Akemi no sekai

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Megumi - Le ponson magique, roman · Dernières lectures

Megumi - Les Monts enchantés, roman

Publié le 13/06/2024 dans Mes écrits.

Megumi - Les Monts enchantés est un roman de low fantasy que j’ai commencé à écrire en 2010 et sur lequel je suis de nombreuses fois revenue avant de le terminer en 2015. Il existe en deux variantes, l’une avec une héroïne adulte, pour laquelle j’ai écris une suite, Megumi - Le ponson magique, et une autre avec une héroïne enfant. Voici le premier.

couverture du livre

Megumi est une jeune femme de 19 ans qui vit une existence ordinaire jusqu’au jour où un être fantastique apparaît devant elle. Il lui apprend qu’elle possède un don particulier. Sera-t-elle capable de le maîtriser pour sauver ses amis ?

Environ 7 heures de lecture.

Megumi - Les Monts Enchantés

1 : Les dessins

Le soleil disparaissait déjà derrière les montagnes enneigées lorsque Megumi tira vers elle le dernier carton d’objets à trier. Elle avait passé toute cette journée d’hiver assise sur le sol de sa chambre à ranger et à emballer les affaires qu’elle allait emporter dans son futur appartement.

L’éclairage diminuait au fur et à mesure que les ombres gigantesques des monts extérieurs se dessinaient de l’autre côté de la fenêtre. Megumi se leva et se dirigea vers la porte. Elle appuya sur l’interrupteur situé sur le mur d’à côté et revint vers le centre de la pièce. Elle était grande et sa taille mince et élancée rendait ses mouvements gracieux et fluides, bien qu’elle fût assez maladroite pour se cogner les orteils contre le pied de bois du lit. Elle sautilla en grimaçant de douleur, ses longs cheveux roux virevoltant autour de son visage rosé. Ils se déposèrent sur son dos avec légèreté lorsqu’elle fit demi-tour quelques secondes plus tard. Les yeux emplis de larmes, elle revint vers les boîtes éparpillées sur le sol et s’empara d’une grosse bobine de bande autocollante sur le coin du matelas.

Elle allait se rasseoir par terre pour fermer ses cartons quand un bruit assourdissant retentit. Elle sursauta et lâcha le ruban adhésif qui roula jusqu’à l’armoire, la percutant de plein fouet, avant de tourner sur lui-même et de tomber à plat. Le son qu’elle avait entendu provenait de ce placard.

Megumi avança dans cette direction, tendit les deux mains vers les poignées des portes et les ouvrit à la volée. Une caissette bleue grossièrement décorée de fleurs tracées au feutre rouge rebondit sur l’étagère la plus haute puis dégringola sur le sol. Le couvercle lâcha sous le choc, renversant des dizaines de feuilles de papier qui glissèrent un peu partout.

Megumi reconnut la boîte de dessins qu’elle utilisait lorsqu’elle était enfant. Il était étrange qu’elle se trouve ici puisque la jeune femme l’avait rangée au grenier quelques années plus tôt. La trappe pour y accéder, située en haut de la penderie, était béante. Megumi pensa que le poids d’un animal avait dû la faire céder. Elle écoutait souvent les rongeurs gratter dans le plafond le soir. Il lui était même déjà arrivé d’imaginer qu’ils déplaçaient des objets à cause du vacarme qu’elle les entendait faire là-haut. L’un d’eux avait peut-être poussé la boîte par l’ouverture.

Il s’agissait d’une bonne coïncidence, car la jeune femme avait complètement oublié que les griffonnements de son enfance se trouvaient ici. Elle était ravie de pouvoir les regarder de nouveau avant de s’en séparer. L’appartement dans lequel elle allait vivre à Sapporo était trop petit pour qu’elle y emporte toutes ses affaires. Elle devait en abandonner une partie dans la maison de ses parents. Ses dessins retourneraient au grenier avec le reste des objets dont elle n’aurait pas besoin durant ses études.

Elle s’accroupit pour réunir les feuilles jaunies par le temps qui s’étaient éparpillées sur le plancher et les rangea dans leur contenant. Elle le glissa sous son bras et revint s’installer sur le coussin déformé sur lequel elle n’avait cessé de bouger toute la journée, changeant sans arrêt son appui pour trouver une position confortable. Elle mit la boîte bleue sur le dernier carton qu’elle venait de préparer et s’empara du dessin sur le haut du tas.

Il représentait une petite maison située en bord de mer. Des mouettes tracées à la manière des enfants volaient autour d’un bateau attaché à un ponton. Megumi sourit. Elle n’était pas très douée à l’époque. La date inscrite au dos de la feuille lui indiqua qu’elle l’avait réalisé à l’âge de six ans. Elle ne s’étonna plus de voir que les oiseaux s’apparentaient à la lettre « V ».

Amusée par sa découverte, la jeune femme prit un second croquis. La page sur laquelle il était représenté était plus grande que les autres. Elle avait été pliée en quatre pour pouvoir être rangée dans la boîte rectangulaire. Ce crayonné apparaissait très sombre et beaucoup plus réaliste que le précédent. Surprise par ce style très différent, Megumi retourna la feuille pour vérifier qu’il n’y avait rien de plus. Une date figurait au dos du document. « 15 juin 1999 », elle était âgée de sept ans. Il semblait incroyable qu’une seule année ait séparé la création de ces deux images. Celle-ci était tracée au fusain, ce qui paraissait assez inhabituel pour une enfant aussi jeune. Le dessin des mouettes quant à lui, était coloré de manière éclatante avec des craies grasses et des feutres. Megumi commença à se demander si ce croquis très obscur était bien l’un des siens.

Elle approcha la feuille de papier de son visage pour mieux percevoir les détails. Les traits noirs et épais se reflétèrent dans ses grands yeux absinthes, fixés sur l’image. Une armée prête à combattre semblait se dresser sous son nez. Des dizaines de soldats étaient alignés derrière un homme chevauchant un gros animal. Megumi n’avait jamais rien vu de tel, elle ne se rappelait pas avoir imaginé ou même dessiné cela un jour.

Les personnages portaient chacun un casque, ainsi qu’une dague, une épée ou un arc. Ils avaient pourtant l’air fragiles. Leurs petits corps fins et leurs longs bras frêles soutenaient difficilement les armes qu’ils brandissaient au-dessus de leurs têtes à deux mains. Tout était vraiment minuscule et Megumi ne pouvait être sûre de son interprétation, mais elle avait l’impression qu’une partie d’entre eux était des grenouilles plus grosses que les amphibiens qu’elle connaissait. L’autre groupe paraissait constitué d’oursons ou de panda nains.

Le cavalier, qui contrairement à ses acolytes ressemblait à un humain, était magnifique. Il portait également une épée, voulant défendre de son corps chacun des combattants présents à ses côtés. Ses cheveux emmêlés lui tombaient jusqu’aux épaules, mais cela ne semblait pas le déranger. Sa monture était tout aussi surprenante que lui. Il s’agissait d’une énorme bête qui se tenait sur ses deux pattes postérieures. Celles de devant, suspendues dans les airs, possédaient de longues griffes aiguisées pointées vers l’avant. Sa tête pourvue de cornes ressemblait à celle d’un dragon. Elle était légèrement tirée en arrière par les rênes auxquelles son cavalier s’agrippait. Celui-ci était calé entre le coup musclé et les gigantesques ailes déployées de l’animal.

Megumi contemplait l’action, ahurie. Elle avait le sentiment que tous ces personnages avançaient en hurlant, comme dans les scènes de guerres qu’elle avait déjà vues au cinéma. Après plusieurs minutes d’observation, elle remarqua que le dessin ne semblait pas complet. Toutes ces créatures se préparaient à un affrontement, mais quelles horreurs allaient-elles devoir combattre ?

Intriguée, elle plongea la main dans la caissette pour en saisir un autre. Celui qu’elle attrapa était du même style et avait aussi été réalisé sur un grand format. La jeune femme s’empara de la boîte et la retourna par terre juste devant elle. Plusieurs croquis semblaient appartenir à cette série. Elle prit un paquet de feuilles et commença à les trier.

Au bout d’un moment, elle avait rangé tous ses gribouillages d’enfant et quelques dessins énigmatiques étaient étalés sur le sol. Megumi s’agenouilla sur son coussin pour repousser tous les cartons qui l’entouraient un peu plus loin. Après avoir dégagé un espace suffisamment grand, elle déplia les papiers et les dispersa davantage pour les voir entièrement. Il y avait cinq croquis.

Megumi se redressa un instant, toujours appuyée sur son oreiller, pour les observer globalement. C’est alors qu’elle s’aperçut qu’ils pouvaient s’attacher ensemble à la manière d’un puzzle. Elle analysa attentivement les contours de chacune des images et commença à les faire glisser sur le plancher pour les disposer au bon endroit. La première qu’elle avait contemplée s’ajustait parfaitement à une scène similaire où la fin du bataillon de soldats-grenouilles et d’oursons apparaissait aux côtés d’un régiment d’hommes armés, également prêts au combat. Certains étaient à cheval. Ces personnages ne semblaient pas plus à leur place que le cavalier meneur de la troupe, car ils ne ressemblaient pas aux autres créatures.

Quelque chose de particulier attira l’attention de Megumi. Ces soldats, qu’elle avait d’abord perçus comme normaux, ne portaient ni casques ni cheveux épais et elle remarqua que leurs oreilles étaient bien étranges. Les détails très petits ne lui permirent cependant de distinguer qu’une forme grossière étirée vers le haut comme chez les elfes que l’on pouvait voir dans certains films fantastiques. Peut-être ne savait-elle tout simplement pas représenter cette partie du corps à l’époque ? Égayée par cette bizarrerie, Megumi prit distraitement un autre dessin sur le parquet en se demandant si le cavalier du dragon possédait lui aussi des oreilles de ce genre cachées sous ses longues mèches.

Lorsqu’elle reporta son attention sur la nouvelle illustration qu’elle tenait, la jeune femme fut tellement surprise qu’elle la laissa retomber par terre. La feuille glissa quelques mètres plus loin, stoppée dans sa course par un carton marron sous lequel elle vint se coincer. Megumi appuya ses deux mains sur le sol rugueux de sa chambre pour se relever, ses genoux craquant bruyamment. Elle s’étira, levant les bras au-dessus de sa tête, puis se pencha pour attraper ses chevilles en essayant de se convaincre qu’elle avait mal vu le croquis.

Après plusieurs secondes dans cette posture, elle ne pouvait plus contenir la douleur provoquée par l’exercice. Elle soupira longuement en se redressant et tourna le cou vers l’endroit où le dessin était tombé. Il était retourné contre le plancher. La jeune femme inspira une grosse bouffée d’air pour se donner du courage et avança à grands pas vers le carton qui reposait par-dessus la feuille. Déterminée, elle la ramassa et la regarda une nouvelle fois en fronçant les sourcils.

La fille représentée au milieu de la page lui ressemblait beaucoup malgré l’absence de couleurs. Elle était coiffée de manière similaire et faisait la même taille que Megumi qui commença à admettre que ce devait bien être elle qui avait réalisé tous ces dessins. Qui d’autre aurait pu le faire ? D’ailleurs, c’était bien son genre de se placer au cœur de l’action et d’être l’héroïne de l’histoire.

La jeune femme se tenait debout au milieu d’une foule d’individus qu’elle bénissait de sa main. Un halo lumineux les entourait. Les créatures agenouillées autour d’elle, ressemblant à de petits animaux vêtus de blouses et de salopettes, la saluaient comme si elle était une sorte de princesse. « Quelle idée ! » se dit-elle en se vautrant sur son coussin, mettant la feuille de côté. Aucun élément de ce dessin ne s’attachait aux premiers qu’elle avait réunis. Elle aperçut la même illustration un peu plus loin, mais elle était bien plus sombre.

Megumi se pencha pour l’attraper. La personne représentée était plus grande que la précédente. Elle dominait la scène de toute sa hauteur. Son regard fier et perçant semblait écraser son public composé également de petits êtres agenouillés à ses pieds. Ceux-ci paraissaient terrorisés. En s’y intéressant de plus près, la jeune femme remarqua qu’il s’agissait d’animaux velus au pelage rayé pour la plupart. Mais à l’instar des soldats-grenouilles, des oursons et des créatures qui entouraient la fille sur le croquis précédent, ils portaient des vêtements.

En observant plus attentivement le visage de la personne qui était visiblement leur maîtresse, Megumi trouva qu’il y avait quelque chose de malveillant en elle. Ses yeux brillaient d’excitation et elle souriait de manière plus que satisfaite. Elle était très belle, mais aussi vraiment effrayante. Ses longues phalanges effilées étaient tendues au bout de sa main grande ouverte. Elles lui servaient apparemment à soumettre les gens à son pouvoir. L’expression des individus de ce groupe ne ressemblait pas du tout à celle des autres créatures que Megumi avait vues sur les précédents dessins. Ils avaient l’air plus faibles et surtout opprimés. Ils se ratatinaient le plus possible pour éviter les éclairs foudroyants qui semblaient jaillir des doigts de leur bourreau. Megumi pensa qu’il devait s’agir d’une sorcière. Ne sachant pas encore où placer cette esquisse, la jeune femme la mit sur le côté.

Elle remarqua le flanc d’une petite montagne qui descendait sur le paysage représenté sur le nouveau dessin dont elle s’empara. À mi-hauteur de la feuille, des pointes acérées étaient coupées par le rebord du papier. Elle comprit qu’il s’agissait des griffes de la monture ailée du premier croquis quand elle fit se rejoindre les deux morceaux de la colline.

Une armée très différente de la précédente se tenait également prête à combattre. Les hommes qui la composaient ressemblaient à de véritables guerriers. Leurs yeux, bien que minuscules sur le crayonné, laissaient tout de même transparaître la haine dont ils étaient emplis. Ces individus étaient forts et désiraient se battre, chacun brandissant son épée comme pour fendre la terre. En comparant le groupe de soldats chétifs au nouveau bataillon qu’elle avait découvert, Megumi eut de la peine pour les petits êtres qui semblaient disposés à se faire massacrer. La jeune femme décréta qu’ils devaient être les gentils de l’histoire tandis que les guerriers jouaient le rôle des méchants. Elle se dit qu’elle ne pouvait pas avoir inventé un récit dans lequel les bons perdaient le combat.

Rassurée pour les grenouilles, elle réajusta le croquis en souriant pour en coller correctement les bords. Elle remarqua alors qu’entre les deux groupes, des faisceaux s’écrasaient sur le sol. Elle reconnut les jets lumineux qui provenaient des doigts de la sorcière. Elle reprit le dessin qui la représentait et le disposa à cet endroit de la frise. Le seul crayonné qui restait était celui de la jeune demoiselle qui lui ressemblait. Elle le mit à droite de l’image aux soldats pourvus d’oreilles pointues, de l’autre côté du montage, à l’opposé de celle de la méchante femme.

Lorsqu’elle releva la tête du sol, Megumi remarqua qu’il faisait déjà nuit. Elle se leva et avança vers son bureau pour s’emparer du radio-réveil posé contre le mur. Il était 17 h 30. La température de la pièce s’était rafraîchie. Megumi attrapa le gilet, à cheval sur le dossier de sa chaise, et l’enfila en se dirigeant vers la fenêtre. Elle ne pouvait plus voir les montagnes désormais perdues dans la noirceur du ciel. L’éclairage jaune de la rue illuminait une partie du trottoir recouvert d’une fine couche de neige. Les flocons continuaient de flotter avant de se poser délicatement sur l’asphalte devenu blanc. La jeune femme se dit que ce paysage lui manquerait quand elle habiterait en ville.

Elle ferma les rideaux et s’étira de nouveau. Ses genoux étaient comme rouillés. Elle fit une grimace en pliant les jambes à plusieurs reprises avant de revenir au centre de la chambre. Elle ramassa son oreiller et le balança sur le lit puis resta debout au-dessus des dessins, les mains sur les hanches. Elle les contempla quelques minutes sans bouger. Son corps lui parut soudain tout engourdi. Ses bras retombèrent lourdement sur les côtés et sa tête bascula brusquement vers le bas puis se relâcha, son menton touchant presque ses clavicules. Elle ferma involontairement les yeux, toujours fascinée par l’illustration, dont le négatif demeurait visible derrière ses paupières closes. Elle était comme hypnotisée.

La jeune femme finit par reprendre ses esprits au bout de quelques minutes, sans comprendre ce qui lui était arrivé. Le visage baissé vers le sol, elle fixa ses pieds chaussés de ballerines avant de relever ses épaules plusieurs fois en faisant des moulinets pour étirer son cou. Elle s’accroupit et ramassa tous les dessins qu’elle entassa brièvement dans leur carton sur lequel elle remit le couvercle. Elle s’en empara et se dirigea vers le placard où elle comptait le déposer. C’est alors qu’elle poussa un cri de surprise, lâchant la boîte qui se renversa de nouveau par terre.

2 : Le portail

Megumi pivota vers l’entrée de la chambre comme dans un rêve et s’y engouffra avant de dévaler l’escalier à toute allure et de se précipiter vers la première porte du rez-de-chaussée. Pressée de fuir, elle tourna trop tôt et percuta le coin du mur, appuyant sur l’interrupteur du couloir. Elle se souvint que ses parents étaient sortis seulement quand elle découvrit le salon vide. Elle resta tétanisée sur place une fraction de seconde, fixant le sapin de Noël qui scintillait au milieu de la pièce. Elle revint ensuite sur ses pas. Lorsqu’elle leva le regard vers le palier de l’étage, elle poussa un nouveau cri, d’affolement cette fois.

Un animal étrange l’observait, debout sur la dernière marche du haut, ses énormes yeux à moitié cachés sous un chapeau gris. Ses paupières verticales ne cessaient de cligner, dévoilant des iris violet et bleu et de grosses pupilles marron foncé. Sa peau orange luisait sous la lumière du lustre suspendu au-dessus de sa tête. Il ne semblait pas comprendre la réaction de la jeune femme qui se remit à courir de part et d’autre du rez-de-chaussée.

L’animal fléchit ses courtes pattes et bondit par-dessus la rambarde de l’escalier. Il portait un short tricoté en laine bleue trop grand pour lui, virevoltant légèrement autour de ses cuisses musclées. Sa peau orangée se détendit au moment où il atterrit, juste en dessous, sur la moquette mauve du corridor. Ses longs orteils amortirent sa chute avant que ses chevilles ne se déplient et que ses talons ne se posent délicatement sur le sol. Ses pieds semblaient être en caoutchouc, il n’avait pas de chaussures.

Megumi se trouvait déjà dans la cuisine, tenant la poignée de la porte de derrière, quand le visiteur arriva à côté d’elle. Il claqua des doigts et la clef se mit à tourner toute seule dans la serrure pour verrouiller. Elle atterrit ensuite dans sa main. Les phalanges élastiques de l’animal étaient effilées et allongées et se terminaient par de petites boules boursouflées. Il n’en avait que trois à chaque patte. Au bout de l’un d’eux pendait l’anneau du trousseau argenté de la jeune femme. Il avança d’un pas et actionna la lumière. Megumi écarquilla les yeux, ses pupilles s’élargissant sous l’effet de la clarté soudaine de la pièce.

La créature était occupée à accrocher la clef sur le crochet près de la porte tandis que Megumi tentait de nouveau de s’enfuir. Elle se tourna si vite qu’elle se cogna la tête dans les casseroles suspendues sous une étagère. Sonnée, elle tituba et se retint au plan de travail de l’évier. Ne sachant quoi faire, la panique s’empara d’elle encore davantage. Prise d’une véritable crise de nerfs, elle agrippa le haut de son crâne à deux mains, tirant sur ses longs cheveux dont quelques mèches glissèrent entre ses doigts et flottèrent jusque sur le sol. Elle se laissa tomber contre le meuble, les poignées des portes et des tiroirs s’enfonçant douloureusement entre ses omoplates et le long de son dos.

Elle finit par s’asseoir sur le carrelage et cessa de respirer. Elle n’essaya même pas de partir quand l’étrange créature s’avança vers elle. Celle-ci inclina sa tête volumineuse en maintenant son chapeau dessus, regardant sous la tignasse emmêlée de la jeune femme apeurée. Megumi avait plaqué les paumes de ses mains sur ses yeux.

L’animal se redressa puis hésita, une grosse patte orange suspendue à deux centimètres de l’épaule de son hôtesse. Il finit par la tapoter doucement. Il était aussi grand que Megumi lorsqu’elle était assise de cette manière. Le contact de la peau fraîche de la créature sur le haut de son bras la fit trembler. Elle se détendit néanmoins et dégagea son visage, fixant son étrange visiteur de ses yeux bouffis et embués.

— Tu ne t’es pas dwi blessée j’espère ! lui dit-il subitement avec une voix profonde et grave.

Megumi ne pensait pas qu’il parlerait, mais si elle s’y était attendue, elle aurait imaginé un timbre plus aigu et grinçant. Elle resta immobile quelques secondes puis se pinça violemment la cuisse.

— Aïe ! cria-t-elle.

Elle souffrit beaucoup. Il était pourtant improbable que ce soit la réalité. Elle avait fini par croire qu’elle s’était sûrement assoupie dans sa chambre et que l’observation de ses dessins lui avait fait visualiser cette curieuse créature. Mais elle avait bien senti la douleur sur sa jambe et ne s’était pas réveillée. L’animal sourit devant l’expression d’ahurissement total de la jeune femme. Une bouche minuscule se trouvait au milieu de son visage rond. Il n’avait pas de nez, mais seulement des narines qui se dilatèrent lorsque ses pommettes gonflèrent.

— Le Prince Nathaniel m’avait dwi prévenu que tu serais difficile à approcher, mais je ne m’attendais pas à ce que tu craques comme ça, avoua-t-il en riant, découvrant de petites dents blanches aiguisées.

Megumi ne réagit pas. Après la pression de ses mains sur ses paupières, c’était la douleur qui lui faisait monter les larmes aux yeux.

Elle observa mieux son mystérieux visiteur et remarqua qu’il était plus trapu et qu’il semblait plus adroit que les soldats-grenouilles représentés sur ses dessins. De plus, dans cette tenue, il n’avait pas l’air d’un combattant, il ressemblait plutôt à un touriste.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, tremblante, en pensant qu’elle devait vraiment être folle.

Elle conversait avec une espèce d’amphibien inconnu vêtu d’un short et d’un Borsalino !

— Je m’appelle dwi Tiny.
— Douwi Tiny ?

Megumi ne comprenait pas. Cet animal avait un drôle de langage.

— Ti-ny, articula-t-il de sa voix de gorge. Et je suis venu te dwi chercher.
— Me « dwichercher » ?

Tiny s’étonna de la réponse de la jeune femme.

— Pourquoi dwi dis-tu « dwi chercher » ? lui demanda-t-il, intrigué.
— Quoi ? s’interrogea Megumi.

Elle réfléchit une seconde puis secoua la tête.

— Laissez tomber, ajouta-t-elle. Mais pourquoi êtes-vous ici ?

Tiny prit un air grave complètement incompatible avec la tenue de vacances qu’il portait. Il n’était pas crédible du tout. Cependant, lorsqu’il répondit sérieusement, cela impressionna Megumi.

— Pourquoi ? répéta-t-il. Eh bien, il est dwi temps. Ça a dwi commencé.

La curiosité de Megumi l’emporta sur sa peur. Moins nerveuse, elle étendit ses jambes devant elle, ses mollets habillés de fins collants en coton blanc touchant le carrelage glacé de la cuisine. Elle ne tressaillit pas à ce contact, continuant à soutenir le regard de la créature. Au bout de deux ou trois minutes de silence oppressant, elle lui demanda enfin de lui expliquer clairement ce qui avait débuté. Son cœur battait si fort qu’elle pensait que Tiny devait l’entendre cogner dans sa poitrine.

— Il y a onze ans, raconta l’animal, une prophétie nous a été dwi délivrée. Elle nous a dwi mis en garde contre le retour de la Sorcière maléfique.

Tiny s’arrêta comme pour juger l’effet de ses mots sur la jeune femme. Elle ne fut pas surprise cependant. Elle venait de rencontrer une grenouille qui parlait, alors elle pouvait parfaitement admettre qu’une personne dotée de pouvoirs magiques existait. Elle savait même qui elle était, et elle pensait avoir une idée de sa puissance. Megumi était persuadée d’avoir représenté cette sorcière sur l’un de ses dessins.

— C’est dwi arrivé, continua Tiny, elle est revenue.

Megumi se sentait plus effrayée maintenant qu’elle imaginait ce dont cette femme était capable.

— Attendez, une prophétie ? réalisa-t-elle soudain. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi venez-vous me chercher, moi ? insista-t-elle.

Elle commençait à comprendre. Elle aussi figurait sur un des dessins, cela ne pouvait pas être une coïncidence. Encore plus apeurée qu’auparavant, Megumi s’interrogeait sur l’origine de ces illustrations plus qu’inquiétantes.

— C’est toi qui nous as dwi prévenu de son retour, répondit tout simplement l’animal. Il semble que tu doives dwi jouer un rôle important dans la bataille.

Megumi resta bouche bée. Elle croisa le regard de la créature et eut la sensation de chavirer. Tout devint flou autour d’elle, elle ne sentait même plus la dureté du sol sous son corps.

— Les dessins, souffla-t-elle.
— Oui, c’est la dwi prophétie.

Megumi se surprit à penser une nouvelle fois qu’il ne pouvait s’agir que d’un rêve. Elle savait pourtant que ce n’était pas le cas. Elle se mordit discrètement la langue, juste pour en être complètement sûre. Elle étouffa une exclamation de douleur, le goût du sang lui envahissant la bouche alors qu’elle demandait en bégayant :

— Mais… Co-comment est-ce po-possible ?
— Je suis dwi désolé, le Prince m’a prié de t’emmener au plus vite, il va tout t’expliquer lui-même. Il faut qu’on emporte tes dwi dessins.

Tiny claqua des doigts pour la deuxième fois depuis son arrivée. Les petits bourrelés présents au bout de chacun d’eux vibrèrent en se frottant. Megumi remarqua que ses mains étaient recouvertes d’une matière gluante qui éclaboussa de fines gouttelettes le placard de la cuisine lorsque la peau lisse de l’animal se frictionna.

Une pile de feuilles atterrit entre les pattes de Tiny. Il avait fait apparaître les cinq dessins qui auraient dû être dispersés sur le sol de la chambre, là où la boîte était tombée. Il replia les papiers déjà épais puis les glissa dans la poche de son short. Il tendit ensuite un bras luisant vers Megumi et patienta. La jeune femme hésita un instant puis le saisit en se jurant qu’elle ne visionnerait plus jamais de films fantastiques. Tiny appuya très fort sur sa main, enroulée autour de son poignet. Il voulait lui faire comprendre qu’elle ne devait surtout pas le lâcher. Il la regarda un moment puis lui sourit, ses yeux colorés scintillants sous la clarté de l’ampoule électrique qui éclairait la pièce. Il tendit alors sa patte libre devant eux et claqua une nouvelle fois ce qui semblait être son index contre une sorte de pouce.

Megumi se sentit brusquement comme arrachée du sol. Elle avait l’impression qu’une perche la tirait par le cou pour la soulever de terre. La taille du quadrillage du carrelage de la cuisine diminuait sous ses pieds. Elle fixa le plafond avec crainte, s’attendant à le percuter à tout instant, mais cela n’arriva pas. Tiny et elle le traversèrent comme s’il n’avait pas été là. Megumi regarda défiler les murs de sa chambre dans laquelle le désordre était toujours présent et la lumière allumée. Ils continuèrent de monter doucement vers la pointe du toit à travers laquelle ils passèrent également sans se cogner.

Megumi vit rétrécir les petites maisons en briques rouges de sa rue. Les éclairages de la ville s’amenuisaient petit à petit, jusqu’à disparaître complètement. Des flocons de neige vinrent s’écraser sur le visage et les vêtements de la jeune femme. Ceux-ci glissaient sur sa peau au rythme du vent glacial. Elle grelotta puis aperçut le clocher de l’église juste avant de s’enfoncer dans la forêt obscure.

Elle ne voyait plus que les silhouettes noires des arbres à présent. Tiny l’emmenait vers le Nord. Elle croyait voler. Ils naviguaient entre les sapins de plus en plus grands et touffus. Megumi s’émerveilla de ce spectacle magnifique jusqu’à ce que la nuit trop sombre l’empêche de distinguer quoi que ce soit. Elle s’agrippa un peu plus à son compagnon, car elle savait que si elle le lâchait, elle aurait toutes les chances de s’écraser sur le sol épineux de la forêt. Cela n’enleva pas le sentiment d’exaltation qui s’était emparé d’elle quand elle avait fermé les paupières, le vent frais lui léchant le visage. Elle entendit une chouette chuinter au-dessus d’eux. Ses sens étaient décuplés. Elle parvenait même à humer l’odeur de la sève des conifères environnants.

Alors qu’elle s’enivrait de ces merveilles, Tiny stoppa brutalement leur course. Megumi sentit la terre ferme s’écraser sous ses pieds. Ses genoux fléchirent sous le choc. Elle inspira une longue bouffée d’oxygène en se redressant, titubant légèrement. Elle avait l’impression que ses organes et ses entrailles étaient restés dans la cuisine de la maison.

Elle avait dû parcourir plusieurs kilomètres, car l’air humide qui s’engouffrait dans sa gorge était différent de celui du village. Il avait cessé de neiger, mais le froid était plus mordant. Megumi ouvrit enfin les yeux. L’obscurité des lieux lui sembla moins intense que celle de la forêt. Elle se tenait près d’une rivière sur laquelle scintillaient les reflets de la lune de nouveau visible dans le ciel partiellement dégagé.

Le seul cours d’eau dont Megumi savait qu’il se trouvait au Nord de chez elle était situé dans la vallée, surplombé par deux magnifiques montagnes sauvages. La jeune femme observa les alentours et distingua les imposantes collines dans la pénombre. L’astre argenté venait à nouveau de disparaître derrière d’épais nuages. Megumi n’était jamais allée aussi loin lors de ses randonnées avec ses parents. Ils ne se promenaient pas au-delà de la forêt. Son père préférait les plaines parsemées de fleurs colorées et animées par le chant des chardonnerets. Des vaches y broutaient constamment en leur beuglant dessus à leur passage.

Megumi recommençait à avoir peur. Elle ne s’était jamais aventurée dans les montagnes, et encore moins au beau milieu de la nuit. Tiny fit un pas vers la rivière et plongea. La jeune femme sursauta. Elle avait oublié la présence de son compagnon. Elle réalisa alors avec horreur ce que l’animal venait de faire. Elle avança précipitamment vers lui et leva le bras comme pour le retenir, mais sans grande conviction. L’eau devait être glacée. Elle frissonna. Tiny émergea, une main maintenant son chapeau en place sur sa tête, et la regarda. La lune se refléta soudain sur ses globes oculaires, leur donnant une lueur argentée plutôt glauque.

— Qu’est-ce que tu dwi attends ? lui demanda-t-il d’une voix étrange.

Il avait la bouche pleine. Il pinça ses minces lèvres et cracha un jet aqueux au pied de Megumi qui le fixait avec de gros yeux. Elle évalua la distance qui la séparait de la rive opposée. Il devait y avoir plus de cinquante mètres, elle ne pouvait pas sauter. Elle retint un nouveau frisson, indignée. Elle ne voyait pas pourquoi Tiny s’était arrêté ici. Ils auraient pu planer au-dessus de la rivière.

Comme s’il avait entendu ses pensées, l’animal lui dit qu’il était impossible de pénétrer le portail magique autrement qu’en traversant le cours d’eau à la nage. S’ils l’avaient survolé, ils n’auraient découvert que les monts et les vallées habituellement visibles pour les humains. Megumi imagina une immense grille en fer forgé engloutie dans les profondeurs de la rivière, mais elle n’osa pas interroger Tiny sur le sujet. Elle s’inquiétait surtout de ce qui pouvait l’attendre de l’autre côté.

Tiny revint vers elle et lui tendit la main. Sa peau orangée, lisse et glissante était encore plus froide que lorsqu’il l’avait touchée plus tôt dans la soirée. Megumi serra ses trois doigts et se laissa entraîner. Elle marcha sur le bord instable de la rivière et perdit l’équilibre, tombant sur les fesses. Un cri strident sortit de sa bouche. L’eau était bien plus glacée qu’elle ne l’avait imaginé. Elle s’infiltra dans chacune des mailles de ses collants et de sa jupe. Sa mâchoire trembla de manière incontrôlable et le claquement de ses dents résonna dans la nuit silencieuse. Un hululement lointain lui répondit tandis que Tiny la tirait par le bras pour l’entraîner avec lui.

La jeune femme se laissa glisser dans la vase, ses vêtements trempés s’alourdissant de plus en plus. Ses jambes étaient gelées. Elle suffoquait. L’amphibien ne lui accorda pas le temps d’habituer son corps à la température ambiante. Megumi avait l’impression que sa peau était transpercée par des milliers de lames tranchantes. Lorsqu’elle fut enfoncée jusqu’aux épaules, ses pieds dérapant sur des rochers couverts de mousse gluante, Tiny lui indiqua qu’il fallait plonger avant de le faire lui-même. Elle grimaça. Pourquoi avait-elle suivi cette grenouille ? En tout cas, maintenant qu’elle était arrivée là, il n’était pas question de renoncer. Elle inspira longuement puis imita son compagnon.

L’eau froide s’insinuait dans chacun des pores de la peau de son visage. Elle souleva prudemment le coin d’une paupière pour vérifier qu’elle pouvait rouvrir les yeux qu’elle avait fermés pour s’immerger. Elle les plissa légèrement pour habituer sa vue à l’opacité. La lune offrait peu de lumière à cette profondeur.

Alors qu’elle remuait sur place, cherchant son acolyte, quelque chose lui frôla le bras. Megumi battit brusquement des jambes pour s’en écarter, projetant des éclaboussures tout autour d’elle, chaque goutte qui retombait brouillant encore plus sa vision. Tiny apparut enfin devant son visage. Il tenait son Borsalino dans une main. Sa tête nue recouverte de tâches éparses ressemblait à un ballon de basket-ball. Il pointa son doigt sur son chapeau puis désigna le coude de Megumi avec son menton. La jeune fille acquiesça et cessa de s’agiter. C’était lui qui lui avait frôlé le bras. Rassurée, elle nagea derrière l’animal qui lui avait fait signe de le suivre.

