Akemi no sekai

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Les lumières de Laureline, nouvelle revisitée · Les visages de Dieu de Mallock

Les lumières de Laureline, nouvelle

Publié le 23/08/2015 dans Mes écrits.
couverture du livre

Voici une courte nouvelle que j’ai écrite. Nous voilà plongé dans l’angoisse liée à l’existence ou non d’une vie extraterrestre capable de manipuler l’espèce humaine. Bonne lecture !

Environ 22 minutes de lecture.

Les lumières de Laureline

Pour une fois que le train est à l’heure, c’est moi qui suis en retard. La foule se bouscule dans la gare. Sans réfléchir, je fonce tête baissée. Les gens piétinent et je n’ai jamais vu autant de sortes de chaussures de toute ma vie ; des bottes, des baskets en toile, des mocassins en daim ou en cuir, des pieds nus, des escarpins, des rangers… Des pieds nus ?

Le bitume est constellé de givre – là où il n’a pas fondu sous les pas des voyageurs – et une variété de chewing-gums colore sa surface obscure. Pourquoi quelqu’un se promènerait-il sans souliers ici ?

J’ai avancé de plusieurs mètres avant de me retourner pour voir le propriétaire de ces pieds. C’est une fille. Le vernis violet écaillé de ses orteils m’avait déjà mis la puce à l’oreille. Avec ses cheveux noirs emmêlés et ses vêtements légèrement trop courts et usés par le temps, elle a l’air un peu pommée. C’est comme si elle venait d’atterrir là sans avoir prévu que c’était le plein hiver.

Alors que tout le monde se hâte en bousculant tout sur son passage, elle flâne, apparemment sans but. Je ne la vois que de dos, mais elle me semble vaguement familière. Je suis planté au milieu de la foule et je regarde cette silhouette menue avancer rêveusement sans se soucier des épaules et des coudes qui la percutent. Je la connais. J’ai du mal à croire que c’est possible, mais je suis convaincu – je ne sais pour quelle raison – de ne pas me tromper.

— Laureline ?

Elle se retourne alors que je n’ai que murmuré son prénom. La cohue qui nous encercle me semble tout à coup se figer. Je ne vois plus que ses grands yeux gris, aussi vastes qu’un ciel hivernal. Je n’hésite pas longtemps avant de me diriger vers elle. Elle me dévisage curieusement en se balançant sur les bords de ses pieds, ses orteils remuant sans cesse. Je n’ai pas l’occasion d’ouvrir la bouche qu’elle me lance :

— Tu me connais ?

— Euh… oui, affirmé-je après m’être raclé la gorge.

Elle ne me reconnaît pas. Ce n’est pas très flatteur, mais je ne peux pas lui en vouloir. Nous ne nous sommes pas vus depuis deux ans, et c’était à quelques centaines de kilomètres de là. Rien ne pouvait indiquer que nous risquions de nous croiser ici.

— Qui es-tu ?

— Dany, on était au lycée ensemble.

Je me sens un peu bête. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à l’interpeler. Maintenant que j’y pense, je ne suis même pas certain qu’il s’agit bien de Laureline. Elle a répondu à ce prénom, mais mon amie était très vive et gaie, et elle avait toujours le regard pétillant. Cette fille semble plutôt froide et triste. Ses yeux sont les mêmes, mais ils sont vides…

— Je ne me souviens pas de toi.

— Je comprends. Désolé. Euh…

Je ne sais plus quoi dire. Quelle situation embarrassante.

— Eh bien…

— Tu allais prendre le train ? m’interrompt-elle alors que je me décidais enfin à fuir.

— Oui.

Je me tourne inutilement pour lui désigner le quai du fond et réalise que tous les passagers ont disparu. Le convoi aussi. Je l’ai manqué.

— Il est parti, lâche Laureline sur le ton de la conversation.

— On dirait bien…

Plus agacé qu’autre chose, j’essaie d’éviter son regard scrutateur. Je regrette de m’être arrêté pour elle. Je baisse les yeux et remarque de nouveau ses pieds nus.

— Pourquoi tu ne portes pas de chaussures ?

