai d’observer l’entrée du magasin.

Le chauffeur du camion était en train de décharger plusieurs paquets que le buraliste scannait un à un avant de les poser sur un chariot à roulettes. Je réalisai alors qu’il s’agissait de la livraison de courrier du jour. Maxime n’avait probablement pas encore reçu la confirmation que ma réponse était disponible au point relais. Au moment où j’arrivai à cette conclusion consternante et pestai d’avoir perdu mon temps et mon énergie à fureter dans les environs, une voix derrière mon dos me fit sursauter :

— Tiens, salut ! Qu’est-ce que tu fiches par ici ?

Je me retournai et m’étonnai de tomber nez à nez avec Mathias, le jeune professeur de japonais.

— Je passais dans le coin, prétextai-je.

Il ne portait pas son kimono et la capuche de son blouson, entourée de fourrure, dissimulait une bonne partie de son visage.

— On dirait qu’tu prépares un mauvais coup, tu vois. Genre, tu vas braquer la boutique d’en face.

Il désigna la librairie d’un signe du menton.

— Non pas du tout ! me défendis-je aussitôt.

Il me dévisagea avec le sourire cynique que je commençais à bien lui connaître et lâcha :

— Même si j’pense pas qu’tu ferais un coup pareil, j’peux pas ignorer qu’t’as l’air vachement suspecte.

Je lui souris et il frappa dans ses mains d’un air victorieux.

— Je l’savais ! scanda-t-il. Dis-moi tout !

Je lui expliquai donc les raisons de ma venue et de mon comportement si douteux en précisant que mes soupçons se portaient plus que jamais sur mon patron. Il m’écoutait avec attention tout en surveillant la devanture de la boutique par-dessus mon épaule.

— C’est lui ? demanda-t-il tout à coup.

Je me retournai vivement et fus presque déçue de ne pas reconnaître Maxime dans l’homme qui y entrait.

— Non.
— C’est quand même louche ton histoire, tu vois, reprit Mathias d’un air sceptique. Le mec d’la librairie, il vérifie toujours les cartes d’identité pour donner un colis. J’le sais parc’que j’fais livrer mes mangas et mes figurines ici.
— Oui, j’imagine, répliquai-je. Et alors ?
— Alors y a un hic, insista-t-il. Tu dis qu’ce type a pas laissé de nom sur l’enveloppe. Y avait juste l’adresse de la boutique.

Je confirmai d’un hochement de tête et Mathias soupira.

— Donc il fait comment pour vérifier son identité, hein ?
— Euh…
— Ils se connaissent ! C’est obligé.

Je n’avais pas pensé à cela.

— Alors quoi ? hésitai-je, perplexe devant le visage victorieux qu’affichait désormais mon compagnon. Tu suggères que j’aille poser la question au buraliste ?
— Nan, lâcha-t-il en riant, pas toi. T’es pas très discrète pour enquêter.
— Excuse-moi ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Ça signifie que quand j’suis allé au club de jû-jutsu pour essayer de découvrir si ton type s’y entraînait, ils m’ont tous dit qu’une drôle de nana était d’jà passée pour trouver un mec qui parle le jap. Ils pensaient qu’c’était moi et qu’on s’était raté !

Il me lança un regard sévère et je me sentis tout à coup coupable alors que je n’avais rien fait pour que ce quiproquo s’installe.

— Et alors ? Tu as découvert quelque chose là-bas ? éludai-je, bien décidée à ne plus lui laisser l’occasion de commenter mes méthodes d’investigation.
— Que dalle. Laisse-moi parler au libraire, tu veux.
— Tu vas faire dans la finesse, j’imagine, comme un yakuza, marmonnai-je en référence au pseudonyme qu’il s’était octroyé.
— Exactement, lança-t-il avec un grand sourire avant de prendre la direction opposée à la librairie.

De dos, avec ses poings enfoncés dans ses poches et la posture de celui qui a confiance en lui parce qu’il traîne un sabre dans son sillage, il me faisait penser à un samouraï. Il ne portait aucune arme, bien sûr, mais il marchait comme s’il avait l’habitude d’en avoir une attachée à la ceinture.

— Hey, attends !

Il me fit un signe de la main, sans même se retourner et d’une manière si désinvolte que c’en était presque comique. Je poussai un juron avant de lui courir après pour le rattraper.

— Où vas-tu ? insistai-je en lui tirant le bras. La librairie est de l’autre côté.
— J’irai plus tard, lâcha-t-il tout en se débarrassant de mon emprise. Le type viendra pas récupérer sa lettre en pleine journée.
— Comment peux-tu le savoir ? m’emportai-je.
— S’il est pote avec le libraire, il se pointera à la fermeture pour qu’ils boivent un verre en sortant.
— Oh ? Tu crois ça ?
— J’en suis sûr. Et d’ailleurs, le courrier vient juste d’être livré et la boutique va pas tarder à être bondée. C’est samedi matin. Le type aura pas l’occasion d’prévenir ton gars qu’ta réponse est arrivée avant ce midi. J’ai donc tout mon temps.
— Je peux savoir ce que tu comptes faire ? le harcelai-je en marchant près de lui tandis qu’il s’engageait dans le quartier des saveurs.
— Vaut mieux pas.
— Pourquoi ?

Je me sentis tout à coup assez nerveuse. Mathias me lança un regard tellement présomptueux qu’il frôlait l’indécence.

— Aller Mat…

Le froncement de ses sourcils me fit ravaler mes mots.

— Yakuza, repris-je aussitôt, dis-moi ce que tu prévois.
— Le libraire va cracher l’morceau, répondit-il d’un air entendu.
— Mais encore ?
— J’t’informerai quand j’en saurai plus, tu sais, me promit-il en adoptant un comportement un peu plus humain et un peu moins énigmatique. T’inquiètes.

Je hochai la tête et me retournai vers la librairie, perplexe.

— Tu peux rentrer chez toi. Tu verras pas ton type d’la matinée, c’est sûr.
— Je peux compter sur toi ?
— Attends, pour qui tu m’prends ? s’écria mon compagnon, outré. Évidemment qu’tu peux compter sur moi. J’t’ai promis que j’t’aiderai, nan ? Si j’t’ai rien dit pour le club, c’est parc’que j’ai rien appris. C’est tout.
— Je n’y ai rien appris non plus, avouai-je. Excuse-moi. Je ne sais plus où j’en suis.
— T’inquiète, répéta-t-il. On va bientôt l’coincer ce type. Et si c’est ton patron qui t’a joué un tour, il va l’regretter…
— Euh, ok, intervins-je tandis qu’il serrait les poings. C’est gentil. Mais n’en fais pas trop, d’accord ? Si c’est bien lui, il était champion de karaté il n’y a pas si longtemps que ça, alors n’essaye pas de te mesurer à lui. C’est inutile.
— J’me battrai contre cet enf…
— Ok, stop ! m’écriai-je pour le faire taire cette fois. Tu n’es pas obligé d’aller jusque-là, je t’assure !
— C’que j’veux dire, c’est que j’le ferai s’il le faut. Si ce type est remonté contre toi comme tu l’as dit, il va sûrement essayer d’te faire du mal.

Je tentai de dissimuler ma peur, mais mes jambes se mirent à trembler. Je craignais que Mathias ait raison. Si Maxime commençait à penser que j’allais tout révéler à Camille, il risquait de devenir incontrôlable.

— Rentre chez toi, répéta Mathias, et ne traîne pas dehors toute seule. J’te tiens au courant.

Il me laissa plantée au milieu de la rue avec mes angoisses.

Je regagnai alors la station de tram en imaginant les pires scènes possibles et lorsque j’arrivai finalement chez moi vers midi, je me barricadai dans mon appartement et me blottis dans un coin du canapé. J’étais terrorisée et je n’osai même pas contacter Camille pour savoir si elle avait vu le médecin et si elle se sentait mieux. Je craignais trop qu’elle me parle de son mari.

Ce fut le message que Clément m’envoya qui me sortit de ma torpeur.

Bonjour. Où es-tu ? Je croyais qu’on devait déjeuner ensemble :(

Je regardai l’heure et bondis sur mes pieds lorsque je constatai qu’il était déjà 13h10. Je glissai mes pieds dans mes bottes tout en écrivant sur mon téléphone :

Désolée. Je suis toujours chez moi. Rejoins-moi en chemin.

Je dévalai l’escalier en faisant un tel vacarme que monsieur Sipac, du rez-de-chaussée, ouvrit sa porte à la volée et me suivit des yeux d’un air inquiet.

— Bonjour ! lui criai-je en quittant l’immeuble.

Je retrouvai Clément au bout de la rue, essoufflée et confuse.

— Excuse-moi, balbutiai-je en essayant de recouvrer une respiration plus régulière. Je n’avais pas vu l’heure.
— Ce n’est rien.

Nous nous dévisageâmes un instant, dansant d’un pied sur l’autre en ne sachant pas quoi faire pour nous saluer. Finalement, Clément me serra brièvement dans ses bras et je déposai un baiser maladroit sur sa joue.

— J’espère que tu as pris un déjeuner, je n’ai absolument rien préparé.
— Vraiment ? C’est dommage, je pensais qu’on irait au parc, comme hier, me confia-t-il d’un air malheureux.
— Je suis désolée.

Je réfléchis rapidement pour essayer de trouver une solution. Clément paraissait déçu. La veille, nous nous étions quittés dans une drôle d’ambiance après l’histoire des lettres que je lui avais racontée. Il m’avait semblé inquiet ou quelque chose comme cela. Je ne pouvais tout de même pas le priver du déjeuner que nous avions prévu ensemble pour la même raison.

— Tu as une heure de liberté ?

Il opina.

— Alors, viens chez moi, lui proposai-je. J’ai de quoi préparer un bon plat.

Il sourit comme il le faisait si souvent et accepta volontiers mon invitation. Ce ne fut que lorsque nous arrivâmes devant l’immeuble que je me rappelai que mon appartement était aussi glacial qu’un réfrigérateur. Je pestai intérieurement.

— Tu sais, je vis dans un vieil appart, marmonnai-je en poussant la porte du hall. Il fait assez froid alors tu pourras garder ton manteau.
— D’accord.

Clément semblait nager en plein bonheur. Ses lèvres s’étiraient toujours jusqu’à ses oreilles et sa main ne lâchait pas la mienne, même lorsque nous montâmes l’escalier. Je me libérai pour déverrouiller la porte que j’entrebâillai légèrement pour vérifier que rien ne traînait par terre, comme mes chaussettes fourrées par exemple. Lorsque je fus certaine que la voie était libre, je laissai entrer mon compagnon qui patientait docilement derrière moi.