Ses cheveux roux ondulaient au rythme du courant. Ses membres étaient lourds. Elle avait du mal à avancer. Ses genoux raclaient les pierres quand le niveau de l’eau était trop bas. Elle sentait les fibres de ses collants s’accrocher aux cailloux et s’étirer à mesure qu’elle se déplaçait, jusqu’à s’effiler complètement. Elle éprouva pourtant progressivement un sentiment de bien-être. Elle passa près d’un énorme rocher sur lequel une gravure, visiblement faite à la main, brillait. Elle représentait les racines d’un arbre. Celui-ci devait se trouver sur la partie de la roche qui dépassait de l’eau.

La jeune femme voyait plus clair à présent et elle distingua quelques plantes aquatiques qui dansaient paresseusement, de longues palmes grasses flottant à la surface. Elle passa au-dessus de petits poissons essayant de se frayer un chemin au fond. D’autres, plus gros, n’avaient aucune difficulté à nager dans les profondeurs.

Les roches étaient parsemées d’algues et de mousses de différentes teintes, toutes foncées à cette heure tardive. De jolies fleurs brillaient dans leur sommeil, reposant sur d’immenses feuilles vertes colorées de jaune. C’était magnifique. Megumi avait l’impression que plus elle avançait, plus le paysage devenait extraordinaire et lumineux. Il lui sembla également que l’eau était moins froide, elle ne lui tiraillait plus la peau. Elle était même plutôt douce, caressant délicatement ses joues. La jeune femme savourait étrangement ce moment, jusqu’à en oublier qu’elle se trouvait dans une rivière une nuit d’hiver, au cœur des montagnes.

Au moment où elle se dit qu’elle aurait déjà dû reprendre sa respiration, Tiny lui saisit le bras et l’entraîna vers la surface. Lorsque sa tête émergea, Megumi la repoussa en arrière pour écarter ses cheveux de son visage. Elle se rendit alors compte qu’ils n’étaient pas mouillés. Elle passa ses doigts tremblants dedans, ils n’étaient pas emmêlés non plus. Surprise, elle suivit Tiny qui regagnait la rive. Elle agrippa une touffe d’herbe pour se hisser sur la berge, se raclant de nouveau les genoux contre des rochers.

Étendue à plat ventre sur le sol, les pieds encore dans l’eau, elle se frotta les yeux à plusieurs reprises en toussotant. Elle avait du mal à respirer convenablement, son cœur battait trop vite. Elle replia les jambes sous son corps pour se redresser et remarqua que ses vêtements aussi étaient secs, mais ils étaient couverts de boue et d’algues gluantes. Ses collants sales et tout troués faisaient peine à voir. Elle fronça les sourcils en prenant appui sur ses deux mains puis se leva. Elle épousseta inutilement son gilet et sa jupe tâchés puis releva la tête pour examiner les lieux. Elle s’aperçut alors que Tiny et elle n’étaient plus seuls. Ils étaient attendus.

3 : La rencontre

Tiny s’inclina devant un jeune homme entouré d’étranges animaux. Quelques mèches brunes, étonnamment lisses, encadraient les contours fins de sa mâchoire anguleuse et dissimulaient une partie de ses yeux émeraude éblouissants. Ses lèvres nacrées s’étirèrent sur un sourire jovial quand son regard croisa celui de Megumi dont la bouche s’ouvrit de manière incontrôlable sous le choc. Il était magnifique. Il reprit néanmoins son sérieux assez vite et sembla subitement extrêmement concentré.

Il portait une sorte de tunique en lin couleur chocolat par-dessus un pantalon foncé tout aussi subtil. Il avait l’air très à l’aise dans cette tenue. Une cape anthracite reposait sur ses épaules étroites, attachée autour de son cou par une broche scintillante représentant une fleur dont les deux larges feuilles maintenaient serrés entre elles les pans du vêtement. De longs pétales garnis d’étamines prospères s’élevaient du cœur du végétal jusque sous le menton du jeune homme. Celui-ci devait être âgé de dix-neuf ou vingt ans.

Megumi reconnut tout de suite le cavalier de son dessin, même si ses cheveux semblaient plus courts et plus rêches en cet instant. Se souvenant qu’elle s’était interrogée sur l’apparence de ses oreilles, Megumi avança d’un pas hésitant vers lui pour mieux l’observer. Il lui tendit une cape similaire à la sienne en gardant ses distances, ne lui permettant pas d’en découvrir davantage. Elle s’empara du vêtement en silence.

Un arbre imposant était brodé sur le tissu épais et chaud qui dégageait une délicate odeur de céréales chauffées au soleil. Megumi pensa qu’il devait s’agir d’un baobab, car le tronc était très large et l’écartement rétréci des branches au sommet rappelait la forme d’une bouteille bombée. La jeune femme s’aperçut qu’elle était gelée quand elle eut déposé la cape sur ses épaules. Elle s’y blottit en savourant ce moment confortable.

Tiny se tenait à quelques mètres de là, déjà enveloppé dans un vêtement identique adapté à sa taille. Les créatures accompagnant l’homme saluaient l’amphibien de leurs lourdes pattes dodues qui le saisissaient de toute part. Tiny sautillait sur place, excité par le récit qu’il leur faisait. Megumi en comprit le sens général quand elle entendit le petit animal s’écrier : « Oui, oui, elle s’est dwi enfuie dans les escaliers ». Lorsqu’elle vit les pupilles de son acolyte disparaître sur le côté de ses yeux, derrière ses paupières verticales, elle pensa que c’était sans doute sa manière de montrer son exaspération. Apparemment, son auditoire appréciait l’histoire, car tout le monde riait de bon cœur.

Ces créatures étaient plus grandes que Tiny, leurs pattes arquées supportant un poids plus important que celui de la grenouille. En effet, leur ventre proéminent prenait beaucoup de place, ne leur permettant probablement pas de discerner leurs pieds pourvus de quatre doigts recouverts de touffes de poils. Leurs pelages étaient tous différents. Certains étaient bruns et d’autres gris ou roux, mais ils étaient tous parsemés de mèches argentées et cuivrées, visibles sous la clarté de la lune.

Ils portaient chacun un ceinturon de cuir autour de la taille, sur lequel une petite épée était attachée. La poignée de leur arme était cachée derrière leur bedaine et le fourreau bringuebalait contre leurs cuisses épaisses et velues. Ils se tenaient sur leurs pattes postérieures et se déplaçaient comme les humains, gravitant de part et d’autre de Tiny à la manière de gardes du corps. Leurs figures étaient recouvertes de poils légèrement rosés par le vent glacial, comme si leur fourrure pouvait changer de couleur. Ils dégageaient une sensation de chaleur et de sympathie. Leurs yeux, semblables à de minuscules billes noires, ne cessaient de cligner. Megumi pensa qu’ils ressemblaient à des oursons, comme ceux représentés sur son dessin.

Quand Tiny raconta qu’elle s’était cognée sur les casseroles de la cuisine, ils se mirent à glousser. Leur petit museau retroussé vira au rouge, ainsi que leurs pommettes. Une vingtaine d’oreilles frémirent au même moment, leurs extrémités arrondies scintillant subitement et éclairant le haut de leurs crânes poilus de rayons lumineux. Ils étaient si mignons que Megumi voulait les serrer contre elle comme des peluches. L’homme, debout à leur côté et quelque peu distant depuis le début, rit finalement avec eux. Megumi baissa la tête. Remarquant qu’elle était gênée, il s’avança discrètement vers elle avant de lui murmurer : « Bienvenue dans les Monts Enchantés de Zachaël ».

Elle sursauta. Lorsqu’elle releva les yeux vers lui, il balayait le paysage alentour de sa main. La jeune femme occupée par l’observation des créatures présentes n’avait pas encore prêté attention aux environs. Elle s’émerveilla finalement devant ce spectacle magnifique. Elle n’avait jamais vu un endroit aussi beau. Comme par magie, la lune illumina la rivière et les sommets enneigés des montagnes au moment où il l’invita à les contempler.

— C’est exceptionnel ! s’exclama Megumi en s’attardant sur un poisson qui sautait au-dessus de l’eau.

L’un des oursons armés, distrait par la figure de cette truite se précipita subitement à sa poursuite. Tout le monde, ou presque, éclata de rire quand il glissa sur un rocher et tomba lourdement sur les fesses, éclaboussant les alentours. Megumi s’étonna de voir que Tiny ne partageait pas l’hilarité collective. Ses yeux étaient crispés et il fixait la lisière de la forêt sans ciller. Inquiète, elle se tourna vers le jeune homme qui, désormais plus détendu, aidait l’animal à revenir au bord, les pieds dans l’eau. Il le souleva et le posa sur une motte de terre puis remonta derrière lui, ses vêtements étant complètement secs. Le dos de sa cape était également décoré d’un baobab feuillu.

Toujours en riant, il passa une main dans ses cheveux emmêlés et apparemment collants, découvrant des oreilles peu communes. À l’instar des guerriers que Megumi avait vus sur le dessin, il possédait des pavillons pointus étirés vers l’arrière de sa tête. Ils étaient visiblement en bois aussi clair que la couleur de sa peau.


Ils avançaient en silence dans la forêt, la lune et les étoiles éclairant par intermittence leur chemin, quand Megumi resserra la cape autour de son cou, pressant la broche entre ses doigts tremblants. Elle frissonnait. Elle n’essaya même pas d’imaginer l’état dans lequel elle serait si elle était sortie de la rivière complètement mouillée. Il semblait évident que cette bizarrerie ne pouvait être due qu’à un phénomène magique, mais elle n’osait pas poser la question pour en être sûre.

Le sentier étroit, à peine tracé, était parsemé de cailloux sur lesquels Megumi ne cessait de trébucher. Elle maudit ses ballerines en pensant que Tiny aurait pu au moins lui laisser le temps de changer de chaussures avant de quitter la maison. Ses orteils, de moins en moins sensibles, devenaient durs à cause du froid qui transperçait la fine toile de ses savates et ses collants troués.

Son pied roula subitement sur une grosse pierre ronde et elle manqua de tomber. Le jeune homme la rattrapa de justesse par le bras et la retint contre lui pour éviter qu’elle ne s’écrase sur le sol rocailleux. Il dégageait comme une odeur boisée et sucrée qui rappelait celle de la sève. Megumi s’empourpra tellement qu’elle sentit ses joues chauffer. Leurs compagnons de route, tous tournés vers elle, ricanèrent et les yeux de Tiny disparurent à nouveau derrière ses paupières pendant une seconde. Elle se redressa maladroitement, le rouge désormais visible de son cou jusqu’à la racine de ses cheveux.

L’homme finit par toussoter, incitant ses gardes du corps à reprendre leur sérieux. Ceux-ci se déplaçaient de manière synchrone, s’orientant sur les mouvements de ce mystérieux personnage qui semblait être le chef de leur tribu. Tiny marchait en tête, demeurant finalement très concentré, en compagnie de trois oursons. Ils étaient de nouveau sur leurs gardes après avoir été rappelés à l’ordre. Deux autres avançaient de chaque côté des jeunes gens tandis que les quatre derniers fermaient la route, leurs yeux roulants dans tous les sens.

Leur main contractée sur la poignée de leur épée était prête à dégainer. En les sentant aussi nerveux, Megumi se rendit compte qu’il existait sûrement un danger. S’attendant à voir surgir la Sorcière maléfique dont Tiny lui avait parlé, elle se rapprocha vivement de son compagnon.

Celui-ci lui dit :

— Je ne me suis pas présenté, je m’appelle Nathaniel.

Sa voix apaisante déposa un voile de sécurité sur l’esprit de Megumi qui se détendit. Elle se tordit le cou pour le regarder. Il observait les alentours.

— Vous êtes le Prince ? lui demanda-t-elle en trébuchant de nouveau, la semelle usée de ses ballerines l’obligeant à sentir les cailloux pointus sous la plante de ses pieds.
— Oui, répondit Nathaniel, tout à coup gêné.

Il l’aida une fois de plus à se redresser pour marcher droit. Megumi le contempla un moment, oubliant son embarras. Lorsqu’il s’aperçut qu’elle le fixait, il détourna les yeux, faisant mine de s’intéresser à un mulot qui s’enfonçait la tête la première dans un tas de feuilles mortes au bord du sentier.

— Je suis Megumi, si vous voulez savoir mon nom, l’informa la jeune femme, vexée de l’inattention que le Prince manifestait à son égard.

Il sourit.

— Je suis au courant, lui dit-il, amusé, tandis que son escorte recommençait à rire.
— Est-ce que vous me connaissez ? demanda brusquement Megumi, ignorant les moqueries.

Sa voix se répercuta dans la nuit, faisant fuir le rongeur. Nathaniel l’observa en silence d’un air surpris.

— Tiny m’a avoué que vous l’aviez mis en garde contre ma réaction, ajouta-t-elle en baissant les yeux.

Le jeune homme dévisagea la grenouille avec un regard faussement sévère. Mal à l’aise, l’amphibien se tortilla les doigts, un sourire crispé figé sur son visage. Nathaniel s’arrêta, retenant Megumi par le poignet. Il lui expliqua, inquiet :

— C’est une longue histoire. Nous devons rentrer au plus vite, nous ne sommes pas en sécurité ici. Je te raconterai tout plus tard.

Megumi soupira et se remit en marche toute seule le long du chemin.

— C’est promis, ajouta Nathaniel en lui emboîtant rapidement le pas. Après une bonne nuit de sommeil !

Il se plaça à côté de la jeune femme pour lui barrer le passage, tendant le bras vers des buissons obscurs et épineux situés quelques mètres plus loin.

— C’est par ici, lui dit-il en souriant.

Megumi soupira une nouvelle fois et le dépassa, quittant le chemin. Elle scruta les ronces qui s’étalaient devant elle puis inspira longuement avant de s’aventurer à travers.


Lorsque Megumi se réveilla, après ce qui lui sembla avoir duré des jours, elle était sûre d’avoir rêvé. Elle se tourna sur le côté, enfouissant son menton sous la couette tiède. L’air frais du matin lui caressa le visage comme si la fenêtre était restée ouverte. Elle se sentait bien. Elle décolla difficilement ses yeux humides puis les referma aussitôt. Elle maintient ses paupières closes une minute avant de retenter timidement d’en soulever une.

Une lourde toile de tente beige se balançait au rythme du vent, fouettant à intervalle régulier le dossier d’une chaise posée en face du lit. Ce n’était pas la chambre de Megumi. Elle se redressa brusquement et se blottit en haut de l’oreiller, la tête entre les genoux, sa colonne vertébrale se frottant contre cette paroi rugueuse et flottante. La jeune femme portait une chemise et un pantalon en lin de couleur asperge. Elle tira la couverture par-dessus son front et examina son corps caché en dessous. Des broderies dorées décoraient le tissu au niveau des chevilles. Une ceinture plus foncée maintenait le vêtement trop large autour de sa taille. Elle se souvint vaguement avoir enfilé une tenue similaire dans son rêve. Elle réfléchit un instant avant de prendre conscience qu’il s’agissait de la réalité ! Affolée, elle regarda tout autour d’elle, sa respiration et les battements de son cœur s’accélérant.

— Es-tu réveillée ? demanda une douce voix veloutée depuis l’extérieur de la tente.

Le pouls de la jeune femme s’arrêta subitement avant de retrouver une cadence normale.

— Oui, couina-t-elle.

Elle ravala difficilement sa salive et aplatit ses cheveux décoiffés sur le dessus de son crâne. Un homme passa la tête par l’embrasure de la toile, les traits tendus de son visage indiquant à Megumi qu’il n’avait pas beaucoup dormi. Il entra. Il portait un ensemble similaire à celui qu’il avait la veille et également à celui qui recouvrait désormais le corps de Megumi. Celle-ci rougit quand elle comprit qu’elle revêtait les vêtements du Prince dont la démarche sûre et l’air rassurant l’apaisaient tandis qu’elle s’asseyait sur le bord du matelas. Le cadre de sa couchette était tout en bois, des gravures manifestement réalisées à la main ornementant ses contours. Megumi reconnut l’arbre africain qu’elle avait déjà vu sur les capes le soir précédent.

— Tu as bien dormi ?

Nathaniel lui sourit mécaniquement, mais il semblait soucieux. Elle acquiesça.

— Aimerais-tu manger quelque chose ? ajouta-t-il, l’invitant à sortir.

La jeune femme hocha la tête en quittant maladroitement le lit. Elle défroissa brièvement sa chemise et le rejoignit. Il souleva le tissu pour qu’elle passe dessous. Dehors, le soleil l’éblouit. Megumi cligna des yeux jusqu’à ce que la boule lumineuse incrustée derrière ses paupières ait disparu. Elle s’émerveilla alors du spectacle qui s’offrait à elle.

Des centaines de tentes claires, décorées de baobabs brodés similaires à celui des capes, se dressaient devant elle. Megumi pensait que ce devait être un symbole particulier pour ces créatures. L’herbe, recouverte de givre, s’étendait jusqu’aux racines d’arbres caducs miraculeusement garnis de feuilles verdoyantes à cette époque de l’année. La jeune femme pouvait apercevoir les montagnes au-delà de la forêt dense qui entourait le campement. Leurs sommets basaltiques ornés d’une neige éclatante se dessinaient sur le ciel dégagé et leurs pans boisés de sapins bleutés descendaient dans la vallée, au cœur de laquelle devait s’écouler le cours d’eau.

Quelques batraciens ressemblants à Tiny s’activaient dans tous les sens sur la place du village, les bras chargés de bûches ou de provisions. Ils portaient des vêtements à moitié dissimulés sous des tabliers sur lesquels le même arbre emblématique était tissé avec du fil doré.

Un petit lac s’étirait à l’Est, les épineux qui l’encerclaient se reflétant sur sa surface lisse. Une grenouille couverte d’une chemise et d’un pantalon en laine était penchée sur le bord, apparemment en discussion avec un être aquatique. La tête marine et les grands yeux laiteux de ce dernier lui donnaient un air mauvais, déclenchant une chair de poule incontrôlable chez Megumi quand elle croisa son regard. Elle ne se sentait pas à l’aise du tout.

Nathaniel sortit derrière la jeune femme, tenant la même cape grise que celle qu’elle avait enfilée la veille. Il la déplia et l’offrit à Megumi qui s’aperçut aussitôt que le vent était frais. Son frisson devait s’expliquer par la température, mais aussi par la crainte qu’elle éprouvait. Elle commençait à paniquer. Elle se trouvait dans un lieu inconnu avec des êtres magiques plus qu’étranges. Le Prince passa un bras derrière sa taille, la frôlant à peine, et l’entraîna avec lui. Troublée, Megumi se laissa guider.

Tiny discutait avec un ourson brun, posté près d’une tente plus grande que les autres. Lorsqu’ils aperçurent Nathaniel, ils s’inclinèrent, imités par toutes les créatures environnantes. Nathaniel les salua d’un geste de la main, embarrassé, et entra sous le chapiteau. Megumi le suivit, impressionnée. Son camarade de la veille lui emboîta également le pas, portant toujours son chapeau. Il avait ajouté un pull-over assorti à son short pour compléter sa tenue.

Sous le dôme de toile, une longue table en chêne était dressée. Quelques hommes absorbés par leur conversation déjeunaient. Ils dirent rapidement bonjour aux nouveaux arrivants sans manifester d’intérêt particulier à l’égard de la jeune femme et retombèrent aussitôt dans leur discussion. Le Prince croquait déjà dans une pomme lorsqu’il tira le banc et s’y assit, indiquant à ses invités d’en faire autant. Dans cet endroit, il paraissait beaucoup plus décontracté. Il proposa une corbeille de fruits à Megumi qui s’installa avant de plonger distraitement sa main dedans. Elle en sortit une petite boule noire parsemée de reflets colorés. Elle n’en avait jamais vu. Elle tourna la balle entre ses doigts et l’examina, se demandant si c’était comestible. Décidant finalement qu’il ne fallait pas tenter le diable, Megumi reposa l’étrange aliment et prit une pomme écarlate qui semblait tout à fait normale. Celle-ci fut aussitôt remplacée par une banane dont Tiny s’empara. Megumi mordait son fruit, perturbée par le goût surprenant qui lui envahissait la bouche, quand Nathaniel s’adressa à elle :

— Je t’ai promis des explications, lui dit-il d’un air taquin.

La jeune femme se souvint qu’elle s’était en effet demandé si le Prince la connaissait. Cependant, une autre question lui semblait désormais plus pertinente.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle en brandissant ce qu’elle avait pris pour une pomme.

Ce n’en était pas une. En tout cas, cela n’en avait pas le goût. Une explosion de saveurs s’était propagée sur la langue et entre les dents de Megumi qui plissait les paupières et serrait la mâchoire.

— Ce sont des dwi végétilis, répondit Tiny en engloutissant ce qui ressemblait à une banane.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? insista Megumi en avalant difficilement.

Elle tressaillit des pieds à la tête, puis examina la chair juteuse qu’elle avait sous les yeux. Elle était parsemée de paillettes qui pouvaient expliquer les pétillements que la jeune femme avait ressentis en mâchant. Se demandant vaguement si cette pomme n’était pas véreuse, elle ajouta :

— Alors c’est quoi, des fruits magiques ?
— Exactement, répliqua Tiny en plongeant de nouveau sa main dans le plat.

Megumi fronça les sourcils puis haussa les épaules avant de croquer une nouvelle bouchée. Ce végétilis avait un bon goût après tout. C’était comme s’il était très sucré et que de petites billes acides explosaient sur la langue après que la salive ait dissout la chair. Un léger arôme fleuri releva cette saveur quand Megumi avala.

— D’où viennent ces merveilles ? s’étonna-t-elle en fixant son fruit avec de gros yeux gourmands.
— Des dwi arbres, répondit l’amphibien, exaspéré. Ce qui est super, c’est que dès qu’on en dwi cueille un, il repousse aussitôt, ajouta-t-il en saisissant une troisième banane.

Megumi comprit qu’ils ne provenaient pas de n’importe quels pommiers ou cerisiers, mais sûrement de ceux présents dans cet endroit magique. Elle se demanda quel goût le repas de Tiny pouvait avoir quand elle réalisa soudain qu’elle en avait oublié ses questions initiales.

— Où sommes-nous ? interrogea-t-elle alors en balayant la tente des yeux.

Tiny s’éclaircit la gorge et répondit fièrement :

— Dans les dwi Monts Enchantés de Zachaël.

Megumi stoppa le geste de sa main vers sa bouche, son fruit entamé suspendu devant ses lèvres. Voyant que l’incompréhension perdurait sur le visage de la jeune femme, Nathaniel appuya ses coudes sur la table et se pencha vers elle.

— Le prince Zachaël est le fondateur de notre communauté magique, expliqua-t-il avec admiration. D’autres ont renouvelé l’expérience avec succès un peu partout dans le monde, mais notre village est le premier à avoir été bâti. Il y a un siècle, ajouta-t-il.
— Avant, les animilis étaient dwi obligés de se faire passer pour des bêtes ! s’exclama Tiny.
— Les animilis ? l’interrompit Megumi. Qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des créatures magiques qui ont une apparence quelque peu similaire aux animaux que tu as l’habitude de rencontrer, expliqua le Prince.
— Tiny ressemble à un batracien, marmonna Megumi.

Elle avait exprimé sa pensée sans réfléchir. L’intéressé grimaça et répliqua :

— C’est comme ça que tu m’as dwi perçu ? !

Megumi se tassa sur elle-même, disparaissant à moitié sous la table.

— Ne lui en veux pas, rétorqua quelqu’un de l’autre côté du chapiteau, tu as l’air d’une belle grosse grenouille !

Tout le monde écoutait désormais et plusieurs personnes s’esclaffèrent. L’homme qui venait de s’adresser à Tiny ne vit pas la petite créature le menacer du poing, car de longs cheveux blonds, apparemment très gras, lui tombèrent sur le visage quand il se pencha vers une corbeille pour attraper un végétilis. Curieuse, Megumi demanda :

— Pourquoi les animilis se faisaient-ils passer pour ce qu’ils ne sont pas ?
— Comment as-tu réagi lorsque tu as rencontré Tiny ? interrogea Nathaniel, amusé.

Il connaissait déjà la réponse cependant. Megumi se souvint de la scène. Elle rougit.

— Tu comprends mieux maintenant, rigola le Prince. Ton espèce a peur de croire que des êtres magiques existent.
— Il fallait dwi bien qu’on se nourrisse. Nous étions dwi obligés de partager avec les animaux.
— Survivre en restant caché n’était pas toujours facile, expliqua l’homme aux cheveux dorés assis à l’opposé.

Il releva la tête, découvrant des yeux sombres et tristes, comme s’ils étaient plongés dans un passé lointain. Megumi se demanda depuis quand il pouvait bien vivre. Il n’avait pourtant pas l’air si vieux.

— Le Prince Zachaël était comme nous, reprit Nathaniel en désignant le blond, ses compagnons et lui-même.

Megumi resta muette.

— Il ressemblait à un humain, précisa-t-il.
— Mais c’était un humanilis, renchérit l’autre.

Megumi comprit aussitôt ce qu’était un humanilis. Il s’agissait forcément d’un homme avec de longues oreilles en bois doté de pouvoirs spéciaux. Nathaniel poursuivit :

— Il a cohabité avec ton peuple pendant des années pour se trouver un peu de compagnie. Il se sentait seul, comme nous tous….

Il se tut un moment avant d’ajouter :

— Mais lorsqu’il a découvert que ton espèce vivait en communauté, il a eu l’idée de rassembler tous les êtres magiques en une grande famille.

Fier, le jeune homme se leva et repoussa le pan de la toile pour dévoiler l’extérieur.

— Voilà le résultat, dit-il tout souriant. Les Monts Enchantés de Zachaël.

Megumi n’en revenait pas.

— Mais comment se fait-il que personne n’ait trouvé ce village ? s’étonna-t-elle.

En effet, beaucoup de randonneurs arpentaient ces montagnes et personne n’avait vu de batraciens avec un chapeau ou d’oursons armés dans les parages. Et leurs habitations ne passaient pas inaperçues.

— Les Monts Enchantés sont indétectables pour les humains. Ils se situent dans une réalité alternative à la vôtre, expliqua Nathaniel. Et le campement possède des protections supplémentaires, le rendant invisible au sein même de ces Monts.
— Quand nous dwi sortons d’ici, nous devons les maintenir autour de nous, ajouta Tiny d’un air mystérieux.

Megumi se souvint que l’amphibien lui avait précisé qu’en survolant la rivière, ils n’auraient pu accéder au monde fantastique. Il avait mentionné un portail à traverser pour y parvenir. La jeune femme avait du mal à comprendre comment un paysage entier pouvait se fondre dans le sien sans qu’elle l’ait remarqué. Cependant, un détail la chagrinait davantage. Elle préféra se renseigner dessus, espérant avoir d’autres occasions plus tard de reparler du mystère de cet univers magique.

— Mais vous ne restez pas tout le temps cachés ici, dit-elle en désignant le campement, vous êtes venu me chercher avec…. elle hésita. Avec ce short ! cria-t-elle en pointant un doigt accusateur sur le vêtement de Tiny.

Toute la tablée éclata de rire.

— Tu n’as dwi été capable de me voir que grâce à ça, révéla Tiny en sortant quelque chose de sa poche.

C’était un tas de papiers fripés. Il les déplia et les frappa de la main sur le bois, faisant vibrer les plats de nourriture. Le silence revint.

— Je ne comprends pas, avoua la jeune femme en regardant en direction de ses dessins à moitié cachés sous la patte luisante de l’animal.
— Tu possèdes un don particulier, murmura le Prince depuis l’entrée du chapiteau.

Il s’avança vers elle et s’accroupit à ses côtés. Cette information étant trop difficile à intégrer pour l’instant, Megumi décida de garder ce sujet pour plus tard. Faisant comme si elle n’avait rien entendu, elle détourna les yeux.

— Si vous aviez besoin de vous cacher, c’est que vous n’êtes pas invisibles, décréta-t-elle en fixant l’amphibien.

Le Prince se releva, comprenant qu’ils parleraient de la prophétie à un autre moment. Il reprit sa place sur le banc et dit :

— En effet. Mais le fait de nous réunir nous a rendus plus forts, nous avons découvert plusieurs aspects de la magie dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Nous avons acquis de nouveaux pouvoirs.
— Alors avant vous ne pouviez pas disparaître, résuma Megumi.
— Les animilis ne le dwi pouvaient pas encore. Il a fallu nous allier et apprendre à dwi utiliser les dons que les humanilis partageaient avec nous. Et maintenant, nous le dwi pouvons ! C’est comme ça que j’ai pu naviguer entre les Monts Enchantés et ta dwi maison durant toutes ces années, ajouta la créature.

Megumi resta bouche bée. Une communauté magique existait et elle n’en savait rien. Elle réalisa soudain ce que Tiny venait de dire.

— Attendez ! s’exclama-t-elle, affolée.
— Tu n’es pas encore prête pour ça, lui assura le Prince en désignant les dessins posés sur la table.

Convaincue que ce devait en effet être le cas, la jeune femme changea une nouvelle fois de sujet.

— Où est Zachaël ? demanda-t-elle innocemment en regardant l’entrée de la tente.

Elle pensait voir surgir un autre bel homme respecté de tous.

— Il est… parti, répondit tristement Nathaniel.
— Dwi mort, précisa Tiny.

4 : Les Monts Enchantés de Zachaël

Megumi fut tellement surprise par cette nouvelle qu’elle resta sans voix. Maintenant qu’elle y réfléchissait, Zachaël devait être très vieux pour avoir fondé cette communauté magique un siècle auparavant. Pourtant, Tiny, Nathaniel et l’humanilis blond en parlaient comme s’ils avaient vécu à son époque. Megumi essaya de rembobiner le cours de ses pensées pour recoller tous les morceaux. Nathaniel et ses compagnons avaient donc plus de cent ans chacun ! La jeune femme dévisagea le Prince avec ahurissement. Il n’avait pas une ride. Elle avait cru, la première fois qu’elle l’avait vu, qu’il devait avoir à peu près le même âge qu’elle.

Encore sous le choc, elle déglutit. Si Nathaniel et Tiny vivaient toujours au bout de tout ce temps avec un physique intact, alors il n’y avait qu’une seule explication possible : ils ne vieillissaient plus. Toutes les créatures magiques devaient subir un phénomène similaire. Megumi se jura de poser la question à ses compagnons dès que l’occasion se présenterait à elle. Pour le moment, elle était perturbée par la révélation qui venait de lui être faite.

— Comment Zachaël est-il mort ?

Sa voix était revenue, quoique légèrement brisée.

— Le Prince Zachaël a été dwi tué.

Nathaniel n’avait jamais paru si malheureux. Lorsque Tiny prononça ces mots, une expression de souffrance traversa les traits de son visage. À la fois curieuse et choquée, Megumi attendait d’en savoir plus, la bouche entrouverte, quand l’humanilis se leva et lui fit un signe de la main.

— Allons marcher un peu, dit-il.

Les jambes de la jeune femme se tendirent précipitamment comme sous l’effet d’un ressort. Déposant sa pomme sur la table, elle le suivit. Ils quittèrent le chapiteau avec Tiny sur leurs talons, les bras chargés de bananes. Il avait replié et enfoui les dessins au fond de sa poche, ce qui formait une boule épaisse contre sa cuisse.

Ils revinrent vers la tente où Megumi avait passé la nuit, mais n’y pénétrèrent pas. Nathaniel la contourna tranquillement et s’arrêta au milieu d’une petite place, à côté d’un feu de bois qui crépitait bruyamment. L’herbe était aplatie à cet endroit. Plusieurs personnes avaient dû rester assises ici un bon moment. Le foyer formait le centre d’une ellipse qui s’étirait jusqu’aux habitations les plus proches. Le jeune homme pointa l’index vers l’horizon.

— Les Monts Enchantés de Zachaël s’étendent jusqu’au pied de ces montagnes, expliqua-t-il en désignant les sommets enneigés. En fait, ils sont délimités par le cours d’eau qui crée une boucle tout autour de nous.

Son bras balaya l’espace d’un cercle.

— De quelle rivière s’agit-il ? interrogea Megumi, septique.

Nathaniel s’accroupit auprès du feu et lui dit :

— Regarde…

Il commença à bouger les doigts en direction des flammes qui se transformèrent petit à petit.

Le tracé d’un chemin descendant des monts apparut, léché par les langues vives du brasier. Le sentier était séparé en deux par un énorme rocher, créant en son milieu une petite plaine déserte bordée de toute part. Les deux routes l’entourant se rejoignaient à l’extrémité de ce terrain pour en former une plus large qui continuait son avancée dans le paysage.

Megumi comprit alors que ce qu’elle avait pris pour une piste était en fait la rivière qui serpentait dans les montagnes au Nord de chez elle. Le rocher qui fendait son cours semblait taillé à la main et représentait une sorte d’arbre comme sur le dessin magique du Prince. Megumi réalisa que c’était le baobab qui apparaissait sur les capes et sur les tentes. C’était l’emblème des Monts Enchantés de Zachaël. Elle était passée près de cette roche lorsqu’elle avait traversé la rivière en compagnie de Tiny la veille.

— Comment est-ce possible ? demanda la jeune femme à Nathaniel qui lui tournait le dos.

Il regarda vers elle en silence. Il ne comprenait pas le sens de sa question. Son illustration continuait de flotter parmi les bannières de gaz orange et jaune qui ondulaient sous le souffle léger du vent. Megumi désigna de la main la plaine qui formait une presqu’île.

— Les Monts Enchantés ne peuvent pas se trouver là, assura-t-elle à ses deux acolytes. N’est-ce pas ? ajouta-t-elle, finalement hésitante en voyant l’expression de béatitude sur leurs visages.

Nathaniel s’empara d’une branche abandonnée sur le sol et l’enfonça dans le brasier, à l’endroit où reposait le gros rocher sculpté. Le bâton ne s’enflamma pas.

— L’accès que tu as emprunté avec Tiny est ici, lui expliqua-t-il en agitant la baguette de bois intacte. Lorsque tu l’as traversé, tu es entrée dans un autre monde, différent du tien, précisa-t-il. Je te disais tout à l’heure que c’est un lieu invisible pour les humains, sauf s’ils franchissent le portail en compagnie d’un être magique.