— Oh, je n’en ai pas, répond-elle simplement en avançant vers la sortie de la gare. Je suppose qu’ils les ont prises.

Elle continue de me parler tout en s’éloignant et je ne vois d’autre solution que de la suivre. Elle ne manifeste aucune réaction en remarquant que je la rattrape en trottinant rapidement et se contente de me tenir la porte pour que je passe devant elle.

— Qui a pris tes chaussures ?

— Eux. Ils les ont sans doute examinées.

Ses paroles me paraissent incompréhensibles et je me dis qu’elle doit simplement être en train de se moquer de moi.

— Où veux-tu aller ? demande-t-elle tout à coup.

— Quoi ?

— En attendant le prochain train, tu aimerais boire un verre ? C’est ce que les gens font, je crois…

Je suis surpris par sa proposition et encore plus par sa manière de l’amener. Elle adopte un comportement étrange qui me met mal à l’aise. J’accepte néanmoins, même si j’ignore pourquoi. J’imagine que je veux savoir si elle est vraiment la fille que je connaissais. Comme mon studio ne se situe qu’à deux rues de la gare, j’envisage de l’emmener chez moi – le verre y sera moins cher que dans un bar. Étonnamment, Laureline est d’accord.

— Alors comme ça nous étions ensemble à l’école ? me demande-t-elle comme si nous n’avions pas interrompu cette conversation un moment plus tôt.

Elle sirote bruyamment son café du bout des lèvres en me fixant droit dans les yeux. J’acquiesce en silence, gêné.

— C’était où ?

— Tu ne le sais pas ?

Je ne parviens pas à contrôler mon ton railleur.

— Tu n’es peut-être pas…

— J’ai perdu la mémoire, lâche-t-elle tout à coup.

— Quoi ?

Cette révélation soudaine me fait un choc, mais je me ressaisis assez vite.

— Écoute, j’ai dû te confondre avec quelqu’un d’autre. Inutile de faire semblant. Si tu t’es bien amusée, tant mieux, mais j’ai des trucs à faire.

— Je n’ai pas voulu partir, murmure-t-elle comme si elle n’avait pas entendu un mot de ce que je viens de dire. Ils m’ont emmenée, je n’ai pas eu le choix.

Je suis déconcerté. J’avale une longue gorgée de coca avant de lancer :

— Qui t’a emmenée ? De quoi tu parles ?

— J’étais dans mon lit. Ils sont entrés par la fenêtre. Je ne pouvais rien faire.

— Attends, balbutié-je, tout à coup épouvanté, tu es en train de me dire que tu as été enlevée ?

Je ne peux dissimuler mon incrédulité. Je pensais qu’elle avait déménagé et qu’elle n’avait pas eu le courage de m’en informer avant. Cette histoire est abominable.

— Pourquoi tu racontes un truc pareil ?

Je suis énervé, honteux. Cette fille se moque de moi sans manifester le moindre scrupule.

— Tu voulais savoir.

— J’aimerais connaître la vérité, corrigé-je, hargneux. Tu es bizarre.

— J’imagine, oui… Je n’ai pas côtoyé d’humains depuis longtemps.

Je soupire et me lève. Je ne tiens pas à en entendre davantage.

— Où vas-tu ?

— Moi ? Nulle part. Toi en revanche tu sors de chez moi.

— Pourquoi ?

— Quoi, pourquoi ? Tu te moques de moi ? Le jeu a assez duré. Rentre à la maison.

— Je n’ai pas de maison. Je viens de revenir.

Je perds définitivement patience.

— Il a bien fallu que tu partes de quelque part pour arriver ici ! Retournes-y, va retrouver ta famille !

— S’ils m’ont faite redescendre après tout ce temps, je ne crois pas qu’ils me reprendront. Et je ne tiens pas vraiment à y retourner. Ils me font peur. Quant à ma famille, elle m’a oubliée depuis longtemps.

— Qu’est-ce que tu racontes ? m’emporté-je en revenant vers la table où elle est restée assise pendant que je faisais deux pas en direction de la sortie.