— C’est petit, dis-je aussitôt qu’il eut mis un pied dans la pièce principale, mais ça me suffit.
— C’est plutôt sympa.

Il regarda tout autour de lui en s’attardant sur les quelques affiches de films que j’avais accrochées derrière le bureau. Il ne lui fallut pas plus de quelques pas pour ensuite rejoindre la bibliothèque et en examiner le contenu. Je le suivis et remarquai que mes sous-vêtements propres étaient encore suspendus à la barre du rideau de douche. Je fermai discrètement la porte de la salle de bain.

— Tu as de beaux ouvrages, commenta Clément en passant son doigt sur les reliures de ma collection de Jules Verne. Et ta bibliothèque est très hétéroclite !

Il hésita à tirer un tome de manga de l’étagère du haut.

— Vas-y, l’encourageai-je.

Je débarrassai rapidement le canapé du tas de couvertures et de plaids qui l’encombrait, les jetant pêle-mêle sur la mezzanine, au-dessus du salon, avant de l’inviter à s’asseoir.

— Je serai à côté, précisai-je.

Il s’installa et je m’exilai à la cuisine dans un état d’effervescence insoutenable. Je n’avais jamais eu aussi chaud dans mon appartement en plein novembre. J’ôtai mon manteau et le déposai sur une chaise avant de sortir quelques aliments du réfrigérateur. Dix minutes plus tard, je le rejoignis au salon avec deux assiettes de nouilles chinoises sautées aux petits légumes.

— Hum, ça sent bon ! s’exclama-t-il en se levant. Où puis-je me laver les mains ?

Je lui désignai la salle de bain en soupirant intérieurement ; tant pis pour les sous-vêtements. Lorsqu’il revint dans la pièce principale, j’avais installé le repas sur le bureau et ramené la chaise de la cuisine.

— Tu sais manger avec ça ? l’interrogeai-je en lui tendant une paire de baguettes chinoises en bois.
— Je me débrouille, affirma-t-il.

Il sourit d’un air suggestif qui me fit penser que sa dextérité en la matière était sans doute plus grande qu’il ne voulait bien le dire. Et en effet, deux minutes plus tard j’observais, impressionnée, son maniement impeccable des instruments. Cela ne semblait lui demander aucun effort alors que je me battais frénétiquement avec mes deux baguettes pour les réaligner et attraper les nouilles. Nous mangeâmes rapidement et je lui proposai une banane pour le dessert.

— C’était un vrai festin, commenta-t-il. Merci beaucoup.
— C’est plus nourrissant que les bonbons.
— J’aime quand même les bonbons.
— J’avais cru remarquer !

Il consulta son téléphone en bâillant.

— On aurait presque envie de faire la sieste, dit-il, mais il est déjà 13h45. On devrait retourner vers la médiathèque.
— D’accord.

Je commençais à empiler les assiettes, mais il me les prit des mains et alla directement les déposer dans l’évier de la cuisine.

— La prochaine fois, je ferai la vaisselle, promit-il en souriant.

Nous revînmes donc sur son lieu de travail. J’avais le cœur gonflé de bonheur. Sa promesse signifiait bien plus à mes yeux qu’une simple corvée de vaisselle. Il avait l’intention de passer d’autres moments similaires avec moi.

Nous nous apprêtions à nous quitter devant l’entrée quand je décidai que j’allais y rester tout l’après-midi moi aussi. Je me sentais bien en compagnie de Clément et c’était mieux que d’être toute seule chez moi.

— À plus tard, me dit-il d’un air las.
— Je reste, l’informai-je avant qu’il ne m’embrasse sur la joue.
— Chouette, s’anima-t-il alors. Je suis dans « l’Aile Littérature », on pourrait se rencontrer en cachette.

Il donnait l’impression de préparer un mauvais coup, comme un gamin qui se fait une joie d’enfreindre les règles.

— Et Capharnaüm ? plaisantai-je en l’entraînant à l’intérieur du bâtiment.
— Quoi ?
— Euh, je veux dire Thérèse. Elle ne va pas se fâcher ?
— Maudit soit le jour où j’ai intégré son équipe, marmonna-t-il.

Nous nous dirigeâmes ensemble vers « l’Aile Littérature et Langues » et il ajouta :

— Comment l’as-tu appelée ?
— Oh, c’est idiot.

J’hésitai à lui expliquer pourquoi j’avais opté pour ce surnom afin de dénommer la bibliothécaire aigrie, mais il insista et finit par éclater de rire alors que j’avais craint qu’il ne prenne mal cette moquerie de ma part.

— Il va me rester celui-là, balbutia-t-il en essayant de reprendre son sérieux. Il faut que je fasse attention de ne pas l’employer en sa présence.
— Oui, s’il te plaît, plaisantai-je.
— J’y vais. Passe me voir si tu comptes partir.

Je le lui promis et l’embrassai, non pas sur la joue, mais sur les lèvres, avant de m’enfuir presque en courant.

16 : Révélation

Je m’étais installée sur une chaise à bascule du patio de la médiathèque du côté de « l’Aile Sciences et Techniques ». Je pouvais ainsi facilement voir ce qui se passait dans le bâtiment d’en face. J’avais choisi de m’asseoir à cet endroit précisément parce que le fauteuil était orienté vers la fenêtre derrière laquelle se trouvait le bureau de renseignement de « l’Aile Littérature et Langues ».

Clément finit par remarquer que je l’observais et je reçus un message sur mon téléphone quelques secondes après qu’il m’ait souri à travers la vitre.

J’ai du mal à me concentrer.
Pourquoi ça ? ^^

Je relevai la tête vers lui et constatai qu’il ne me quittait pas des yeux tandis qu’il pianotait sur son ordiphone :

Je pense à tout à l’heure. Tu m’as embrassé…

J’allais lui envoyer un autre message quand je vis une personne s’avancer derrière lui. Il ne l’avait pas remarquée. Je lui fis un signe de la main et essayai d’articuler les mots « attention derrière » pour qu’il puisse les lire sur mes lèvres, mais il ne comprit pas et répondit à mon signe en pensant que je lui faisais coucou. Je grimaçai en reconnaissant Capharnaüm. Le pauvre Clément n’était pas au bout de ses peines.

— Tu as l’air de bien t’amuser.

Je sursautai en me retournant vers la personne qui venait de me rejoindre. C’était Céline.

— Salut, lui dis-je. Tu viens ici maintenant ?
— Oui, j’ai trouvé l’endroit sympa. Ce petit jardin est vraiment magique.
— Il est encore plus beau en été.

Elle hocha la tête, mais elle semblait penser à autre chose.

— Alors, comment ça va ? lâcha-t-elle finalement.
— Très bien, hésitai-je.

C’était la première fois que Céline me demandait comment j’allais d’une manière aussi insistante. D’habitude, la question paraissait bien plus banale. Je trouvais cela étrange. Il était vrai que nous avions décidé de devenir amies depuis qu’elle s’était confiée à moi, mais elle avait malheureusement laissé échapper à toute l’équipe que je recevais des lettres d’un admirateur et cela m’avait valu d’avoir une conversation des plus gênantes avec Charlie. Je n’avais pas apprécié du tout. Je n’en avais pas reparlé à Céline, mais nous étions restées assez distantes. J’imaginais qu’elle voulait désormais se faire pardonner.

— J’ai entendu le patron péter son câble hier, me dit-elle.

Je compris tout de suite mieux pourquoi elle employait ce ton dramatique.

— Tu avais l’air bouleversée quand tu es partie et lui, il était fou de rage. Il a renvoyé Harold chez lui.
— Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— C’est la question que j’allais te poser.
— Je… Je me suis mêlée de ce qui ne me regardait pas.
— À propos de Camille ?

J’opinai.

— C’est ce que j’avais cru comprendre. Ce matin Maxime semblait moins en pétard, mais Harold est pas revenu.
— Bizarre.
— Alors ça y est, tu sors avec le bibliothécaire ? enchaîna Céline d’un air morne en désignant le bâtiment d’en face.

Je retournai la tête vers Clément et le vit plongé dans son travail. Il avait dû se faire réprimander par sa supérieure.

— Les choses ont évolué, confirmai-je.
— Tant mieux.

Je me sentais désolée pour elle, mais je ne pouvais rien faire pour lui remonter le moral. Elle finirait bien par se remettre de cette déception. Mon téléphone sonna à ce moment, me dispensant de répondre. Lorsque je vis la photo de Camille affichée à l’écran, je commençai à paniquer.

— Excuse-moi, dis-je à Céline d’une voix tremblante, je dois décrocher.

Elle haussa les sourcils d’un air intrigué et lorsque je lui montrai l’identité de la correspondante, elle hocha la tête.

— Bonne chance, me lança-t-elle en retournant à l’intérieur du hall.

Son manque de délicatesse me consterna. Elle n’hésitait pas à remuer le couteau dans la plaie. Je répondis finalement à l’appel.

— Mél, c’est moi, dit Camille.

Il me sembla que son ton était peu naturel, mais je décidai de faire comme si de rien n’était.

— Tu as une meilleure voix. Ça va mieux ?
— Oui, j’ai vu le docteur. Ce n’est qu’un rhume, il m’a donné ce qu’il faut.
— Tant mieux.
— Maxime m’a parlé, lâcha-t-elle comme si elle ne pouvait plus garder cela pour elle.

Je serrai les dents, redoutant déjà ce qu’elle allait me dire.

— Merci de l’avoir convaincu, poursuivit-elle alors.
— Je… C’est normal, mais… Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

La réaction de Camille me surprenait. Si elle m’était reconnaissante d’avoir parlé à son mari sans m’en vouloir des accusations que je lui avais portées, c’était qu’il ne devait pas les lui avoir rapportées. Je trouvais cela vraiment très étrange.

— Il m’a expliqué pourquoi il…

Elle renifla plusieurs fois et je l’imaginai encore ensevelie sous un tas de mouchoirs usagés lorsqu’elle reprit :

— J’aimerais tout te dire, mais pas au téléphone. Est-ce qu’on peut se voir bientôt ? Demain, peut-être ?

J’acceptai de passer chez elle en sachant très bien que ce serait dimanche et que Maxime serait forcément là. Peu m’importait. Je commençais à trouver le comportement de mon amie assez suspect et je songeais que son mari avait dû lui parler de notre dispute finalement. Il avait dû réussir à lui donner une explication à ses agissements et l’avait de toute évidence convaincue. Je voulais savoir ce qu’il lui avait dit.