Megumi resta silencieuse. Elle fixait le dessin dansant dans le feu d’un air perplexe. Le Prince devina, en voyant son expression, qu’elle n’était pas convaincue.

— Tu ne comprends pas ? lui demanda-t-il gentiment.
— Si, répondit-elle précipitamment. Les Monts Enchantés sont une sorte de monde parallèle, ou quelque chose comme ça. Mais…. comment est-ce possible ? répéta-t-elle.
— Les lois dwi physiques de ton univers ne s’appliquent pas au nôtre, répliqua Tiny qui l’observait attentivement depuis un moment.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? insista la jeune femme, perdue.
— Ah d’accord ! s’exclama soudain Nathaniel qui venait de comprendre. Je vois ce qui te dérange. Tiny, tu es très perspicace, ajouta-t-il à l’attention de l’animilis qui inclina la tête.

Le Prince se redressa et revint vers Megumi en souriant. Son illustration se volatilisa en fumée derrière lui.

— Tu penses qu’il est impossible qu’un monde aussi vaste puisse occuper un espace si réduit, c’est ça ?

Megumi approuva en baissant les yeux. Elle se sentait stupide. L’explication de ce mystère paraissait évidente pour le jeune homme et pour Tiny alors que pour elle, tout cela semblait étrange. Elle se souvenait avoir traversé les bois pendant un long moment avant d’arriver au camp. Celui-ci étant déjà trop spacieux pour s’étendre sur la petite plaine présente au milieu de la rivière, il ne pouvait pas y avoir de forêt en plus.

— Eh bien, commença le Prince en cherchant ses mots pour être le plus clair possible. L’espace qui existe dans ton monde ne correspond pas à celui qui est disponible dans le nôtre.

Megumi ne dit rien. Il tira sur la mèche de cheveux étrangement rigide qui lui tombait devant le visage et se gratta le menton.

— En fait, résuma-t-il finalement, c’est comme si l’endroit s’agrandissait pour pouvoir contenir notre campement et les bois qui l’entourent.

Il sourit, tandis que Megumi fronçait les sourcils.

— Co…
— Comment ? l’interrompit Tiny. Pas de lois dwi physiques, répéta-t-il.
— C’est… magique, conclut Nathaniel en la fixant d’un air compatissant.
— Bien sûr…

Se sentant complètement idiote, Megumi frotta nerveusement son pied par terre en jouant avec un petit galet. C’est alors qu’elle remarqua qu’elle portait des ballerines beiges fourrées. Elles étaient si confortables qu’elle croyait qu’elle avait les pieds nus. Maintenant qu’elle y pensait, elle aurait sûrement gelée si elle s’était baladée dehors sans chaussures. Elle ne se rappelait même pas les avoir enfilées avant de quitter la tente une heure plus tôt. Curieuse, elle s’accroupit et passa un doigt ferme sur le pelage roux qui dépassait de la languette.

— Elles te plaisent ? lui demanda Nathaniel, debout à côté d’elle.
— La magie hein… lui répondit Megumi en examinant ses pieds.

Le Prince et l’animilis échangèrent un regard puis sourirent.

— Elles sont superbes, annonça finalement Megumi en se relevant.
— Cela dit, il faut une très grande puissance pour réaliser une telle prouesse, expliqua Nathaniel, ravi.
— Pour faire quoi ? Me mettre des souliers sans que je m’en aperçoive ?

Les iris colorés de Tiny disparurent derrière ses paupières tandis qu’il soupirait.

— Non, dit le jeune homme, incertain de devoir fournir une réponse à cette question.
— Je plai-san-tais, le rassura Megumi en insistant sur chaque syllabe.

Elle éclata de rire en voyant les expressions ahuries de ses compagnons et continua :

— Alors, parlez-moi de la communauté magique.

Soulagé, Nathaniel expira longuement tandis que Tiny faisait un petit bond vers Megumi. Il se laissa tomber sur le sol et étendit ses pattes orange devant lui. Megumi l’imita, s’asseyant en tailleur. Elle dut tirer sur le tissu de son pantalon trop grand pour plier correctement les genoux. Elle appuya ses coudes dessus et attendit. Le Prince les observa un moment tous les deux puis retourna vers le feu. Leur tournant le dos, il déclara :

— Aujourd’hui, nous sommes en lieux sûrs uniquement ici. En dehors du village, nous sommes tous en danger…
— Le camquement est dwi protéché par de très puichants enchantements comme che te l’ai décha echpliqué. La Chorchière dwi maléfipe ne maîtrise pas ches protections, dit Tiny, la bouche pleine de bananes.

Il avala bruyamment et ajouta en articulant :

— Elle n’a pas les mêmes dwi forces que nous. Tous les dwi magiciens à ses côtés ne la servent pas par loyauté, mais par intérêt ou par peur.

Megumi leva les sourcils en signe d’incompréhension.

— Elle est dwi seule. Elle n’a dwi pas d’amis. Personne ne compte à ses dwi yeux, précisa l’animilis.

La jeune femme ne se sentit pas plus éclairée pour autant.

— C’est notre union au sein de cette communauté qui nous procure suffisamment de pouvoirs pour nous protéger, lui rappela Nathaniel, le regard perdu dans les flammes.
— D’accord. C’est donc pour ça qu’elle ne peut pas trouver votre village, résuma Megumi en hochant la tête.
— Pas seulement… répondit Nathaniel.

Il garda le silence un moment puis ajouta, toujours en détournant les yeux :

— Laisse-moi te raconter les cheminements du Prince Zachaël et de la Sorcière maléfique.

Megumi attendit. L’humanilis, surpris de ne pas obtenir d’approbation, se retourna brusquement vers elle et lui dit :

— Si tu es d’accord bien sûr !
— Oui, répondit la jeune femme sur un ton d’excuses.

Nathaniel s’orienta de nouveau vers le feu avant de commencer son histoire.

— Lorsqu’il a fondé notre village, le Prince Zachaël pensait que nous étions vraiment chanceux de réunir autant de créatures différentes dans notre communauté, lui expliqua-t-il. Il voulait offrir une opportunité d’apprendre et de vivre avec nous à quiconque la demandait.

Megumi était absorbée par son récit. Il lui avoua que c’était dans cet état d’esprit que Zachaël avait eu l’idée de former des élèves à la pratique de la magie. Il souhaitait pouvoir aider les jeunes animilis et humanilis à maîtriser leurs capacités. Il espérait ainsi découvrir de nouveaux pouvoirs grâce à la multitude de talents que toutes ces recrues possédaient. Il était parvenu au fil du temps à instaurer une certaine stabilité au sein de cette famille.

Le mélange des compétences avait été une parfaite réussite, comme l’avait déjà révélé Tiny un moment plus tôt, durant le petit déjeuner. Les créatures réunies avaient constaté qu’elles détenaient une puissance extraordinaire qui leur permettait de mieux se cacher des humains. Tiny expliqua à Megumi que c’était à partir de cet instant que les animilis pouvaient devenir invisibles. C’était également grâce à cette découverte qu’ils avaient pu agrandir l’espace où ils vivaient.

Ils étaient en effet de plus en plus nombreux et manquaient de place. Zachaël avait étendu les limites des Monts Enchantés jusqu’au pied des montagnes et avait installé le portail magique. Tiny précisa à la jeune femme que personne n’avait compris la nécessité de cette entrée si spéciale.

Nathaniel profita de cette interruption pour remettre une bûche sur le feu. Il resta accroupi un moment, les flammes montantes lui brûlant presque le visage. Il finit par s’asseoir sur l’herbe, à demi tourné vers son auditoire, perdu dans ses pensées. Megumi eut le sentiment qu’il connaissait la raison qui avait poussé Zachaël à créer ce passage. Elle désirait en savoir plus.

— Est-ce que ce n’était pas pour garder un contact avec nous ? interrogea-t-elle.
— Nous pouvons dwi entrer dans les Monts Enchantés sans traverser le portail, l’informa Tiny. Seuls les dwi humains en ont besoin. On ne voyait pas pourquoi ils auraient voulu dwi venir chez nous puisqu’ils avaient peur de nous !

Megumi remarqua que Nathaniel détournait le regard.

— Mais c’est dwi utile finalement, pas vrai ? ajouta l’amphibien en frappant sur la jambe de Megumi.

Elle tourna la tête vers lui. Il souriait à pleine bouche, découvrant ses petites dents. Nathaniel demeurant silencieux, l’animilis finit par reprendre son sérieux. Il se racla la gorge et dit :

— Le Prince Nathaniel et dwi moi étions des apprentis du Prince Zachaël.
— Et nous n’étions pas les seuls, rétorqua l’humanilis.

Alertée par son ton sec, Megumi le regarda. Il avait l’air amer désormais. Se sentant observé, il plongea les yeux au fond du brasier pour continuer son discours.

Il raconta à la jeune femme qu’un de leurs confrères du nom de Galaël avait suivi l’enseignement de Zachaël avec eux. Il était arrivé au campement depuis seulement trois ou quatre ans lorsqu’il avait commencé à montrer son goût prononcé pour le pouvoir. Il en voulait toujours plus.

Au bout de quelques années, Galaël avait fini par assassiner le Prince Zachaël, désirant prendre sa place à la tête de la communauté. Il imposa ses règles en peu de temps. Tout le monde était terrorisé par sa puissance. Un petit groupe de villageois s’était opposé à lui, mais il en avait exterminé la plupart. Il pratiquait des expériences magiques sur des animilis qu’il torturait pour essayer d’augmenter sa force en inventant de nouveaux pouvoirs. Ces pauvres créatures avaient trop peur pour se révolter.

Nathaniel expliqua à Megumi qu’à l’époque, il était le chef des résistants au règne de Galaël. Il avait été l’élève le plus discipliné et le plus brillant du Prince Zachaël. Lui et ses soldats faisaient tout pour délivrer les esclaves et les rallier à leur cause afin d’être plus nombreux et d’écraser Galaël.

Enrôlé chez les révolutionnaires, Tiny possédait un radar mental lui permettant de détecter les facultés magiques au moment de leur utilisation.

— C’est avec ça que je t’ai dwi repérée il y a onze ans, lança l’animilis à Megumi en se tapotant la tempe avec un doigt. Sinon nous n’aurions jamais dwi vu ta prophétie.

La jeune femme écarquilla les yeux.

— Gardons cela pour plus tard veux-tu, l’interrompit le Prince, soucieux de préserver Megumi.

Elle se tourna vers lui, affolée, et se sentit apaisée lorsqu’elle croisa son regard. Il hocha presque imperceptiblement la tête puis poursuivit son histoire.

L’aptitude mentale extraordinaire de Tiny lui avait permis de détecter la présence d’un magicien chez les humains, dans un village situé à une cinquantaine de kilomètres au Sud des Monts Enchantés, plusieurs décennies avant qu’il ne trouve Megumi. Nathaniel l’avait donc envoyé en mission pour savoir s’il s’agissait d’un allié ou d’un ennemi. L’amphibien raconta à Megumi qu’il était revenu quatre jours plus tard avec une fillette de neuf ans dotée d’un don exceptionnel. Lorsqu’il l’avait vue, il avait décidé de la ramener au campement pour en apprendre plus sur ses capacités. Et Nathaniel avait tout de suite compris pourquoi elle possédait des pouvoirs magiques. Le Prince Zachaël avait confié au jeune homme, plusieurs années avant la venue de l’enfant, qu’il avait fait une rencontre pendant son séjour parmi les humains.

— Il n’y a pas de femelles chez les humanilis, dit-il timidement à Megumi en rosissant.

Complètement retournée par cette nouvelle, elle fit mine de ne pas être affectée et lui demanda :

— Alors il a fait la connaissance d’une femme… hésita-t-elle. De mon espèce ?

Il acquiesça et lui dévoila que Zachaël avait fréquenté cette personne pendant des années et qu’il en était très amoureux.

— J’ai compris tout de suite qui était cette fillette, confessa Nathaniel. Elle avait les mêmes yeux noisette que le Prince Zachaël, et ses cheveux bouclés brillaient au soleil comme les champs de blé. Elle ressemblait à son père.
— Et elle portait la dwi bague !

L’humanilis se tourna vers le batracien, l’air grave, puis hocha la tête.

— Le Prince Zachaël avait tout prévu, ajouta-t-il. Nagisa possédait la pierre de jade.

Megumi commençait à se perdre dans toutes ces informations. Nagisa était la fille de Zachaël et d’une humaine. Elle détenait un bijou doté d’une pierre précieuse apparemment très importante.

L’arrière-grand-mère de Megumi s’appelait également Nagisa, et elle avait transmis une telle bague à sa grand-mère. Elle-même avait reçu des instructions précises. Elle devait la léguer à son propre enfant et lui dire d’en faire autant le moment venu. Megumi avait finalement hérité de cet objet qui semblait être la clef du mystère.

— Tu commences à comprendre, constata Nathaniel.

La jeune femme avait le visage figé dans une expression hébétée. Elle s’en aperçut quand sa mâchoire pendante devint douloureuse. Elle se ressaisit. Elle avait beaucoup de questions à poser, mais elle voulait entendre la suite de l’histoire.

— Que s’est-il passé après ? insista-t-elle, les dents serrées cette fois.

L’homme continua son récit. Il lui apprit que pendant que lui et Tiny s’étaient occupés de Nagisa, Galaël avait gagné en puissance. Il leur avait fallu des mois pour comprendre les dons de la fillette. Elle dessinait d’une manière étrange, comme lorsque Tiny l’avait trouvée. Elle était comme possédée. Elle laissait glisser le crayon sur le papier inconsciemment.

Elle avait d’abord représenté Galaël et ses serviteurs puis l’armée de Nathaniel. Cette image les avait informés que leurs ennemis étaient plus nombreux que ce qu’ils pensaient. Nathaniel avait aussi compris, grâce à ces croquis, que ce serait à la fillette d’affronter Galaël en utilisant la pierre de jade offerte par son père.

Il révéla à Megumi que c’était en effet ce qu’il avait fini par se produire. Megumi plaqua une main contre sa bouche. Elle venait de réaliser que son arrière-grand-mère possédait un don extraordinaire. Elle dessinait des prophéties. Elle était également impressionnée par le fait que Nagisa avait dû se battre contre un puissant magicien alors qu’elle n’était qu’une enfant. Elle avait prédit que Galaël serait plus fort, et pourtant elle n’avait pas eu peur de le combattre.

Megumi leva les yeux vers le ciel pour essayer de s’apaiser. Elle vit que le soleil était déjà bien haut. Il était presque midi. La matinée avait filé trop vite. La jeune femme pensait à ses propres dessins, froissés au fond de la poche du short de Tiny. « Quel don étrange ! », songea-t-elle. C’est alors qu’elle réalisa que ni le Prince, ni Tiny ne lui avaient révélé la fin de l’histoire. Megumi avait imaginé que Nagisa avait gagné puisqu’elle était là aujourd’hui. Si Galaël l’avait vaincue, Megumi ne serait jamais venue au monde et ses deux compagnons seraient probablement morts. Mais quelque chose clochait.

— Alors, que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-elle en regardant alternativement ses deux interlocuteurs.

Tiny soupira de nouveau, mais pas d’exaspération cette fois. Il était abattu.

— Galaël a dwi réussi à s’échapper.

Megumi ferma les yeux et se concentra très fort pour se rappeler ce que l’amphibien magique lui avait révélé la veille, dans la cuisine de ses parents.

Il lui avait dit qu’une sorcière était de retour. Elle avait donc déjà causé des problèmes à Nathaniel et à sa communauté par le passé. Megumi rouvrit les paupières, terrorisée.

— Est-ce que Galaël… elle hésita. Qui est la Sorcière maléfique ? murmura-t-elle finalement en tremblant.

Après tout ce que ses compagnons venaient de lui raconter, Galaël paraissait vraiment effrayant. Megumi se rendit compte qu’elle avait très peur.

— Ses multiples expériences ont repoussé les limites de la magie que nous connaissions, lui répondit le Prince. Galaël a découvert de nouveaux pouvoirs en manipulant les facultés extraordinaires de différentes espèces. Grâce à cela, il a pu décupler sa force. Nous l’avons vu à l’œuvre lorsqu’il a anéanti une partie de notre peuple, nos amis… Il est devenu profondément mauvais.

La voix du jeune homme n’était plus qu’un murmure, perdu dans les faibles crépitements des braises. Megumi pensait avoir compris ce qu’il voulait lui dire, mais elle était trop perturbée pour pouvoir le prononcer. Ce fut Tiny qui brisa le silence :

— C’est Galaël la dwi Sorcière maléfique…
— Galaël n’existe plus, le coupa le Prince. Il a tout changé en lui afin qu’on ne le reconnaisse plus et qu’on oublie qui il était.

Megumi les écoutait, mais elle ne les entendait plus vraiment. Il y avait plus de quatre-vingts ans, son arrière-grand-mère avait essayé d’anéantir un être fantastique doté de puissants pouvoirs magiques, mais elle avait échoué. Aujourd’hui, cette personne avait décidé de revenir et Megumi allait de toute évidence devoir l’affronter à son tour.

La jeune femme détendit ses jambes et ramena ses genoux contre sa poitrine. Elle les serra de ses bras tremblants et appuya son front contre ses os anguleux. Elle ne pensait plus qu’une chose : « Nous sommes perdus ».

5 : Nagisa et la pierre de jade

Megumi se sentait nauséeuse. Elle avait l’impression d’être enveloppée de ténèbres noires et glaciales. L’herbe gelée sur laquelle elle était assise avait humidifié le dessous et le bas de son pantalon. Elle grelottait. Elle reprit conscience de la réalité quand le Prince posa délicatement ses doigts sur ses épaules. Elle cessa de trembler et releva la tête vers lui.

Il l’observait d’un regard compatissant, comme s’il savait ce qu’elle ressentait. Nathaniel recula d’un pas et lui proposa sa main pour l’aider à se mettre debout. Elle la saisit sans vraiment y penser et se laissa tirer vers le haut, un frisson incontrôlable parcourant tout son corps. Elle se retrouva nez à nez avec l’humanilis qui la dévisageait. Une fois de plus, ses joues prirent une teinte rosée. Gênée, elle se détourna de lui en toussotant.

— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il en tendant un bras hésitant vers elle.

Tiny, debout derrière la jeune femme, fit de grands signes à son ami pour lui faire comprendre de ne pas l’approcher davantage. Il abaissa alors la main.

— Oui très bien, mentit Megumi, les yeux fixés sur ses pieds.

Elle sentait le regard de ses compagnons sur son dos.

— C’est dwi normal que tu aies peur, la rassura l’animilis après un moment de silence.
— Je… commença-t-elle.

Elle ne savait pas quoi dire. Tiny avait raison, elle était terrorisée. Elle se posait également beaucoup de questions.

— Pourquoi Galaël utilise-t-il le titre de sorcière ? interrogea-t-elle avant de se rendre compte que des mots étaient finalement sortis de sa bouche sèche.
— Je n’en suis pas sûr, lui répondit Nathaniel. Une légende raconte qu’il y a très longtemps, il existait des humanilis femelles. Elles étaient extrêmement puissantes. En revêtant cette appellation, Galaël a fait resurgir les fantômes de ces créatures et la crainte qu’elles inspiraient. Je suppose qu’il souhaitait ainsi se donner plus d’importance.

Megumi acquiesça. Galaël était intelligent et sans scrupules.

— Mais si ce nom lui plaît, s’il se sent plus fort grâce à ça, pourquoi tout le monde l’utilise ? insista-t-elle.
— La plupart des gens qui ont connu Galaël sont morts de sa main. Les créatures magiques qui ont affaire à lui aujourd’hui ne savent pas qui il est vraiment, répondit Nathaniel. Elles ont peur. Elles pensent que la légende est fondée. Elles sont convaincues que Galaël est une sorcière comme celles des temps anciens.
— Mais vous, vous savez bien que non, s’indigna Megumi. Même s’il a changé et qu’il n’est plus votre compagnon.

Le Prince hocha la tête.

— On doit le démasquer ! s’exclama la jeune femme en agitant les mains. Il faut que tout le monde connaisse sa véritable identité ! Vous devez casser l’image de pouvoirs absolus sur laquelle il compte pour terroriser les gens.
— Nous faisons de notre mieux pour rassurer la communauté… commença Nathaniel.
— C’est faux, l’interrompit Megumi. Tiny lui-même a parlé de Sorcière maléfique quand il est venu me chercher !

L’animilis grogna avant de sourire timidement quand le Prince le dévisagea.

— Je ne parviens dwi plus à voir les traits de Galaël en lui, s’excusa-t-il en baissant la tête.
— Je comprends, répondit l’humanilis, je ne le reconnais pas non plus. Il m’arrive aussi de le désigner par ce titre. Mais Megumi a raison, nous devons convaincre les autres qu’il n’est qu’un magicien normal, comme nous. Nous devons briser sa crédibilité.

Le regard déterminé du jeune homme rappela douloureusement à Megumi qu’un combat allait bientôt avoir lieu. Elle devait absolument savoir ce qui s’était passé durant le précédent affrontement. Elle n’imaginait pas comment Nagisa avait pu s’en sortir alors que Galaël n’était pas mort. Et comment pouvait-il revenir, après tout ce temps, à l’apogée de sa puissance ?

— Parlez-moi de Nagisa, souffla Megumi. Comment s’y est-elle prise ?
— Elle a dwi utilisé la pierre de jade.

Les paroles de l’animilis résonnèrent dans l’esprit de Megumi comme le son d’une cloche.

— D’accord, répondit-elle au bout d’une seconde. Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire.

Sa voix se brisa. Elle connaissait le bijou pour l’avoir déjà porté, mais elle ne lui avait jamais rien trouvé de spécial. Comment pouvait-il vaincre une sorcière aussi puissante ?

— J’ai peur… ajouta-t-elle à l’adresse de Nathaniel.
— Le pouvoir qui fait fonctionner la pierre coule dans tes veines, la rassura-t-il. Et tu n’es pas seule, nous nous battrons tous à tes côtés.
— Mais à quoi sert cette bague ? Je ne sais pas quoi faire, je ne suis qu’une humaine… sanglota la jeune femme.

Tiny tira sur sa ceinture pour attirer son attention. Elle baissa la tête vers lui. Une fine larme roula sur sa joue et vint s’écraser sur le crâne découvert de l’animilis qui l’essuya d’un revers de la main.

— Mangeons, lui proposa-t-il en désignant un groupe de créatures chargées de plateaux qui se tenaient à l’écart. Tu te dwi sentiras mieux ensuite.
— Tu as parfaitement raison, décréta le Prince.

Il fit signe à leurs camarades de les rejoindre et revint vers le feu qui était presque éteint. Il attisa les quelques braises qui restaient pour le faire repartir et y ajouta une nouvelle bûche avant de s’installer par terre. Tiny s’assit auprès de lui, accompagné par trois oursons armés. Megumi reconnut les animaux qui les avaient escortés la veille.

Une grenouille s’approcha timidement de la jeune femme. Elle portait un pull-over identique à celui de Tiny et une jupe tricotée brodée de carreaux cramoisi et vert, recouverte d’un tablier similaire à ceux que Megumi avait aperçus plus tôt dans la matinée. L’animilis lui tendit une assiette avant de reculer rapidement. Elle semblait effrayée. Elle s’inclina brièvement devant le Prince et se précipita vers Tiny puis s’assit à ses côtés pour partager la corbeille qu’elle transportait avec lui.

Megumi n’avait pas faim. La peur qui l’envahissait lui nouait l’estomac. Elle abandonna son plat sur l’herbe avant de remarquer que tout le monde avait déjà entamé son repas. Les oursons mâchaient bruyamment de grosses pommes de terre fumantes et Tiny tenait une sorte de carotte dans une main et un énorme champignon dans l’autre. Il le croqua à pleines dents, faisant couler une étrange pâte turquoise sur ses doigts. Megumi sourit et finit par reprendre son assiette.

Elle la posa sur ses genoux et s’empara d’une boule rouge ressemblant à une tomate. S’attendant à mordre dans un fruit mou, elle s’amusa de forcer sur ses dents pour percer une fine coquille solide légèrement salée. L’intérieur, de couleur lavande, était liquide et gluant, et il avait un goût étonnamment doux. Elle en aspira le jus pour ne pas le laisser couler sur son menton. Son ami amphibien avait raison, la nourriture l’apaisait.


Megumi passa l’après-midi à ramasser du bois dans la forêt en compagnie du Prince, de Tiny et de quelques plantigrades. Le silence n’était brisé qu’occasionnellement par un animal sauvage qui se promenait par là ou par les rires étouffés des gardes du corps à chaque maladresse de la jeune femme. Elle avait fini par se dire que ces animilis devaient avoir une nature moqueuse, et elle n’en tenait plus rigueur.

Nathaniel était resté muet tout ce temps. Megumi craignait qu’il fût en colère à cause de son attitude du matin. Il devait être déçu qu’elle ait paniqué. Il s’attendait sûrement à ce qu’elle leur apporte une lueur d’espoir, mais elle ne leur donnait que des doutes supplémentaires. Elle décida de se confier à Tiny qui ne la lâchait pas d’une semelle. Si elle devait rester dans ces montagnes, il lui fallait un ami à qui parler.

— Euh, Tiny ?

Elle hésitait. Le batracien ramassait quelques branches à deux pas de là. Il grogna. Megumi décréta que ce devait être pour l’encourager à continuer. Elle lui demanda :

— Est-ce que le Prince est fâché contre moi ?

Intrigué, l’animal se redressa, les bras remplis de bûches. Il s’avança vers la charrette et y jeta son chargement avant de revenir vers la jeune femme.

— Je ne dwi crois pas, dit-il. Qu’est-ce qui te fait dwi penser ça ?

Devenu curieux, Tiny en oublia la tâche qu’il devait accomplir. Un ourson au pelage brun, posté à cinq mètres de lui, ramassa un morceau de bois et le lança sur la grenouille qui le reçut sur le crâne, projetant son Borsalino sur un tas de feuilles mortes.

— Hey oh ! hurla Tiny. Tu vas dwi voir ! le menaça-t-il en secouant son petit poing orangé dans les airs.

L’animal se retint de glousser quelques secondes. Ses joues se gonflèrent et ses yeux commencèrent à briller. Il ne put se contenir plus longtemps et éclata d’un rire guttural. Il se roula par terre en martelant le sol de ses grosses pattes velues. Un nuage de poussière s’éleva tout autour de lui tandis que les autres oursons joignaient leurs ricanements au sien.

Tiny n’en revenait pas. Il resta immobile, la bouche ouverte, brandissant le bâton qui avait failli l’assommer. Il finit par se relâcher puis s’esclaffa à son tour. Megumi se sentait mieux à présent. Elle s’amusa de ce spectacle en pensant que les animilis devaient posséder un don particulier pour détendre l’atmosphère. Tiny balança son morceau de bois dans la carriole, ramassa son chapeau et se tourna vers Megumi, le visage toujours fendu d’un sourire.

— Le Prince ne t’en dwi veut pas, la rassura-t-il en faisant tournoyer le Borsalino entre ses doigts. Il est juste très dwi concentré.
— Concentré ? s’étonna-t-elle en observant le jeune homme.

Elle s’aperçut en effet qu’il n’avait pas partagé l’hilarité générale.

— Il maintient les dwi enchantements.
— Oh les enchantements, répéta Megumi en regardant au-dessus de sa tête comme si elle allait y découvrir un champ magnétique.
— Nous avons dwi quitté le village, expliqua Tiny. Le Prince est en train de nous dwi camoufler, au cas où il y aurait des ennemis dans les parages.
— Je pensais que les oursons veillaient sur nous, confia la jeune femme d’une voix hésitante.

Les intéressés grimacèrent en s’entendant appeler ainsi et se renfrognèrent. Megumi leur jeta un regard d’excuses quand Tiny répondit :

— Oui, ce sont des dwi combattants.
— Est-ce que vous êtes hum… un soldat vous aussi ? demanda-t-elle à l’amphibien en espérant qu’il ne s’agissait pas d’une question insultante pour lui.

Elle avait remarqué qu’il ne portait pas d’arme. La peau luisante de l’animal changea subitement de couleur. Ses pommettes orangées virèrent au rouge, faisant ressortir les tâches vertes qui lui recouvraient le visage.

— Je ne voulais pas vous offenser ! ajouta précipitamment Megumi en agitant ses deux mains devant elle comme pour balayer ce qu’elle venait de dire.

Tiny se racla la gorge avant de répondre :

— Je suis le dwi conseiller du Prince.
— Oh vraiment ! s’exclama la jeune femme, rassurée. En quoi ça consiste ? insista-t-elle.
— Je l’aide à dwi prendre des décisions et à protéger le village. Ma mission en ce moment est de dwi veiller sur toi, lui révéla-t-il en enfonçant un long doigt boursouflé dans le ventre de Megumi.

Elle suffoqua une seconde sous l’effet de la surprise puis ajouta, impressionnée :

— L’autre soir, le Prince s’est amusé avec l’ours…

Elle s’arrêta brusquement en regardant tout autour d’elle. Les protecteurs, toujours occupés à ramasser le bois, tendaient l’oreille. Elle ravala difficilement sa salive et reprit :

— Je veux dire qu’il était dans la rivière avec le combattant qui pêchait la truite. Est-ce que pendant ce temps c’était vous qui mainteniez les enchantements magiques autour de nous ?
— En effet, répondit fièrement Tiny.

Megumi comprenait maintenant pourquoi l’animilis avait eu l’air si sérieux alors que tout le monde riait des acrobaties aquatiques de leur compagnon. Il devait se concentrer, tout comme le Prince en ce moment même.

— Vous devez vraiment être très puissant, le complimenta-t-elle.

Le crâne de l’amphibien devint entièrement rouge, faisant disparaître les taches difformes qui le recouvraient habituellement. Plusieurs oursons ricanèrent de nouveau, mais pas pour se moquer de Megumi cette fois. La jeune femme les regarda avec un sourire affectueux. Elle ne pouvait pas les imaginer affrontant Galaël.

— Y a-t-il un risque d’être attaqués ici ? demanda-t-elle à Tiny, inquiète.
— Les sbires de la dwi Sorcière… commença-t-il.

Il secoua la tête de gauche à droite et reprit en serrant le poing :

— Les sbires de Galaël ne dwi patrouillent pas encore trop dans le coin, mais on ne sait jamais.

Megumi tressaillit.

— Ne t’en fais pas, nous rentrons, lui dit le Prince en arrivant à côté d’elle.

Il déposa son bois sur le tas déjà important qui remplissait la charrette. Megumi remarqua une longue épée sous sa cape lorsqu’il se baissa pour attraper le brancard de la carriole qu’il tira derrière lui. Rassurée, elle jeta les quelques bûches qu’elle avait ramassées sur le chargement en mouvement et lui emboîta le pas.


Le temps s’était ennuagé et la soirée débuta sous une bruine froide. Tous les villageois étaient réunis sous le grand chapiteau où un feu gigantesque se consumait dans la cheminée. Megumi s’était émerveillée de voir le Prince effectuer des gestes complexes avec ses doigts vers l’âtre d’où avaient jailli des flammes bleues et jaune.

La jeune femme avait découvert de multiples variétés de végétilis. Son préféré, de forme ovale, avait une peau orange très épaisse qui entourait une chair violette pulpeuse parsemée de petits grains noirs. Il ressemblait à la tête de Tiny. Il avait un goût légèrement amer qui lui arrachait une grimace à chaque morceau. Elle ne pouvait pas l’empêcher, mais elle adorait cette saveur.

Après avoir suffisamment mangé, elle se pencha vers son ami amphibien qui avait encore la bouche débordante d’algues verdâtres. Elle s’interrogea vaguement sur sa capacité spectaculaire à engloutir autant de nourriture quand il la fixa d’un regard innocent, une tige du végétal pendant entre ses lèvres.

— Penses-tu que je peux lui parler ? lui demanda-t-elle en désignant le Prince du menton.

L’humanilis était assis de l’autre côté de la table. Tiny écarquilla les yeux et avala avec difficulté le contenu de sa bouche. Megumi crut voir une boule glisser dans sa gorge. Elle grimaça.

— Tu me dwi tutoies maintenant, coassa-t-il.
— Ah oui.

La jeune femme haussa les épaules. Elle ne s’en était pas aperçue.

— Ça va, souffla Tiny en se grattant bêtement la tête, l’air gêné.

Megumi sourit.

— Alors, insista-t-elle, je peux lui parler ?

Elle chuchotait à présent. Tiny regarda le Prince un moment sans rien dire. Il reprit enfin son chapeau posé à côté de lui et se leva, toutes les créatures attablées l’imitant aussitôt. Chacun se dirigea vers sa maison. Tiny, qui tenait la toile de la tente ouverte pour ses compagnons, sortit le dernier après avoir fait une sorte de clin d’œil à Megumi.

Le feu avait cessé de ronfler dans la cheminée. Nathaniel exposa les paumes de ses mains devant les braises rougeoyantes qui s’attisèrent, comme soufflées par le vent. Gênée de se retrouver seule avec lui et ne sachant pas quoi faire, Megumi se racla la gorge. Le Prince se retourna et regarda dans toute la pièce d’un air affolé. Il n’avait pas encore remarqué que tout le monde était parti. La jeune femme se laissa glisser sur le banc pour s’asseoir en face de lui.

— Euh… commença-t-elle, hésitante. Votre coiffure est étonnante.

Elle se mordit la langue. Ce détail de l’apparence de Nathaniel l’intriguait depuis un moment, et elle n’avait pas trouvé mieux comme sujet de conversation. L’humanilis fronça les sourcils, ne comprenant pas où elle voulait en venir.

— Eh bien, ajouta Megumi, vos cheveux sont…

Elle cherchait ses mots.

— Quel gel utilisez-vous ? lui demanda-t-elle subitement.
— Un gel ? l’interrogea Nathaniel, surpris.
— Oui, vous avez les cheveux très lisses et brillants. Ils ont l’air… collants, lâcha-t-elle en rougissant.

Elle ressentait une chaleur insupportable lui envahir le corps.

— Je ne fais rien pour ça, répondit brusquement le Prince.