— Mes parents ont oublié mon existence quand ils m’ont prise, répète-t-elle simplement.

— Alors tu as été enlevée et ton père et ta mère ne s’en sont même pas aperçus, c’est ça ?

C’est un sujet de plaisanterie déplacé. Je me rappelle ses parents qui étaient très sympathiques et je ne peux pas imaginer qu’ils auraient tu un enlèvement.

— Pourquoi ne pas aller voir la police si tu viens d’être relâchée ? ajouté-je devant le silence de Laureline.

— Pour leur dire quoi ? Que j’ai été enlevée par des extraterrestres qui ont fait oublier mon existence à mes proches ?

Je me fige involontairement devant elle, à demi penché au-dessus de la table, mes yeux plongés dans les siens. Elle ne cille pas. J’ai l’impression qu’elle raconte la vérité. Je finis par me redresser et j’inspire une longue bouffée d’air avant de me rassoir.

— Des extraterrestres ? répété-je dans un souffle.

Elle acquiesce d’un hochement de tête.

— Tu veux dire que tu es restée captive d’êtres extraterrestres pendant deux ans ?

Ma voix n’est plus qu’un faible murmure. Elle se penche sur la table, sa poitrine s’aplatissant sur le bois, et me fixe droit dans les yeux avant d’opiner de nouveau. D’un air de conspiratrice, elle ajoute :

— Ils ont pratiqué des expériences sur moi. Je ne me rappelle pas tout, mais je sais que je ne me sentais plus humaine. Ils m’ont montré des images étranges et ils m’ont injecté des produits dans le corps.

— Tu plaisantes, n’est-ce pas ?

J’essaie de garder un visage impassible, mais une sueur froide glisse le long de mon échine. Ma bouche est devenue sèche et j’ai du mal à déglutir. Je suis sûr qu’elle me raconte des histoires. C’est absolument évident, d’autant plus que mon studio est décoré d’affiches de films de SF chargées d’ovnis et d’aliens en tous genres, et qu’une maquette de soucoupe volante pend au bout d’une ficelle, sous le plafonnier.

Je suis pourtant effrayé à l’idée que Laureline puisse dire la vérité. Elle s’empare tout à coup d’une de mes mains moites restées inertes sur la table.

— Je commence à me souvenir de toi, révèle-t-elle comme si elle m’annonçait les prévisions météo. Nous étions de bons amis, pas vrai ? Je sais que je peux me confier à toi sans crainte.

Les mots sont coincés dans ma gorge serrée. Dois-je la croire ? Ce qu’elle raconte paraît tellement invraisemblable. Je décide finalement d’entrer dans son jeu et l’interroge sur ses ravisseurs pour essayer de la piéger. Je me dis qu’elle finira bien par commettre une erreur qui la trahira.

— Quand ils sont venus chez moi, ils étaient invisibles, commence-t-elle. Je n’ai remarqué leur présence que lorsque j’ai ressenti une pression au creux de mon bras. Ils avaient injecté du poison dans mes veines. J’ai été traînée jusqu’à la porte, mais je ne pouvais pas hurler. C’était comme si une main immense était écrasée sur ma bouche. Je suffoquais et je pleurais, je ne comprenais pas ce qui se passait évidemment. Et puis une fois dehors, j’ai senti comme un crochet qui s’agrippait autour de mon ventre et me tirait vers le haut. Je me suis élevée dans les airs et je crois que j’ai perdu connaissance. J’ai repris mes esprits quand leurs images me sont apparues en rêve. Alors je les ai vus.

Le rythme de mon cœur et ma respiration s’accélèrent au fur et à mesure de son récit. A-t-elle pu inventer tout cela ? Je dégage ma main de la sienne et la serre étroitement autour de mon verre. Tous les glaçons ont fondu et il est constellé de gouttes de condensation. Cette soudaine fraîcheur aurait dû m’apaiser, mais je me sens de plus en plus mal à l’aise.

— De quoi avaient-ils l’air ? parviens-je enfin à demander.