— Mais ça va mieux entre vous ? insistai-je. Tu as compris pourquoi il était aussi distant ?
— Oui, oui. C’est horrible, balbutia-t-elle. Je t’en parlerai demain, promis.
— Horrible ? répétai-je, nerveuse.

Je lui demandai finalement si Maxime serait là, pensant tout à coup que ce qui était arrivé l’avait peut-être poussée à le mettre dehors.

— Non, il est parti chez un ami.
— Pourquoi ? m’écriai-je sans le vouloir.

J’étais à bout de nerfs. Cette histoire se devait d’être éclaircie dès maintenant, car je ne savais plus où j’en étais. J’avais l’impression que tous les scénarios, aussi terribles soient-ils, pouvaient désormais se réaliser.

— On avait besoin de prendre du recul tous les deux, m’expliqua Camille sans entrer toutefois dans les détails.
— Tu m’inquiètes.
— Inutile, éluda-t-elle. Écoute, je suis fatiguée. Je te raconterai tout demain, c’est promis. Mais ne te soucie pas de ça, tu veux ?
— Facile à dire !
— Aller ! Je suis sûre que tu vas passer la soirée avec Clément, non ?
— Oui, sûrement, hésitai-je.
— Alors, profites-en ! Je t’embrasse. Merci Mél. Amuse-toi bien.

Elle raccrocha en me laissant avec mes interrogations. Se pouvait-il que Maxime lui ait avoué que c’était lui qui m’avait écrit et qu’elle lui ait demandé de partir ? Je ne savais vraiment plus quoi penser. Ce n’était tout de même pas si difficile de me le dire maintenant ! Pourquoi m’avoir appelée sinon ? J’étais contrariée et je ne voyais plus comment faire pour me détendre. Maxime n’avait aucun compte à rendre pour le reste de la journée et il lui serait très facile d’aller à la librairie pour récupérer la lettre.

La photo de mon amie avait disparu de l’écran de mon téléphone lorsque notre communication avait pris fin et je revis le dernier message de Clément. Cela me donna une solution plus qu’acceptable pour essayer de penser à autre chose qu’à cette histoire de fous. Je tapai rapidement pour lui envoyer :

Oui, et c’était un baiser agréable… Passerons-nous la soirée ensemble ?

Je l’observai de nouveau et fus satisfaite de le voir sursauter et regarder par-dessus son épaule avant de sortir son ordiphone de sa poche. Il releva alors la tête et leva le pouce vers moi. J’en déduisis que la réponse était positive. Nous nous envoyâmes d’autres messages le temps que je remballais mes affaires :

Préviens-moi quand tu auras fini. Je rentre préparer un repas. Passer la soirée dans mon appart glacial te conviendrait ?
Tu as fui trop vite tout à l’heure ! Viens me dire au revoir avec un nouveau baiser ! ^^ Pas de soucis pour l’appart.
Capharnaüm ne serait pas très contente :) À tout à l’heure.

Je le vis éclater de rire avant de plaquer sa main contre sa bouche. Il avait oublié qu’il se trouvait dans une bibliothèque. Il était tellement amusant. Je regagnai la rue pavée pour rentrer chez moi quand je reçus :

Tu as raison. À tout à l’heure. J’ai hâte :p


J’étais plus mal à l’aise que je l’avais imaginé. Clément était de nouveau installé dans le canapé, mais cette fois, j’étais assise à côté de lui. Je nous avais servi un jus d’orange et des cacahuètes.

— J’ai cru que je n’en réchapperai pas tout à l’heure, dit-il d’un drôle d’air.

Il paraissait également assez nerveux.

— De quoi parles-tu ?
— Hum, Capharnaüm ? hésita-t-il. Elle m’a surpris en train de te faire signe, elle n’était pas contente. As-tu essayé de me piéger ?
— J’essayais de te prévenir, me défendis-je, outrée.

Il éclata de rire et ajouta :

— Oui, je me disais aussi. Mais c’était raté.
— Elle t’a puni ? plaisantai-je.
— Si on veut.
— Comment ça ?
— Je suis d’archives toute la semaine prochaine. Si tu viens, je ne te verrai pas.

Je lui tendis le bol de cacahuètes en lui faisant remarquer que ce n’était pas si dramatique. Il avait lancé cette conversation pour détendre l’atmosphère et cela fonctionnait un peu. J’étais assez paniquée à l’idée de l’embrasser de nouveau, comme il me l’avait demandé par message, mais je pensais aussi à Maxime. Imaginer qu’il pourrait me vouloir du mal comme l’avait suggéré Mathias me fit frissonner.

— Pourquoi n’allumes-tu pas les radiateurs ? interrogea Clément en remarquant que je claquai presque des dents.
— Inutile. Toute la chaleur se sauve par les murs.
— Ah, il va falloir trouver un autre moyen de te tenir chaud dans ce cas.

Je le dévisageai d’un air incrédule, incertaine de bien interpréter ses paroles.

— Avec le repas, je veux dire, précisa-t-il en bafouillant légèrement, les joues rosies. Qu’as-tu préparé ?
— Des lasagnes, lâchai-je, soulagée. J’espère que tu aimes ça.
— Tu plaisantes ! J’adore ce plat. Quand j’étais en Italie, j’en mangeais très souvent.
— Elles ne doivent pas être aussi bonnes que de véritables lasagnes italiennes, le prévins-je. Je ne savais pas que tu avais voyagé. Que faisais-tu en Italie ?
— J’y suis allé pour une saison, je travaillais dans un restaurant.
— J’aurais dû te laisser préparer le repas, fis-je remarquer, impressionnée.
— La prochaine fois si tu veux.

Il m’offrit un de ses sourires ravis et je ne pus me retenir de l’imiter. Il était tellement agréable de parler avec lui, de l’écouter et de le regarder. Je me sentais tout à coup chanceuse.

— À quoi penses-tu ? me demanda-t-il soudainement, comme Camille le faisait parfois.
— Oh, je… Je me disais que je suis bien avec toi. J’ai de la chance de t’avoir rencontré.

Il s’empara de ma main et la pressa dans les siennes.

— C’est moi qui ai de la chance.

C’était le moment ! Je me penchai vers lui en n’entendant plus que les battements de mon cœur qui résonnaient à mes oreilles. Il s’avança également sans me quitter des yeux, mais alors que nos lèvres allaient se toucher, un bruit retentit dans l’escalier, comme si quelqu’un avait trébuché sur une marche. Je sursautai et me tournai vers l’entrée, sur le qui-vive.

— Qu’y a-t-il ? me demanda Clément en regardant à son tour.

Figée dans le canapé, je tendis l’oreille pour essayer d’entendre le moindre son qui m’indiquerait que la personne présente derrière la porte était partie.

— Mélanie ? murmura-t-il sur un ton intrigué cette fois.
— Il y a quelqu’un.
— Un voisin ? suggéra-t-il en haussant les épaules. Qu’est-ce qui t’inquiète ?

Il avait peut-être raison, il pouvait simplement s’agir d’un voisin ; de l’étudiant qui vivait au-dessus – bien qu’il n’était quasiment jamais là – ou de monsieur Sipac, trop curieux, qui était venu fureter pour savoir ce que je faisais avec mon visiteur. Mais je n’arrivais pas à me sortir de la tête que Maxime était peut-être derrière la porte, prêt à l’enfoncer d’un coup de pied.

— Tu sembles vraiment nerveuse, poursuivit Clément en attrapant distraitement quelques cacahuètes. Dis-moi ce qui te tracasse.

Il les enfourna en me dévisageant et j’inspirai longuement pour essayer de me détendre. Si Maxime était dans l’escalier, il éviterait probablement de se manifester en entendant que je n’étais pas seule.

— Tu te rappelles cette histoire de lettre ? balbutiai-je enfin.

Clément opina, un regard indéchiffrable animant tout à coup son visage.

— Je crois savoir qui les a envoyées et je pense que cette personne veut me faire du mal.
— Que… Quoi ? Non, tu fais erreur.

Je secouai la tête en signe de dénégation. Maintenant que j’avais osé le dire, je ne pouvais plus garder mes craintes pour moi. J’essayais d’afficher une mine sereine pour ne pas paraître désemparée et poursuivis :

— C’est mon patron. Il est le mari de ma meilleure amie et apparemment, il ne supporte pas qu’elle se fasse du souci pour ma vie sentimentale. Il a donc mis au point ces lettres pour qu’elle pense que j’allais bientôt me trouver quelqu’un, mais il a compris que je l’avais démasqué. Il… Il a dû inventer quelque chose pour justifier son comportement et Camille l’a jeté dehors.

Je savais que ce que je racontais n’avait probablement aucun sens pour Clément. Il me dévisageait d’ailleurs avec un regard empli de peine et l’idée que je pouvais lui paraître cinglée et lui faire pitié m’effleura vaguement l’esprit. Je ne voulais pas qu’il me fuie, je tenais trop à lui.

Les secondes s’écoulaient, puis les minutes, mais Clément ne dit rien. Le flou qui m’avait embrumé la tête se dissipa peu à peu et lorsque je vis son expression de désarroi, je me sentis aussitôt coupable.

— Excuse-moi, balbutiai-je. Je… J’ai craqué, je crois… Je suis assez angoissée. Je n’aurais pas dû te faire peur en te racontant tout ça, je suis désolée.
— C’est moi qui suis désolé, murmura-t-il en baissant les yeux sur ses mains.
— Quoi ? Pourquoi dis-tu ça ?

Je m’approchai de lui, mais il recula dans le coin du canapé sans me regarder et répondit d’un air triste :

— Je suis navré Mélanie, c’est… C’est moi qui t’ai envoyé les lettres.

17 : Clément

Je le fixai en essayant de capter son regard, de lire quelque chose dans ses yeux, mais il se borna à garder la tête baissée. J’avais sans doute mal entendu ce qu’il venait de me révéler, ou bien il plaisantait pour me détendre et me faire oublier mes craintes. Pourtant, il ne bougeait pas. Il ne souriait plus. Il restait distant. J’hésitai à lui prendre la main, mais il ne m’en laissa pas l’occasion. Il se leva brusquement, se cognant presque la tête dans les barres de la mezzanine, et il contourna la table pour quitter le salon. Je le suivis des yeux, mon buste pivotant dans la même direction que lui.