Un silence oppressant s’installa entre eux tandis que Megumi se flagellait intérieurement. Elle se sentait plus qu’idiote. Nathaniel, perturbé, pivota une nouvelle fois vers le feu.

— Veux-tu que je te raconte ce qu’il s’est passé durant l’année 1933 ? demanda-t-il finalement à la jeune femme au moment où elle s’apprêtait à se lever.

Elle se laissa retomber sur le banc de bois. Elle ne pouvait voir que le dos de l’humanilis dont les omoplates saillantes se devinaient sous sa chemise légère. Megumi comprit que le Prince faisait allusion au combat de Nagisa contre la Sorcière. Soulagée qu’il ne lui tienne pas rigueur de sa curiosité mal placée, elle lui répondit qu’elle aimerait en effet entendre l’histoire.

Nathaniel se retourna vers la table sur laquelle il appuya ses coudes. Il croisa les doigts sous son menton et commença son récit.

— Te souviens-tu que la prophétie de Nagisa nous a révélé qu’elle devrait affronter Galaël avec la pierre de jade ?

Megumi se rappela plutôt la détresse qui l’avait envahie lorsqu’ils avaient abordé ce sujet le matin même. Les joues rosées, elle acquiesça.

— En réalité, continua le Prince, elle avait cette bague sur le croquis, et c’était le seul indice que nous avions. Elle portait toujours ce bijou en fait, alors cela ne voulait peut-être rien dire… Mais c’était une lueur d’espoir pour nous. Si elle n’avait pas eu de rôle à jouer, pourquoi aurait-elle figuré sur les dessins ? interrogea-t-il plus pour lui-même que pour la jeune femme qui l’écoutait. Nagisa a failli être tuée par un maléfice, mais elle l’a bizarrement évité, ajouta-t-il. Au départ, nous avons cru que c’était un coup de chance, que Galaël avait dû la rater à cause de notre riposte, mais c’est arrivé plus d’une fois.

Megumi ne cessait de se tortiller. Elle visualisait parfaitement la scène.

— Galaël avait eu connaissance de la prophétie, poursuivit Nathaniel. Il pensait que Nagisa représentait un danger pour lui. Il voulait s’en débarrasser le plus vite possible.
— Mais comment a-t-il su ? s’étonna Megumi, reléguant sa terreur au second plan.

Le Prince ferma ses yeux emplis de tristesse.

— Il a capturé et torturé nos camarades qui ont fini par tout lui révéler… Il imaginait donc que la fillette possédait un pouvoir pour l’anéantir. Tout comme nous d’ailleurs… Il l’a attaquée sans relâche.

Megumi était choquée. Son arrière-grand-mère avait dû surmonter un tel assaut. La jeune femme avait de plus en plus le sentiment de ne pas être à la hauteur. Elle ne se croyait pas assez forte.

— Que s’est-il passé ? souffla-t-elle.
— La pierre a réagi. Nous nous sommes rendu compte qu’un bouclier magique protégeait Nagisa, et il était généré par la bague. Nous ne l’avions pas remarqué tout de suite, car au départ il était invisible. Mais petit à petit, plus personne de notre camp n’était touché par les sortilèges ennemis. Nous étions tous postés de part et d’autre de Nagisa et la protection qui s’étendait devenait plus grande et plus résistante tout autour de nous. On l’a vue apparaître peu à peu grâce à sa teinte verdâtre. Une barrière de jadéite se dressait devant nos yeux, finit-il par dire, et elle était indestructible.

Megumi imagina un dôme encerclant l’armée du Prince.

— Plus le bouclier se solidifiait, et plus Galaël semblait s’affaiblir, poursuivit l’humanilis. Il était agenouillé derrière ce mur.

La jeune femme éclata soudain de rire. Nathaniel l’observa d’un air abasourdi.

— La protection se nourrissait de son pouvoir, articula-t-elle, ébahie.
— C’est exactement ce que je crois !

Megumi se mit à rayonner. La Sorcière avait été piégée par sa propre puissance. Un sentiment dérangeant traversa cependant son esprit en ébullition.

— Mais pourquoi Galaël est-il toujours en vie ? murmura-t-elle.

La lueur brillant dans les yeux du Prince disparut.

— Quand j’ai vu qu’il rampait, je me suis dit que c’était le moment ou jamais. J’ai pensé que si je jetais un sort, mon pouvoir serait lui aussi absorbé par la pierre, et j’avais raison. Le seul moyen était donc de le tuer avec une arme. J’ai couru vers Galaël, mon épée brandie, mais je me suis heurté au mur de protection. Il ne laissait rien entrer ni sortir. Galaël a alors compris que comme lui, on ne pouvait rien faire et il s’est enfui, vociféra-t-il. Ses sujets l’ont emmené.
— La Sorcière s’en est tirée, conclut la jeune femme.


Megumi s’apprêtait à se coucher. Assise au bord du lit, dans la tente magiquement chauffée, elle songea à ce que le Prince lui avait révélé au dîner. Il pensait qu’à l’époque du premier affrontement, il leur manquait un pouvoir pour gagner. S’il avait été capable de traverser le bouclier en jadéite, il aurait pu achever Galaël.

Nathaniel était persuadé que Megumi possédait un don particulier. Il avait étudié les propriétés de la pierre de jade et avait fini par comprendre que Zachaël avait créé cette bague dans le but de protéger sa fille. Il avait utilisé son sang pour y seller une très grande puissance et celui-ci coulait désormais dans les veines de Megumi. Nathaniel avait confié à la jeune femme qu’il était convaincu que le bijou agirait en conséquence, et il priait pour que cette fois, ils aient toutes les cartes en main.

Megumi, qui ne voyait pas du tout ce qu’elle avait de plus que Nagisa, paraissait perplexe, mais elle avait eu une idée. Elle voulait essayer de produire une prophétie qui leur indiquerait l’issue du combat. Nathaniel avait ruiné tous ses espoirs en une seconde. Le don de prévoir les événements futurs n’était, selon lui, pas contrôlable. Lorsque Nagisa avait réalisé ses dessins, elle était entrée dans une sorte de transe inconsciente.

Megumi elle-même ne se souvenait pas avoir déjà accompli cette tâche, mais elle était sûre qu’elle était capable de recommencer. Elle ne savait pas pourquoi, mais son instinct lui dictait d’emprunter cette voie. Elle se sentait plus confiante parce qu’elle avait comme l’intuition qu’elle réussirait et qu’elle serait en mesure d’aider à gagner le combat de cette manière. Après tout, Nagisa avait produit plusieurs dessins au cours de son séjour dans les Monts Enchantés de Zachaël. Il leur avait alors suffi de les mettre bout à bout.

La jeune femme était décidée à suivre les traces de son ancêtre. Nathaniel pensait que ce serait une perte de temps alors qu’ils devaient entraîner Megumi à la lutte et au maniement des armes. Elle avait déjà fait de la gymnastique à l’école, mais c’était loin d’être suffisant pour venir à bout d’un bataillon de magiciens sans scrupules. Le Prince lui avait fait promettre que quoiqu’il arrive, elle devait être courageuse et se montrer forte.


Désormais assise seule dans le noir, elle réfléchissait. Le hululement d’un oiseau nocturne la fit tressaillir. Elle eut soudain un déclic. Elle scruta la pièce du regard, mais n’y découvrit que les silhouettes sombres de meubles vides. Elle ne mettrait pas la main sur les objets dont elle avait besoin ici. Elle se leva, jeta sa cape sur son épaule et se dirigea vers la sortie de la tente. Elle se souvint alors qu’elle se trouvait au beau milieu de montagnes protégées par des enchantements magiques. Elle ne pourrait jamais quitter cet endroit toute seule.

Elle s’arrêta sur le seuil, une jambe suspendue en l’air, puis se ravisa. Elle abandonna son lourd vêtement sur la chaise de bois qu’elle avait découverte pour la première fois le matin même et s’y affala. Elle passa un long moment ainsi, mordillant nerveusement les ongles de son pouce et de son index.

— C’est ma dernière chance, décréta-t-elle soudain.

Elle se concentra sur l’image de celui qu’elle désirait voir, persuadée qu’il était aux aguets. Elle savait qu’il capterait son appel télépathique. Au bout de quelques minutes, elle entendit enfin le grognement qu’elle guettait. Son invité venait d’arriver.

6 : Escapade nocturne

Ils avaient déjà traversé la rivière quand Tiny brailla pour la sixième fois que le Prince ne lui pardonnerait jamais d’avoir emmené la jeune femme.

— Et si on dwi tombe sur la Sorcière maléfique ? coassa-t-il.

Megumi leva les yeux au ciel, exaspérée.

— Je l’aurai dessiné, le rassura-t-elle encore sur un ton blasé. Et puis, tu es très fort, non ? Enfin, pas suffisamment pour appeler Galaël par son vrai nom, souffla-t-elle pour enquiquiner son compagnon.

Contrairement à lui, elle ne pensait pas que la situation était critique. Personne ne semblait les suivre.

— Tu dwi dis n’importe quoi ! hurla la grenouille, vexée. Et tu te fies trop à ton dwi don !
— La prophétie a déjà fait ses preuves, cria Megumi. Ce que Nagisa avait dessiné est arrivé.
— Elle n’avait pas tout dwi prévu ! insista le batracien.
— Peut-être, admit la jeune femme. Mais on devait aller chercher la bague, n’est-ce pas ?

Tiny lui lança un regard noir.

— J’aurais dwi pu m’en charger sans toi, brailla-t-il en tapant du pied. Si j’avais dwi su que tu ne l’avais pas sur toi hier, je l’aurais récupérée avant de t’emmener voir le Prince.
— Pourquoi aurais-je porté cette bague ? interrogea Megumi, perplexe. Je suis restée enfermée dans ma chambre toute la journée à traîner dans la poussière.

Elle grimaça.

— De toute façon, il me faut absolument de quoi dessiner, et tu ne serais même pas capable de faire la différence entre un crayon et une paille, ironisa-t-elle.

Tiny fit claquer bruyamment sa langue sur son palais. Il était très en colère.

— Et j’ai besoin d’habits, ajouta Megumi sur un ton accusateur.

Elle s’amusait de le voir si furieux.

— Tu as déjà des dwi vêtements, s’agaça l’animilis.

Megumi baissa la tête et soupira. La tenue que le Prince lui avait prêtée était trop large pour elle.

— Ils ne sont pas de la bonne taille ! Et je n’ai pas de sous-vêtements de rechange, précisa-t-elle en boudant au moment où une brise souffla vers eux et s’infiltra sous son pantalon.

Tiny rougit et croisa les bras sur sa poitrine sans contester davantage. Ils continuèrent de longer le cours d’eau jusqu’à ce que Megumi perde patience.

— Tu es ridicule Tiny, s’écria-t-elle. On irait plus vite et on serait moins en danger si tu nous faisais voler.

Tiny se renfrogna encore plus.

— Ne dwi parle pas si fort, la prévint-elle en regardant tout autour.
— Qui est-ce qui râle depuis tout à l’heure ?

Megumi se remit à rire.

— Je ne dwi plaisante pas ! insista Tiny subitement sérieux.

Il lui tendit malgré tout son bras. La jeune femme, ravie de l’avoir enfin fait céder, se cramponna le plus possible.

Pour la deuxième fois de sa vie, Megumi se sentit comme arrachée du sol pour être propulsée dans les airs. Elle plana une quinzaine de minutes à travers les arbres et aperçut bientôt la ville.

— Que vont penser mes parents ? demanda-t-elle soudain lorsqu’ils eurent reposé les pieds par terre.
— Je me suis déjà dwi arrangé avec ça.
— Comment ça ? s’inquiéta la jeune femme.
— Ils croient que tu es dwi partie à Sapporo et que tu ne dwi rentreras pas tout de suite.
— Ah bon ?

Megumi avait l’air ahuri.

— Ils ne doivent pas te dwi voir cette nuit ! la prévint l’animal, un doigt menaçant se balançant sous son nez.

Elle acquiesça gravement et s’avança dans l’allée du jardin. Tiny se frappa le front et la rattrapa d’un bond.

— Tu dwi comptes rentrer par là ? demanda-t-il railleur.
— Euh…

Megumi se sentit stupide. Elle serait forcément repérée si elle traversait toute la maison. Elle ne savait pas comment faire. Les pupilles et les iris colorés de Tiny disparurent derrière ses paupières.

— On va dwi passer par la fenêtre de ta chambre, dit-il en pointant un doigt gluant vers le toit.
— Quoi ! s’écria Megumi, si fort qu’elle aurait pu réveiller tout le quartier.

Un chien aboya dans un jardin voisin. La jeune femme se tassa sur elle-même, la main plaquée sur sa bouche.

— Par la fenêtre ? couina-t-elle.
— Il faut dwi sauter.

Megumi se mit à rire nerveusement.

— Non, objecta-t-elle, tu n’as qu’à nous faire voler jusque-là haut. Mais comment allons-nous ouvrir le battant depuis l’extérieur ? ajouta-t-elle, perplexe.

Tiny s’éclaircit la gorge et gonfla la poitrine.

— Je ne dwi vole pas, rétorqua-t-il, je bondis. Et j’ai déjà dwi dématérialisé la vitre.
— Ça veut dire qu’elle a disparu ? demanda Megumi, nerveuse.
— Elle est dwi toujours présente, mais on peut dwi passer au travers maintenant.

Fier, l’animilis proposa son avant-bras à la jeune femme qui ravala difficilement sa salive. Elle balança la tête pour le refuser.

— Tu te dwi moques de moi ? cria Tiny entre ses dents serrées.
— C’est impossible, implora Megumi.

L’amphibien haussa les épaules.

— De quoi as-tu dwi besoin ? soupira-t-il finalement.

Megumi lui décrivit sa boîte de crayons et lui indiqua l’endroit où trouver des cahiers dans sa chambre. Elle lui expliqua que la bague était rangée dans son coffret à bijoux, sur le bureau. L’animilis hocha la tête. Lorsque la jeune femme le supplia de prendre des petites culottes et des soutiens-gorges dans la commode, il se racla la gorge et se gratta nerveusement le crâne en soulevant légèrement son chapeau.

— Ce sera dwi tout ? lui demanda-t-il sur un ton sarcastique.

Megumi acquiesça. Tiny claqua des doigts et se volatilisa.

Lorsqu’il réapparut deux minutes plus tard, Megumi n’avait pas bougé d’un millimètre. Elle se réanima quand il posa un sac à ses pieds.

— Tiny, murmura-t-elle comme s’ils étaient toujours en pleine conversation, tu veux dire que dans la forêt on ne volait pas ?
— Exactement, répondit l’animal, surpris.

Megumi n’en revenait pas. Elle hocha la tête plusieurs fois. Tiny lui remit les idées en place en frappant son baluchon contre ses tibias. La jeune femme sautilla en gémissant puis attrapa une bretelle de la besace qu’elle passa sur son épaule.

— Tu n’as pas bondi là ? insista-t-elle, sous le choc.

Tiny râla.

— Quand je suis dwi seul, je peux me téléporter. Nous n’avons pas de temps à dwi perdre, grogna-t-il en lui tendant un bras luisant.

La lumière des réverbères de la rue rendait la pellicule collante qui lui recouvrait la peau plus visible. Megumi se retint de grimacer.

Un oiseau proche poussa subitement un cri perçant dans la nuit. Megumi tourna la tête dans la direction de ce son pour apercevoir l’animal, mais elle ne vit rien. Elle allait répondre à Tiny qu’il n’était rien d’autre qu’un rabat-joie quand un craquement assourdissant les fit sursauter.

L’animilis se recroquevilla. Saisissant la main de la jeune femme, il bondit le plus haut possible, effrayé.

— Oh non, gémissait-il, dwi non, non, non.
— Quoi ? beugla Megumi, traînant dans le sillage de l’animal.

Le vent s’engouffra dans sa bouche, emplissant ses poumons d’air glacé. Elle suffoqua, la mâchoire déformée par le souffle oppressant. Son sac menaçait de tomber. Elle essaya de le rattraper et fit une pirouette, ses doigts glissant de ceux de la grenouille. Seules leurs dernières phalanges étaient encore reliées quand la jeune femme écarquilla les yeux de terreur. Elle venait de comprendre que son ami ne tiendrait plus longtemps. Tiny la regarda fixement et lui dit :

— La bague est dans tes dwi affaires, mets-la !

Il la lâcha volontairement et enfouit sa main dans la poche de son short et en ressortit quelque chose de très petit qu’il secoua nerveusement. Megumi vit une lueur argentée entre ses doigts.

— Je reviens avec de l’aide, hurla aussitôt Tiny avant de disparaître dans un nouveau claquement de phalanges, serrant ce mystérieux objet dans son autre patte.

Megumi se mit à crier. Elle se sentait ballottée dans les airs et avait perdu toute notion de direction. Elle devait être à une hauteur de cent mètres et elle tombait en chute libre.

Désormais cramponnée à sa besace, elle ferma les yeux. Elle aurait préféré transporter un parachute. Le vent glacial lui brûlait le visage et lui fouettait le corps tout entier. Elle était gelée. La broche qui maintenait sa cape en place l’étranglait à moitié, son étoffe étant aspirée derrière elle par la violence du souffle mordant.

Une de ses ballerines s’échappa de son pied et tournoya autour d’elle avant de disparaître dans la nuit. Megumi pria pour atterrir sur quelque chose de mou, mais sans grande conviction. Elle sentit soudain un long râle tiède sur sa peau et fut projetée plus loin dans les airs par une rafale produite par une sorte de battement d’ailes. Persuadée que rien ne pouvait être pire que de s’écraser dans les sapins, elle rouvrit les yeux.

Un gigantesque animal volait en cercles concentriques quelques mètres plus bas. Il semblait tenter de se stabiliser sous la jeune femme. D’abord effrayée, elle comprit vite qu’il n’était pas là pour la faire atterrir tout droit dans sa gueule. Megumi reconnut la monture que le Prince chevauchait sur son dessin.

La créature fantastique était dotée d’immenses ailes qui battaient son flanc pour maintenir sa position. Il planait en prenant de l’altitude pour recevoir Megumi sur son dos. Il l’observait de ses grands yeux noirs, humides à cause du vent, et qui brillaient dans la nuit.

Une seconde plus tard, Megumi atterrit violemment sur l’encolure squelettique de la bête qui chuta de plusieurs mètres sous le choc. La jeune femme rebondit et tenta de se redresser, sentant tous les os de son corps meurtri craquer à chaque mouvement. Elle glissait sur un plumage doux et soyeux qu’elle du saisir fermement pour ne pas tomber. L’animal poussa un cri de douleur horrifiant.

Megumi se hissa sur sa colonne et passa une jambe flageolante de chaque côté de ses côtes. Une fois assise, elle cala ses pieds entre ses épaules et l’articulation de ses ailes et serra les genoux contre ses flancs. Les plumes argentées de la créature, contrastant avec les poils foncés de ses pattes arrière, caressèrent la jeune femme en lui réchauffant la peau. Elle se pencha en avant et lui murmura :

— Merci.

L’animal poussa un nouveau cri strident qui se répercuta en échos dans les montagnes alentour. Cela ressemblait à un appel à l’aide. De nouveau affolée, Megumi scruta les environs. La nuit était trop sombre pour qu’elle distingue quoi que ce soit. Son compagnon perdait dangereusement de l’altitude. Sa chute brutale sur son dos l’avait affaibli. Paniquée, Megumi commença à s’agiter. Sa monture cambra brusquement l’échine.

La jeune femme finit par s’allonger sur son cou et tenta de rester immobile pour ne plus le blesser. Une décharge électrique fendit soudain les airs, frappant la créature volante par en dessous. Elle vacilla. Megumi se cramponna à une nouvelle touffe de plumes, la bête poussant un gémissement de douleur.

— Je suis désolée, s’excusa la passagère sur un ton suppliant.

Elle essaya de relâcher sa prise en se demandant pourquoi il n’y avait pas de selle ni de rênes comme sur le dessin. Elle tourna la tête pour voir quel écart la séparait du bas du dos de la créature et remarqua que celle-ci possédait une longue queue ébouriffée au bout de laquelle trois griffes fourchues se balançaient.

Effrayée à l’idée de ce qu’il lui serait arrivé si elle était tombée à cet endroit, Megumi regarda droit devant. L’animal avait des cornes lisses et pointues qui luisaient sous les faibles rayons de la lune. Malgré le pelage brun qui lui recouvrait le crâne et le menton, il ressemblait à un dragon.

Un nouvel éclair les obligea à plonger en piquet vers le sol. La jeune femme eut un haut-le-cœur quand la vitesse de leur chute augmenta. Elle avait le sentiment que son estomac flottait encore plusieurs mètres au-dessus de leurs têtes. Des flashs orangés et violés illuminèrent le ciel tel un feu d’artifice, comme si le jour de l’an était arrivé en avance.

Une douzaine de faucons noirs aux yeux flamboyants surgirent de l’obscurité et commencèrent à planer autour d’eux pour les attaquer de leurs serres aiguisées. L’un d’eux griffa Megumi à l’épaule, arrachant le tissu épais de sa cape et faisant jaillir quelques gouttes de son sang. Le dragon se mit à osciller pour semer les volatiles.

Plusieurs mètres plus bas, un homme regardait la scène depuis la terre ferme. Un troisième éclair lumineux apprit à Megumi que c’était lui qui les produisait. Il ne semblait pas viser les oiseaux. Soudain paralysée par la peur, la jeune femme réalisa qu’ils étaient encerclés d’ennemis.

En une seconde seulement, le dragon fonça vers le sol, percutant des branches qui s’arrachèrent sur son passage. Megumi s’aplatit le plus possible sur son dos, des feuilles et des épines lui tailladant la peau du visage et des bras. Les puissantes pattes de l’animal finirent par s’écraser sur la terre gelée de la forêt. Il dérapa sur plusieurs mètres en bousculant et en déracinant de jeunes sapins, ses longues griffes creusant une tranchée derrière lui.

Ses gigantesques ailes continuaient de battre, balayant les branches des conifères à chaque mouvement. Un son inquiétant résonna dans la nuit par-dessus le vacarme de leur chute. La bête souleva un membre alourdi en gémissant bruyamment. Une de ses serres, aussi blanche et dure qu’une défense d’éléphant, était plantée dans une motte boueuse. La créature avait percuté un rocher qui l’avait arrachée. Elle balança son doigt meurtri au-dessus du sol, projetant son sang noir sur la végétation alentour.

Megumi était toujours miraculeusement allongée sur le dos bosselé de son compagnon, les pieds coincés sous ses ailes. Elle sentait les os puissants de l’animal sous sa peau rugueuse. Ses omoplates anguleuses s’affaissèrent subitement et ils perdirent l’équilibre.

La jeune femme se souvint alors des paroles de Tiny. Paniquée, elle arracha la fermeture éclair de son sac et commença à retourner des cahiers et des vêtements avant de trouver ce qu’elle cherchait. Elle s’empara de la bague sertie d’une pierre et la passa autour de son index droit.

Des jets électriques sifflaient au-dessus de ses oreilles, déviés de leur trajectoire par les pattes massives du dragon qui les balayait. Se fiant complètement à son compagnon, Megumi examina brièvement le bijou dont le caillou anguleux était composé de plusieurs facettes lumineuses teintées de différentes nuances de vert. Son anneau doré, parfaitement adapté à la taille du doigt de la jeune femme, était tiède comparé à sa peau glacée. Megumi pensa que cette chaleur provenait de la magie. Elle s’attendait à voir la pierre étinceler subitement et à être éblouie, mais rien ne se produisit. Les volatiles continuaient de tournoyer autour d’eux et leur mystérieux attaquant leur fit soudain face.

Il était grand, et seul son visage albâtre était visible dans la nuit noire. Il portait une longue cape aussi sombre que les profondeurs de la forêt derrière lui. Sa peau paraissait presque inconsistante sous la lumière saccadée de la lune, masquée par d’épais nuages. En revanche, ses iris teintés d’une lueur bordeaux sanguinaire transperçaient l’obscurité. Il était effrayant.

Megumi sentait le mal émaner de son corps mince et élancé. Elle frissonna, ses yeux globuleux fixés sur son agresseur. Elle écarta légèrement ses lèvres qui semblaient hermétiquement fermées, poussant un hurlement muet. Sa gorge complètement sèche bloquait sa voix.

La main de son assaillant, grande ouverte au bout de son bras tendu, les menaça d’une nouvelle décharge. De gigantesques flammes prirent naissance entre ses doigts et s’expulsèrent vers Megumi qui se recroquevilla derrière la tête du dragon, s’attendant à recevoir le sortilège en plein visage. Mais rien ne se produisit. Le feu sembla se volatiliser avant d’atteindre la jeune femme et son acolyte. Avait-il mal visé ? Megumi en doutait. Elle était certaine d’être face à un humanilis qui agissait sur ordre de la Sorcière maléfique. Il devait être puissant.

L’attaquant poussa un cri de colère et frappa de nouveau. Son corps se tordit brusquement. Il tomba à genoux, ses rotules s’écrasant lourdement sur le sol compact. Il paraissait épuisé. Son sort avait disparu aussi subitement que le précédent. Megumi remarqua alors qu’une barrière légèrement teintée de vert se dressait entre eux.

Elle regarda instinctivement sa main et constata que l’anneau brillait autour de son index tremblant. Les différentes facettes du bijou scintillaient, projetant un voile de fumée colorée qui venait se greffer sur la pierre, constituant déjà le mur qui protégeait la jeune femme et le dragon.

L’attaquant, roulé en boule sur le sol, jeta un nouveau sortilège qui lui arracha une grimace de douleur. Megumi suivit l’éclair des yeux jusqu’au moment où elle le vit fondre sur la paroi verdâtre qui l’absorba et devint plus opaque. Les rayons rougeoyants du maléfice s’estompaient et se diluaient en glissant dessus.

Une fissure se créa au pied du bouclier, sur la terre durcie par le froid, qui se ramollit sous le choc, éclaboussant l’humanilis de boue. La protection continuait de se propager sous le sol. Les grands oiseaux tournaient toujours autour du dragon pour trouver une brèche, mais il n’y en avait aucune. Megumi se tordit le cou pour regarder derrière elle, la barrière magique les enveloppait complètement, semblable à un dôme. Les serres et les becs pointus des volatiles se fracassaient violemment sur le mur aussi solide que du diamant. Ceux-ci crachaient des éclairs violets, également aspirés par le bouclier. L’un de ces animaux se heurta brusquement à la paroi et glissa jusqu’au sol sur lequel il s’écrasa, inconscient ou mort.

Des cris retentirent un peu plus loin, étouffés par le souffle du vent et les rafales magiques qui continuaient de chuinter dans l’air. Le sorcier les perçut aussi. Affolé, il porta deux doigts à sa bouche et siffla. Les faucons, affaiblis par leurs efforts vains, descendirent droit sur lui. Celui qui était tombé ne bougea pas. Ils agrippèrent les pans de la cape de l’humanilis avec leurs serres amochées. Celui-ci claqua son pouce contre son index, les faisant disparaître dans un craquement sonore similaire à celui que Megumi avait entendu devant sa maison.

Cet attaquant avait dû suivre la jeune femme et Tiny jusqu’à chez elle. Elle s’en voulait d’avoir entraîné le batracien dans cette escapade nocturne et espérait vraiment que l’animilis n’avait rencontré personne de malveillant de son côté.

Courbaturée de la tête aux pieds, Megumi se laissa tomber sur le côté et atterrit sur le sol, son sac glissant à ses pieds. Elle se demandait si Tiny était sain et sauf lorsqu’elle tituba. Le dragon passa son aile sous le corps de la jeune femme pour la retenir. Au même moment, l’amphibien arriva en bondissant, suivi du Prince Nathaniel monté à cheval.

Une dizaine d’oursons leur emboîtaient le pas, brandissant leurs petites épées. Ils s’arrêtèrent tous devant le mur en jadéite désormais bien coloré. Tiny le tapota de ses longs doigts boursouflés qui s’enfoncèrent dans une texture gluante. Étonné, il retira rapidement sa main et se tourna vers le Prince qui descendit de cheval et avança précautionneusement vers le bouclier.

Sans dire un mot, il passa une jambe à travers la paroi verdâtre, la traversant comme s’il s’était agi de gel. Il entra sous le dôme en étirant difficilement son corps entier à l’intérieur de cette matière étrange. Une fois de l’autre côté, il secoua les bras, faisant gicler des gouttes de ce liquide visqueux tout autour de lui. Rassuré, Tiny bondit directement sur le mur qu’il franchit en une seconde. Il roula sur le sol, se cognant contre le dragon blessé. Il se releva et passa un doigt ferme sur son poignet en grimaçant.

— Dwi beurk, dit-il en agitant sa patte engluée.

Nathaniel se précipita vers Megumi, toujours avachie sur l’aile de son compagnon, et glissa ses mains sous ses aisselles pour la redresser. Sa peau était collante à cause de la texture de la barrière magique et ses cheveux étaient plus lisses que jamais.

— Es-tu blessée ? s’inquiéta-t-il en la dévisageant.

Megumi fit « non » de la tête, incapable de parler. Le Prince contempla un moment son visage tailladé et son bras ensanglanté, puis se tourna vers la créature volante.

— Tu as été fabuleux Bulstrod, lui dit-il en caressant une de ses ailes ébouriffées.

Megumi regarda également l’animal. Des épines de plusieurs centimètres de longueur étaient enfoncées sur ses épaules massives et sur son museau humide. Quelques-unes de ses plumes étaient froissées ou retournées dans le mauvais sens. Son doigt atrophié continuait de saigner et l’une de ses cornes était ébréchée. La jeune femme le remercia une nouvelle fois en passant sa main glacée sur l’une de ses plaies. Bulstrod ferma les yeux.

— Nous vous soignerons une fois que nous serons rentrés au village, la rassura le Prince.

Megumi se demandait comment l’animal volant avait fait pour la trouver si vite quand Tiny agrippa sa patte blessée et lui dit :

— Très réactif mon dwi vieux !

Megumi comprit alors que c’était l’amphibien qui avait dû appeler la créature à sa rescousse. Elle supposa que le cri que la bête ailée avait poussé ensuite avait dû servir à localiser leur position pour que l’humanilis et ses combattants les retrouvent.

Bulstrod s’inclina et avança de quelques pas, ses griffes raclant à nouveau le sol. Megumi ne tituba pas lorsqu’il se retira, car Nathaniel la maintenait debout. Quatre oursons qui avaient également traversé la paroi grimpèrent sur le dos de l’animal, leurs pelages humides aplatis sur leurs peaux. Ils avaient rengainé leurs armes. Le dragon secoua ses ailes pour s’envoler, mais il percuta le mur de jadéite au-dessus de leurs têtes. Ses passagers se ratatinèrent pour ne pas être assommés.

Surprise, Megumi tira sur la bague, pensant ainsi faire disparaître le bouclier magique. Le bijou ne bougea pas d’un millimètre. La jeune femme examina l’anneau doré qui fumait. Il semblait s’être resserré. La pierre ne brillait plus, mais elle était brûlante.

— Je n’arrive pas à l’enlever, gémit-elle en se tordant l’index.

Tiny bondit jusqu’à elle et agrippa violemment son doigt, arrachant une grimace de douleur à sa propriétaire. L’animilis tomba en arrière sans que la bague ait bougé. Megumi, gênée, cracha sur ses phalanges pour l’humidifier avec sa salive. Elle essaya de tourner l’anneau, mais il n’y avait rien à faire.

Les oursons glissèrent du dos de Bulstrod, amortissant leur descente sur leurs gros coussinets. Ils se précipitèrent vers le mur de pierre qu’ils commencèrent à frapper à l’aide de leurs épées. L’un d’eux cogna si fort que les vibrations du choc lui parcoururent tout le corps, le faisant trembler de la tête aux pieds. Le bouclier était incassable.

— On ne peut pas sortir ! s’exclama l’animilis aux poils bruns qui frictionnait ses membres pour dissiper ses frissons.

Tous les occupants du dôme magique se dévisagèrent en silence. Les six oursons restés à l’extérieur soupirèrent en se dispersant tout autour de la paroi verdâtre pour monter la garde.


Deux heures plus tard, Megumi, à moitié assoupie, sentit l’anneau se dilater autour de sa peau. Sans hésiter, elle tira dessus. Une brûlure circulaire demeura visible sous le bijou, parsemée de petites cloques douloureuses. La protection qui entourait la jeune femme et ses compagnons commença à se fissurer tandis qu’elle glissait la bague dans sa poche.

Après plusieurs dizaines de minutes, la jadéite se brisa et s’écrasa sur le sol tout autour d’eux. Tiny et le Prince se rapprochèrent de Megumi, assise par terre, et de Bulstrod au milieu du cercle pour éviter les morceaux tranchants qui tombaient. Les animilis postés à l’extérieur du dôme s’écartèrent rapidement. Quant aux oursons étendus sur le dos du dragon, ils se redressèrent au moment où leur monture se dégourdit les ailes. Ils s’étirèrent bruyamment avant d’agripper de petites touffes de plumes. La créature s’envola aussitôt au-dessus des arbres et disparut dans le ciel qui s’éclaircissait. Le jour commençait à se lever. Nathaniel expliqua à Megumi que Bulstrod allait surveiller le chemin du retour pour s’assurer que personne ne les attendait en embuscade dans la forêt.

Peinée pour le dragon qui devait être épuisé, la jeune femme se laissa soutenir par le Prince qui enroula son bras tremblant autour de son cou. Le liquide visqueux qui lui recouvrait la peau avait séché. L’humanilis l’aida à avancer vers le grand cheval dont la robe blanche étincelait dans l’aube. L’animal avait patienté tout ce temps de l’autre côté de la barrière infranchissable, broutant les quelques brins d’herbe dégelés par la chaleur magique qui s’en était dégagée.

Nathaniel installa Megumi sur son dos avant de grimper derrière elle. Ils galopèrent en direction de la rivière, Tiny et les oursons restants bondissant tout autour d’eux. Les petits combattants poilus se déplaçaient aussi vite que l’amphibien.

Il n’y avait pas de selle, et Megumi se sentait glisser sur l’encolure soyeuse du cheval sauvage au rythme de ses sabots qui martelaient le sol. Nathaniel la maintenait par la taille, la poignée de son épée s’enfonçant dans les côtes fêlées de la jeune femme. Elle ferma les yeux, laissant son corps reposer contre la poitrine du Prince dont le cœur battait la chamade. Elle l’entendit vaguement murmurer, mais elle ne comprit pas ce qu’il lui disait. La tête appuyée sur son épaule osseuse, elle perdit connaissance.