Essayant de rassembler mes esprits et de retrouver un peu de bon sens, je me dis que si elle me sort le chapitre sur les petits hommes verts aux grands yeux noirs, c’est qu’elle ment. Je retiens mon souffle jusqu’à ce qu’elle réponde :

Ils n’étaient que lumière.

Je la dévisage sans comprendre, attendant plus de précisions, mais elle garde le silence.

— Lumière ? Comment ça ?

Son regard cendré, vaguement perdu dans le vide, semble faire le point sur mon visage avant qu’elle ne réagisse enfin.

— J’étais allongée sur une table, tout était sombre autour de moi, mais il y avait des boules blanches qui flottaient au-dessus de moi.

Je me demande brièvement comment l’endroit où elle se trouvait pouvait être sombre si des globes lumineux étaient suspendus autour d’elle, mais je remarque qu’elle paraît très perturbée désormais.

— Leur force m’écrasait, poursuit-elle. Mon corps était vide. Chaque image qu’ils me montraient aspirait un peu plus de mon humanité. Je me sentais perdue.

Tout aussi inquiétant que soit son discours, je réussis quand même à me dire qu’il ressemble à un texte appris par cœur.

— Est-ce que tu essayes de me faire avaler une histoire ? lui demandé-je une nouvelle fois, perplexe. Tu es écrivain, c’est ça ? Et tu veux vérifier si ta dernière idée de récit de SF passe bien auprès du public ? Ou tu es folle ! Vu ton allure, tu dois t’être échappée d’un asile…

Elle a toujours eu l’air un peu démente. Elle racontait sans arrêt des histoires farfelues. Et elle savait pertinemment que j’étais complètement mordu de tout ce qui se rapportait à la science-fiction et aux extraterrestres. J’adorais ça avant. Elle a finalement dû être envoyée dans une clinique par ses parents qui devaient croire que c’était une maladie ou un truc du genre. Ils auront préféré déménager et garder le secret.

— J’ai froid.

Elle n’a pas écouté un mot de ce que je viens de dire. Je prends alors réellement conscience de la situation. Si elle s’est vraiment enfuie d’une institution et que je l’ai emmenée chez moi pour boire un verre, je vais avoir des problèmes ! Je dois la conduire auprès des autorités. Sans réfléchir davantage, je me rue sur le placard de l’entrée pour dénicher mes après-ski et une paire de grosses chaussettes. Je les lui lance et lui dis de les mettre le temps que j’extirpe un anorak de la penderie. Quand je me retourne vers Laureline, elle a chaussé les bottes et me fixe d’un air interrogatif. Je lui saisis le bras et le passe dans la première manche du manteau avec impatience. Elle se charge alors de l’enfiler entièrement et je lui prends la main pour l’entraîner dehors.

Après dix minutes de marche, nous montons dans le bus A en direction du commissariat de police. Laureline ne dit plus rien. Nous sommes assis contre la vitre crasseuse du véhicule, elle regarde la chaussée défiler sous les roues, et moi, je la regarde. Elle a le visage sale. Elle semble faible et malade, comme si elle n’avait pas fait un bon repas depuis plusieurs jours. J’imagine qu’elle a dû errer dans les rues sans savoir où aller depuis qu’elle s’est enfuie de l’hôpital. Mon cœur se serre quand je pense qu’elle a probablement passé plusieurs nuits dehors, dans le froid mordant.

Alors que je me dis qu’en tant qu’ami, j’aurais dû être là pour la soutenir dans toutes les épreuves qu’elle a vécues – si seulement elle m’en avait laissé le choix – je remarque une larme qui coule sur sa joue.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu ne me crois pas Dany.

Ce n’est pas une question.

— Je pensais que je pouvais te faire confiance, poursuit-elle, mais tu vas me ramener auprès d’eux.

— Tu sais que cette histoire d’extraterrestres est fausse, n’est-ce pas ?

J’aimerais croire moi-même à ce que je lui dis, mais j’ai des doutes. J’ai toujours tellement voulu que tout cela soit vrai.

Laureline me fixe d’un air désolé que je ne lui avais jamais vu et se détourne de moi, contemplant de nouveau la route qui défile sous les roues du bus.