— Où vas-tu ? finis-je par lui demander en ayant du mal à avaler ma salive.

Tout mon corps voulait me dire que je me trouvais dans une situation d’alerte. Mes mains ne cessaient de trembler, à l’instar de ma voix, et je sentais des gouttes de sueur perler dans mon dos. Ma gorge paraissait hermétiquement fermée et mes yeux me brûlaient tellement qu’il me semblait incroyable qu’ils n’aient pas encore pris feu. Pourtant mon cœur refusait de réaliser ce qui était en train de se passer.

— J’imagine que tu me détestes, répondit Clément d’un air affligé. Je te laisserai tranquille.
— Je ne comprends pas.

Il s’arrêta à mi-chemin de la porte et lança, sans se tourner vers moi :

— Tu ne crains rien. Ton patron n’a pas envoyé ces lettres et il ne te veut aucun mal.
— Mais quel est le rapport avec toi ?

Il se retourna et fixa ses grands yeux bleus dans les miens. Ils étaient plus brillants que d’habitude et soulignés d’une légère marque rouge, comme les miens lorsque je me retenais de pleurer.

— JE les ai écrites. C’est tout ce qu’il y a à comprendre.

Ses propos trouvèrent enfin un chemin jusqu’à mon cerveau et je les décryptai avec horreur.

— Tu… Tu as fait ça ?
— Oui, soupira-t-il en baissant de nouveau la tête.

Les mèches de cheveux qui encadraient habituellement son visage tombèrent en avant et je remarquai qu’il portait un anneau doré à l’oreille.

— Je regrette. Je ne voulais pas te faire peur. Je ne pensais pas que tu imaginerais un tel scénario. Je suis désolé.

Il semblait désemparé, dépité. Ses épaules s’étaient affaissées et ses bras, attirés vers le sol par la gravité, pendaient inutilement de part et d’autre de son corps. Il dut le remarquer aussi, car il enfonça ses mains dans les poches de son pantalon avant de répéter :

— Je ne te ferai aucun mal.
— Que veux-tu alors ? l’interrogeai-je. Quel était ton but quand tu as décidé de m’écrire ces lettres ?

Je venais de reprendre mes esprits. Clément paraissait décomposé et je m’efforçais moi-même de ne pas me laisser envahir par la déception. Je me sentais soulagée que Maxime n’ait rien à voir là-dedans, mais ce sentiment de libération ne suffit pas à adoucir le choc. La vérité avait éclaté et j’avais besoin de garder les idées claires pour comprendre. J’étais déterminée à l’empêcher de partir le temps qu’il ne m’aurait pas parlé. Clément ne répondit rien.

— Ça t’a amusé ?! proposai-je tristement.
— Tu te trompes, murmura-t-il.
— Alors quoi ? Dis-le-moi, je crois que j’ai le droit de comprendre pourquoi tu t’es moqué de moi.
— Je… Je ne voulais pas me moquer de toi, je te le jure.
— Alors, parle, soufflai-je.

Je me levai et enjambai le bras du canapé pour me trouver face à lui sans avoir besoin de faire le tour du salon. Des larmes emplissaient désormais mes yeux, mais je ne cherchai pas à les empêcher de couler. J’étais tellement déçue. Je n’arrivais pas à croire que le bien-être et le bonheur que j’avais éprouvé quelques dizaines de minutes auparavant s’étaient volatilisés en un instant.

— Tout était faux, repris-je. Tout ce que tu m’as dit. Et tout ce que tu as écrit…
— Non ! s’anima-t-il soudain. Tout ce que je t’ai dit est vrai. Tout ce que je ressens aussi.

Je serrai les poings, mais finis par les laisser retomber mollement. Je n’étais même pas en colère. J’avais seulement l’impression qu’il venait d’arracher une partie de mon âme.

— Je voulais tout te révéler depuis un moment, poursuivit-il, mais j’ai été trop lâche pour le faire.

Je soupirai, presque soulagée qu’il se décide enfin à me parler.

— Commence par le début, s’il te plaît.

Je lui désignai la chaise de bureau et m’appuyai contre le dossier du canapé, juste à côté. Il me dévisagea un instant d’un air incertain, puis il finit par la tirer avant de s’y asseoir.

Je n’étais pas certaine de désirer connaître les détails de son plan, mais je voulais comprendre ce qui lui était passé par la tête. Il ne semblait pas savoir par où commencer ses explications, aussi décidai-je de lui poser les questions qui me démangeaient.

— Comment en es-tu arrivé à m’écrire ? Qu’est-ce qui a motivé ta première lettre ?

Il paraissait désormais très agité. Il passa une main dans ses cheveux, les yeux fermés, puis joignit ses doigts tendus devant sa bouche, comme s’il s’apprêtait à prier. Lorsqu’il souleva subitement les paupières et se mit à me fixer fermement, je tressaillis. Son regard était empli de tristesse.

— J’ai toujours été attiré par toi, commença-t-il sans ciller, depuis la première fois qu’on s’est parlé.
— Quand tu as retrouvé Krine pour moi ?

Il referma les yeux et pressa son pouce et son majeur dessus d’un air désespéré avant de préciser :

— Non, quand tu es entrée en seconde, au lycée.

Je fronçai les sourcils, surprise.

— Je disais dans la lettre que nous nous connaissions depuis longtemps, me rappela-t-il en découvrant mon expression quand il se décida à me regarder de nouveau.
— Je ne me souviens pas de toi, révélai-je.

J’étais pourtant très intriguée et j’attendais qu’il me précise les circonstances de notre rencontre alors que je fouillai ma mémoire.

— Oui, je m’en suis aperçu. Je craignais que tu me reconnaisses quand on s’est croisés à la médiathèque, mais… Je n’avais jamais compté pour toi. Ce n’est pas très étonnant que tu m’aies oublié.
— Je ne te suis pas. On était amis au lycée ? Je ne me souviens pas avoir connu quelqu’un qui s’appelait Clément.
— Non. Ta copine Clarisse est sortie avec mon frère pendant quelques semaines. Il était en terminale et moi en première.

Clarisse. Elle était ma meilleure amie au collège et lorsque nous étions entrées au lycée, nous nous étions promis de rester ensemble quoiqu’il arrive. Nous nous étions retrouvées dans des classes différentes et en l’espace de quelques mois à peine, elle avait complètement changé. Je me rappelais effectivement qu’elle s’était mise à collectionner les copains plus âgés qu’elle. Nous avions fini par nous éloigner l’une de l’autre, jusqu’à ne plus nous parler du tout. J’ignorais complètement ce qu’elle était devenue.

— On s’est rencontré à une fête à laquelle on avait été invités avec eux, poursuivit Clément. Ils nous ont présentés rapidement avant de disparaître et comme on ne connaissait pas grand monde, on a passé un moment à discuter.

Je ne me souvenais pas du tout de cet épisode.

— Tu étais plutôt réservée, et moi, pas très populaire. Quand des amis à toi sont arrivés, tu les as rejoints.

Il avait raison, à cette époque j’étais déjà assez réservée, mais pas autant que maintenant. J’aimais aller à des soirées plus improbables les unes que les autres en compagnie de mes amis et il n’y avait rien de surprenant dans le fait que je me sois retrouvée à celle-ci en particulier. Je ne m’en souvenais pas parce que ce genre de choses m’arrivait souvent et je rencontrais facilement de nouvelles personnes.

— Mais on n’a pas continué à se parler ? m’étonnai-je alors que la plupart du temps, je restais en contact avec mes dernières connaissances. On ne s’était pas échangé nos numéros ?
— Non, répondit simplement Clément. Quand on se croisait dans les couloirs du lycée, tu me souriais, mais tu ne m’adressais jamais la parole. Je pensais que tu étais trop timide. Moi même je n’avais pas le courage de m’immiscer dans ton petit groupe et d’attirer tous les regards sur moi. J’étais plutôt du genre solitaire.

Je haussai les sourcils d’un air interrogateur et il précisa :

— J’avais quelques amis, mais nous étions perçus comme des « geeks » – il dessina des guillemets avec ses doigts. J’avais peur que tes copains se moquent de moi si je venais te parler. Je ne voulais pas te mettre dans une situation embarrassante. Et puis… Je craignais que tu ries de moi avec eux.

Il sourit d’un air triste tout en se passant une nouvelle fois la main dans les cheveux. C’était de toute évidence quelque chose qu’il faisait quand il était nerveux. Je ne pouvais pas le contredire, car ne me souvenant pas de lui, j’ignorais pourquoi je ne lui avais pas reparlé. Je pensais pourtant qu’il était fort possible qu’à cette époque où je suivais mes amis sur tous les chemins, j’avais dû décider de faire comme si je ne le connaissais pas parce que les autres n’aimaient pas trop les personnes de son genre. Je n’étais pas fière de mes premières années de lycée.

— Et puis un jour, tu as fini par ne plus me sourire, lança finalement Clément en essayant de garder un air vaillant.

Je me sentis attristée pour lui, puis je me rappelai ce que Mathias m’avait dit au sujet de celui qui avait envoyé les lettres. Il pensait qu’il s’agissait d’un homme complexé par quelque chose qui l’empêchait de me parler directement. Il avait raison.

— Tu croyais que je n’aurais pas voulu devenir ton amie, même maintenant ? lui demandai-je. C’est pour ça que tu as écrit ?

Il opina en soupirant.

— J’ai passé le concours de bibliothécaire et j’ai eu le poste de Monsagne, dit-il. Je ne savais pas que tu vivais ici. C’était juste un moyen pour moi de commencer une nouvelle vie après tous mes vagabondages. Quand je t’ai reconnue, j’ai… J’ai pensé que c’était le destin qui m’offrait une seconde chance.
— Comment pouvais-tu être certain que j’étais bien la fille que tu aimais au lycée ? Ça fait tellement longtemps…
— Je ne t’ai jamais oubliée, avoua-t-il d’un air gêné. En fait, j’ai redoublé ma terminale et nous avons quitté le bahut en même temps. Pendant les trois années que nous avons passées là-bas, je t’ai observée en silence et j’aimais ce que je voyais.
— Tu ne me connaissais pas.
— Je savais presque tout de toi, me contredit-il. Je connaissais des gens qui te connaissaient, je t’écoutais, je te regardais réviser dans la salle commune ou te disputer avec tes amis superficiels parce que tu faisais attention à des choses plus profondes qu’eux. Je t’ai vue évoluer et mes sentiments pour toi ont grandi en même temps.