Lorsqu’elle se réveilla, Megumi était étendue sur le lit chaud de la tente qu’elle avait déjà habitée. Il faisait noir et la toile flottante filtrait la faible clarté de la lune. Elle avait sûrement dormi plusieurs jours. Elle s’assit doucement, une douleur traversant les muscles de son bras. Elle plaqua une main contre son épaule et sentit la chaleur d’une compresse qui recouvrait sa plaie. Elle se souvenait parfaitement de ce qui lui était arrivé, mais ne se rappelait pas avoir été soignée. Plusieurs autres pansements dissimulaient des griffes et des entailles sur ses poignets et un bandage lui entourait la taille. Elle se leva difficilement et remarqua qu’elle n’était pas seule quand un bras orangé et luisant l’empêcha de tomber.

— Oh, Tiny, je suis tellement désolée, s’excusa-t-elle. Tout est de ma faute !
— Non, souffla l’animilis, j’aurais dû dwi demander une escorte. Ils ont dû nous dwi repérer dès qu’on a quitté la forêt et nous ont suivis. Cela dit, je ne sais dwi pas comment ils ont fait, avoua-t-il. J’aurais dû les dwi sentir.
— Que veux-tu dire ? l’interrogea Megumi, perdue.

Elle voyait à peine son visage dans la pénombre, mais était sûre, à cause du son de sa voix, qu’il était désespéré.

— Je t’ai déjà dwi expliqué que je pouvais localiser les magiciens grâce à l’émanation de leur puissance.

Megumi se rappela que l’animilis lui avait avoué avoir usé de ce don pour la trouver quelques années plus tôt. Laissant ce détail de côté, elle acquiesça. Tiny ajouta :

— S’ils étaient dwi derrière nous, je les aurais perçus.
— Pas s’ils nous suivaient sans utiliser leurs pouvoirs, si ?
— Où veux-tu en dwi venir ?

Megumi réfléchit. Elle revivait la scène dans son esprit.

— Quand j’ai vu les faucons, finit-elle par répondre, j’ai cru qu’ils étaient normaux. Je ne pensais pas qu’ils étaient des animilis.

Tiny semblait perplexe.

— Ils volaient, c’est tout, précisa la jeune femme.

Tiny fit la moue.

— Je dwi comprends mieux. Les volatiles nous ont dwi filés et ils ont appelé l’humanilis qui t’a attaqué quand ils ont dwi remarqué que nous allions leur échapper. Sans lui, ils n’auraient pas réussi à nous dwi suivre si on avait bondi jusqu’à la rivière.
— L’oiseau ! s’exclama soudain Megumi. Il a crié au moment où on quittait la maison !

Tiny hocha la tête. Il se souvenait aussi avoir entendu le « kek-kek-kek » résonner dans la nuit.

— Quoi qu’il en soit, ils savent dwi tout maintenant. Et tu as dwi failli mourir, se lamenta l’animal. C’était dwi moins une. Heureusement que Bulstrod a dwi perçu mon appel.

Megumi comprit alors que c’était grâce à l’animilis que le dragon lui était venu en aide. Elle pensait que l’objet brillant que Tiny avait pris dans sa poche au moment de leur chute avait dû lui servir à appeler la bête.

Elle essaya de réconforter son ami grenouille tout en ajoutant cet élément à la liste mentale des interrogations à poser qu’elle avait mise en place depuis qu’elle était entrée dans ce monde fantastique. La jeune femme s’était rassise, incapable de tenir debout. Tiny s’installa à côté d’elle sur le lit.

— C’est dwi trop tard maintenant, gémit-il. Ils ont dwi découvert qu’une humaine possède à nouveau le pouvoir de bloquer leur magie et de les affaiblir.

Megumi réalisa avec effarement ce que cela signifiait. Leurs ennemis connaissaient désormais leur défense.

— Mais, hésita-t-elle, ils ne savent pas que c’est la bague, si ?
— Je ne dwi crois pas, répondit Tiny. Mais ils vont tout dwi faire pour t’éliminer maintenant. Ils investiront toute la forêt pour te dwi trouver.

Megumi déglutit, elle n’avait pas pensé à cela. Il était vrai que le temps que les soldats de Galaël ne l’avaient pas vue, elle ne courrait aucun danger. Mais en sortant cette nuit, elle avait signé son arrêt de mort. Elle se ressaisit vite cependant. Quelque chose l’inquiétait bien plus pour le moment.

— Et Nathaniel, murmura-t-elle, qu’a-t-il dit ?
— Il est dwi furieux, souffla Tiny. Il m’en dwi veut de ne pas avoir été plus prudent.
— Mais de toute façon, on devait récupérer la bague ! s’exclama Megumi, contrariée. Il est injuste.
— Il ne fallait dwi pas y aller seuls, rétorqua l’amphibien. Le Prince a eu dwi peur pour nous…

Ces paroles conclurent la discussion. Megumi était agacée que Nathaniel tienne Tiny pour responsable. Elle devait réparer son erreur. Certes, la Sorcière connaissant désormais son existence, elle voudrait certainement l’exterminer, mais le pouvoir de la pierre de jade était puissant, elle en était convaincue. Elle serait en sécurité le temps qu’elle aurait la bague.

Elle posa la main sur sa poche et sentit l’anneau du bijou sous ses doigts bandés. Elle ne s’en séparerait plus. Et maintenant qu’elle avait tout le matériel nécessaire, la jeune femme était déterminée à produire une nouvelle prophétie pour les aider. Même si le Prince Nathaniel ne croyait pas que c’était possible, elle allait se consacrer à cette tâche.

7 : La sorcière maléfique

Le samedi vingt-neuf décembre, paisible journée d’hiver, le soleil brillait sur une bonne partie du pays ralenti par le froid. Les arbres complètement nus du centre-ville vacillaient sous le souffle léger du vent. L’Empereur avait convoqué une conférence de presse devant son Palais. Vêtu d’un costume gris rayé, d’une chemise blanche étincelante et d’une cravate argentée, il informa le monde entier que le Japon allait envahir le Népal. Les journalistes furent extrêmement surpris par cette déclaration. Harcelé par de nombreuses questions sur sa décision, le chef de l’archipel expliqua aux médias qu’il voulait investir la chaîne de l’Himalaya pour y récupérer les richesses minérales qu’elle abritait.

À peine deux heures plus tard, le Népal ripostait en disant qu’il ne se laisserait pas faire. La guerre avait commencé. Assis dans son bureau, le dirigeant japonais accueillit la nouvelle avec bonne humeur, trinquant à la future victoire de son pays. Il souriait, ses lèvres pincées suspendues à quelques centimètres de son verre rempli d’un liquide ambré. Il huma son breuvage avec satisfaction avant d’en avaler une gorgée. Il fit clapoter sa langue sur son palais pendant cinq ou six secondes pour en savourer le goût.

L’éclairage tamisé de la pièce circulaire lui donnait une apparence plus âgée, les ombres projetées sur son visage doublant le nombre de ses rides. Malgré l’impression de bien-être qu’il dégageait, il paraissait épuisé.

Son conseiller, revêtant le chapeau noir qu’il ne quittait jamais, se délectait lui aussi de la situation. Ses mèches brunes cachaient les contours de sa figure, tombant jusque sur sa nuque. Il dissimulait son sourire satisfait derrière ce rempart. C’était la première fois depuis son arrivée au gouvernement plusieurs mois auparavant qu’il perdait l’air sérieux et imperturbable qui l’habitait ordinairement. Alors que son intense concentration s’était volatilisée, son vieil acolyte, entamant son quatrième verre de whisky, semblait troublé.

— Que… que fêtons-nous déjà ? balbutia-t-il.

Il dévisagea son conseiller avec des yeux flous comme s’il rencontrait des difficultés à le reconnaître.

— L’ascension de notre pouvoir, lui répondit l’autre d’une voix de velours.

Il releva la tête en repoussant une mèche de ses cheveux raides derrière son oreille étonnamment pointue. Ses prunelles furent subitement parcourues d’une lueur bordeaux démoniaque. L’expression de son interlocuteur changea alors brusquement, comme s’il reprenait conscience de ses actes. Cette vision l’avait terrorisé.

— Mais, qu’avons-nous fait ? s’exclama-t-il soudain en bondissant de son siège confortable, un doigt pointé sur le journal posé sur son bureau.

Il venait de réaliser l’ampleur de la situation en voyant le gros titre du jour :

LE JAPON DÉCLARE LA GUERRE AU NÉPAL

Le conseiller soupira avant de plonger son regard dans les yeux embués du vieil homme qui le fixait nerveusement. Ses iris étaient redevenus noirs et sa voix grave et profonde sembla soudain dédoublée par un écho écrasant lorsqu’il dit :

— Tu dois obéir aux ordres de la Sorcière ou ta famille mourra.

L’Empereur s’inclina subitement, comme si une immense main invisible appuyait sur son échine. Il tremblait de toute part. Son aspect troublé se volatilisa définitivement, faisant même disparaître la lueur de désespoir qui l’habitait quelques secondes plus tôt. Son dos se raidit, redressant son corps endolori. Il aurait voulu prendre une autre position pour ne pas souffrir ainsi, mais il ne pouvait plus bouger. Son cerveau ne réagissait plus. Son visage ridé finit par se figer, ses yeux inexpressifs fixant le mur devant lequel son conseiller se tenait. Il semblait regarder au travers. Il répondit alors d’une voix monocorde :

— Bien maître.


Pendant ce temps, à plusieurs centaines de kilomètres de là, dans les montagnes d’Hokkaido, Megumi trépignait d’impatience. Installée à la longue table en chêne massif, sous le chapiteau principal du campement, elle attendait que le Prince s’en aille. Des rubans colorés s’étalaient sur les parois tissées de la tente, représentant des serpentins lumineux au-dessus de leurs têtes. Les animilis avaient décoré les habitations pour fêter la nouvelle année.

Lorsque Nathaniel se leva enfin, la jeune femme croisa brièvement le regard pétillant de Tiny assis face à elle. Il commençait aussi à s’impatienter. Megumi fit mine de poursuivre son déjeuner végétarien jusqu’à ce que l’humanilis ait atteint la place du village. Elle plongea alors sous la table et fouilla un instant dans la besace craquée qu’elle avait coincée entre ses pieds. Il s’agissait du sac à dos que Tiny avait récupéré chez ses parents.

Elle refit surface, armée d’une boîte en métal et d’un cahier. Elle étala le carnet devant elle puis ouvrit le petit étui décoloré. Il contenait des crayons de papier de longueurs différentes. Certains avaient tellement été taillés qu’on en distinguait à peine le bois. Megumi s’empara de l’un d’eux. Il était doté d’une large pointe argentée. Elle passa son doigt dessus, l’appuyant sur sa peau et la frottant de gauche à droite pendant plusieurs secondes. Elle approcha ensuite sa main de son visage, plissant les yeux pour mieux examiner le bout de ses phalanges. Son annulaire était bariolé de gris foncé. Ravie d’avoir trouvé une mine suffisamment grasse, elle pointa l’outil sur une page vierge du cahier et attendit, le sourire aux lèvres.

Une dizaine de minutes plus tard, elle n’avait toujours pas bougé. Exaspéré, Tiny se leva de son banc et fit le tour de la table pour venir s’asseoir à côté d’elle. Il retira les longs cheveux roux qui traînaient sur la feuille pour voir son visage. Elle avait les yeux fermés et ses sourcils froncés traçaient de profonds sillons verticaux jusque sur son front. Elle paraissait extrêmement concentrée. L’amphibien toussa bruyamment pour se faire remarquer. La jeune femme souleva alors ses paupières qui lui semblaient trop lourdes. Elle les plissa comme si la lumière de l’endroit l’empêchait de les ouvrir en grand.

— Tu ne dwi dormais pas quand même ! s’écria Tiny, scandalisé.
— Non, non, bredouilla Megumi, je réfléchis.
— Bien sûr, railla l’animal, peu convaincu.

Après une minute de silence indigné, il dit :

— Tu devrais dwi peut-être dessiner n’importe quoi, pour voir.

La jeune femme approuva d’un signe de tête. Elle reposa la pointe de son crayon sur le papier et commença à tracer des cercles dans tous les sens. Elle esquissait les branches d’un arbre quand un ourson brun fit irruption dans la tente hors d’haleine. Ses poils étaient tout ébouriffés. Il se baissa en appuyant sur ses côtes et bredouilla :

— C’est te-terrible !
— Que se dwi passe-t-il Boursain ? interrogea Tiny en bondissant vers le nouveau venu.
— La Sorcière, souffla-t-il, elle contrôle les humains !

Tiny atterrit devant lui et le regarda longuement. Leurs visages reflétaient la même terreur. Megumi se leva brusquement. Son cahier glissa sur la table et la boîte métallique se renversa. Ses crayons roulèrent sur le bois lisse puis tombèrent à ses pieds. Oubliant qu’elle avait un sac entre les jambes, la jeune femme en souleva une pour la passer par-dessus le banc, mais elle s’écroula sur le sol dur. Son pied était coincé dans une sangle. Les mains et les genoux endoloris, elle se remit debout et se précipita tant bien que mal vers les deux animilis qui la regardaient, ahuris.

— Comment ça ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce qu’elle a fait ?

Megumi s’accroupit devant ses compagnons et posa ses paumes égratignées sur les épaules de Boursain.

— Elle manipule le dirigeant du pays, articula celui-ci, les poils cuivrés de sa figure frémissant au rythme de sa respiration. Elle a déclenché une guerre.

Megumi tomba à genoux, les bras ballottant sur les côtés.

— Une guerre, murmura-t-elle.

Elle était complètement choquée. Tiny fut le premier à se ressaisir.

— Comment sais-tu dwi ça Boursain ? demanda-t-il à l’ourson qui commençait à respirer plus calmement.

L’animal pivota vers lui et lui répondit :

— Un émissaire népalais vient d’arriver par l’ascenseur de feu. Il est avec le Prince Nathaniel sur la place. Yvaniel a déjà été envoyé en mission de reconnaissance à Tokyo pour vérifier, ajouta-t-il nerveusement. Il devrait nous confirmer la présence d’humanilis infiltrés au gouvernement.

Tiny hocha gravement la tête.

— Une guerre contre le dwi Népal ? s’étonna-t-il.
— Oui, valida le petit animal d’un air sinistre.

Tiny baissa la nuque un moment. Il finit par désigner Megumi du menton. Elle était toujours agenouillée, les épaules tombantes. L’amphibien et l’ourson essayèrent de la relever en se glissant sous ses bras pendants pour aller rejoindre le Prince. Elle se laissa faire puis tituba machinalement vers la sortie de la tente. Ses deux camarades restèrent à ses côtés, prêts à la rattraper à tout moment.

Megumi se dirigea vers le centre du village. Elle distingua trois silhouettes floues qui vacillaient au rythme des flammes se consumant au milieu de la place. La jeune femme avança un peu plus avec ses compagnons. Elle aperçut enfin le Prince Nathaniel qui discutait avec un autre homme et un animal de la taille de Boursain.

Cet humanilis était très grand et la couleur brune de sa peau luisait à la lueur du feu. Ses yeux noirs, soulignés de cernes violets, étaient ternes. Ils renforçaient son air abattu. Lorsqu’il vit Megumi, il lui sourit comme s’il la connaissait déjà. La jeune femme distingua alors un point rouge parfaitement circulaire sur son front. Elle ne l’avait pas aperçu tout de suite à cause de ses rides, dues à la contrariété qu’il éprouvait.

« Cet homme ressemble à un Indien », pensa-t-elle. Elle se souvint que selon Boursain, il était népalais. Elle savait que le Népal se situait dans les chaînes de l’Himalaya, juste au-dessus de l’Inde. Elle ne fut donc pas surprise de l’apparence de leur visiteur. Celui-ci avança d’un pas vers elle, se dégageant de la lueur aveuglante du feu. Il portait une longue tunique prune et une cape épaisse de la même couleur. Les broderies dorées de son vêtement scintillaient. Il tendit un bras vers Megumi en lui disant :

— Himal, enchanté.

Il s’inclina et embrassa la main légèrement blessée de la jeune femme qui mit une seconde à se rendre compte qu’il l’avait saisie. Sa peau était chaude et moite. Il avait l’air parfaitement humain. Pourtant, son crâne chauve dévoilait largement ses oreilles en bois. Megumi se pencha à son tour pour le saluer, une grimace de douleur déformant son sourire. L’humanilis se présenta également à Tiny et Boursain, puis il désigna l’animal timide à moitié caché derrière lui.

— Voici Bobi, dit-il. Il m’accompagne durant mes missions.

Bobi avança d’un pas mal assuré pour être visible de tous. Il ressemblait à la fois à un ourson et à un chien. Son pelage brun-roux rappelait celui de Boursain, bien que celui-ci semblait plus rêche. Bobi avait de grands yeux noirs très brillants.

Malgré sa timidité évidente, un sourire animé apparaissait sur sa petite frimousse. Son ventre était souligné par une ceinture de poils plus clairs. Il était armé d’un lance-pierres attaché à sa taille. Il fit un signe de la patte à Megumi et aux deux animilis présents à ses côtés. La jeune femme se rappela alors l’animal auquel ce nouveau venu lui faisait penser. Elle en avait vu seulement sur des images ou dans des documentaires qu’elle avait regardés à la télévision. Bobi ressemblait à un tanuki. Le visage de Tiny se fendit d’un large sourire lorsqu’il l’aperçut. L’amphibien s’avança vers lui et lui tendit la main.

— Allons dwi faire plus ample connaissance, lui proposa-t-il.

Bobi rit nerveusement en saisissant sa patte luisante. Tiny l’emmena alors un peu plus à l’écart. Boursain les suivit. Une petite queue balançait sur l’arrière-train du nouveau venu. Megumi les regarda s’éloigner, vaguement amusée. Puis elle se souvint que l’humanilis népalais pouvait sans doute répondre aux questions qu’elle se posait.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en s’adressant directement à lui.
— La Sorcière maléfique veut gouverner notre clan, l’informa-t-il. Elle utilise les humains pour arriver à ses fins.
— Je ne comprends pas, avoua la jeune femme.
— Ma communauté constitue le deuxième plus grand rassemblement de créatures magiques, après la vôtre, expliqua l’étranger en désignant le campement qui s’étendait autour d’eux. Si nos ennemis parviennent à dominer ces deux puissances, ils pourront conquérir tous les villages.
— Mais pourquoi impliquer l’autre monde ? insista Megumi. Et comment Galaël peut-il influencer l’Empereur ?

Les regards d’Himal et de Nathaniel se croisèrent brièvement.

— Galaël sait que nous protégerons les humains, répondit le Prince, il espère nous affaiblir lorsque nous serons occupés à leur porter secours. Il attend que nous nous concentrions sur la guerre pour capturer nos acolytes et voler nos pouvoirs.
— Comment a-t-il pu infiltrer notre gouvernement ? s’exclama la jeune femme, outrée.
— Eh bien, expliqua Nathaniel, il a probablement kidnappé un membre du parlement, ou la famille impériale. Je pense qu’il est plus simple de contrôler quelqu’un en faisant pression sur lui et en le menaçant. Galaël a utilisé sa puissance pour donner des ordres par l’intermédiaire de ses subordonnés. Avec de tels pouvoirs, l’Empereur ne peut pas résister, surtout si des innocents sont en danger.

Megumi parut bouleversée. Elle n’avait jamais imaginé que la magie pouvait être aussi mauvaise pour les humains.

Le silence qui s’était installé fut soudain rompu par un craquement assourdissant. Megumi avait déjà entendu ce son. C’était juste avant qu’elle ne se fasse attaquer par l’un des sbires de Galaël dans la forêt. Elle commença alors à paniquer. Pourtant, personne ne sembla affolé quand un humanilis apparut auprès du feu. Tiny et ses deux compagnons discutaient toujours à trois ou quatre mètres de là. Ils se retournèrent à peine pour le regarder. Le nouvel arrivant, grand et blond, s’inclina devant Nathaniel et dit d’un air sérieux :

— J’en ai compté trois parmi les conseillers du dirigeant et le Palais Impérial est assiégé par des dizaines d’animilis.

Megumi s’apaisa malgré les informations qu’elle venait d’entendre. Elle avait reconnu l’homme qui était apparu sous ses yeux, c’était celui qui avait taquiné Tiny la fois où la jeune femme avait avoué qu’il ressemblait à une grenouille. Elle comprit qu’il s’agissait d’Yvaniel, l’humanilis envoyé en repérage dont Boursain avait parlé quelques minutes plus tôt. Il venait faire son rapport.

Nathaniel avait raison. Les sujets de Galaël terrorisaient les proches de l’Empereur pour l’obliger à obéir. Galaël espérait que beaucoup de magiciens seraient tués durant l’affrontement entre les deux pays. Il pourrait alors s’emparer du pouvoir et diriger complètement la communauté magique mondiale. Il voulait contrôler toutes les créatures fantastiques et profiter de leurs dons.

Megumi n’arrivait pas imaginer comment quelqu’un pouvait avoir une telle soif de puissance. À quoi cela servirait-il de gouverner des peuples opprimés et à moitié éradiqués ? Mais Galaël était seul, il n’avait aucun proche. Il ne comprenait pas ce que signifiait le fait de se dévouer à quelqu’un que l’on aime.

Megumi observa discrètement Nathaniel. Il demeurait fort malgré la situation. Galaël pensait que ses adversaires étaient faibles à cause des sentiments qu’ils éprouvaient les uns envers les autres. Il était convaincu qu’ils se précipiteraient au combat pour épargner les humains au prix de leur vie ou de leur liberté. Megumi n’était pas d’accord. Elle était persuadée que la pierre de jade avait été créée par amour, et que c’était grâce à cela qu’elle était puissante. Elle ignorait jusqu’à quel point cette force pouvait s’étendre, mais elle était sûre qu’elle ne serait pas seule à en bénéficier. Lorsque la bague appartenait à Nagisa, elle avait été capable de fournir une protection à toute son armée. Megumi espérait pouvoir défendre encore plus de monde. La vie de leurs alliés était désormais entre ses mains.


Au Nord, à une quinzaine de kilomètres de la côte, des éclairs foudroyants déchiraient le ciel nuageux. Une petite île arrondie de la mer d’Okhotsk s’illumina de teintes rouges et verdâtres. Des centaines de créatures fantastiques étaient réunies pour festoyer. Elles se félicitaient d’avoir avancé vers leur prise de pouvoir, en trinquant et en lançant des feux d’artifice qui paraissaient les bienvenus en ce jour de l’an.

Une tour tordue apparaissait sur le gris environnant, se découpant sur la lueur projetée par les sortilèges. Le donjon semblait habité par une ombre gigantesque qui transperçait la nuit au-dessus des remparts. Un arbre mort depuis des siècles forçait son chemin vers l’extérieur, ses racines gonflant la terre et brisant les blocs des fondations de l’édifice tandis que ses branches décharnées pointaient vers le ciel.

Un homme était agenouillé sur le sol dans la plus haute pièce de la forteresse. Sa peau presque inconsistante qui se détachait dans la pénombre le faisait ressembler à un fantôme. Il sanglotait. Il se ratatina davantage, implorant, quand une longue silhouette encapuchonnée s’avança vers lui. Un corps fin et souple semblait flotter sous cette étoffe, se déplaçant lentement, mais avec une présence écrasante.

— Je n’ai rien pu faire, Votre Excellence, gémit l’être apeuré, étalé sur la pierre dure et froide. La fille était protégée par un bouclier magique.
— Un bouclier, répéta une voix douce et efféminée incompatible avec la terreur qui émanait du personnage. Décris-le-moi !

L’homme releva légèrement les yeux et vit que son interlocuteur paraissait aussi effrayé que lui. Cette expression d’inquiétude quitta rapidement son visage blême qui reprit un masque d’autorité en le dévisageant.

— Maintenant ! ordonna-t-il, la main grande ouverte au bout de son bras tendu.

La large manche de sa cape glissa sur son poignet, découvrant un membre fin, mais ferme dont la peau inconsistante et blafarde reflétait les couleurs gaies illuminant le ciel de l’autre côté de la muraille. L’homme à terre déglutit.

— Ça ressemblait à un mur transparent, répondit-il précipitamment. Aucun de mes sorts n’a pu passer Maître. La fille était complètement enveloppée, et la bête qui l’accompagnait aussi.

L’autre écarquilla les yeux de manière incontrôlable.

— Et tu dis que ta force s’est volatilisée ? répéta-t-il en serrant les dents.

Sa lèvre inférieure, mince et violette, vira au noir tandis qu’il la mordait, sa canine pointue s’enfonçant de plus en plus dans son épiderme. Une perle de sang coula sur son menton, le rouge vermeil jurant avec sa peau décolorée.

— Oui, murmura le serviteur abasourdi par cette réaction.
— Ce bouclier, était-il de vert ? demanda-t-il d’une voix d’autant plus effrayante qu’elle semblait calme.

Le sujet parut surpris que ce détail soit déjà connu de son maître. Il confirma. Le capuchon noir du magicien se souleva alors en même temps que la tête qu’il recouvrait. Une expression de rage non dissimulée était apparue sur son visage blanchâtre.

L’humanilis rampa et essaya de s’enfuir quand un sortilège explosa contre une lucarne. Il entendit des morceaux de pierre rouler le long des murs extérieurs. Ils s’écrasèrent en bas de la tour dans un vacarme assourdissant. Un nuage de fumée et de poussières s’éleva tout autour du donjon tandis qu’un silence de plomb tombait sur l’assemblée qui avait subitement cessé de faire la fête.

L’humanilis se traînait jusqu’à la lourde porte en bois massif, raclant ses coudes tremblants sur la roche rugueuse, quand un éclair le frappa de plein fouet entre les épaules. Il cambra le dos, ses omoplates se cognant l’une contre l’autre et sa colonne vertébrale craquant bruyamment. Il s’écroula sur le sol, le corps brisé. La Sorcière maléfique était furieuse. Le hurlement strident qu’elle poussa se répercuta sur toute l’île, faisant s’envoler les faucons et les corbeaux perchés dans les arbres. Tout le monde s’était tu, les derniers rayons lumineux avaient disparu.

Les créatures présentes échangèrent des regards terrifiés puis s’enfuirent en tout sens. Quelques sangliers armés de massues s’échappèrent à toutes jambes, retournant la terre derrière eux et éclaboussant de boue leurs gilets en cuir. Ils se téléportaient ou couraient le plus vite possible vers la côte pour partir à la nage. Plusieurs animaux se jetèrent dans l’eau glaciale. Certains animilis traînaient des boulets et des chaînes accrochés à leurs pattes fragiles et ensanglantées. Ils essayaient de bondir en pleurant et en couinant, mais n’y parvenaient pas. Ils finirent par se cacher dans des cavités, plaquant leurs mains tremblantes sur leur bouche pour étouffer les gémissements de crainte qui s’en échappaient. Les lieux s’étaient vidés en un instant. La fête était terminée.

8 : Le bouclier magique

La neige continuait de tomber dans la vallée désormais recouverte d’un manteau blanc indissociable de l’épais brouillard qui s’insinuait entre les arbres de la forêt. Les monts lointains étaient totalement perdus dans ce décor hivernal devenu bruyant. Les skieurs avaient commencé à envahir les pistes, leur joie assourdissante se répercutant en écho sur les flancs glacés des montagnes. Des enfants riaient et criaient en glissant tandis que des promeneurs s’aventuraient jusqu’à la rivière, chantant à tue-tête pour effrayer le Yéti imaginaire qu’ils craignaient de rencontrer.

Faute de monstre légendaire, ils croisèrent sans s’en apercevoir un groupe d’oursons armés vêtus de capes fourrées. Ceux-ci étaient occupés à patrouiller autour du cours d’eau, dont le courant plus rapide à cause du vent l’empêchait de geler. Les animilis surveillaient les allers et venues des serviteurs de la Sorcière maléfique. Ils devaient prendre des précautions pour ne pas se faire repérer par leurs ennemis ou par les humains qui se baladaient par là, chaussés de raquettes leur permettant de ne pas s’enfoncer dans la couche épaisse de poudreuse jusqu’aux genoux. Les petites créatures équipées d’épées étaient camouflées dans le paysage grâce à un sortilège d’invisibilité qu’ils s’étaient infligé avant de quitter leur campement.

Après six heures à attendre dans le froid sans voir personne, Boursain commençait à s’ennuyer. Distrait par une famille qui explorait les environs, il ressentit soudain un besoin irrépressible de faire une farce à quelqu’un. Ses camarades étant postés tous les dix mètres le long de la rivière, il n’avait que ces quatre randonneurs insouciants sous la main.

Oubliant sa mission, l’ourson avança sans bruit vers le plus jeune d’entre eux, un garçon de huit ou neuf ans. Il s’accroupit derrière lui, son postérieur s’enfonçant dans la poudreuse, et tira brusquement sur ses raquettes. L’enfant bascula vers l’avant et s’écrasa à plat ventre sur le sol immaculé. Boursain se mordit les coussinets pour ne pas éclater de rire. Il recula tandis que le petit humain sanglotait, le visage enfoui dans la neige. Ses parents se précipitèrent vers lui et son frère ricana sans bouger.

Le père et la mère saisirent chacun un des bras du garçon et le soulevèrent pour l’aider à se remettre sur ses pieds. Il avait laissé la trace d’une étoile géante dans la poudreuse. À la vue de cette figure, Boursain sentit qu’il allait craquer. Il prit appui sur ses coussinets et bondit précipitamment trente mètres plus loin, à l’abri d’un buisson mort. Le bruit de l’eau qui coulait juste à côté dissimula ses esclaffements.

— Maman regarde ! s’exclama soudain le garçon le plus âgé qui était resté en retrait.
— Qu’y a-t-il ? interrogea la femme, occupée à frotter le blouson rembourré de son jeune fils pour faire tomber la neige qui le recouvrait.
— Des pattes d’ours, répondit l’adolescent.

Boursain s’étrangla à moitié, ravalant la quinte de toux qui venait de remplacer ses rires. Il n’avait pas effacé ses empreintes. Affolé, il se tapit davantage derrière l’arbuste, oubliant qu’il était toujours invisible.

— Ne dis pas n’importe quoi, répliqua le père sans regarder les traces. Ces animaux ne sortent pas l’hiver, ils hibernent dans des cavernes, bien au chaud.

Il ramassa le sac à dos qu’il avait laissé tomber. Il remarqua alors un large trou aux pieds de son fils. Boursain commença à se ronger les griffes quand l’homme se baissa pour l’examiner. C’était là que l’ourson s’était accroupi pour soulever les raquettes de l’enfant. Le père finit par se relever en pensant que le garçon avait trébuché à cet endroit à cause de la longueur de ses pieds. Il se dirigeait vers le Sud au moment où celui qui avait découvert les empreintes de Boursain s’écria :

— Mais papa !
— C’est peut-être le Yéti, ironisa l’homme en allant dans la direction opposée.
— Le Yéti ! sanglota le plus jeune des enfants, le visage rougi par le froid.
— Partons d’ici, décida la mère, inquiète.

La famille s’éloigna en direction du village le plus proche.

— Tu es dwi content ? demanda une voix amusée à l’oreille de Boursain qui sursauta.

Il tomba sur les fesses, faisant voler du duvet tout autour de lui. Tiny, perché sur le haut du buisson dégarni derrière lequel s’était réfugié son ami, ne voyait que ces poignées de poudreuse dans les airs. L’ourson était toujours invisible.

— Comment as-tu…
— Mon radar, l’interrompit l’amphibien en se tapotant la tempe.

Il sourit. Il portait une cape épaisse rembourrée de fourrure rousse et un bonnet de laine assorti à son short et à son pull-over bleus. Un nuage de vapeur s’échappa de sa bouche lorsqu’il ajouta :

— Le Prince a dwi besoin de nous, viens !

Il disparut dans un claquement de doigts, imité par l’ourson qui avait toujours les fesses enfoncées dans la neige lorsqu’il se volatilisa.


Megumi était assise sur son lit molletonné, le dos légèrement voûté et les jambes étendues en travers du matelas découvert. Elle avait enroulé la couette autour de ses épaules pour ne plus sentir les courants d’air glacé qui traversaient la tente. La température ambiante de l’endroit était agréable lorsque le vent ne soufflait pas, mais les rafales qui balayaient le campement depuis le matin semblaient plus puissantes que la magie qui réchauffait l’habitation. Megumi éternua soudainement, l’épaisse couverture glissant le long de sa colonne vertébrale. La jeune femme en saisit un coin et la tira jusqu’au-dessus de sa tête. Sa tenue ne paraissait pas très adaptée au rude climat qu’elle devait affronter.

Sous sa lourde cape fourrée, elle revêtait le gilet, le maillot et la jupe mi-longue en jean qu’elle avait la nuit où elle était arrivée dans les Monts Enchantés. Ses mollets étaient recouverts des collants en laine blanche que Tiny avait récupérés chez ses parents et elle avait chaussé des ballerines similaires à celles que Nathaniel lui avait déjà procurées. La jeune femme en avait perdu une lorsque son ami grenouille l’avait lâchée dans les airs. Le Prince lui en avait offert de nouvelles plus douillettes. Malheureusement, ces souliers et la cape du magicien ne suffisaient pas à lui tenir chaud par ce temps.

Ses pieds remuaient machinalement dans le vide tandis qu’elle reportait son attention sur l’objet plat posé sur ses cuisses. Il s’agissait d’un petit cahier couvert de graffitis et de gribouillages en tout genre. Megumi fit osciller plusieurs fois son crayon entre ses doigts avant d’appuyer la pointe grise sur le papier noirci. Elle traça un trait épais et poussa un soupir. Elle semblait désespérée.

Après une minute de concentration pendant laquelle le bâtonnet de bois recommençait à glisser entre ses phalanges, la jeune femme tourna brusquement la page, arrachant le coin. Elle roula ce petit morceau en boule et le balança sur le lit. Confrontée à une feuille immaculée, elle reposa sa mine et dessina un cercle. Elle allait en entamer un second quand une voix se fit entendre de l’autre côté de la toile, par-dessus les rugissements du vent :

— Puis-je entrer ?