— Laureline ? J’ignore ce qui t’est arrivé, mais si je te ramène là-bas, c’est pour ton bien.

— Je t’ai révélé ce qui m’était arrivé. Cela ne m’a fait aucun bien, crois-moi.

Je voudrais répliquer, mais une fois de plus, je ne sais pas quoi dire. Je me borne à regarder les jambes des autres passagers, debout dans l’allée centrale. J’aimerais pouvoir l’aider, mais elle se contente de me répéter qu’elle a été enlevée par des extraterrestres. C’est insensé ! Je pense que les lumières qu’elle m’a décrites étaient celles suspendues au-dessus de son lit d’hôpital, mais comment la convaincre ? Je ne suis même pas certain qu’elle se soit trouvée dans un tel endroit à un moment donné.

Elle a disparu il y a deux ans, ne venant plus en cours du jour au lendemain. Et quand je suis passé chez elle pour voir ce qui n’allait pas, la maison était vide et un panneau « À vendre » trônait dans le jardin. Elle ne m’avait rien dit, ni ses parents. Elle s’est volatilisée sans me donner la moindre nouvelle. C’était presque comme si elle n’avait jamais existé. Personne ne savait où elle et sa famille étaient parties et au fil du temps, les gens avaient fini par se lasser de se poser la question. Sauf que moi, je me souvenais de Laureline, et elle me manquait.

Je n’aurais jamais cru tomber sur elle après tout ce temps, à des kilomètres du lieu où nous nous étions rencontrés. J’avais souvent imaginé la revoir, mais je n’avais alors jamais pensé qu’elle serait déboussolée et qu’elle délirerait comme ça. J’avais seulement espéré qu’elle aurait de nombreuses choses à me raconter, qu’elle serait excitée de se trouver en ma compagnie et que tout pourrait redevenir comme avant. Pourtant, elle est là, assise près de moi dans ce bus et elle pleure. Elle angoisse, elle a peur, et je ne sais pas quoi faire.

J’ignore ce qu’elle a fait ces deux dernières années, ni où elle est allée, mais si elle est malade, je ne peux rien faire pour elle.

— Qu’est-c’qui s’est passé Laureline ?

Je lui prends les bras pour la tourner vers moi. Mon manteau est trop grand pour elle, il tombe, informe, sur ses épaules affaissées. Elle a l’air d’une enfant triste et fragile dedans.

— Pourquoi tu imagines cette abduction ? Est-ce que tu es droguée ?

— Probablement…

— Écoute, je ne plaisante pas ! Je t’emmène chez les flics, d’accord ? Ils vont chercher ton identité et te ramener où tu dois être. Mais si tu es droguée ou je ne sais quoi, tu vas avoir des problèmes, ils…

— Aide-moi, s’il te plaît.

— Je… J’essaie !

Son ton suppliant est une réelle torture. Sa peau est marquée par les lignes blanches où ont coulé ses larmes. Je l’ai toujours vue souriante, je ne peux pas supporter sa détresse. Je me sens moi-même stressé et paniqué par toute cette histoire.

Et si elle a raison ? Si quelqu’un est après elle et lui veut du mal ? Elle ne peut pas jouer la comédie, je suis désormais ferme sur ce point. Il me semble même qu’elle n’a jamais vraiment su mentir. Quelque chose de terrible a réellement dû se produire pour qu’elle réagisse ainsi et qu’elle soit si angoissée.

La voix automatisée du bus annonce notre arrêt et le chauffeur ralentit.

— Dis-moi ce que je dois faire Laureline ? lâché-je, totalement incapable de décider de la démarche à suivre.

J’hésite maintenant à l’abandonner avec les policiers qui vont la bombarder de questions et l’enfermer quelque part en attendant que quelqu’un vienne la chercher.

Le véhicule s’arrête et quelques passagers descendent. La porte ouverte, juste devant nous, laisse entrer un vent glacial. Laureline resserre mon manteau autour de son cou en frissonnant.

Ils savent que je t’ai parlé, dit-elle sur un ton monocorde. Je crois que c’est trop tard.