Je me sentis rougir. Ce qu’il disait correspondait effectivement à ce que j’étais à l’époque et à la manière dont j’avais changé au fil des années. Si nous nous étions parlé alors que j’étais en terminale, nous serions probablement devenus proches.

— Je n’ai jamais pu oublier tes yeux, insista-t-il. Quand on s’est rencontré, ton regard était vide de tout jugement alors que tout le monde me voyait comme un dégénéré. Et quand je t’ai revue il y a quelques semaines à la médiathèque, tu avais toujours ce même regard.
— Je ne me souviens pas t’avoir vu avant le jour où tu m’as aidée à trouver Hector Krine, lui avouai-je, désolée.

Il haussa les épaules, comme si cela ne l’étonnait pas, et il me dit :

— À propos de ça, je ne t’ai pas vraiment aidée à retrouver le livre.

Il paraissait encore plus mal à l’aise et je m’interrogeais sur ce qui pouvait bien le déranger à ce point après les révélations qu’il m’avait déjà faites.

— En fait, poursuivit-il, je l’avais retiré de l’étagère parce que j’avais vu que tu lisais le premier tome. Je me disais que tu voudrais probablement la suite et que tu serais forcée de venir me la demander. Tu arrivais à la fin de ta lecture et je devais travailler dans « l’Aile Littérature » toute la semaine. J’espérais simplement que tu aurais besoin du deuxième livre avant que je ne change de poste.

Abasourdie, je me contentai de le dévisager, incapable de répondre quoi que ce soit. J’avais du mal à croire qu’il ait imaginé un coup pareil.

— Pourquoi as-tu fait ça ? finis-je par lui demander.
— Pour avoir une chance de te parler, répliqua-t-il. Je t’ai observée et j’ai compris que tu hésitais à venir me demander de t’aider à trouver le livre. J’avais sous-estimé ta timidité. Tu préférais encore ne pas lire la suite que de devoir la réclamer, mais j’avais envie de te parler, de vérifier si tu me reconnaîtrais. Alors je t’ai proposé mon aide.

Le fait qu’il répète sans arrêt qu’il m’observait, tout comme il l’avait écrit dans sa première lettre, me mettait mal à l’aise. C’était cette phrase qui m’avait amenée à penser que l’auteur était peut-être un sociopathe. Maintenant qu’il était là et que des sentiments pour lui avaient commencé à mûrir en moi, j’aurais préféré parvenir à me persuader qu’il n’avait rien d’un détraqué, mais c’était difficile.

— Comment as-tu fait pour trouver mon adresse ? l’interrogeai-je en essayant de chasser de mon esprit l’idée qu’il m’avait suivie à mon insu quand je rentrais chez moi.
— Je l’ai cherchée dans les registres d’inscriptions de la médiathèque.

Cette réponse ne fit pas disparaître tous mes doutes. Je tentais de réunir toutes ces informations dans un coin de ma tête pour ne pas m’égarer et oublier de poser des questions.

— Pourquoi as-tu décidé de continuer à écrire, de me parler de tes voyages ?
— J’avais l’intention de te dire qui j’étais, me révéla-t-il, mais je ne voulais pas le faire avant de t’avoir montré celui que j’étais devenu.
— Tu comptais tout me raconter : une lettre, un pays ?
— C’était l’idée.
— Pourquoi avoir commencé par la Roumanie ?

J’ignorai pourquoi je demandais cela, il y avait tellement d’autres choses que je désirais savoir. Je me rappelais seulement que ce premier récit de voyage m’avait beaucoup surprise et que je m’étais interrogée sur son but. Je m’efforçais surtout de lui poser des questions parce que je voulais le faire parler pour m’empêcher de trop penser et de m’effondrer sous le coup de l’émotion.

— Krine était un indice, répondit-il, de plus en plus accablé. Nous nous étions parlé pour la première fois depuis toutes ces années, et c’était pour ce roman sur les loups-garous. Mon voyage en Roumanie avait été marqué par les légendes concernant ces créatures alors j’ai pensé que ce serait une bonne idée de t’en faire part.
— Tu espérais que je découvrirais qui tu étais pour ne pas avoir à me le dire, conclus-je. Si j’avais compris ton allusion au bouquin, j’aurais tout de suite deviné que la personne qui avait écrit m’avait vue à la médiathèque. Mes soupçons auraient pu rapidement se porter sur toi puisque tu m’avais donné le livre.
— J’espérai juste que lorsque je t’apprendrai mon nom, tu ne garderais pas en mémoire le garçon impopulaire et enfermé dans ses rêves que tu avais rencontré au lycée. Te relater ma vie à travers mes voyages était le meilleur moyen de te faire découvrir qui j’étais devenu. Maintenant que j’y pense, c’était un peu présomptueux de ma part. J’imaginais que tu te souviendrais de moi dès que je t’aurais révélé mon identité, mais même en te racontant comment on s’est connus, tu n’arrives pas à te le rappeler.
— Je ne sais pas quoi te dire, balbutiai-je après un moment d’hésitation.

Je me sentais vraiment mal à l’aise d’avoir tout oublié de lui. J’avais beau y réfléchir, je ne parvenais pas à me remémorer cette fête dont il avait parlé.

— J’ai continué à t’écrire parce que j’étais flatté que tu t’intéresses à moi, avoua-t-il piteusement, ou plutôt à l’auteur des lettres.
— Comment l’as-tu su ?

Il m’expliqua qu’il m’avait vu prendre les documents sur la Roumanie à la médiathèque et qu’il avait été curieux de savoir ce que je comptais en faire.

— Vraiment ? Une chance que j’aie eu besoin de nouveaux identifiants à ce moment-là ! À moins que…

Je venais de réaliser que c’était une drôle de coïncidence. Il m’avait aidé à réactiver mon mot de passe pour accéder au wi-fi précisément au moment où j’étudiais les guides sur le pays dont il m’avait parlé dans sa lettre.

— En fait, murmura-t-il d’un air peu fier, j’ai fait en sorte que tu aies de nouveau besoin de moi. J’ai utilisé mon compte d’administrateur pour modifier ton mot de passe et t’empêcher de te connecter. Tu étais plongée dans les livres, je n’imaginais pas que tu irais sur internet, mais quand j’ai vu que tu lançais le navigateur, j’ai improvisé.

Je lui rappelai que j’avais demandé à Capharnaüm de m’aider et lui fis remarquer que son plan était peu fiable tout en essayant de lui cacher mon air ébahi.

— Mais j’ai accouru, dit-il. Thérèse était trop heureuse de ne pas avoir à retarder son départ.
— Tu as manigancé tout ça uniquement dans le but de voir si je m’intéressais à toi ?
— À l’auteur des lettres, oui.

Il sembla réfléchir un instant et ajouta qu’il savait que je venais presque tous les jours à la médiathèque et qu’il avait fini par relever mes habitudes. Rechercher des guides touristiques n’en faisait pas partie.

— Tu m’observais ? lançai-je malgré moi.

Il approuva d’un air incertain avant de me scruter des yeux. Il insista alors sur un ton de regret :

— Je sais que ma première lettre t’a effrayée. Je me suis peut-être un peu trop appliqué à l’écrire et j’ai oublié d’être naturel, je crois. J’aurais dû éviter de te dire que je t’observais. Mais c’était tout ce dont j’étais capable. Je n’ai jamais été très courageux.
— C’était pourtant plus simple de dire clairement les choses que d’entreprendre un complot pareil, lui fis-je remarquer. Je ne te comprends pas.
— J’ai essayé de te le dire plus d’une fois, soupira-t-il en se prenant la tête à deux mains. Si tu avais deviné le rapport entre Krine et la Roumanie, ça m’aurait bien arrangé, c’est vrai. La pire idée que j’aie eue, c’était de porter ma chemise.
— Ta chemise ? répétai-je, perdue.
— Ma chemise traditionnelle roumaine, précisa-t-il en me lançant un regard d’excuses. Je l’ai mise à partir du jour où tu avais dû recevoir ma lettre. Je pensais que tu l’identifierais et que tu me demanderais si c’était moi qui l’avais envoyée.

Je me rappelais effectivement m’être interrogée sur ce vêtement si spécial lorsque je l’avais remarqué, mais je ne l’avais pas reconnu comme appartenant au folklore roumain.

— Je n’aurais jamais osé te demander directement si tu avais écrit les lettres.
— J’ai fini par le comprendre, admit-il. Et quand je t’ai vu feuilleter les guides et regarder les photos du pays, j’ai commencé à paniquer. Je ne croyais pas avoir la force d’être confronté à toi et devoir t’expliquer… Eh bien, tout ce que je suis en train de t’expliquer maintenant.

Je réfléchis un moment à tout ce qu’il venait de me dire et il garda le silence, comme s’il savait que j’avais besoin de faire le point pour décider ce que je devais penser de tout cela.

— Tu as quand même continué à écrire ? insistai-je alors. Pourquoi l’avoir fait si tu ne voulais pas devoir t’expliquer un jour ? Tu es allé très loin, c’était perdu d’avance. Ne l’as-tu pas remarqué ?
— Naruto et le sushi sur ton sac m’ont appris que tu n’avais pas tant changé. Tu aimes toujours le Japon et sa culture et j’avais trop envie de partager mon expérience du pays avec toi. Je croyais une fois de plus que tu aurais pu deviner que c’était moi parce que j’ai mentionné Sakura, mais je n’avais pas réalisé que ce que j’écrivais n’avait aucun sens. J’étais trop perdu dans mon délire.

Il évitait volontairement de me dire qu’il n’avait pas encore compris qu’il était déjà allé trop loin à ce moment-là pour pouvoir s’en sortir indemne. Je laissais également cette observation de côté en sachant très bien qu’elle finirait par resurgir à un moment ou un autre.

— Effectivement, tu as longuement parlé de ta fiancée, répliquai-je sans déceler le rapport avec moi.

Encore une fois, Mathias avait visé juste sur la personnalité du mystérieux auteur des lettres. Il aimait se vanter de ses conquêtes.

— Non, pas ma fiancée, marmonna Clément. La Sakura qui devait te faire comprendre que c’était moi qui avais écrit était la kunoichi, l’amie de Naruto. Je l’ai citée exprès.