Megumi poussa un cri de surprise.

— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Nathaniel, un pied dans l’embrasure de l’ouverture.
— Oui ! répondit précipitamment Megumi. Une minute ! hurla-t-elle quand elle vit le Prince commencer à s’introduire sous la tente.

Il stoppa le mouvement de sa jambe et attendit. La jeune femme se hâta de se dégager de la couette dans laquelle elle était enroulée, faisant tomber son cahier de croquis sur le sol terreux, à côté du tapis. Une fois libérée, elle le ramassa et l’enfouit sous le matelas avec son crayon. Elle se redressa rapidement, étendit sa couverture sur le lit et se positionna à côté, les bras le long du corps.

— C’est bon ! cria-t-elle.

Elle était essoufflée lorsque Nathaniel pénétra sous la tente. Il la dévisagea d’un air intrigué et lui demanda :

— Que faisais-tu ?
— Je, euh… commença Megumi, rougissant.

Elle ne savait pas quoi répondre. Le Prince ne voulait pas qu’elle perde son temps à dessiner, car il était convaincu qu’elle ne parviendrait pas à produire de prophétie. Jusque-là, il avait raison. La jeune femme sentait la chaleur qui envahissait son corps lui colorer les joues.

— Je… répéta-t-elle inutilement.
— Oh excuse-moi ! s’exclama alors l’humanilis. Tu dormais, n’est-ce pas ?
— Euh… Oui, mentit-elle, ravie d’avoir un prétexte tout prêt pouvant expliquer son comportement.
— J’aurais dû le deviner tout de suite, tu as les cheveux tout emmêlés, ajouta Nathaniel en désignant le haut de sa tête. Je ne voulais pas te réveiller, mais nous avons à faire. Pardonne-moi.

Digérant difficilement la remarque du jeune homme concernant sa coiffure, Megumi aplatit ses mèches indisciplinées sur son crâne avant de quitter la tente. Elle maudissait intérieurement la couette qui l’avait dépeignée quand un souffle glacial lui fouetta le corps tout entier. Regrettant finalement sa couverture bien chaude, elle frissonna de la tête aux pieds en resserrant la broche florale qui attachait sa cape.

— Tu as froid ? s’étonna le Prince qui marchait tranquillement à ses côtés.
— Bien sûr ! répliqua-t-elle d’une voix chevrotante. Il fait -40°C !

Nathaniel sourit. Les flocons de neige virevoltants autour d’eux se posaient délicatement sur sa tête et ses épaules, fondants instantanément au contact de sa peau et de ses vêtements tièdes.

— Je ne sais pas si le thermomètre affiche cette température, avoua-t-il. Mais je suis persuadé que tu serais plus à l’aise dans une de mes tenues. Pourquoi refuses-tu de porter les habits que je t’ai donnés ?

Megumi ne répondit pas. Elle continua d’avancer droit devant elle, décidée à ne pas regarder le jeune homme. Celui-ci s’arrêta sous les tourbillons de neige, la retenant par le poignet. Elle avait la peau glacée et les doigts violets. Gênée, elle fixait le bout de ses chaussures devenues blanches quand Nathaniel passa un index hésitant sous son menton et lui releva la tête. Elle garda les yeux baissés jusqu’au moment où elle ne put plus faire autrement que de le dévisager à son tour. Ses iris émeraude la scrutaient profondément comme s’ils pouvaient voir au travers de son épiderme rosé par le froid. La jeune femme s’empourpra totalement. Elle déglutit.

— Ils ne sont pas à ma taille, se justifia-t-elle.
— Ce n’est pas la seule raison, insista l’humanilis.

Megumi l’implora du regard et il réalisa enfin qu’il avait serré sa main autour de son poignet et qu’il maintenait toujours son visage entre ses doigts. Il se sentit également gêné et la lâcha brusquement avant de se remettre en marche à travers le brouillard, la laissant immobile derrière lui.

— C’est juste que… murmura-t-elle.

Le Prince s’arrêta de nouveau et attendit. Megumi ne distinguait plus que son dos, le baobab représenté sur sa cape flottant derrière lui.

— C’est juste que c’est très étrange, hésita-t-elle, nerveuse. C’est bizarre de porter vos habits. Vous les avez déjà revêtus alors je…

Elle avait l’impression d’être piégée. Maintenant qu’elle avait commencé à parler, il fallait bien qu’elle explique au jeune homme ce qu’elle ressentait.

— Je me sens mal à l’aise dedans, finit-elle par avouer, creusant un trou dans la neige en frottant le sol du pied.
— Cette tenue était propre, l’informa Nathaniel sur un ton étonnamment formel.
— Ce n’est pas…
— Je t’en ferai faire une autre de la bonne taille, la coupa-t-il. Ces vêtements sont magiquement chauffés, tu seras mieux que dans les tiens. Nous n’avons pas de temps à perdre, reprit-il sèchement. Suis-moi !

Il continua son chemin vers le chapiteau, abandonnant Megumi plantée sur place, de la neige jusqu’aux chevilles.


Assise près de la cheminée ronflante, Megumi se tenait la tête, les coudes appuyés sur la table et les cheveux tombants devant son visage. Elle culpabilisait. Elle était persuadée que le Prince n’avait pas compris ce qu’elle avait essayé de lui dire au sujet de ses vêtements. Elle pensait qu’il était vexé, mais elle ne savait pas comment réparer son erreur.

Nathaniel, debout de l’autre côté de la tente, avait évité de croiser son regard depuis qu’ils s’étaient installés là une heure plus tôt. Abattue, la jeune femme s’effondra sur la table, oubliant qu’une réunion importante était en train de se dérouler.

— Hey ! souffla Tiny dans son oreille après avoir soulevé la longue mèche rousse qui la recouvrait.

Elle tourna la tête vers lui, écrasant sa joue contre le bois chaud.

— Sois plus dwi attentive ! s’indigna l’animilis.
— Il me déteste, gémit Megumi.
— Qu’est-ce que tu dwi racontes ? murmura Tiny en jetant un coup d’œil inquiet vers le Prince qui continuait son discours à l’autre bout du chapiteau.
— Nathaniel ! s’exclama la jeune femme à voix basse, comme si cela pouvait éclairer son ami.

Elle se redressa.

— Oui ? insista l’animal, rassuré que personne ne leur prête attention.
— Il me hait, répéta Megumi.
— Mais dwi pourquoi ? s’emporta Tiny.

Il commençait à perdre patience.

— Il croit que je le trouve sale ou quelque chose comme ça, avoua Megumi, mortifiée.
— Comment ça ? s’étonna l’animilis en se retenant de rire.

Cette nouvelle lui paraissait absurde.

— D’abord le gel sur ses cheveux, résuma Megumi, et puis je lui ai dit que je ne me sentais pas bien dans ses habits, précisa-t-elle.

Tiny leva les yeux au ciel à sa manière. Il ne s’attendait pas à de telles idioties.

— Ne t’en fais dwi pas, la rassura-t-il, je suis sûr que tu te trompes.
— Mais tu ne l’as pas entendu, insista Megumi. Il était si froid alors que…

Elle rougit encore en repensant au contact de la peau soyeuse et tiède de l’humanilis sur la sienne, ainsi qu’à son regard perçant. Exaspéré, Tiny lui promit qu’il parlerait au Prince pour le convaincre que Megumi n’avait pas voulu le blesser.

Deux minutes plus tard, Yvaniel s’avança vers eux et leur demanda :

— Vous êtes prêts ?

Megumi remarqua alors que tout le monde s’était levé. Les conversations allaient bon train.

— Prêts à quoi ? interrogea la jeune femme, affolée.

L’humanilis éclata de rire, sa voix rauque emplissant l’espace entier de la tente. Plusieurs créatures les dévisagèrent.

— Tu n’as rien écouté ! s’exclama le magicien blond. C’est sans doute pour ça que le Prince est si furieux ! Il est déjà sorti, ajouta-t-il à l’égard de Tiny. Allons-y !

Megumi croisa le regard de l’animilis et se mordit la lèvre. L’amphibien secoua la tête en signe d’effarement et lui saisit la main pour l’obliger à se lever et à les suivre.

S’interrogeant sur sa présence ici, Megumi se tenait à l’endroit où on lui avait demandé de se placer. Le vent s’était calmé et la neige avait cessé de tomber, mais il faisait toujours très froid et le sol recouvert de poudreuse glissait un peu. La jeune femme attendait un signal ou un ordre, mais rien ne vint. Elle ne savait pas quoi faire et se sentait oppressée par tous les regards tournés vers elle.

— La bague, lui souffla enfin Tiny entre ses dents serrées.
— Oh ! s’exclama Megumi.

Elle enfouit sa main gelée au fond de la poche de sa jupe, le jean étroit lui raclant la peau. Elle enfila le bijou avec difficulté, car ses doigts étaient glacés. À peine eût-elle enfoncé l’anneau au bout de son index qu’elle ressentit la chaleur dégagée par l’objet le réchauffer. Elle ferma les yeux, savourant ce bref instant de bien-être.

Elle angoissa de nouveau quand Nathaniel s’avança vers elle, un bras tendu devant lui. Il semblait s’attendre à percuter quelque chose. Il arriva à côté d’elle sans heurts et resta là sans la regarder. Il laissa retomber son membre inutile le long de son corps et pivota vers Tiny, Boursain et Yvaniel qui se tenaient à six ou sept mètres de sa position.

— Allez-y ! leur cria-t-il.

Les trois camarades ouvrirent leurs mains, les phalanges bien écartées au bout de leurs bras tendus. Ils envoyèrent alors des sortilèges en direction de la jeune femme et du Prince. C’était la première fois que Megumi voyait ses compagnons user d’une telle magie.

Des flammes et des éclairs colorés aussi puissants et dévastateurs que ceux lancés par l’humanilis ennemi dans la forêt fendirent les airs en quelques secondes. Lorsqu’elle remarqua que la neige fondait instantanément dans les sillons de ces flux lumineux, Megumi réalisa qu’elle n’allait pas tarder à les recevoir en plein visage. Elle s’accroupit et se recroquevilla sur elle-même, attendant l’impact en serrant les dents et les poings.

Elle sentit l’anneau vibrer et chauffer de plus en plus. La pierre de jade commençait à scintiller, des poussières verdâtres s’en échappant progressivement. La jeune femme regarda ces particules flotter devant elle tandis que les rayons magiques se volatilisaient sous ses yeux. La poudre s’épaissit pour former un nuage de fumée opaque. Le Prince, qui n’avait pas bougé jusque-là, passa sa main à travers les volutes, les dispersants autour de Megumi, immobile sur le sol. Nathaniel semblait impressionné.

— Envoyez-les sur moi maintenant ! hurla-t-il à ses acolytes devenus étrangement pâles.

Boursain dégaina son épée qui était si petite qu’il s’agissait sûrement d’une dague ou d’un couteau sur lequel il avait fixé une poignée. L’ourson brandit son arme droit devant lui, concentrant ses minuscules yeux noirs sur la pointe qui visait l’humanilis.

Des étincelles bleues apparurent autour de la lame qui s’illumina et lança un lasso pétillant sur Nathaniel. Celui-ci fléchit les genoux et croisa les bras devant sa poitrine, prêt à riposter, mais rien ne se produisit. La corde électrique avait disparu dans les airs, à une trentaine de centimètres de son visage. Megumi se redressa et se tourna vers le jeune homme, figé dans sa posture de combat, le nuage verdoyant flottant en face de ses yeux écarquillés.

— Incroyable, murmura-t-il.

Boursain était désormais avachi dans la neige, ses poils bruns complètement trempés paraissant plus clairs que d’ordinaire. Yvaniel lança un nouveau sortilège sans prévenir. De longues flammes rougeoyantes foncèrent sur Nathaniel. La glace présente sur le sol craqua sous le choc.

Abasourdie, Megumi pensa que ce maléfice serait trop puissant pour que son maigre bouclier y résiste. Elle se précipita vers son compagnon et se jeta sur lui au moment où les langues incendiaires s’écrasaient sur le nuage opaque qui les entourait.

Le Prince tomba, serrant la jeune femme contre lui. Elle enfouit sa tête au creux de l’épaule de l’humanilis tandis qu’ils roulaient dans la neige sur plusieurs mètres. Ils percutèrent les pierres qui encerclaient le feu de camp assoupi, stoppant leur course. Nathaniel était étalé sur le dos avec Megumi allongée sur le corps. Leurs cheveux étaient recouverts de poudre blanche. Ceux de Megumi étaient emmêlés et mouillés alors que ceux du Prince avaient toujours le même aspect rigide et collant. Leurs capes étaient aussi devenues opalescentes.

— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Nathaniel, oubliant sa mauvaise humeur à l’égard de Megumi.

Son visage coloré était à moitié caché sous les mèches flamboyantes et dégoulinantes de la jeune femme.

— Je suis désolée, j’ai paniqué, s’excusa celle-ci, au bord des larmes.
— Ce n’est rien, la rassura l’humanilis.

Megumi essaya de se redresser en vain. Ses mouvements étaient restreints à cause de sa jupe qui lui collait les cuisses. Le Prince plaça délicatement ses paumes sur ses hanches et la souleva légèrement sur le côté. Megumi s’agenouilla difficilement dans la neige. Le visage en feu, elle tendit une main tremblante à Nathaniel, toujours allongé sur le dos. Celui-ci la saisit. Elle le tira vers elle pour qu’il puisse s’asseoir. Il s’apprêtait à se relever quand Megumi ouvrit la bouche.

— Je me sentais mal à l’aise dans vos vêtements parce que je sais que vous les avez déjà portés et que votre peau les a effleurés. Si je les mets, c’est comme si je la touchais à mon tour et…

Elle suffoqua. Elle avait avoué ce sentiment gênant d’un seul souffle, sans lâcher le Prince. Ses doigts étaient devenus moites et son visage avait de nouveau pris une couleur pourpre. Honteuse, elle baissa la tête, libérant son emprise.

— D’accord, lui répondit tout simplement l’humanilis de sa voix de velours.

Il posa une main affectueuse sur l’épaule tremblante de la jeune femme. Le rire guttural d’Yvaniel les ramena à la réalité. Nathaniel se leva et hissa Megumi à ses côtés. Ils observèrent les alentours avec surprise. Le sol était déblayé à l’endroit où leurs corps avaient roulé, mais également à deux mètres de distance. La terre gelée formait une tranchée circulaire tout autour d’eux, au milieu de laquelle s’élevait un mur de pierre translucide teinté de vert.

9 : La prophétie

Une semaine était passée depuis la déclaration de guerre. Entre deux tests sur les pouvoirs du bouclier de Megumi, le Prince Nathaniel avait reçu les représentants de différents villages magiques afin de leur expliquer la situation.

La jeune femme sursauta quand elle vit Himal, l’humanilis népalais, jaillir du feu allumé au centre de la place. Sa tête émergea des flammes dont la teinte orangée faisait luire sa peau de manière incandescente. Ses épaules apparurent, suivies de son buste recouvert d’une toge bleue qui ne s’embrasait pas. L’homme semblait s’extirper d’un long tuyau trop étroit pour y laisser glisser son corps. Lorsque ses jambes se libérèrent enfin du brasier, Himal reprit sa couleur brune habituelle. Il n’était pas du tout embarrassé par cette arrivée. Il n’épousseta même pas ses vêtements.

Tiny avait déjà expliqué à Megumi que le foyer au centre de la place du campement était appelé l’ascenseur de feu. Il s’agissait d’un passage qui reliait entre eux tous les villages enchantés du monde. Les humanilis et les animilis ne pouvaient en effet pas se téléporter au-delà d’une certaine distance. Ce portail était donc très utile. C’est pourquoi ces temps-ci, chacun veillait à ce que le brasier reste allumé en permanence.

Himal, accompagné de Bobi, venait les informer que les dirigeants népalais tentaient de rallier des nations pour les aider à se défendre dans la guerre. L’Inde et la Chine avaient déjà accepté. Il était urgent d’intervenir pour les empêcher d’attaquer. La communauté magique mondiale voulait à tout prix limiter les pertes humaines. Le Japon avait également réclamé le soutien de ses alliés, mais les deux plus importants avaient décliné la proposition.

— Comment est-ce possible ? s’étonna Megumi en entendant la nouvelle. D’habitude, les États-Unis et l’Union Européenne soutiennent notre gouvernement.
— J’ai des amis dans les tribus de ces pays, je les ai priés d’intervenir, expliqua le Prince.
— Qu’ont-ils fait pour les dissuader de s’allier au Japon ? demanda Megumi, perplexe.

Nathaniel baissa les yeux, honteux, et révéla :

— Je n’en suis pas fier, mais pour empêcher le drame qu’engendrerait la guerre, nous avons dû, nous aussi, manipuler les dirigeants des grands états. Je n’aime pas dicter aux humains ce qu’ils doivent faire, ce sont les méthodes de Galaël, mais nous n’avions pas le choix.

Megumi ne dit rien. Nathaniel l’entraîna à l’écart du groupe, le bras derrière la taille. Tiny les suivit en traînant la patte.

— Nous devons nous concentrer sur la pierre de Jade, rappela le Prince à la jeune femme, écœurée par les nouvelles qu’elle venait d’apprendre.
— D’accord, lui répondit-elle sans grande conviction.
— Nous avons déjà découvert que nous pouvons être protégés par le bouclier si nous nous trouvons à tes côtés, même quand il n’est pas encore apparu.
— Oui, confirma Megumi. Les poussières de jadéite absorbent la magie qui arrive sur moi.
— Et sur ceux qui sont près de toi dans un dwi rayon de deux mètres, renchérit Tiny. J’ai dwi mesuré !
— Nous savons également que ce nuage de fumée se déplace avec toi pour toujours t’entourer, précisa Nathaniel.

Megumi se rappela qu’elle avait labouré la moitié du sol du village durant leur entraînement. Gênée par ce souvenir, elle ajouta :

— Lorsque nous étions dans la forêt, nous avons vu que vous pouviez aussi traverser le mur même lorsqu’il est solide.

Tiny grimaça.

— Oui, je dwi préfère passer dans la poussière, c’est moins gluant !

Nathaniel, faisant comme s’il n’avait pas entendu cette remarque, reprit :

— Donc nous savons comment pénétrer sous le dôme pour être à l’abri, mais nous ne connaissons pas le moyen d’en sortir.

— Et nous ignorons si nos ennemis sont également capables d’entrer, ajouta Megumi d’un air grave.

Le jeune homme secoua la tête en signe de dénégation.

— Tu as dit toi-même que les animilis qui s’en sont pris à Bulstrod et toi dans la forêt ne sont pas parvenus à vous approcher à cause du bouclier, rappela-t-il.
— Oui, confirma Megumi, un corbeau a heurté le mur de jadéite et ne s’est pas relevé. Mais si les humanilis étaient capables de le pénétrer ? insista-t-elle en se mordant la lèvre.
— Il est vrai que nous ne pouvons être certains qu’ils en sont incapables, admit Nathaniel. Lorsque le bouclier est apparu devant Nagisa et nous, aucun ennemi n’a essayé de le traverser, expliqua-t-il à la jeune femme. Ils étaient aussi surpris que nous et leurs pouvoirs s’amenuisaient au rythme de leurs attaques. Ils ne pouvaient rien faire de plus.
— C’est dwi vrai, ajouta Tiny en se remémorant la scène. Les sbires de Galaël ne vivent dwi pas comme nous. Ils ne partagent pas leurs forces et leurs connaissances, précisa-t-il en voyant l’air interrogateur de Megumi. Il est bien possible que les humanilis puissent pénétrer sous le dôme, car ils sont probablement plus puissants que les animilis qui composent leurs rangs.

Un silence pesant s’abattit sur eux pendant plusieurs secondes. Nathaniel soupira bruyamment avant de s’écrier :

— Mais nous sommes quand même plus avancés que la première fois ! Nagisa nous avait protégés par hasard. Elle n’enlevait jamais la bague, donc le bouclier nous a engloutis sans que nous nous en apercevions, rappela-t-il. Mais maintenant, on sait comment il fonctionne, même si nous avons encore du travail !

Tiny hocha vigoureusement la tête.

— Aujourd’hui, nous allons trouver comment quitter le dôme de jadéite, décréta le Prince, confiant. Je reviens tout de suite. Préparez-vous !

Il s’éloigna en direction d’Himal et de Bobi. Megumi se tourna vers son ami amphibien, son regard pétillant débordant d’indignation. Elle portait une tenue similaire à celle de Nathaniel, mais elle était désormais ajustée à son corps. Sa cape se souleva lorsqu’elle pivota, dévoilant ses formes féminines gracieuses.

— Mets ta bague, lui demanda l’animilis sur un ton blasé.

Il avait feint la bonne humeur devant le Prince, mais il n’était pas motivé pour l’entraînement.

— Tiny ! s’indigna la jeune femme, ses joues rosées par le froid s’empourprant davantage.

Elle était furieuse.

— Il faut l’occuper, s’écria-t-elle, je n’ai pas pu dessiner depuis cinq jours !
— Je sais dwi bien, soupira l’amphibien. Et tu dwi crois que ça m’amuse de m’épuiser pour nourrir ton fichu bouclier, se plaignit-il.

Il avait l’air fatigué. De grosses poches violacées étaient apparues sous ses yeux globuleux, jurant avec sa couleur orangée. Celle-ci paraissait néanmoins plus pâle que d’habitude.

— En plus, ajouta Tiny, je dwi déteste traverser cette matière immonde. Elle rend ma dwi peau toute graisseuse !
— Tu as toujours été gluant, lui rappela Megumi en souriant.
— Hey oh !

L’animilis grimaçait en brandissant le poing sous le nez de la jeune femme quand Nathaniel revint vers eux.

— Eh bien ! s’exclama-t-il en les dévisageant curieusement. Où est le bouclier ? Tu n’as même pas mis ta bague, constata-t-il en observant Megumi.
— Tiny se sent fatigué, expliqua-t-elle au Prince en faisant un clin d’œil discret à son ami qui ouvrit grand la bouche.

Aucun son n’en sortit.

— Peut-être devrait-il essayer de quitter la protection tandis que quelqu’un d’autre la nourrit de l’extérieur, proposa Megumi. C’est sûrement moins épuisant.

Elle espérait que Nathaniel accepterait cette idée pour se débarrasser de lui. Lors de leurs entraînements, il restait toujours à ses côtés derrière le bouclier magique pendant que Tiny, Boursain ou Yvaniel rendaient cette défense consistante avec leurs pouvoirs.

Megumi pensait que si pour une fois Tiny venait sous le dôme avec elle, le Prince n’aurait plus aucun rôle à jouer et irait s’occuper des affaires de guerre avec les émissaires étrangers. Une fois qu’il serait parti, la jeune femme prétexterait qu’elle se sentait mal pour annuler l’exercice et se volatiliserait sous sa tente où elle se consacrerait à la réalisation d’une nouvelle prophétie.

— Je suis désolé Tiny, répondit Nathaniel après avoir froncé les sourcils dans un moment de réflexion. Boursain et Yvaniel sont en mission à l’extérieur et je ne veux pas que trop de monde comprenne le fonctionnement de la pierre de jade, au cas où ils se feraient capturer par Galaël. Je pourrais jeter les sortilèges…

Megumi se mordit la lèvre. Elle n’avait pas envisagé cette option.

— …mais si tu trouves un moyen de te libérer de la protection, ajouta-t-il, il ne marchera peut-être pas avec moi. Je dois essayer moi-même, nous n’avons pas le choix. Je dois anéantir Galaël…

Son air déterminé fit frissonner Megumi. Nathaniel voulait se venger personnellement de son ancien compagnon. La jeune femme se racla la gorge, pensant qu’il fallait changer de sujet.

— En parlant de prophétie… commença-t-elle, tentant le tout pour le tout.
— Nous en avons déjà discuté, l’interrompit le Prince sur un ton d’excuses. Nous ne pouvons pas perdre notre temps à attendre que tu produises une prophétie. Nous devons nous préparer au combat ! Encore un petit effort s’il te plaît, ajouta-t-il à l’égard de Tiny, ignorant la jeune femme qui croisa les bras sur sa poitrine, boudeuse.


Quinze minutes plus tard, Megumi et Nathaniel étaient entourés d’une muraille verdoyante ancrée dans le sol ramolli par la chaleur des sortilèges envoyés par Tiny. Celui-ci était agenouillé dans la boue. La neige avait complètement disparu à cet endroit, car ils s’y entraînaient tous les jours. Des morceaux de jadéite étaient entassés près d’une tente dont l’entrée était condamnée par un fossé d’où s’élevaient d’énormes cailloux et des blocs de terre glacée. C’était l’empreinte laissée par un des nombreux murs magiques générés les jours précédents par la bague de Megumi.

Le Prince passait ses mains le long de la paroi glissante du bouclier, à la recherche d’une faille. Il espérait trouver un moyen de sortir. Il s’arrêta subitement, frottant son doigt avec insistance sur une zone précise de la roche. Après une minute de tâtonnement, il recula de plusieurs pas et se précipita dans la barrière de pierre. Il la heurta violemment et fut projeté sur le sol, trois mètres en arrière.

Megumi soupira en secouant la tête de gauche à droite. C’était la cinquième fois que cela arrivait. Le Prince se releva et épousseta mécaniquement ses vêtements. Il était couvert de terre et des hématomes commençaient à apparaître sur son visage. Il attrapa sa cape retournée sur son épaule, et la renvoya en arrière, faisant voler les cailloux qui s’y étaient collés. Déterminé, il saisit son épée et avança de nouveau vers la brèche invisible qu’il avait cru détecter.

De l’autre côté du mur, Tiny se tordait de rire. Il n’avait pu freiner son hilarité chaque fois que le jeune homme avait roulé sur le sol. Nathaniel, ignorant les moqueries de son compagnon, pointa sa lame sur la paroi et l’appuya de toutes ses forces pour l’enfoncer. Elle vibra jusqu’à la garde, faisant trembler les bras de l’humanilis, mais elle n’entailla pas du tout la pierre. Déçu, le Prince se laissa tomber lourdement par terre, jetant son arme à ses pieds. Il serra ses jambes entre les creux de ses coudes, ramenant ses genoux contre sa poitrine. Dans cette position, il ressemblait à un enfant malheureux. Tiny cessa de se moquer.

— J’ai pensé à un truc, révéla Megumi, debout au centre du cercle de jadéite.
— Quoi ? demanda Tiny depuis l’extérieur du bouclier.

Il mordait dans un végétilis plus gros que sa tête tandis que le Prince ne réagissait pas.

— Eh bien, commença la jeune femme, peut-être que nous n’avons pas besoin de trouver un moyen de sortir du dôme en fin de compte.
— Echplique dwi toi, lui lança Tiny en avalant.
— Nous voulons que nos ennemis s’affaiblissent en jetant leurs sortilèges sur le bouclier, n’est-ce pas ?

L’amphibien hocha la tête.

— Alors quelques soldats devraient rester en retrait en attendant qu’ils soient trop faibles pour riposter. Quand ils seront à terre, les réservistes pourront sortir de leur cachette et achever Galaël et les derniers résistants, conclut Megumi, rayonnante.

Les yeux de Tiny s’affaissèrent tristement, dissipant le sourire qui était apparu sur le visage de la jeune femme.

— C’est dwi impossible, lui répondit l’animilis. J’y ai déjà dwi pensé, mais nous ne sommes pas assez nombreux. Si des combattants restent à l’écart, nous nous ferons tous massacrer.
— Mais les autres villages vont nous aider ! répliqua Megumi. Leurs troupes viendront grossir les nôtres.
— Ce n’est dwi pas suffisant…

La jeune femme se renfrogna, déçue. Elle baissa la tête et fixa ses ballerines couvertes de terre. Consciente de sembler aussi désespérée que le Prince, elle se força à réfléchir à une nouvelle solution, bien décidée à ne pas abandonner.

— Mais attendez, murmura-t-elle soudain, s’il y a quelqu’un qui est capable de sortir de là pour vaincre Galaël, autant qu’il le fasse, non ? Même si ce n’est pas vous, précisa-t-elle en s’adressant directement à l’humanilis recroquevillé par terre. Vous n’êtes pas obligé de le faire vous-même, ajouta-t-elle en fixant Nathaniel droit dans les yeux. D’ailleurs, rien ne dit que c’est à vous d’arrêter Galaël, bien que vous soyez le magicien le plus puissant de cette communauté.

Elle déglutit avant de poursuivre :

— Un animilis pourrait sortir du dôme…
— Encore faudrait-il que cet animilis soit suffisamment fort pour dwi stopper Galaël une fois à l’extérieur, rétorqua l’amphibien qui avait réussi à se redresser.

Il commençait à reprendre des couleurs, mais semblait inquiet. Il soupçonnait Megumi de penser à lui pour accomplir la tâche délicate de tuer Galaël à la fin de la bataille.

— Tu pourrais essayer alors, répliqua la jeune femme en se tournant vers lui, confirmant ses craintes.

Les iris de l’animal étrangement teintés de vert à travers la muraille disparurent derrière ses paupières verticales alourdies par l’épuisement.

— Je ne serai pas assez dwi puissant, répondit-il comme si c’était évident.
— Peut-être que si… murmura la voix troublée du Prince.

Il se releva et se dirigea de nouveau vers la paroi de pierre pour se trouver en face de l’animilis.

— Si Galaël est suffisamment affaibli, tu pourrais le vaincre. Peux-tu essayer ? le supplia-t-il.

Tiny grimaça. Il inspira longuement et tendit une patte flageolante à travers la roche verte. Son pied caoutchouteux réapparut de l’autre côté. Il le posa sur le sol en avançant son buste et sa deuxième jambe.

Après une vingtaine de secondes, l’animilis était complètement entré sous le dôme. Il était étonnamment luisant et gluant, un liquide translucide et gélifiant coulant sur sa peau et ses vêtements.

— On dirait vraiment de la dwi morve, râla-t-il en se secouant comme un chien.

Des gouttelettes sirupeuses éclaboussèrent le Prince qui bondit en arrière pour les éviter. Megumi s’esclaffa.

— On voit que ce n’est pas toi qui dois dwi endurer ça, se plaignit l’amphibien. Et en plus, ça sent dwi mauvais ! ajouta-t-il en reniflant son avant-bras.

Megumi s’inclina comme pour lui présenter des excuses, mais elle continuait de rire.

— Bien, intervint Nathaniel de nouveau confiant. J’ai déjà essayé de me téléporter à l’extérieur du dôme, il n’y a rien à faire, résuma-t-il en se frottant la tête à l’emplacement d’une bosse naissante. J’ai tenté de passer au travers, comme pour entrer, mais c’est également impossible.
— On avait remarqué, ironisa Megumi en se remémorant la dernière chute du Prince.

Celui-ci sourit bêtement en se grattant le crâne. Ses cheveux épais et gélifiés se soulevèrent légèrement, formant un amas graisseux, puis retombèrent de quelques millimètres en créant un épi. Megumi observa ce phénomène avec effarement. Elle se jura d’élucider ce mystère dès que possible.

— Pour finir, reprit Nathaniel sans se soucier de sa mèche folle, on ne peut pas casser le mur avec un outil. Mon épée ne l’a pas ébréché du tout, et Boursain avait déjà essayé sans succès.
— Je ne vois dwi pas ce que je peux faire de plus, grogna Tiny en sortant un nouveau fruit de la poche intérieure de sa cape.

Il mordit à pleines dents dans une boule orange d’où jaillit une étrange vapeur.

— Ces techniques n’ont pas fonctionné avec moi, répondit Nathaniel, mais tu auras peut-être plus de chance !
— Je dois tout dwi réessayer ! ? s’exclama l’animilis, la fumée colorée s’échappant désormais de ses narines dilatées.

Megumi rit de nouveau, étouffant ses ricanements derrière sa main habillée du bijou scintillant. Nathaniel approuva. L’amphibien soupira plus fort que nécessaire avant d’engloutir la dernière bouchée de son encas. Il avait bien meilleure mine. Il plia le coude et claqua son pouce contre son index juste devant ses yeux éberlués. Megumi s’attendait à le voir se volatiliser, mais rien ne se produisit. Tiny haussa les épaules tandis que Nathaniel fronçait les sourcils. L’animilis avança tranquillement jusqu’à la paroi la plus proche et posa ses trois doigts gluants dessus.

— Dwi impénétrable ! cria-t-il inutilement à l’intention des deux autres qui avaient retenu leur souffle jusqu’à ce qu’il touche la pierre verdâtre.
— Peut-être qu’il faut pousser plus fort, suggéra Megumi, désespérée. En bondissant par exemple.
— Pour que je me dwi cogne dedans ! ?
— Tiny a raison, reconnut le Prince, honteux en repensant à ses multiples tentatives. Il n’y a aucune brèche, ajouta-t-il. Nous ne pouvons pas quitter le dôme avant qu’il ne se soit effondré.

Ils baissèrent tous la tête, déçus.

— Peux-tu enlever ta dwi bague ? demanda Tiny à Megumi après une ou deux minutes de silence.
— Ah oui, l’anneau est moins serré depuis que tu as arrêté de lancer des sortilèges ! constata-t-elle.

Elle fit glisser le bijou le long de son index et le rangea dans la poche interne de sa cape avant de s’asseoir sur le sol boueux. Il ne restait plus qu’à patienter, jusqu’à ce que la roche cède. L’animilis et le Prince s’installèrent à côté d’elle.


Un petit humanilis surgit des flammes brûlantes vers la fin de l’après-midi. Nathaniel, qui avait enfin pu sortir du dôme de jadéite, était occupé à discuter avec Himal. Ils semblèrent surpris par l’arrivée du nouveau venu. Cet homme n’était visiblement pas attendu.

Il s’avança vers eux. Le teint jaune de sa peau et ses yeux bridés firent penser à Megumi qu’il était chinois. Il caressa son bouc un moment, l’entortillant autour de son doigt, en balayant les lieux du regard. Il finit par s’adresser à Nathaniel :

— J’ai convaincu les dirigeants chinois de ne pas lancer l’assaut, dit-il avec un accent asiatique amusant.

Tout le monde le dévisagea puis la plupart des créatures magiques se mirent à applaudir. Des soupirs de soulagement s’échappèrent de plusieurs bouches. Nathaniel et Himal restaient sur leur garde cependant.