Le bus se referme et repart. Je regarde le commissariat de police s’éloigner par la fenêtre en soupirant. Tant pis, si nous descendons au prochain arrêt, il nous suffira de marcher un peu pour rejoindre l’hôpital. Je la déposerai aux urgences. J’ai le cerveau en ébullition et après m’être convaincu que mon plan est le bon, je ne suis pas certain de ce que Laureline vient de me dire.

— De… de quoi tu parles ? Qu’est-ce qui est trop tard ?-Ils ne sont pas très contents. J’imagine qu’ils vont vouloir en finir.

Cette fois, elle me fait vraiment flipper. Son regard est de nouveau froid. Ses larmes ont cessé de couler et toute l’espièglerie qu’elle affichait au début de notre entretien et la détresse qui l’a ensuite submergée ont disparu. Elle me fixe sans me voir, des lumières se reflétant dans ses yeux. Je cherche l’origine de cet éclairage préoccupant, mais rien dans le bus n’y correspond. Le temps que je retourne la tête vers elle, elle est prostrée sur son siège, les bras enroulés autour de ses genoux, les bottes posées sur le rebord de la banquette avec mes chaussettes à carreaux qui en dépassent.

Si Laureline était dans un état normal, l’inquiétude se lirait sans doute sur son visage, mais elle a l’air complètement impassible ; les traits neutres, les yeux devenus vitreux et les pupilles étrangement dilatées. Seuls les petits nuages de buée s’échappant de ses lèvres indiquent qu’elle respire encore, mais son souffle semble irrégulier et plutôt faible.

— Ça va ?

Je lui prends la main et sursaute au contact de sa peau glacée. Quant à moi, je ne me suis jamais senti dans un tel état de panique. Mon cœur s’est mis à accélérer si fort que je me demande s’il ne cogne pas contre mes côtes. Le bus ralentit de nouveau. Sans plus attendre, je hisse le bras de Laureline autour de mon cou et la traîne jusqu’à la porte en titubant comme un ivrogne. Je me rattrape de justesse à une barre lorsque le véhicule s’arrête et je me hâte de descendre, entraînant mon amie avec moi.

Tout ce que j’ai appris en cours se bouscule dans ma tête. D’après son état, la réaction de ses pupilles et la température de son corps, Laureline est en hypothermie. Elle gèle de l’intérieur. Comme je le craignais, elle a dû passer plusieurs nuits dehors. Je cours du mieux que je peux en la supportant. Je sais que l’hôpital n’est pas loin, elle doit tenir le coup jusque-là ! Il n’y a qu’une rue à traverser.

Les urgences sont de l’autre côté de l’avenue, j’aperçois les lettres rouges allumées au-dessus de l’entrée du bâtiment.

— Dany, les lumières…

— Quoi ? On est bientôt arrivés, ça va aller.

Elle parle, c’est bon signe. Elle n’est pas encore dans un état comateux.

Ils sont déjà là.

Elle tend le bras vers la route et je les vois aussi ; les deux lumières qui foncent droit sur nous, précédant l’ambulance qui vient de tourner au coin de la rue. Je bondis aussitôt, poussant Laureline devant moi, mais je sais qu’il est trop tard. Tout a beau se passer au ralenti, le conducteur de ce camion n’a pas le temps de freiner. Même s’il braque pour nous éviter, la route est légèrement glissante, la distance qui nous sépare n’est pas suffisante pour stopper son véhicule.

Laureline sera projetée sur le trottoir d’en face, avec un peu de chance elle ne se cognera pas la tête et les urgentistes, de l’autre côté de la double porte vitrée, se précipiteront à son secours, alertés par les crissements des pneus de l’ambulance.

Le conducteur s’en remettra. Même s’il fonce dans un arbre ou une barrière, l’airbag du véhicule le protègera sans doute et il s’en tirera avec une commotion.

Quant à moi, je serai percuté par le pare-chocs, et soit je passerai sous les roues, soit je serai éjecté plusieurs mètres plus loin, cassé en deux.

Des boules luminescentes se mettent à clignoter devant mes yeux alors que tout me semble obscur. Je me dis que peut-être Laureline m’a raconté la vérité…