J’écartai les bras d’un air impuissant pour lui signifier que j’étais larguée et il poursuivit :

— J’imaginais que tu aurais fait le rapprochement avec ta question secrète et de surcroît, avec moi. Je t’avais dit que je trouvais les techniques des ninjas intéressantes alors dans la lettre, je t’ai parlé de mon école d’arts martiaux. J’ai pensé que si tu faisais quelques recherches, tu découvrirais qu’on y apprend le ninjutsu9 et le lancer de shuriken10, comme dans Naruto. Je t’avais déjà envoyé la lettre quand tu es venue ramener les archives sur la Roumanie, ajouta-t-il rapidement alors que j’allais lui demander comment diable j’étais censée trouver un lien aussi implicite. Tu m’as dit que ça ne valait pas le coup d’en savoir plus pour les loups-garous. J’ai alors pensé que tu ne voulais plus découvrir qui t’avait écrit parce que je te plaisais pour ce que tu commençais à connaître de moi, en vrai… Quand on a passé ma pause déjeuner ensemble, j’ai enfin compris que je devais faire quelque chose, mais quoi ? Continuer à te parler de mes voyages ou abandonner sans un mot et profiter des moments réels avec toi ?
— Tu as décidé d’écrire une nouvelle fois, soupirai-je.

J’étais navrée qu’il ait fait ce choix.

— Pas tout de suite…

Il m’apprit qu’il voulait tout laisser tomber, mais qu’il ignorait comment faire. Il ne se sentait pas capable de me révéler tout cela même s’il savait qu’à un moment donné, il serait bien forcé de me parler de lui.

— Oui, confirmai-je, c’était délicat. Tu ne pouvais tout de même pas te réinventer un passé pour éviter de mentionner celui que tu avais écrit dans les lettres.
— Tu as tout compris.
— Non, pas vraiment. Tu pouvais me dire la vérité, l’accusai-je tristement. Nous ne nous connaissions pas depuis longtemps, c’est vrai, mais apparemment tu avais déjà remarqué que je tenais à toi. Pourquoi m’avoir menée en bateau ?

Je me sentais de nouveau déçue. J’étais insatisfaite de ses explications et je n’arrivais pas à suivre son raisonnement.

— Je t’ai entendue parler avec ta copine, lâcha-t-il alors.

Notes de fin de section
  1. Technique de combat au corps à corps pratiquée par les ninjas.
  2. Armes de ninjas.

18 : Méthode de samouraï

— Ma copine ? De quoi parles-tu ?
— Vous étiez sur la terrasse et je t’ai entendu lui dire que tu ne voulais pas découvrir que c’était moi qui t’écrivais. Tu lui as confié que je te plaisais et que ça te blesserait si tu apprenais que je m’étais joué de toi. J’ai été prévenu, mais je n’ai pas réussi à atténuer ta peine.

Il paraissait tout à coup plus abattu que jamais.

— Tu m’as pourtant envoyé une autre lettre, éludai-je, vexée qu’il m’ait épiée de la sorte sans que je m’en aperçoive et désolée qu’il semble si malheureux de m’avoir causé du tort.
— C’est exact, et je l’ai fait parce que tu as dit à ton amie que tu aimais mes récits de voyage et que je t’intriguais. Je n’aurais pas dû insister, mais j’étais flatté de l’intérêt que tu me portais, ou plutôt que tu portais à celui qui t’avait écrit.
— Tu es idiot. C’était pourtant clair que je m’intéressais à toi, en chair et en os. Tu me l’as même entendu dire, soupirai-je.

Je n’avais pas quitté le dossier du canapé et lui faisait tourner la chaise d’un air nerveux, mais il me semblait que nous étions plus proches que jamais. L’histoire qu’il me racontait était tellement démente qu’il ne pouvait pas l’avoir inventée d’un seul coup. Je le croyais et je commençais à le comprendre. Nous nous ouvrions enfin complètement l’un à l’autre.

— Seulement, je ne savais pas si tu étais plus attirée par moi ou par l’auteur des lettres.
— Mais tu es l’auteur des lettres ! m’insurgeai-je en me redressant.
— Mais tu l’ignorais, dit-il calmement. J’espérai que tu ne répondrais pas à ma dernière lettre, que tu attacherais plus d’importance à notre vraie relation et que tu déciderais d’oublier l’inconnu.
— Pourquoi m’avoir donné l’opportunité de répondre dans ce cas ?
— Pour me laisser une chance de te rassurer et pour que tu cesses de croire que j’étais un malade, comme tu l’avais confié à ton amie.

Je marmonnai de vagues excuses sous prétexte que je l’avais déçu tout en faisant mine de m’intéresser à quelque chose qui traînait sur le clavier de l’ordinateur, sur le bureau. L’écran s’alluma lorsque je bougeai accidentellement la souris et je ne trouvais rien de mieux à faire que de lancer le premier album qui me passait sous le nez pour occuper mes mains et mon esprit. Les premières notes d’une musique de film retentirent alors. Le son était bas et j’entendis Clément ajouter dans mon dos :

— Tu faisais tout pour rechercher qui t’avait écrit.

Je me retournai vers lui et constatai qu’il semblait peiné, comme si c’était moi qui l’avais trahi.

— Tu t’es même rendue dans les salles de sports pour me trouver, lança-t-il d’un air affligé.
— C’est vrai, reconnus-je, surprise qu’il soit également au courant de cela, et je ne t’y ai pas vu. Comment sais-tu que j’y suis allée ?
— Je suis le sensei du club de taijutsu. Je t’ai vue passer à plusieurs reprises devant le dojo et j’ai demandé à un élève de faire comme s’il fermait pour qu’il puisse découvrir ce que tu voulais. Il m’a rapporté votre conversation et j’ai compris que tu n’avais pas renoncé à trouver l’identité de celui qui t’avait écrit.
— Tu étais caché à l’intérieur ! m’exclamai-je, outrée.

Je repensais à cet adolescent terrorisé à qui j’avais posé des questions devant la porte de la salle. Il m’avait semblé inquiet, mais c’était sans doute parce qu’il craignait que je découvre que son maître était là.

— Oui, je me suis caché, admit-il d’un air mortifié. Et je m’en suis félicité quand Tommy m’a rapporté ce que tu lui avais demandé. Malheureusement, je t’avais envoyé la dernière lettre le matin même et il était trop tard pour faire comme si ce correspondant anonyme avait changé d’avis. Je n’avais plus qu’à espérer que tu ne répondrais pas, répéta-t-il.

Je ne le lâchai pas des yeux, réfléchissant à la manière dont je pourrais lui exprimer l’état dans lequel je me sentais. Des mots se bousculaient dans ma tête, mais je voulais en trouver d’autres pour ne pas dévoiler brutalement ce que je ressentais. J’avais beau me triturer les méninges, rien ne me venait. Il fallait pourtant que je dise quelque chose.

— As-tu lu ma réponse ? finis-je par lui demander, bien que cela ne m’intéressait plus vraiment.
— Pas encore. Matthieu doit me la donner ce soir. C’est dans sa boutique que tu l’as envoyée, précisa-t-il.

Encore une fois, je m’étonnai de la perspicacité de Mathias. Il avait aussi deviné le lien d’amitié qui unissait le buraliste du point relais avec Clément.

— J’habite avec lui, c’est le frère de l’amie avec qui tu m’as vu l’autre jour.

Je hochai la tête pour lui signifier que je savais de quoi il parlait, mais je pensais à Mathias. Avait-il déjà interrogé le libraire ? Cette situation était plus que gênante. Je m’étais vraiment fait une montagne de cette histoire de lettres et je regrettais que Clément n’ait pas eu le courage de se confier avant.

Je venais de réaliser que Camille avait raison. J’avais changé. C’était le fait d’avoir reçu ces lettres et d’avoir cherché à découvrir qui en était l’auteur qui m’avait imposé ce changement dont je ne m’étais pas aperçu. J’étais moins renfermée et c’était ce qui m’avait amenée à me rapprocher de Clément. Il m’avait libérée de mes barrières et avait lui-même émancipé mon courage, au détriment du sien. Ce soir pourtant, il se confiait enfin à moi. Il avait préféré se contraindre à me révéler tout ce qu’il avait comploté plutôt que de me regarder paniquer et souffrir en imaginant que Maxime s’apprêtait à me faire du mal.

Pauvre Maxime. Il devait me prendre pour une folle, surtout depuis que je l’avais accusé injustement. Il semblait avoir bien d’autres soucis à gérer et il fallait que je m’excuse auprès de lui et de Camille. Mais pour l’heure, je devais mettre les choses au clair avec Clément. Le moment de lui rendre mon verdict était arrivé. Il avait terminé son discours et c’était désormais à moi de décider si je l’acceptais ou non.

— Clément, je…

Mon téléphone se mit à vibrer sur le bureau, me faisant sursauter. Il s’agissait d’un message de Mathias. Étant donné que son contenu pouvait avoir une influence sur ce que je m’apprêtais à dire, je devais le consulter avant de poursuivre.

— Excuse-moi, soufflai-je, c’est sans doute important…
— Vas-y.

Jai menacé le libraire avec mon katana. Ton type est un certain Clément Drando que t’aurais rencontré à la médiathèque. Ça te dit qqch ? Yakuza !

Je relis le message à deux reprises avant d’en comprendre le sens. Premièrement, si Clément ne m’avait pas révélé la vérité ce soir, je l’aurais quand-même apprise. Ensuite, Mathias avait obtenu l’information d’une manière plus qu’inquiétante.

Je relevai la tête et constatai que Clément était également en train de consulter son ordiphone. Nos regards se croisèrent et il éclata d’un rire étrange, ses yeux remplis d’inquiétude.

— Tu as engagé un mercenaire pour interroger Matthieu ? me demanda-t-il d’un air nerveux.
— Euh, je… Non, bégayai-je. En fait, c’est un samouraï.
— Excuse-moi ? lança-t-il en se levant maladroitement.

Il paraissait complètement perdu et il ne semblait plus savoir quoi dire. Je me donnai une tape sur la tête pour me remettre les idées en place.

— Un samouraï ? répéta-t-il finalement en me dévisageant avec de gros yeux.
— Je suis désolée, en fait c’est un ami et il… Euh, il ne m’avait pas dit qu’il emploierait cette méthode pour obtenir l’information. Ton ami n’est pas blessé ?
— Non, ça va, soupira-t-il en se rasseyant. Pourquoi es-tu allée aussi loin ?
— Je ne pensais pas que c’était toi, lui rappelai-je alors.

Je sentais que c’était maintenant ou jamais. Je lui devais également une explication.

— Je croyais que c’était mon patron qui avait fait ça, poursuivis-je en tortillant mes doigts que je n’arrivais bizarrement plus à quitter des yeux.