— Qui es-tu ? demanda le népalais. Et comment t’y es-tu pris ?

Megumi cessa de rire. Elle eut le sentiment de s’être réjouie trop vite. Elle remarqua que Tiny s’était posté devant elle dans une position défensive et que tous les oursons étaient prêts à dégainer. Boursain avait le regard sévère. Bobi était également sur ses gardes. Plusieurs humanilis dont Yvaniel étaient fixés sur le nouvel arrivant, la main sur la poignée de leur épée.

L’émissaire chinois sourit en constatant que tous se méfiaient de lui.

— Je m’appelle Maong, répondit-il. Notre ancien chef Wong-Lee s’est rallié à la Sorcière. J’ai pris la tête de la communauté chinoise. J’ai l’habitude de vivre parmi les humains, expliqua Maong, et j’ai appris que la guerre avait été déclarée au Népal. Mes amis m’ont informé de l’intention que la Chine avait de participer au combat. Lorsque je suis rentré chez moi pour rapporter tout cela à Wong-Lee, il avait déserté le village, accompagné de quelques disciples. Il a laissé un spectacle de désolation derrière lui.

Il paraissait désemparé.

— Plusieurs humanilis et la moitié des animilis de ma tribu ont été tués par celui qu’ils croyaient être leur chef. Un survivant m’a expliqué qu’il avait entendu Lee parler de manipulation envers les dirigeants chinois. Je me suis immédiatement rendu chez les Indiens qui m’ont appris que c’était la Sorcière maléfique qui avait déclenché les hostilités. Avec Hind, mon homologue indien, nous sommes allés à la rencontre de Wong-Lee et de ses disciples. Nous les avons affrontés et vaincus. Hind y a laissé la vie.

Tout le monde fut abattu par ces paroles. L’émissaire chinois poursuivit son récit, imperturbable.

— J’ai ensuite vu les dirigeants. Je n’avais pas vraiment le temps d’établir un plan, j’ai improvisé. J’ai endormi un des conseillers principaux avec une tisane, et j’ai pris sa place auprès du chef du pays. Cela n’a pas été facile, mais j’ai finalement pu suggérer au Président qu’il valait mieux ne pas s’engager dans le conflit. Je lui ai fait remarquer que si le Népal perdait, le Japon en profiterait pour annexer les terres chinoises. Il n’a pas voulu courir ce risque.

Tout le monde fut impressionné par l’aventure de Maong, mais Himal ne paraissait toujours pas convaincu. Le Prince avança vers Maong, détendu.

— Comment peut-on être sûrs que tu ne mens pas ? interrogea Himal, sur ses gardes.
— Je ne vous aurais jamais trouvé si je n’avais pas été de votre côté, répondit Maong.
— Il a raison, approuva Nathaniel en tendant la main vers son nouvel allié. L’ascenseur de feu peut lire les âmes de ceux qui le recherchent. Si ce n’était pas le cas, Galaël aurait déjà surgi de ces flammes, rigola-t-il.


Le lendemain, Megumi apprit que l’Inde avait également était conseillée par un humanilis durant la nuit. Le remplaçant de Hind avait réussi à convaincre le chef du pays de reprendre l’aide qu’il avait offerte au Népal. Tous les émissaires magiques avaient dû recourir aux méthodes répugnantes de Galaël afin de mettre un terme à son plan. Ils n’étaient pas allés jusqu’à l’enlèvement des proches des dirigeants cependant.

Désormais, les deux nations en guerre ne bénéficiaient plus de l’appui dont ils avaient besoin. Le Népal ne pouvait attaquer parce qu’il était trop faible, et le Japon ne lançait pas l’offensive, car la pression qui pesait sur lui avait été quelque peu relâchée. Tiny révéla à Megumi qu’Yvaniel surveillait encore la position délicate du gouvernement. Des animilis détenaient toujours la famille impériale, si bien que l’Empereur ne pouvait revenir sur sa décision, mais il ne semblait pas prêt à passer à l’attaque.

Megumi était ravie de cette légère détente. Elle pensait que quelque chose devait empêcher Galaël de mettre convenablement son plan à exécution. La jeune femme savait que cet échec était d’abord dû à la mobilisation et à l’unification de toutes les communautés magiques. Mais elle était aussi persuadée qu’il y avait autre chose. Elle passa son doigt sur la pierre de sa bague, enfouie au fond de sa poche, et sourit. Cela devait également ennuyer la Sorcière, elle en était sûre.

Toutes ces bonnes nouvelles avaient motivé Megumi. Elle était plus décidée que jamais à réaliser une prophétie. Depuis qu’elle s’était faite attaquer par un humanilis fou furieux dans la forêt, le Prince Nathaniel refusait qu’elle quitte le village. Elle profitait donc des rares occasions où le jeune homme s’absentait pour dessiner.

Elle passait ces moments avec Tiny, qui l’encourageait à représenter tout ce qui lui venait à l’esprit. Le batracien pensait que s’il y avait une chance que Megumi puisse réaliser une nouvelle prophétie pour les mettre sur la bonne voie, il ne fallait pas la laisser filer. Il voulait tout essayer, mais il restait tout de même perplexe, car il doutait fortement que Nathaniel puisse se tromper à ce sujet.

Installée à la grande table du chapiteau devant son cahier et sa boîte métallique cabossée, la jeune femme entama une page vierge. Tiny et Boursain, ennuyés par les tentatives désespérantes de Megumi, étaient occupés à jouer à l’entrée de la tente. C’était un des rares moments de détente dont ils pouvaient encore jouir.

Tiny claquait des doigts pour faire éclater son septième explosif magique sous les moustaches de l’ourson quand un son strident lui résonna dans la tête. Il laissa tomber son pétard qui détona entre ses orteils caoutchouteux. Il plaqua ses deux pattes sur ses tempes et ferma les yeux. Il pouvait visualiser le visage de Megumi, déformé par un halo lumineux dont les contours oscillaient autour de la jeune femme.

L’amphibien rouvrit brusquement les paupières et se tourna du côté de la table. Megumi dessinait. La pointe de son crayon glissait sur le papier à toute vitesse. Sa main semblait bouger toute seule. Tiny se précipita vers elle, laissant quelques pétards exploser derrière lui. Lorsqu’il arriva devant elle, il remarqua le voile laiteux qui recouvrait ses yeux. Elle était en transe.

Sa tête redressée ne lui permettait même pas de voir son croquis. Elle se tenait droite, son bras uniquement était animé. Tiny suivit le mouvement de son poignet pour enfin regarder ce qu’elle était en train de représenter. Il reconnut le Prince Nathaniel brandissant son épée. Derrière lui se dressait un haut mur à travers lequel on pouvait apercevoir de nombreux animilis armés, amphibiens, ours, ratons laveurs, tanukis et blaireaux confondus.

La feuille sur laquelle la jeune femme dessinait n’était pas assez grande, Megumi commençait à graver le reste de ce bataillon sur la table. Une personne était agenouillée près du Prince, les bras tendus vers lui. Tiny pensait qu’il s’agissait de la Sorcière maléfique. Elle paraissait extrêmement affaiblie. Il ouvrit la bouche en grand sans prononcer un mot.

Megumi traça quelques traits supplémentaires puis reposa son crayon. Elle se leva brusquement, passa ses jambes au-dessus du banc et se dirigea vers l’autre côté de la tente. Elle s’empara d’une boîte en bois posée sur l’âtre de la cheminée et en souleva machinalement le couvercle. Elle avait toujours un regard vitreux fixé droit devant elle.

Elle roula son cahier entre ses doigts et le glissa dans le coffret avant de le refermer et de le reposer là où elle l’avait pris. Abasourdi, Tiny la suivait des yeux tandis qu’elle faisait demi-tour. Elle passa devant l’amphibien et l’ourson puis quitta le chapiteau. Tiny se préparait à bondir jusqu’à l’ouverture pour la suivre quand il entendit un « plouf ». Boursain regarda par l’embrasure de la toile de tente pour voir ce qu’elle faisait, puis revint à l’intérieur au bout de quelques secondes et dit :

— Elle se lave les mains !

Un air d’incompréhension se lisait sur son visage. Tiny semblait également perplexe.

Megumi les rejoignit à l’intérieur du chapiteau et reprit sa place autour de la table. Ses doigts dégoulinaient d’eau. Tiny releva la tête vers elle. Elle cligna des paupières pour la première fois depuis qu’elle avait commencé à réaliser cette image. Ses yeux brûlants se mirent à picoter, formant des larmes au coin de ses cils. Elle semblait déboussolée.

Elle frotta les jointures de ses poings sous ses arcades sourcilières et regarda autour d’elle. Tiny, accroupi sur la table, la fixait. Boursain était figé à l’entrée du chapiteau. Il tenait toujours un pétard dans les mains et la dévisageait, la bouche entrouverte. Megumi examina un peu mieux l’expression du batracien. Celui-ci paraissait extrêmement surpris. Il se ressaisit cependant et bondit vers la cheminée en un clin d’œil. Il récupéra le carnet dans la boîte et s’avança vers la jeune femme en le balançant devant son nez.

— Qu’y a-t-il ? interrogea Megumi en fronçant les sourcils.

L’amphibien ne répondit pas. Il ouvrit le cahier et le déposa sur la table avant de le désigner du menton, un sourire s’étirant jusque ses oreilles.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda alors son amie avec de gros yeux.
— Je crois que tu as dwi réussi ! s’exclama Tiny. Tu as dwi représenté une prophétie !

La jeune femme regarda à nouveau le dessin puis le crayon abandonné à côté du carnet.

— Mais je ne m’en souviens même pas, dit-elle à l’amphibien dont la petite bouche s’étirait dangereusement jusqu’à ses oreilles.
— Tu n’étais pas dwi consciente, cria l’animal, tes dwi yeux étaient tout blancs ! Tu ne voyais pas ce que tu dwi faisais.

Megumi était surprise. La dernière chose qu’elle se rappelait était l’étoile griffonnée dans le coin de la feuille. Elle examina de nouveau son chef-d’œuvre. Une multitude d’astres occupait désormais cette partie du croquis. La jeune femme le contempla un moment puis murmura :

— Nathaniel qui affronte Galaël. Ça signifie qu’il a réussi à franchir la barrière.
— Tu dwi crois ? s’étonna Tiny en sautant sur la table pour regarder l’image dans le bon sens.

Il se pencha par-dessus pour l’examiner. Boursain s’était approché lui aussi. Debout sur le banc à côté de Megumi, il pointa sa patte griffue sur la partie droite du dessin et dit :

— Oui, c’est le bouclier magique derrière le Prince.

Megumi et Tiny collèrent leurs nez sur la feuille.

— Tu as dwi raison Boursain ! hurla l’amphibien en tapant dans ses mains.

Leurs cris de joie avaient attiré les curieux.

— Que se passe-t-il ? interrogea Yvaniel en pénétrant sous le chapiteau. Tiny, tu joues encore au crapaud ?

L’homme rit, mais personne ne partagea la blague. Tiny était trop excité pour se fâcher.

— Va plutôt dwi chercher le Prince, demanda-t-il à l’humanilis, nous avons de bonnes nouvelles.
— Mais qu’y a-t-il ? insista le nouveau venu, vexé par le peu d’intérêt qui lui était porté.
— Vas-y je te dwi dis !

Quelques minutes plus tard, le Prince Nathaniel fit irruption dans la tente, accompagné d’Himal, Bobi et Yvaniel. Megumi remarqua que Nathaniel avait changé. Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne l’avait pas vu. Il était très occupé avec les différents contacts des autres villages et était de plus en plus souvent absent du campement.

Aujourd’hui, ses cheveux étaient légèrement plus longs que le jour où la jeune femme l’avait rencontré. Ils étaient toujours aussi luisants et collants, mais l’humanilis ressemblait davantage au Prince qu’elle avait représenté sur ses premiers croquis.

— Ah Prince Nathaniel ! l’accueillit Tiny, radieux. Megumi a dwi dessiné une prophétie !

Nathaniel dénoua sa cape et la jeta sur le banc avant de se diriger à grands pas de l’autre côté de la table. Il se mit debout derrière la jeune femme. Il resta silencieux un long moment, observant l’illustration au-dessus des cheveux de Megumi. Celle-ci ne bougea pas d’un centimètre.

— Intéressant, dit-il après quelques minutes.

Megumi tourna la tête pour enfin le scruter d’un air interrogateur. Il lui sourit en posant son doigt sur le croquis.

Elle regarda ce qu’il lui montrait et remarqua alors un détail qui lui avait échappé. D’après l’expression ahurie de Tiny qui fixait aussi l’image, Megumi pensa qu’il n’avait pas dû noter l’importance de cet élément non plus. Il s’agissait d’un pendentif que le Prince du dessin portait autour du cou. Ce bijou était discret et petit. Il semblait très solide avec ses arêtes anguleuses qui formaient un losange. Megumi était persuadée qu’il était taillé dans de la jadéite, il ressemblait beaucoup à sa bague.

— Dans cette prophétie, dit Nathaniel, je suis en dehors du dôme magique. Cela doit signifier que j’ai réussi à en sortir. La seule chose nouvelle que nous ne connaissons pas et que je ne possédais pas lors du premier affrontement, c’est ça, ajouta-t-il en tapotant sur le collier. Je crois que nous devons trouver ce bijou.

Il dévisagea ses acolytes, attendant leur approbation. Tiny serra le poing et le leva, comme pour montrer qu’il était prêt à se lancer à la recherche de l’objet. Boursain et les deux humanilis présents hochèrent la tête. Bobi, qui observait la scène en silence, sembla admirer leur courage.

Le Prince s’attarda sur Megumi, toujours assise devant lui. Il fixa sa nuque jusqu’au moment où elle ne pouvait plus faire autrement que de se tourner complètement vers lui. Nathaniel recula pour mieux voir l’expression de son visage. Elle passa une nouvelle fois ses jambes au-dessus du banc pour se lever. Les joues rosées, elle approuva son idée d’un regard déterminé.

— Bon travail, lui murmura le Prince avec un sourire éblouissant.

Elle rougit davantage et baissa la tête, présentant le haut de son crâne au jeune homme. Malgré la rousseur de sa chevelure, il ne put que remarquer que la peau qui se trouvait dessous avait également pris une teinte cramoisie. Il éclata de rire et la serra subitement contre lui.

— Tu es vraiment butée, lui dit-il, et c’est tant mieux ! Tu avais raison, et grâce à toi nous avons une idée de ce que nous devons faire, merci.

Il déposa un baiser spontané sur le haut de sa tête tant il était heureux. Megumi était en feu, blottie contre le torse du jeune homme. Son odeur sucrée lui envahissait les narines et elle pouvait entendre son cœur palpiter. Elle essaya de maintenir la cadence du sien sur la même fréquence que celui du Prince pour qu’il ralentisse un peu, mais bizarrement ce dernier accéléra à son tour.

Nathaniel la relâcha brusquement comme s’il venait tout juste de s’apercevoir qu’il la serrait. Tout le monde les observait avec intérêt. Gêné, le jeune homme se détourna d’elle et demanda à Himal et Yvaniel, sur un ton étrangement formel, de poursuivre leur mission de surveillance des activités de Galaël à Tokyo sans lui. Il voulait se lancer dans la quête du pendentif. Les deux humanilis quittèrent la tente, escortés par le tanuki qui accompagnait toujours le magicien népalais.


Le lendemain, la bonne humeur qu’avait apportée le dessin de Megumi s’était dissipée. Le Prince Nathaniel avait reçu, dans la nuit, la visite d’un animilis issu d’un clan islandais qui lui avait appris une terrible nouvelle. Galaël avait détruit son village et menacé tous les combattants d’anéantir leurs familles s’ils ne travaillaient pas sous ses ordres. Le nouveau venu avait réussi à s’échapper grâce à la diversion de son ami. N’ayant pas d’autres proches, ils avaient pris le risque de désobéir pour pouvoir prévenir le Prince que le peuple d’Islande allait se battre contre lui.

Nathaniel était abattu. Il pensait bien que Galaël finirait par recourir à cette méthode de recrutement pour pouvoir affronter la plus grande communauté magique au monde, mais il espérait que cela se passerait plus tard, quand il aurait eu le temps d’aider toutes les tribus à préparer leurs défenses.

À la première heure ce matin-là, Nathaniel avait demandé à ses compagnons de se rendre dans chaque clan existant pour les mettre en garde. Souchi, le petit frère par alliance de Boursain, et un humanilis du nom de Markiel étaient partis les premiers pour la Nouvelle-Zélande en empruntant l’ascenseur de feu. Ils devaient prévenir le peuple de créatures fantastiques de la possible invasion de leur village par les soldats de la Sorcière maléfique.

Souchi et Markiel, comme tous les autres porte-paroles envoyés à travers le monde, devaient aider ces tribus à dresser des enchantements plus puissants autour de leur campement et à se préparer à la bataille.

Le camp japonais était presque vide, la plupart des combattants étaient partis en mission. Seuls quelques animilis féminins apparaissaient encore sur la place, chargés de bûches ou de corbeilles de fruits. Les derniers soldats présents les accompagnaient dans tous leurs déplacements.

Megumi, Tiny, Boursain et le Prince étaient installés dans le chapiteau depuis que Nathaniel avait fini de donner ses instructions. Ils étaient tous les quatre assis autour de la longue table en chêne. Tiny ne cessait de se cogner le front contre le bois. L’ourson, quant à lui, grattait la gravure de Megumi avec ses griffes ébréchées. Des échardes étaient enfoncées sous sa peau velue. La jeune femme était affalée, ses cheveux recouvrant le cahier sur lequel figurait son dessin prophétique. Nathaniel semblait aussi désespéré qu’elle.

— Il n’y a pas un seul indice là-dedans, répéta-t-il pour la dixième fois.

Tiny se claqua de nouveau la tête, un peu plus fort, faisant sursauter Megumi. Elle regarda dans tous les sens, ne sachant plus trop ce qu’elle faisait ici. En voyant les mines déconfites de ses trois compagnons, elle retrouva ses esprits et soupira.

Ils avaient réfléchi toute la soirée et toute la matinée. Tiny et le Prince étaient persuadés que le pendentif représenté sur le dessin était la clef pour permettre à Nathaniel de franchir la barrière protectrice générée par l’anneau de Megumi. Seulement, aucun d’eux ne connaissait ce collier et personne ne savait où il pouvait se trouver. Megumi fixa une nouvelle fois le minuscule bijou pendant sur la poitrine de l’humanilis crayonné. Elle se souvint alors de ce qu’elle avait pensé à son sujet lorsque Nathaniel le lui avait montré la veille.

— Il est comme la bague, murmura-t-elle pour elle-même.

Le jeune homme la dévisagea, intrigué.

— Que veux-tu dire ? lui demanda-t-il quand il comprit qu’elle ne s’expliquerait pas davantage.

Megumi se tourna vers lui. Son expression avait complètement changé. Elle semblait excitée désormais.

— J’ai une idée, avoua-t-elle en sautillant sur le banc.

Elle finit par se lever, elle ne tenait plus en place.

— Le pendentif, il ressemble à de la roche tranchante, non ? interrogea-t-elle en désignant du menton le cahier sur la table.

Nathaniel acquiesça. Il ne voyait toujours pas où elle voulait en venir. Tiny ouvrit de gros yeux. Sa mâchoire s’étira, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il se mit à sautiller à son tour. Il encouragea Megumi à poursuivre d’un geste de la main, un sentiment de gaieté se lisant désormais sur son visage rayonnant. Le Prince les scruta alternativement. Il était agacé par cette complicité qu’il n’arrivait pas à pénétrer.

— Eh bien quoi ? râla-t-il.

Megumi s’extasiait.

— Et si c’était de la jadéite ? lança-t-elle, un sourire immense dévoilant toutes ses dents.

Nathaniel comprit enfin.

— Évidemment ! s’écria-t-il. Le Prince Zachaël aura voulu utiliser les propriétés de la même pierre pour créer le poison et l’antidote, dit-il de manière énigmatique.
— C’est forcément le dwi Prince Zachaël qui a fabriqué la défense et l’attaque, reformula Tiny en attrapant son ami plantigrade par les pattes avant, le faisant danser sur la table avec lui.

Boursain fit une pirouette et atterrit de l’autre côté, se cognant contre le pourtour de la cheminée. Il était à moitié assommé. Tout le monde éclata de rire. L’animal se frotta la tête à l’endroit où une bosse commençait déjà à apparaître et joignit ses ricanements à ceux de ses compagnons.

10 : Le plan de bataille

— Donc en fait, résuma Megumi, si le pendentif sert à franchir le bouclier de jadéite, on peut penser que c’est Zachaël qui l’a conçu également.

Nathaniel confirma.

— Il suffit de deviner où il a pu le cacher alors, conclut-elle, ravie.
— Ce n’est pas si simple malheureusement, avoua le Prince dont la joie était retombée.
— Mais vous étiez proches, contesta Megumi. En plus, le collier est destiné à un combattant, et c’est vous que j’ai dessiné !
— Oui, c’est vrai, mais…
— Écoutez, l’interrompit la jeune femme, je suis sûre que Zachaël savait comment ça allait se passer. Il connaissait l’existence du don de sa fille, c’est évident. Il devait soupçonner la Sorcière, enfin Galaël, de préparer un mauvais coup. Sinon, il n’aurait pas fabriqué ces bijoux. Il a confié la bague à Nagisa en pensant que ses prophéties révéleraient le rôle de la pierre. Il voulait la préserver tout en affaiblissant ses ennemis, mais il fallait pouvoir l’achever. C’est pourquoi il a créé le collier ! s’exclama-t-elle.

Elle pivota vers le jeune homme et pointa son index sur lui.

— Il le destinait à son meilleur combattant, insista-t-elle. Son plan était parfait en fait ! Il ne pouvait pas vous donner directement le pendentif de peur que Galaël s’en aperçoive. Du coup, il l’a caché, persuadé que les dessins de Nagisa vous indiqueraient où le trouver. Comme ça, vous seriez protégés tous les deux derrière la barrière durant tout l’affrontement. Et une fois que Galaël serait affaibli, vous quitteriez la protection magique pour le tuer ! Vous ne craindriez plus rien, il n’aurait plus de pouvoirs.

La jeune femme tapa dans ses mains.

— Et voilà ! conclut-elle, conquérante.
— Tu dois avoir raison, hésita l’humanilis.
— Sauf que Nagisa n’a pas dwi dessiné ne serait-ce que l’ombre du pendentif, ajouta Tiny.
— Et que le Prince ne peut pas être en sécurité à l’extérieur du dôme le temps qu’il y a des ennemis, renchérit Boursain. La Sorcière n’est pas seule.

Nathaniel hocha la tête, approuvant ce que les deux animilis disaient. Il était content que ce ne soit pas lui qui avait brisé la joie de la jeune femme. Son sourire avait en effet disparu. Elle réfléchit un moment puis rétorqua :

— Mais moi je l’ai dessiné ! Et nous devons nous arranger pour réduire au maximum le nombre d’ennemis avant que le Prince ne traverse la barrière.

Tiny leva les yeux au ciel à sa manière.

— C’est dwi impossible, dit-il. Galaël sait que nous possédons de nouveau un dwi bouclier magique, l’humanilis qui t’a piégée dans la forêt le lui aura révélé. Lorsqu’il a affronté Nagisa, il a sûrement dwi comprit que c’était cette protection qui absorbait ses pouvoirs. Il n’attaquera pas directement, soupira-t-il désespéré. Tous ses sbires sont dwi probablement au courant aussi. Si personne ne jette de dwi sortilèges sur toi, la pierre de jade ne te protégera pas.

Il ouvrit de gros yeux avant d’ajouter :

— Tous nos alliés seront dwi vulnérables et nos ennemis seront trop forts. Ils pourront nous dwi frapper avec des armes au corps à corps, s’écria-t-il en commençant à paniquer. Nous sommes dwi moins nombreux, nous avons peu de chances de nous en sortir. Et même s’ils ne savent pas comment fonctionne le bouclier et qu’ils lancent des maléfices dessus, nous serons dwi impuissants, car on ne peut pas attaquer depuis l’intérieur du dôme. C’est précisément le dwi problème.

Megumi lui fit une grimace.

— Qui a parlé de se cacher derrière le mur de jadéite ? demanda-t-elle. Nous devons commencer par nous battre !

Personne ne répondit. Ses trois interlocuteurs attendaient qu’elle poursuive, perplexes.

— Nous avons compris pendant nos exercices que la pierre de la bague absorbait la magie qui naviguait dans un rayon de deux mètres autour de moi. Au départ, le bouclier sera invisible, rappela-t-elle en passant son pouce et son index sous ses lèvres.

Elle réfléchissait.

— Personne ne saura qu’il est déjà actif, conclut-elle finalement. Donc nos ennemis n’hésiteront pas à vous attaquer en lançant des sortilèges, n’est-ce pas ?

Tiny hocha la tête tandis que Nathaniel écarquillait les yeux.

— Dans ce cas, la pierre de jade se nourrira de cette puissance et me protégera. Non ? ajouta-t-elle en dévisageant ses compagnons qui restèrent sans voix.

Tiny déglutit et répondit d’un air perplexe :

— Oui…
— Galaël veut ma peau ? poursuivit la jeune femme.
— Certainement, approuva l’amphibien désormais exaspéré.
— Bien, je l’attirerai à l’écart, décréta Megumi. S’il désire me tuer, il n’aura d’autres choix que d’utiliser des maléfices puisque le mur l’empêchera de m’approcher. Je le provoquerai, il finira par craquer et il va s’épuiser à cause de la bague, affirma-t-elle simplement. Pendant ce temps-là, vous vous chargerez de mettre hors d’état de nuire le plus grand nombre de méchants, dit-elle en désignant ses trois compagnons. Ensuite, on se réunira pour rester à couvert derrière le bouclier, et quand Galaël sera assez faible, le Prince sortira pour le zigouiller !

Nathaniel s’anima soudain.

— C’est hors de question ! cria-t-il. Ce plan pourrait ne pas être réalisable sur place pendant la bataille. On perdrait trop de combattants. Et si Galaël trouvait le moyen de contrer ton bouclier ? Nous ne pouvons pas prévoir comme ça la manière dont il va réagir, s’indigna-t-il.
— Je prends le risque, rétorqua la jeune femme en le toisant du regard. Vous m’avez fait venir pour ça, non ?

Nathaniel ouvrit la bouche, mais ne dit pas un mot. Il était choqué.

— Et nous nous dwi battrons pour défendre la communauté magique, ajouta Tiny, les deux poings serrés. C’est la dwi guerre, murmura-t-il d’un air sérieux, il y aura forcément des pertes. Nous nous dwi sacrifierons pour les générations futures.
— Mais la protection ne s’étendra vers tout le monde que lorsque le bouclier aura absorbé suffisamment de pouvoirs. Si Galaël a compris cela, il aura un plan. Il risque de tous nous tuer avant de s’attaquer à toi, hurla le Prince en pointant un doigt tremblant sur la jeune femme qui croisait de nouveau les bras sur sa poitrine.

L’humanilis commença à tirer sur ses mèches grasses qui recouvrirent davantage son visage. Megumi se mordit la lèvre.

Nathaniel avait raison, elle ne pouvait être sûre que sa diversion fonctionnerait. Durant toutes ces années d’absence, Galaël avait en effet pu trouver un moyen de déjouer les pouvoirs du bouclier magique. Megumi inspecta la tente des yeux, cherchant une idée rassurante dans la toile ou dans la cheminée quand son regard se reposa sur le dessin.

— Hey, dit-elle en plaquant sa main dessus, il semblerait qu’il n’ait pas de plan.
— Mais bien sûr, approuva Boursain de nouveau surexcité. Nous sommes tous derrière le mur sauf le Prince. Et la Sorcière gît à ses pieds, insista-t-il en désignant le croquis à son tour.

Nathaniel ne savait pas quoi répondre. Il paraissait très anxieux. Il dévisagea Megumi avec inquiétude et soupira.

— Je la dwi protégerai, lui jura Tiny comme s’il pouvait lire les pensées du jeune homme.

Celui-ci l’observa un moment, comme s’il pesait le pour et le contre, puis acquiesça. Megumi fut surprise de voir à quel point son sort semblait importer aux yeux de l’humanilis. Toutes les créatures magiques étaient en danger de mort, et il se souciait de ce qui pouvait arriver à une humaine. La jeune femme ne comprenait pas pourquoi, elle pensait qu’il l’avait faite venir pour les aider. Pour elle, cela signifiait mettre sa vie en jeu.

— Nous avons un plan de bataille alors ? interrogea finalement Nathaniel, perplexe.
— Attendez ! s’exclama soudain Megumi.

Ils se tournèrent tous vers elle.

— Qu’y a-t-il ? demanda le Prince, inquiet.
— La moitié des magiciens qui se battent pour Galaël sont des otages, non ?
— Oui ! réalisa Tiny en donnant une petite tape sur la jambe de la jeune femme.

Celle-ci ne put s’empêcher de partager sa joie. Les deux acolytes dévisagèrent l’humanilis de leurs yeux pétillants. Boursain les observait alternativement, balançant la tête de gauche à droite.

— Je sais ce que vous pensez, dit Nathaniel d’un air sinistre. Mais leurs familles ont été enlevées et sont en danger. Les otages ne se retourneront pas contre Galaël.
— Alors, allons les délivrer, proposa Megumi, le sourire aux lèvres.

L’idée de Megumi fut accueillie avec beaucoup d’excitation de la part des deux animilis, mais le Prince voyait les choses autrement. Il dut hausser la voix pour se faire entendre à cause des protestations de Tiny, Boursain et Megumi qui ne comprenaient pas sa décision.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, leur dit-il. Nous ignorons quand Galaël va attaquer et si les humains se feront la guerre. Et nous avons besoin du collier. Dois-je vous rappeler que nous ne savons toujours pas où il se trouve ? demanda-t-il, de mauvaise humeur. De plus, notre plan est basé sur des suppositions. Nous ne sommes sûrs de rien. Tous les soldats doivent s’entraîner à se défendre tout en maintenant des enchantements de protection autour d’eux.

Il hésita un instant puis ajouta :

— Megumi, tu es humaine. Le moindre sortilège te tuerait sur-le-champ. Il faut que tu apprennes à te battre.

Megumi, effrayée, fut obligée d’admettre que le Prince avait raison même si elle était déçue de son comportement. Elle imaginait qu’en tant que dirigeant de la communauté magique, il serait capable de prendre les bonnes décisions et de rassurer son peuple. Ce n’était pas du tout le cas. Il avait peur et paniquait bien plus qu’elle. Il ne paraissait pas du tout aussi vaillant qu’il aurait dû l’être. La jeune femme comprenait maintenant l’importance du rôle de conseiller de Tiny.

Nathaniel se voulait pourtant confiant lorsqu’il leur expliqua qu’il avait déjà envoyé des soldats en mission de reconnaissance sur l’île de Galaël pour évaluer la situation. S’ils en avaient l’occasion, les combattants postés là-bas n’hésiteraient pas à délivrer les prisonniers. Megumi eut alors une révélation qui la terrifia.

— Hey ! cria-t-elle. Et s’ils dévoilaient notre position ? S’ils disaient à Galaël comment trouver le passage dans les flammes.

Une lueur démente se mit à briller dans ses yeux.

— C’est impossible, répondit Nathaniel. L’ascenseur de feu est sensible. Il utilise ses propres enchantements pour se protéger et pour préserver nos villages. Même si Galaël parvenait à le détecter, le portail ne lui permettrait pas de le traverser.

Il prit un air mystérieux et ajouta :

— Il lit l’intérieur de nos âmes. Celle de Galaël est trop sombre, il ne le laissera jamais emprunter le passage. De plus, Galaël sait déjà que nous sommes dans ces montagnes, il y a vécu autrefois, rappela-t-il à la jeune femme. Il ne peut nous trouver, car nous avons déplacé le campement après qu’il a tué le Prince Zachaël. Quant à nos visiteurs, précisa-t-il, ils sont tout aussi incapables que Galaël de nous localiser. Lorsqu’ils utilisent l’ascenseur de feu, ils ne peuvent pas deviner où se situe le village puisqu’ils arrivent directement à l’intérieur. Et s’ils se téléportent, ils doivent se concentrer sur ce lieu pour parvenir à y pénétrer. Ils sont forcés de traverser nos enchantements qui bloquent les ondes maléfiques et la magie noire. Tu vois, conclut Nathaniel à l’intention de Megumi, ils ne peuvent pas nous trouver. Ici, nous sommes en sécurité.

Apaisée, la jeune femme s’éloigna de l’ouverture de la tente où elle avait couru pour vérifier que Galaël n’était pas apparu au centre de la place du campement.

— Vous savez ce qu’on devrait faire ? demanda-t-elle subitement au Prince.
— Non, lui répondit-il, inquiet à l’idée qu’elle pourrait encore proposer un plan dangereux. Je t’écoute.
— Eh bien, c’est super d’avoir envoyé une troupe sur l’île de Galaël, admit-elle, mais il doit y avoir beaucoup de méchants. Il faudrait que quelqu’un s’infiltre en cachette et qu’il essaye d’expliquer à un prisonnier que du renfort va les délivrer. Ils se passeront tous le message et s’allieront tous pour s’enfuir avec leurs familles.
— C’est vrai, nous en avons déjà parlé, avoua l’humanilis, mais Galaël est là-bas aussi. C’est très risqué. Ils attendent le bon moment, insista-t-il.
— Si nous ne prenons aucun risque, la guerre se finira uniquement quand Galaël nous aura tous anéantis, critiqua la jeune femme.
— C’est tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, lui répondit le Prince sur un ton accusateur.
— D’accord, concéda Megumi qui comprit que le sujet était clos. Et pour le gouvernement japonais, vous en êtes où ? demanda-t-elle innocemment.
— Himal, Bobi et Yvaniel surveillent la situation, l’informa Nathaniel.
— Le temps n’est plus à la surveillance ! rétorqua la jeune femme en élevant la voix. Il faut agir maintenant ! Vous devez envoyer des soldats à Himal pour combattre les animilis qui retiennent la famille impériale et les ministres. Je peux vous garantir que dès que leurs proches seront en sécurité, ils feront tout pour signer une trêve et empêcher la guerre !
— Elle a dwi raison, intervint Tiny, surexcité. Ça nous dwi ferait un problème de moins. Nous devons aller dwi aider Bobi !