La musique continuait de tourner, me donnant l’impression que le silence durait plus longuement. Je tentais d’expliquer à Clément que j’avais laissé Mathias mener son enquête auprès de son ami libraire parce que je voulais être certaine que c’était bien Maxime qui m’avait écrit avant de pouvoir le révéler à Camille.

— Je ne cherchais plus l’identité de l’inconnu parce qu’il m’intéressait, précisai-je, mais parce qu’il me faisait peur. Je… Je désirais être avec toi ce soir pour me sentir en sécurité, pour être bien.
— Tu aurais pu demander au samouraï, dit Clément avec un sourire indéchiffrable.

Il était sérieusement perturbé.

— Je suis amoureuse de toi, lâchai-je alors en fixant le bout de ses chaussures. Je n’avais envie d’être avec personne d’autre.

Le poids qui m’oppressait la poitrine depuis des jours sembla s’alléger tandis que je réalisai que j’avais réussi à lui dévoiler ce que je ressentais pour lui. Je vis qu’il se levait et s’avançait vers moi, mais je ne bougeai pas. Je gardais les yeux résolument braqués sur ses mocassins et quand ses mains enveloppèrent les miennes au niveau de mon ventre, mon regard remonta jusqu’à nos doigts.

— J’appréciais l’auteur des lettres pour ses récits, repris-je, et ces récits sont les tiens. Je suis contente qu’ils soient de toi.

Il enserra alors ses bras autour de moi et m’étreignit contre lui, emprisonnant les miens contre son torse. Je me sentais soulagée.

19 : Passé douloureux

Le lendemain matin, tout me sembla aussi vague qu’un rêve dont des bribes persistent alors que le sens global s’est déjà volatilisé de votre esprit. Je regardai mon téléphone pour voir l’heure et je décidai de vérifier que je n’avais pas imaginé le message de Mathias. Il était bien là. Lui répondre me parut être une bonne chose à faire. Malgré l’idée délirante qu’il avait eue pour interroger le colocataire de Clément, Mathias avait quand-même fini par trouver des réponses et il l’avait fait uniquement pour m’aider, comme un véritable ami.

Salut. Merci pour l’info. Tu me diras combien je te dois ^^ Mais rassure-moi, tu n’as pas appliqué ta lame sur sa gorge !

Il était très tôt, mais le jeune homme répondit aussitôt.

Javais pas l’intention dlui faire du mal. Jsuis pas fou. Jtaime bien mais jirai pas en tole pour toi. C gratos pour les amis, tinquiète. Alors tu le connais le type de la mediatheque ?
Oui. On s’est expliqué.
C un malade ?
Non, juste un grand timide.

Cette remarque m’amusa et la réponse de Mathias me fit même sourire. 

Alors vous vous entendrez bien !
Merci pour ton aide Yakuza. Il faudra que tu me montres ton katana !
Pas de pb !


Camille devait être plus en forme, car après que j’eus sonné à l’interphone de son appartement, elle m’attendait sur le palier.

— Tu as une sale mine, me dit-elle pour tout salut.

Je n’avais pas beaucoup dormi et son rendez-vous aux aurores n’arrangeait rien.

— Merci. Toi aussi, commentai-je.

Elle n’était pas maquillée, ce qui était extrêmement rare chez elle, et elle avait les yeux gonflés comme si elle avait beaucoup pleuré.

— Maxime est là, murmura-t-elle en désignant la porte derrière elle.
— Vous êtes réconciliés ?
— On était pas brouillés. Il avait juste besoin de faire le point. Il est rentré dans la nuit, on a beaucoup parlé.

Je hochai la tête, faute de mieux. J’étais venue pour qu’elle me raconte ce qui s’était passé entre eux et je ne savais encore rien qui me permettait de commenter ses propos.

— Il veut te parler, finit-elle par ajouter d’un air mal à l’aise.
— Il t’a dit qu’on s’était disputé ? soufflai-je alors.

Camille opina en se mordant la lèvre. Le moment que je redoutais était arrivé, mais étrangement, je n’avais plus peur de la réaction de mon amie. Si elle était avec moi sur ce palier lumineux à m’informer de la situation avant que je n’entre, c’était qu’elle était toujours de mon côté, même si elle semblait légèrement contrariée. En outre, je savais que je n’avais finalement rien à craindre de Maxime. La chose qui m’effrayait le plus était de devoir leur présenter des excuses dont j’étais certaine qu’elles ne suffiraient pas à réparer le tort que j’avais causé.

Camille me dévisageait intensément et je lui fis signe d’ouvrir la porte. Maxime était debout près des vitres, perdu dans la contemplation de la ville étalée sous les fenêtres de l’immeuble.

— Bonjour, balbutiai-je.

Il se tourna vers moi et me sourit. Il paraissait aussi exténué que sa femme et il me semblait que je ne méritais pas l’expression bienveillante et le regard conciliant qu’il m’octroyait.

— Comment te sens-tu ? me demanda-t-il en m’invitant à prendre place sur le canapé.

Camille m’y incita un peu plus sévèrement en me poussant légèrement contre les coussins et elle s’installa à côté de moi. Elle passa alors son bras autour de mon cou et nous regardâmes son mari s’asseoir dans le fauteuil d’en face en silence.

— Je suis désolée, marmonnai-je sans pouvoir attendre plus longtemps.

Je n’avais pas répondu à sa question, mais mon attitude devait parler pour moi. Je me sentais terriblement coupable d’avoir si injustement soupçonné et accusé Maxime d’avoir de mauvaises intentions à mon sujet.

— Je crois que nous avons tous été un peu à cran ces derniers temps, dit-il.
— Je ne voulais pas que vous vous disputiez à cause de moi.
— Et ce n’était pas le cas, répliqua Camille.

Je relevai les yeux vers elle et la dévisageai sans comprendre. Elle lança un regard interrogatif à son mari et celui-ci hocha la tête.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? leur demandai-je alors, intriguée.

La dernière fois que je les avais vus tous les deux, ils semblaient plus distants que jamais, ne sachant pas ce que l’autre pensait et souffrant en silence. Alors que j’avais imaginé que la situation avait empiré en entendant mon amie au téléphone la veille, je m’apercevais désormais qu’elle et Maxime étaient en fait redevenus complices et qu’ils partageaient quelque chose qui avait renforcé leur union.

— J’ai suivi ton conseil, commença Maxime. J’ai parlé à Camille de ce qui n’allait pas chez moi.

L’intéressée serra mon épaule entre ses doigts et lorsque je l’observai, je remarquai qu’elle avait l’air tendu. Maxime semblait quant à lui très ému et il dut ravaler plusieurs fois sa salive avant de réussir à poursuivre :

— Je crois qu’elle t’a parlé de l’accident de moto qui m’a obligé à arrêter le karaté ?

J’opinai en songeant que Camille m’avait fait jurer de ne pas révéler à son mari que je savais pour cet épisode de sa vie. Elle le lui avait pourtant appris lorsqu’ils s’étaient expliqués.

— Cet accident m’a coûté bien plus que la mobilité parfaite de mes bras. À l’époque, j’étais fiancé et ma compagne, Julia, attendait un enfant. Elle s’est fait beaucoup de soucis pour moi pendant que j’étais à l’hôpital, continua-t-il en se relevant d’un bond. Je suis resté plusieurs jours dans le coma et quand je me suis réveillé, j’ai appris qu’elle avait perdu le bébé.

Ces mots avaient franchi ses lèvres comme s’il avait eu besoin de s’en débarrasser rapidement. J’imaginai qu’il avait déjà dû les prononcer quelques heures plus tôt pour Camille et que la chose n’avait pas été plus facile. Je ne comprenais pas pourquoi ils avaient tenu à ce que j’entende tout cela. Peut-être parce que je finirai à coup sûr par interroger mon amie sur ce qui s’était passé entre eux et qu’elle aurait eu du mal à me parler du passé de son mari sans s’effondrer.

— Julia s’était fait trop de soucis pour moi, reprit Maxime dans un murmure. Elle a fait une fausse couche à cause des crises d’angoisse qui la prenait pendant qu’elle ne savait pas si j’allais vivre ou mourir.

Avant que j’aie le temps de me demander pourquoi il avait tout quitté après le drame et était venu s’installer à Monsagne, sans cette femme, il ajouta dans un souffle :

— Elle s’est ouvert les veines trois jours après mon retour à la maison, je n’ai rien pu faire.

Il se laissa tomber dans le fauteuil et le visage enfoui dans ses mains tremblantes, il se mit à pleurer en silence. J’étais moi-même complètement ébranlée. Il avait vécu un véritable enfer et j’imaginai désormais à quel point cela avait dû être éprouvant de voir Camille se soucier de mes problèmes alors qu’elle portait un enfant. Il était évident qu’il souhaitait la ménager au maximum pour éviter qu’elle ne se mette dans le même état d’angoisse que son ancienne fiancée. Je m’en voulais tellement de leur avoir causé tous ces soucis avec les lettres. Si je n’y avais pas attaché autant d’importance, Camille serait vite passée à autre chose et Maxime n’aurait pas eu le sentiment de revivre ce cauchemar.

— L’histoire ne va pas se répéter, balbutiai-je maladroitement tandis que Camille se levait en titubant légèrement.

Elle contourna la table basse pour s’accroupir auprès de son mari.

— Je suis désolé, lui murmura-t-il tandis qu’elle essayait d’écarter ses doigts pour discerner son visage.

Je compris que j’étais de trop et je me levai à mon tour pour m’éclipser discrètement dans la cuisine. Après avoir tourné en rond durant une minute ou deux, je dénichai une craie blanche sous le tableau des tâches à faire et y inscrivis : « Prenez le temps de vous réconforter l’un l’autre et appelle-moi. Je vous adore. »

Je signai de mon diminutif et quittai l’appartement en silence.

20 : Objectif petit ami accompli

Je descendis du tram devant la salle des fêtes et rejoignis Clément qui m’attendait près de la porte d’un air mal à l’aise. Il se tenait à bonne distance de Camille, accompagnée de Maxime et de deux hommes en costumes.

J’avais tout raconté à mon amie au sujet de Clément, bien sûr. Elle avait d’abord été choquée, puis elle s’était souvenue qu’elle l’avait soupçonné la première fois que je lui avais parlé de lui. Elle ne s’était pas privée de me dire qu’elle avait eu raison. Je ne lui en voulais pas, j’étais bien trop heureuse avec lui. Cette épreuve n’avait fait que nous rapprocher et renforcer les sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre. Je flottais sur un nuage, mais contrairement à moi, Camille ne lui avait pas complètement pardonné ses cachotteries et il lui arrivait encore de croire qu’elle avait besoin de veiller sur ma vie sentimentale.

J’essayai de me faufiler incognito à côté du petit groupe pendant que mon amie était occupée à parler, mais comme par enchantement, elle parvint à m’attraper le bras et à me tirer vers elle. Je fis signe à Clément de me rejoindre et après que Camille nous eut présentés à David et Francis, deux directeurs pas peu fiers de leur activité, j’attirai mon compagnon à l’écart et déposai un baiser sur ses lèvres.

— Tu es sublime, me dit-il d’un air maladroit.

Je songeai timidement qu’il n’avait pas encore vu la robe bleue – accoutrement de sirène – que Camille m’avait suppliée de mettre et le complimentai à mon tour. Il portait un pantalon gris foncé et le col blanc de sa chemise, plié de travers, dépassait de la capuche de sa veste fourrée en laine. Il avait un petit air débraillé qui le rendait particulièrement séduisant.

— Rentrons, nous proposa Camille tandis que son mari et ses amis se dirigeaient déjà vers l’intérieur de la salle.

Nous la suivîmes et elle s’arrêta à l’entrée de la pièce, décorée de nombreux ballons dorés. La fameuse fête de fin d’année avec un mois d’avance avait lieu ce soir. Camille ôta son trench et dévoila une magnifique robe rouge légèrement décolletée qui lui allait à ravir.

— Je vais nous chercher un verre, proposa Francis en s’emmêlant les pieds avant de trouver le chemin du bar.

Il semblait sonné par sa beauté éblouissante, à l’instar de David.

— Pourquoi fais-tu ça ? demandai-je à mon amie alors que Maxime fronçait les sourcils d’un air embêté.

Clément eut un sourire amusé et Camille se contenta de déboutonner les premiers boutons de mon manteau tout en me disant sur un ton d’instructrice :

— Les hommes ont des yeux, ils sont faits pour regarder.
— Je ne suis pas d’accord, intervint tout à coup son mari en désignant les nombreux invités qui louchaient dans notre direction.
— Moi non plus, répliqua Clément au moment où mon amie faisait glisser mon manteau de mes épaules.

Elle le tendit à mon cavalier qui me contemplait désormais avec des yeux ébahis.

— Alors ? lui dit-elle d’un air malicieux. Je croyais qu’il ne fallait pas regarder !

Clément balbutia quelques mots incompréhensibles et Maxime commença à rire, moqueur. J’étais contente que ces deux-là essayent de le mettre à l’aise, même si la technique de Camille était assez peu conventionnelle.

Nous finîmes par rejoindre les autres membres de la boîte de communication auprès du buffet.

— Salut, comment ça va ? lâchai-je d’un air radieux à Céline et Charlie.
— Super ! répondit aussitôt ce dernier en saluant Clément d’un signe de tête, un large sourire animant son visage.

Je l’avais présenté à toute l’équipe durant un de ses après-midi de repos où je l’avais honteusement traîné au bureau avec moi parce que, à cause de nos rendez-vous, j’avais pris trop de retard sur mon travail.

— La vache ! s’écria Harold en s’immisçant tout à coup entre Céline et moi. Vous êtes super canon les filles.

Lui-même s’était accoutré d’un t-shirt et d’un pantalon noirs. Il avait choisi de venir à cette fête dans une tenue décontractée et il avait eu raison. Je me sentais comme un saucisson dans ma robe.

— Que fais-tu ici ? m’étonnai-je. Je croyais que tu avais quitté la boîte.
— Pas du tout, fit-il en me scrutant soupçonneusement.

Il écarquilla les yeux quand il réalisa que Clément me tenait par la taille. Il se mit alors à le dévisager sans retenue, son regard descendant jusqu’à ses pieds en s’attardant sur ses épaules dont il semblait essayer d’estimer la largeur.

— Salut, lâcha-t-il finalement d’un drôle d’air.
— Salut, répondit Clément en lui tendant la main.

Harold la lui serra, puis grimaçant, il dit :

— T’es drôlement baraqué.

Mon compagnon sourit, quelque peu mal à l’aise de faire l’objet de tant d’attention, mais il expliqua néanmoins sur un ton indéchiffrable :

— Je pratique le taijutsu.

Il essayait de rester sérieux, mais quand Harold ouvrit la bouche et prononça un « Ah » très significatif, tout le monde éclata de rire, Clément et moi y compris.

— Je savais que Mélanie avait un mec, marmonna le jeune insolent d’un air boudeur.

Clément sembla tout à coup contrarié et je décidai qu’il était temps de changer de sujet :

— Alors Harold, où étais-tu passé ? Céline m’a dit que Maxime t’avait renvoyé il y a deux semaines.

Je me tournai vers l’intéressée qui confirma d’un signe de tête en l’interrogeant du regard. Elle ne paraissait pas savoir non plus ce qui l’amenait à la fête.

— Il m’a pas viré, répondit-il en essayant de reprendre contenance. J’avais attrapé le virus de Camille.

Je haussai les sourcils, surprise.

— Pourquoi reviens-tu seulement maintenant ? insista Céline. Camille a mis trois jours à guérir, pas plus.
— Ce petit malin s’est pris des vacances, intervint Charlie. Il est parti voir le défilé de statues en Roumanie !
— Et Maxime t’a repris ? hallucina Céline. Comment ça se fait ?
— C’est que je dois être trop bon, répondit celui-ci en nous rejoignant, accompagné de Camille.

Il rayonnait de bonheur et cela me fit chaud au cœur de les voir tous les deux aussi heureux.

— Où est Mike ? demanda mon amie. Je l’ai pas encore vu.

Personne ne savait et je me proposai pour aller faire un tour dehors et essayer de le trouver. J’entraînai Clément avec moi, soulagée de pouvoir me retrouver un peu seule avec lui.

Nous nous installâmes sur un banc couvert de givre près de l’entrée et Clément profita de cet instant de liberté pour me serrer contre lui et m’embrasser. Chacune de nos étreintes mettait mes sens en ébullition. Nous passâmes un moment à discuter et je m’efforçais de le convaincre qu’il n’avait vraiment aucune raison d’insister pour que nous fassions un karaoké japonais ensemble – j’étais mortifiée à l’idée de chanter devant lui – quand j’entendis mon nom. Je relevai la tête et découvris Mike qui courait vers nous.

— Bonsoir, dit-il, tout essoufflé. Je ne suis pas le seul à être en retard on dirait.
— Nous étions sortis te chercher, lui appris-je. Tu te souviens de Clément ?

Il opina et ils se serrèrent la main.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demandai-je à mon collègue.
— Mon fils a de la fièvre. Rentrons maintenant !


Il était déjà plus de minuit lorsque Camille grimpa sur la scène et donna un coup de cuillère sur son verre de jus de fruits pour réclamer le silence. Harold était inconscient dans un coin de la pièce. Céline s’était trouvé une cavalière et elles avaient disparu depuis un moment. Charlie soutenait Mike qui avait un peu trop bu tandis que Clément et moi étions dissimulés dans l’ombre de la scène. Il avait enroulé ses bras autour des miens et appuyé sa tête sur le sommet de mon crâne.

— Je suis contente que vous soyez tous venus ce soir ! s’écria mon amie. J’ai quelque chose de très important à vous dire. Maxime et moi allons avoir un bébé !

Elle se jeta au cou de son mari et l’embrassa fougueusement tandis que l’assemblée applaudissait à grand renfort de huées et de cris de félicitations.

— Bonne année en avance ! ajouta-t-elle, légèrement essoufflée.

Une salve de sifflements accueillit ses paroles et tout le monde trinqua à la nouvelle année qui n’arriverait pourtant qu’un mois plus tard. Je songeai vaguement qu’elle s’annonçait plutôt bien en me retournant dans les bras de mon compagnon pour pouvoir lui voler un autre baiser. Camille et Maxime nous rejoignirent en rigolant.

— On rentre, me dit mon amie, j’en peux plus.

Elle avait retiré ses escarpins qu’elle portait à la main. Elle nous observa un instant, regardant le bras de Clément enroulé autour de ma taille avec insistance, puis nous octroya un grand sourire. Se penchant vers moi, elle murmura alors :

— Objectif petit ami accompli !

Elle déposa un rapide baiser sur ma joue et en fit de même sur celle de Clément avant d’entraîner son mari vers la sortie. Un peu éberlué, mon compagnon finit par m’attirer vers lui pour m’étreindre encore plus fort. Je fis un coucou de la main à Camille sans pouvoir retenir mon gloussement de bonheur. J’avais trouvé un amoureux superbe et ma meilleure amie avait fini par lui pardonner pour les lettres.

— Je t’aime, murmura Clément au creux de mon cou quand les deux autres se furent éloignés.

Cela déclencha des frissons sur la totalité de mon corps. Je tressaillis derechef quand il attrapa le lobe de mon oreille avec ses lèvres et l’embrassa avant d’ajouter :

— Rentrons, Matthieu nous attend dehors.

Je le suivis en luttant contre l’envie de le prier de recommencer ce truc sensuel avec mon oreille. Nous rejoignîmes le parking et Clément frappa sur la vitre légèrement entrouverte d’une voiture. L’homme assis derrière le volant sursauta et ouvrit sa portière. Je reconnus le libraire roux que j’avais espionné avec Mathias. C’était la première fois que je le voyais sans l’épier depuis la rue d’en face. Clément ne nous avait pas encore présentés.

— Ah, c’est toi, balbutia-t-il d’un air endormi en identifiant son ami.

Il m’aperçut et ouvrit la bouche d’une manière très comique. Je le saluai brièvement et Clément et moi nous installâmes à l’arrière. Je remarquai que Matthieu nous jetait des coups d’œil réguliers dans le rétroviseur.

— Merci de me déposer, lui dis-je pour rompre le silence.
— Pas de quoi.

Il m’observa une nouvelle fois avant d’ajouter, lorsque l’auto fut arrêtée à un feu tricolore :

— Alors c’est toi qui m’as envoyé un… Un samouraï, c’est ça ?

Il ricana et je me sentis rougir.

— Je suis désolée, bredouillai-je.

Il éclata franchement de rire et Clément lui donna une tape derrière les oreilles pour le faire taire avant de m’attirer contre lui en souriant.

FIN