Nathaniel fut impressionné par cette stratégie offensive. Il ne connaissait pas vraiment les humains et ne savait pas comment ils réagissaient dans de telles situations. Il n’avait pas non plus l’habitude des conflits, il n’en avait vécu qu’un et c’était il y a fort longtemps. Il se sentait honteux de ne pas être capable de prendre les bonnes décisions au bon moment, mais il était content d’avoir un conseiller aussi enthousiaste que Tiny et une alliée humaine. Il apprenait chaque jour à comprendre un peu mieux la jeune femme et il l’appréciait davantage malgré ses remarques et ses critiques blessantes. Le Prince envoya donc les derniers combattants à Tokyo, Tiny et Boursain menant la marche.


Désormais seuls, Megumi et Nathaniel réfléchissaient de nouveau à l’endroit où Zachaël avait bien pu dissimuler le pendentif. Les journées devenaient de plus en plus froides.

Ce soir-là, Megumi, enroulée dans une cape fourrée, se réchauffait auprès du feu, sur la place du village, lorsqu’Himal se matérialisa derrière elle. Le craquement assourdissant qu’il produisit la tira brusquement de ses pensées. À peine eut-elle le temps de pivoter la tête que cinq humanilis apparurent à leur tour. Une dizaine d’animilis les suivaient.

Bobi se posta aussitôt à côté du népalais. Trois animaux s’étaient téléportés ensemble, si bien que leurs corps semblaient devenir visibles plus lentement. Megumi vit d’abord les pattes du premier puis le crâne du second. Celui du milieu surgit entièrement, en même temps que les morceaux manquants des deux autres. La jeune femme s’étonna de ce spectacle, car Tiny lui avait expliqué que les animilis ne pouvaient pas voyager ainsi lorsqu’ils étaient accompagnés. Maintenant qu’elle y pensait, elle se dit que cela ne devait s’appliquer qu’aux humains. Plusieurs animilis pouvaient visiblement se téléporter ensemble.

Absorbée par cette idée, elle ne remarqua pas que cette arrivée provoquait la panique. Nathaniel se précipita vers les nouveaux venus, laissant tomber le plateau de végétilis qu’il tenait. Les fruits donnèrent l’impression qu’ils allaient s’écraser sur le sol, mais leur chute ralentit à vingt centimètres de la terre et ils planèrent jusqu’au plat étalé juste à côté.

— Comment ça s’est passé ? demanda le Prince en examinant tout le monde.

Il sembla devenir fou lorsqu’il vit les deux oursons qui avaient pratiqué une téléportation multiple soutenir une grenouille visiblement mal en point.

Le violet de la peau de l’amphibien, habituellement luisant, était désormais terne. Des auréoles couleur avocat soulignaient ses yeux alourdis par le sommeil. L’animal était au bord de l’évanouissement. Du sang coulait le long de son flanc depuis son aisselle. Megumi distingua une longue entaille très profonde sur ses côtes. Elle poussa un cri horrifié.

Alertés par ce hurlement, plusieurs animilis regardèrent par l’entrée de leur tente pour voir ce qui se passait. Lorsqu’ils aperçurent le groupe de soldats qui venait de rentrer, ils se précipitèrent à leur rencontre.

Une petite grenouille bouscula Megumi en courant vers le blessé. Elle donna des instructions aux oursons qui le déposèrent délicatement sur le sol puis commença à s’occuper de lui. Elle examina son corps tandis qu’une grosse mallette apparaissait à côté d’elle. Elle en sortit plusieurs fioles remplies de tiges et de feuilles. Megumi ne voyait pas très bien ce qu’elle fabriquait, ses mouvements étant méthodiques et rapides. Il lui semblait qu’elle mélangeait différents ingrédients.

La grenouille fit tournoyer un long doigt boursouflé au-dessus d’un petit saladier contenant les plantes qu’elle venait de rassembler. Quelques secondes plus tard, une crème épaisse reposait au fond du bol. Elle trempa sa patte dedans et l’appliqua sur les côtes du blessé, étalant cette pommade sur sa coupure. Le sang sécha instantanément. La plaie cicatrisait déjà.

Des couleurs vives réapparurent sur le visage de l’animilis qui commença à remuer légèrement. La guérisseuse lui dit de rester allongé encore un moment puis elle se dirigea vers d’autres rescapés. Megumi constata alors que tous les nouveaux venus portaient eux aussi les marques d’un combat récent.

La grenouille appliqua son onguent sur chacune de leurs blessures. Ils semblaient tous revigorés. Bobi, qui paraissait jusque-là en forme, s’effondra subitement entre ses pattes et elle se plaignit du danger des missions tout en le barbouillant de crème magique sur les larges entailles qui lui recouvraient le dos.

Nathaniel questionnait Himal qui étalait lui-même la pâte épaisse sur les brûlures de ses bras.

— Combien étaient-ils ? demanda le Prince qui avait retrouvé son calme.
— Une trentaine en tout, répondit le népalais.

Megumi les écoutait. Elle balaya la place des yeux et compta seulement quinze combattants. Elle déglutit.

— Comment ça s’est passé ? interrogea-t-elle timidement.

Himal la regarda en souriant gentiment.

— Ne t’inquiète pas, aucun humain n’a été tué, la rassura-t-il.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rétorqua-t-elle, agacée. Enfin tant mieux, corrigea-t-elle précipitamment. Mais ils étaient deux fois plus nombreux que vous. Ça n’a pas été trop difficile ?

Surpris, Himal mit quelques secondes à lui répondre.

— Euh non, ils étaient novices apparemment, ils ne maîtrisaient pas encore bien leurs pouvoirs. Du moins, il y avait quelques experts, rectifia-t-il en désignant son bras.

Ses brûlures ne guérissaient pas aussi vite que les coupures et les écorchures des autres soldats. S’apercevant que la jeune femme restait fixée sur sa plaie, Himal lui expliqua :

— Les onguents magiques ne peuvent soulager complètement que les blessures causées par des armes, mais pas celles dues aux sortilèges. Deux ou trois animilis étaient très doués dans le lot.

Il sourit de nouveau, mais ses yeux étaient encore rivés sur le combat qui avait eu lieu dans la journée.

— Les humains n’ont rien vu ? demanda Nathaniel, imperturbable.
— Non, répondit l’autre humanilis, nous sommes intervenus directement dans le jardin du Palais impérial. Seuls les otages présents sur place ont assisté à la bataille, mais comme ils avaient déjà rencontré leurs ravisseurs, ils connaissaient l’existence des créatures magiques, ajouta-t-il.
— Et donc finalement vous avez réussi ? hésita Nathaniel.
— Oui.

Megumi et Nathaniel poussèrent un soupir de soulagement en même temps.

— Quelques-uns se sont enfuis ou ont été tués, poursuivit Himal, mais nous en avons capturé la moitié. La famille du dirigeant japonais est sauve.
— C’est extraordinaire ! s’exclama le Prince en serrant la main de son ami. Vous avez fait un travail fabuleux.

Nathaniel ne lâchait plus Himal dont il balançait vigoureusement le bras. Le magicien grimaça à cause de la douleur. Megumi saisit le poignet de l’humanilis pour l’arrêter.

— Du calme, lui murmura-t-elle en souriant.
— Oh pardon, s’excusa Nathaniel en tapotant l’épaule d’Himal.

Le Prince félicita ses soldats et remarqua alors qu’il en manquait deux.

— Où sont Tiny et Boursain ? demanda-t-il gravement.
— Ils se sont téléportés plus loin dans la forêt avec les prisonniers.

Megumi parut surprise.

— La plupart des combattants de la Sorcière maléfique ne sont pas vraiment mauvais, ils agissent ainsi parce qu’ils sont effrayés, expliqua Himal pour répondre à l’interrogation silencieuse de la jeune femme.

La peau de ses bras commençait seulement à se reformer en fumant.

— Mais nous aussi nous avons peur ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas pour autant qu’on va torturer des gens !

Elle était furieuse. Ces animaux avaient pris des humains en otage. Ils les avaient terrorisés et menacés de mort, et ils avaient tout de même le droit à une seconde chance.

— Tu sais, lui dit Nathaniel, leur compagne ou leurs petits sont enfermés chez Galaël.
— Ils comprennent ce que l’Empereur a ressenti alors, rétorqua Megumi. Ils sont mauvais s’ils ont été capables de faire endurer cette souffrance à quelqu’un.
— Je ne peux me résoudre à tuer des êtres qui n’ont pas eu le choix, répondit catégoriquement le Prince.

Megumi baissa la tête, écœurée. Mais elle savait que le jeune homme n’avait pas totalement tort. Elle admirait sa bonté.

— Et les humanilis présents auprès de l’Empereur ? interrogea Nathaniel, laissant Megumi cogiter dans son coin.
— Ils ne sont pas intervenus, révéla Himal.

Un air inquiet traversa les traits de son visage.

— Je retourne au Palais pour m’assurer qu’ils ne gêneront pas la signature d’un traité de paix. Et il ne faudrait pas que la Sorcière place quelqu’un d’autre là-bas derrière notre dos.

Il demanda à deux magiciens de l’accompagner et pria Bobi de se reposer. L’animal s’était déjà levé pour l’escorter. Le tanuki se rallongea sur le sol glacé, déçu, tandis que les trois humanilis disparaissaient dans le craquement sonore habituel. Nathaniel envoya un ourson chercher Tiny, Boursain et les prisonniers dans la forêt alors que Megumi s’interrogeait sur le sort qui les attendait.

Quelques minutes plus tard, l’animilis réapparut avec une quinzaine de créatures, dont l’amphibien et le plantigrade que Megumi connaissait bien. La jeune femme avait imaginé découvrir des visages effrayants habités par la haine, mais elle ne vit que des petits ratons laveurs et des renards apeurés. Elle pensa qu’elle avait été trop sévère et que ces pauvres animaux semblaient également être des victimes de la malfaisance de Galaël.

Douze prisonniers étaient attachés les uns aux autres par une étrange corde brillante. Tiny et Boursain, armé de son épée, les surveillaient. Ils avancèrent jusqu’à la place du village et s’arrêtèrent à deux ou trois mètres du Prince.

— Pourquoi n’essayent-ils pas de s’échapper en se téléportant ? demanda Megumi au jeune homme qui regardait les nouveaux venus avec peine.
— Ils sont ligotés ensemble avec un lien magique, répondit-il sombrement. Une fois qu’ils sont pris au piège dedans, ils ne peuvent plus utiliser leurs pouvoirs.
— Ah d’accord, murmura Megumi en examinant le cordage d’un peu plus près.

Des reflets lumineux provoquaient l’effet de brillance qu’elle avait aperçu. La corde était très fine, mais paraissait extrêmement solide. Les prisonniers, étroitement serrés les uns contre les autres, étaient forcés de se déplacer de manière synchrone.

Cela ne semblait pas les blesser cependant. Ils ne portaient que les marques de leur récent combat. Megumi avança encore davantage pour mieux voir quand un renard se redressa brusquement, entraînant ses compagnons derrière lui. Il avait les crocs sortis, prêts à déchiqueter la jeune femme. Ses prunelles luisaient d’une lueur rouge.

11 : Corps à corps

Megumi recula brusquement, persuadée qu’elle allait bientôt mourir. Elle trébucha sur le bas de sa cape et tomba en arrière. Au même instant, une décharge électrique frôla son oreille, lui ébouriffant les cheveux et s’abattant entre les deux pattes avant de l’animal enragé. Son petit corps velu se cambra et s’effondra sous le choc. Il atterrit sur un raton laveur qui le repoussa sur le côté en couinant.

Megumi ne comprenait pas ce qu’il venait de se produire. Elle se releva doucement, tétanisée, et se retourna vers la source de cet éclair meurtrier. Nathaniel, le bras tendu devant lui, fixait des yeux l’animilis désormais mort. Il avait l’air sérieux et très concentré. La jeune femme discerna aussi la colère sur son visage.

Ses doigts encerclaient fermement son coude droit et la paume de sa main, grande ouverte, était dirigée vers le renard. Megumi réalisa alors que c’était le Prince qui avait lancé le sortilège pour la défendre. Les autres prisonniers s’étaient tassés dans le coin opposé, piégés dans la corde magique. Ils gémissaient de terreur, ne quittant pas des yeux le cadavre ou restant fixés sur les traits impassibles de l’humanilis.

— Nous vous proposons une chance de prouver que vous êtes bons, murmura Nathaniel, le bras toujours tendu devant lui. Si vous laissez passer cette occasion, nous ne pourrons plus rien pour vous.

Megumi pleurait sans bruit, imitée par quatre ou cinq prisonniers. Un animilis ressemblant à un raton laveur, plus courageux que les autres, brisa le silence.

— Ils ont pris nos familles, gémit-il. Que vont devenir nos enfants quand la Sorcière maléfique apprendra que nous avons été capturés ?

Il couinait sans retenue à présent. Des larmes et de la morve coulaient sur les poils blancs de son museau. Il leva une courte patte gris foncé pourvue de griffes cassées pour s’essuyer. Nathaniel se détendit légèrement, laissant retomber son bras.

— Sachez que la Sorcière dont vous parlez n’est autre qu’un humanilis comme ceux qui sont présents ici. Vous pouvez l’appeler Galaël, car c’est son nom. Si vous vous joignez à nous, nous serons plus nombreux et plus forts, révéla-t-il. N’ayez pas peur et soyez courageux.

Il avait désormais l’air confiant et rassurant.

— Mes soldats sont postés sur l’île où se cache Galaël, ajouta-t-il. Ils ne laisseront personne mourir. Vous devez vous battre ! Si vous tenez tête à nos côtés, vous reverrez vos familles saines et sauves.
— Si vous préférez obéir à Galaël, poursuivit Yvaniel qui était revenu avec la troupe de combattants, vous subirez le même sort que lui.

Il désigna du pouce le renard inerte, gisant sur le sol.

— Que savez-vous ? les interrogea le Prince.

Megumi, bouleversée, se laissa de nouveau tomber par terre pour écouter les nouvelles informations.

Tiny voulait la réconforter, mais il maintenait toujours la corde qui enserrait les prisonniers. Il demanda à l’ourson qui était allé les chercher dans la forêt de le remplacer et s’avança vers la jeune femme, suivi de près par Bobi. Celui-ci avait fini par reprendre quelques couleurs. Ils s’assirent à côté de Megumi et Tiny posa une patte écorchée sur son pantalon en lin.

L’animilis qui avait commencé à parler renifla bruyamment avant d’expliquer à Nathaniel que cela faisait plusieurs jours que la Sorcière ne leur avait plus donné d’ordres. Elle avait rappelé les humanilis qui surveillaient l’Empereur. L’animal leur avoua qu’ils se demandaient si elle n’avait pas changé ses plans. Puis les troupes du Prince les avaient attaqués.

Himal réapparut sur la place quand le raton laveur eut fini son discours. Il regarda le renard mort puis, sans ajouter un commentaire, raconta à Nathaniel que le traité entre leurs pays était désormais officiel. La guerre n’aurait pas lieu. Tout le monde applaudit. Les prisonniers se ravirent également de la nouvelle maintenant qu’ils étaient sûrs que le Prince gardait un œil sur leurs familles.

— J’ai laissé les deux soldats là-bas au cas où, dit le népalais. Mais je n’ai pas aperçu la trace d’un sorcier dans le coin. Je retourne chez moi, annonça-t-il en se dirigeant vers le feu, je vais tenir mon clan au courant.

Il salua tout le monde puis fit signe à Bobi de le suivre. Le tanuki prit la patte gluante de Tiny dans la sienne et lui sourit.

— Nous nous reverrons sur le champ de bataille, lui murmura-t-il.

L’amphibien approuva tandis que son ami s’avançait vers le centre de la place. Il posa un pied dans les flammes et fut aussitôt absorbé par le feu qui l’avala tout entier. Il avait disparu à la suite de l’humanilis.


Deux jours étaient passés depuis l’arrivée des prisonniers. Ils avaient creusé une tombe pour le renard qui avait été leur compagnon, surveillés de près par des oursons méfiants. Tout le monde était à cran. Aucun autre groupe de combattants n’était revenu de mission depuis l’échec de la guerre.

Toutes les créatures encore présentes au village s’inquiétaient pour leurs amis. Les prisonniers espéraient recevoir des nouvelles de leurs familles, mais les émissaires envoyés sur l’île ne se manifestaient toujours pas, ce qui troublait de plus en plus le Prince.

En attendant, les nouveaux venus se reposaient, récupérant lentement de leurs blessures. Les guérisseuses ayant eu peur de les approcher, leurs plaies s’étaient infectées avant que Nathaniel ne parvienne à convaincre ses compagnons dotés du don de soigner de s’occuper d’eux.

Tiny et Boursain avaient également mis plus de temps que les autres à retrouver leurs forces, car ils avaient été pris en charge seulement après le départ d’Himal et de Bobi. Cela n’empêcha pas Tiny, ce matin-là, de faire irruption dans la tente de Megumi alors qu’elle finissait tout juste de s’habiller.

— Nom de Dieu ! s’exclama-t-elle en s’enroulant précipitamment dans la cape anthracite décorée d’un baobab qu’elle venait d’attraper sur le lit.

Son pantalon violet dépassait du vêtement, recouvrant le haut de ses pieds nus. Elle enfila les sandales posées sur le tapis, son regard noir fixé sur l’animilis. Il portait toujours les marques de son combat, de fines cicatrices rosées lui traversant le crâne.

— Ne t’énerve dwi pas, répliqua celui-ci. J’ai attendu que tu aies dwi terminé avant d’entrer.
— Que… quoi ? s’écria Megumi, les joues en feu et les larmes aux yeux. Mais comment savais-tu que j’étais prête ? Tu m’espionnais ? s’indigna-t-elle.

Tiny s’intéressa étrangement à une petite butte de terre battue, la frottant avec son gros orteil. Il éluda les questions de Megumi dont le visage avait pris une couleur cramoisie.

— Que me voulais-tu ? interrogea-t-elle finalement.
— Le Prince t’attend, tu es encore plus dwi longue que lui à te préparer, râla Tiny.

Megumi passa devant l’amphibien la tête haute sans ajouter un mot. Dehors, le temps était sec et plus froid que d’habitude. Nathaniel se tenait à l’écart de la place en compagnie de Boursain. Ils avaient une conversation animée près de l’amas de jadéite issu des différents essais effectués sur le bouclier magique de la jeune femme les jours précédents.

— Je croyais qu’on avait convenu qu’il nous fallait le pendentif pour sortir du dôme, s’étonna Megumi. On n’a plus besoin d’entraînement, si ? demanda-t-elle à Tiny, oubliant déjà qu’elle était fâchée contre lui.
— On va te dwi préparer à te battre, révéla l’animilis.
— Génial…

Megumi ne se sentait pas très rassurée. Elle avança maladroitement vers l’humanilis qui la salua en lui tendant une épée. Il la tenait par la lame, proposant la garde à la jeune femme en souriant. Celle-ci déglutit en s’en emparant.

Le poids de l’arme la fit basculer en arrière puis tomber sur la terre gelée. Boursain éclata de rire, mais il fut le seul.

— On devrait dwi commencer avec ça, railla Tiny en jetant un long bâton de bambou à Megumi.

Elle l’attrapa au vol d’une main et déposa délicatement l’épée sur le sol.

— Tu as sans doute raison, approuva Nathaniel en aidant Megumi à se relever. Je me suis un peu emporté, s’excusa-t-il.
— Ce n’est rien, répondit la jeune femme.

Elle balança grossièrement son arme de gauche à droite, impressionnée par sa légèreté.

Elle devait mesurer entre un mètre vingt et un mètre cinquante et elle pesait moins de quatre cents grammes. Elle était plus facile à manier qu’une épée.

— Bien, allons-y ! décréta le Prince en se plaçant face à elle.

Megumi se mit à trembler. Elle ne savait pas du tout comment s’y prendre pour se défendre avec cet outil. À son grand soulagement, le jeune homme brandit un bâton similaire au sien. Il fit un pas en avant, s’appuyant sur sa jambe fléchie, et fendit brusquement l’air.

Megumi ferma les yeux sans réfléchir, attendant l’impact. Le temps sembla s’arrêter. Elle souleva prudemment une paupière et vit l’arme de l’humanilis suspendue devant son nez. La sienne n’avait pas bougé d’un millimètre, elle pendait toujours au bout de son bras, le long de son corps.

— Tu dois riposter, soupira Nathaniel.

Il avait l’air terriblement déçu. Il abaissa son bâton et recula.

— Je ne sais pas quoi faire, avoua Megumi, honteuse.

Les iris colorés de Tiny roulèrent dans ses globes oculaires. L’humanilis parut lui aussi lever les yeux au ciel.

— Je vais te dwi montrer, souffla l’amphibien.
— Parfait ! s’exclama le Prince plus fort que nécessaire. Prévenez-moi quand elle sera prête.

Il semblait en colère. Il jeta son bâton à Boursain et s’éloigna à grands pas vers la place sans un mot pour la jeune femme. Le plantigrade le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse sous le chapiteau puis se tourna vers Megumi, la dévisageant tristement.

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle, de nouvelles larmes montant jusqu’au coin de ses paupières. Je n’ai jamais manipulé ce genre d’arme auparavant, se justifia-t-elle. Je ne suis qu’une humaine !
— Ne lui en veux dwi pas, murmura Tiny en lui tapotant amicalement le bras. Le Prince est à dwi bout. Beaucoup de dwi pression pèse sur ses épaules, tout le monde attend des réponses.
— Ce n’est pas ma faute, s’indigna Megumi. Je l’aiderais volontiers si je le pouvais. Je comprends que ce soit dur pour lui, mais il pourrait être plus indulgent !
— Il a peur que tu sois blessée durant la bataille, révéla humblement Boursain qui s’était avancé vers eux pour donner l’arme de bois de l’humanilis à Tiny.
— Tu dwi comptes beaucoup pour lui, ajouta ce dernier.

Megumi ne savait pas quoi répondre, elle ne s’attendait pas à cela. Elle baissa la tête en silence jusqu’à ce que l’ourson reprenne la parole.

— Commençons l’entraînement, proposa-t-il.


Trois heures plus tard, Megumi avait retiré sa cape, l’exercice physique ayant augmenté sa température corporelle. Elle se tenait debout, les deux jambes écartées de plus de cinquante centimètres, prenant appui sur celle qui était fléchie en avant. Elle avait les bras tendus devant elle, maintenant son bâton de bambou parallèle au sol.

Tiny, placé face à elle, était dans la même position. Il se redressa, ramenant ses deux pattes l’une contre l’autre et planta son arme dans la boue à côté de lui. Elle était presque aussi longue que son corps. Il remua les épaules en faisant de petits moulinets et secoua énergiquement ses mains avant de s’écrier :

— Bien, dwi recommençons !

Il semblait avoir du mal à reprendre son souffle. Les différents essais pratiqués sur le bouclier magique et son combat au Palais impérial l’avaient épuisé.

Il avança malgré tout sa jambe gauche d’un pas et saisit son bâton à deux mains, l’arrachant du sol. Il écarta ses poignets à bonne distance pour avoir une tenue parfaite. Megumi l’imita. Ils firent tournoyer leurs armes pendant quelques secondes puis Tiny se rua sur la jeune femme d’un mouvement brusque. Megumi tendit les bras pour contrer l’assaut, son bambou résonnant bruyamment contre celui de l’animilis. L’action fut très brève.

Les chocs se succédèrent rapidement, claquant dans l’air à intervalle régulier. Megumi parvint à dévier plusieurs fois la trajectoire des coups de son adversaire, enchaînant sur des attaques calculées. Boursain était devenu le spectateur d’une chorégraphie mise en place par les deux acteurs depuis le début de leur entraînement.

Les prisonniers, occupés à s’exercer aux lancers simultanés de sortilèges offensifs et défensifs de l’autre côté du village, s’arrêtèrent un instant pour les observer. Nathaniel, qui supervisait les essais de ces animilis, se contenta de retourner sous le chapiteau central sans leur accorder un regard. Megumi, concentrée sur son combat, ne le remarqua pas.

Elle était sûre d’elle. Déterminée, chacun de ses mouvements suivait une trajectoire précise. Elle évita de justesse un violent coup de Tiny en pivotant sur elle-même, ses cheveux flottants dans son sillage. Son bâton fendit aussitôt l’air comme un éclair et il vint s’abattre sur celui de l’animal tandis qu’elle reprenait son appui sur sa jambe fléchie en avant.

L’amphibien bloqua l’attaque en plantant ses pattes caoutchouteuses dans la terre devenue molle à cet endroit. Son arme vibra sous le choc, transmettant toute la puissance de la jeune femme dans ses membres. Il se cramponna au bois alors que son corps se soulevait du sol. Il s’enroula autour du manche en tournant de plus en plus vite. Boursain éclata de rire à la vue de son ami dans cette situation. Megumi abandonna son bâton et saisit les orteils de Tiny au passage pour pouvoir l’arrêter. Elle trottina de quelques pas derrière lui, emportée par son élan, puis parvint à stopper sa course. Lorsque Tiny reposa les pieds par terre, il tituba. Ses pupilles semblaient sursauter dans ses yeux flous. Il finit par se laisser tomber lourdement sur le sol.

Après dix minutes de pause pendant laquelle l’amphibien reprit ses esprits, ils continuèrent leur entraînement intensif. Megumi frappa une nouvelle fois contre le bâton de Tiny, le soulevant brusquement. L’animilis perdit de nouveau l’équilibre quand son arme lui échappa des mains et vola deux mètres plus loin. Boursain applaudit tandis que la jeune femme souriait en abaissant son bambou.

Tiny en profita pour bondir vers elle. Il agrippa ses pieds autour du cou de Megumi, appuyant son ventre sur son nez. Elle écarquilla les yeux sous l’effet de la surprise. L’amphibien lui mit un coup de patte sur le front.

— Aïe ! s’écria-t-elle, abasourdie.
— Tu devras affronter des dwi magiciens, lui rappela l’animilis en posant ses mains poisseuses sur le crâne de Megumi. Sois toujours sur tes dwi gardes.

Il s’appuya sur sa tête et se lança en arrière. Une mèche rousse resta collée entre ses doigts tandis que son corps était projeté sur le sol.

— D’accord, répondit la jeune femme en frottant l’endroit où ses cheveux avaient été arrachés.

Elle essaya de ne pas penser à l’état pitoyable dans lequel elle devait se trouver quand elle visualisa Nathaniel dans son esprit. Elle espérait ne jamais avoir une coiffe aussi gluante que la sienne. Se jurant de se laver la tête immédiatement après l’entraînement, elle se tourna vers Tiny et demanda :

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Tu es dwi prête à affronter le Prince, décréta Tiny.
— Quoi ? s’égosilla la jeune femme, affolée.
— Avec les bâtons, la rassura Boursain en rendant son arme à l’amphibien.
— Tu t’en dwi sortiras très bien, râla ce dernier.
— Je n’en suis pas si sûre, murmura Megumi.

Son corps s’était remis à trembler.

— Ne t’inquiète dwi pas.
— J’aimerais qu’on réessaye une fois, s’il te plaît, le supplia-t-elle.
— Si tu dwi insistes, concéda-t-il. Mais je ne vois dwi pas ce que ça changera. De toute façon, tu es dwi loin de pouvoir affronter un sorcier.

Megumi hocha la tête. Elle imaginait bien que les créatures dotées de pouvoirs magiques ne devaient pas se contenter de donner des coups de bâton à leurs adversaires.

— Tu es dwi prête ? ajouta l’animilis en brandissant une nouvelle fois son arme.
— Tiny, pourquoi tu dis tout le temps « dwi » ? interrogea subitement Megumi en le dévisageant d’un air curieux.

Boursain se mit à ricaner tandis que l’amphibien rougissait.

— Je ne sais dwi pas, répondit-il, gêné. C’est comme ça, c’est dwi tout.
— Tu ne peux pas t’en empêcher ? insista la jeune femme, fascinée.
— Je n’y peux dwi rien ! grogna Tiny. Je vais dwi chercher le Prince.

Il se dirigea vers le grand chapiteau en claquant ses longs pieds nus sur le sol, traînant son bâton derrière lui. Il semblait fâché.

— Non, attends ! s’écria Megumi. Je ne suis pas prête, soupira-t-elle.

Ses épaules s’affaissèrent.

— Tiny est né avec une sorte de malformation, expliqua subitement Boursain dans son dos.

Megumi se tourna vers lui d’un air inquiet. Elle n’avait pas pensé que son ami amphibien était malade. Lorsqu’elle vit que l’ourson souriait toujours, elle se détendit légèrement.

— Que s’est-il passé ? interrogea-t-elle alors.
— Ce n’était pas grand-chose, révéla l’animilis. Il avait sans arrêt le hoquet, mais ça s’est arrangé en grandissant. Sauf que depuis tout ce temps, le petit « dwi » est resté.

Il se remit à rire en retournant s’asseoir dans un coin pour assister au spectacle qui allait avoir lieu.

Tiny vint les rejoindre cinq minutes plus tard, accompagné de Nathaniel qui n’avait pas l’air de meilleure humeur que lorsqu’il les avait quittés. Il dégrafa sa cape et la jeta sur le sol avant de s’emparer de l’arme en bambou que le batracien lui tendait. Il ne dit pas un mot quand il s’avança vers Megumi.

Il portait une chemise crème dont les manches étaient retroussées sur ses avant-bras. Les lacets du col, légèrement desserrés, laissaient entrevoir ses clavicules saillantes et son cou. Il déglutit plusieurs fois en silence, sa pomme d’Adam montant et descendant dans sa gorge. Il paraissait aussi nerveux que la jeune femme.

Tiny sautilla jusqu’à l’endroit où se trouvait Boursain et s’assit à côté de lui.

— Je parie le dwi repas de ce midi que c’est Megumi qui l’emporte, lança-t-il à l’ourson.

Celui-ci se mit à tousser bruyamment, surpris par la provocation de son compagnon.

— Le Prince ne retiendra pas ses coups, le prévint-il finalement, le sourire aux lèvres.

Tiny ricana.

— Elle dwi non plus !

Il tendit une patte luisante au plantigrade qui la serra énergiquement.

Nathaniel se tenait désormais à deux mètres de la jeune femme, immobile. Megumi, toujours tremblante, avança d’un pas hésitant. C’est alors qu’il bondit vers elle, son bâton fendant l’air. Elle brandit le sien aussi vite qu’elle le pût pour bloquer l’attaque. Les deux armes s’entrechoquèrent.

La force de l’humanilis était bien plus grande que celle de Tiny. La jeune femme ressentit les secousses du coup jusque dans ses épaules qui la firent terriblement souffrir. Elle grimaça, mais Nathaniel ne s’arrêta pas là. Il tourna sur lui-même pour créer une brèche à l’opposé, visant les hanches de Megumi. Il était très rapide. Elle sauta sur le côté, déviant de justesse l’angle du bâton de son adversaire. L’extrémité de bois la frôla légèrement, s’infiltrant sous sa chemise qui se déchira sur deux centimètres lorsque l’humanilis retira son arme pour attaquer à un autre endroit.

Il enchaîna les mouvements très vite, si bien que Megumi commençait à avoir du mal à suivre. Elle se baissa juste à temps, plongeant sur le sol, pour éviter le coup que le Prince essayait de lui porter à la tête. Essoufflée, elle fit une pirouette, ignorant le point de côté qui lui compressait les côtes. Elle se releva en sautant, comme lorsqu’elle faisait de la gymnastique à l’école.

Depuis leur poste d’observation, Tiny et Boursain sifflèrent d’admiration. Elle ne pouvait pas les saluer cependant, Nathaniel se ruait déjà sur elle, le bambou tendu devant lui, perpendiculairement à son corps. Megumi n’avait plus le temps de réfléchir, elle se laissa porter par son instinct.

Elle jeta son arme à ses pieds et s’empara à deux mains de celle qui lui fonçait dessus. Surpris, le jeune homme ralentit sa course, offrant l’occasion à son adversaire de réunir toutes ses forces pour tirer sur son bâton. Megumi poussa un cri de guerrière en déviant sa trajectoire à main nue. Se sentant déséquilibré, Nathaniel lâcha le bambou et se dégagea de sa portée en effectuant un saut périlleux en arrière. Il était désarmé.

À peine impressionnée par la figure acrobatique du Prince, Megumi récupéra son morceau de bois sur le sol et se dirigea vers lui par petites enjambées. Ses cheveux emmêlés flottaient au-dessus de ses épaules au rythme de ses pas chassés. Elle brandit les deux bâtons, les croisant devant sa poitrine palpitante, sa chemise se soulevant et dévoilant sa peau rougie et couverte de terre. Le tissu arraché valsait sous la brise qui balayait le village. L’humanilis détourna les yeux. Megumi en profita pour accélérer la cadence.

Pris au piège, le Prince leva les poings pour créer une garde à hauteur de son visage à la manière des boxeurs. La jeune femme hésita. Elle n’osait pas le frapper alors qu’il ne pouvait plus se défendre. Durant le combat, elle ne s’était pas posé de questions, car si elle n’avait pas mis toute sa force pour éviter les coups non retenus de son adversaire, elle serait déjà à terre.

— Qu’attends-tu pour le dwi finir ? ! hurla Tiny en tapant des pieds.

La jeune femme tourna légèrement la tête, distraite par cette intervention. Nathaniel en profita pour réagir. Lorsqu’elle le vit bouger du coin de l’œil, il était trop tard. Il s’était jeté en avant, imitant la pirouette que Megumi avait faite plus tôt. Il se redressa juste devant elle et saisit les deux armes en leur milieu, là où elles formaient une croix. Megumi sursauta. Elle se sentit désemparée.

— Non, grogna l’amphibien au moment où le Prince parvenait à arracher les bâtons des mains de la jeune femme.

Il les brandit à son tour sous le nez de Megumi qui secoua la tête pour reprendre ses esprits. Elle se jeta de nouveau sur le côté, tombant plus lourdement qu’elle ne l’aurait voulu sur le sol.

Elle se trancha le poignet sur un morceau de jadéite qui traînait là. Elle poussa un gémissement de douleur qui résonna dans le campement. Tiny se redressa brusquement, comme monté sur ressort, et avança vers elle tandis qu’elle s’emparait du caillou, ignorant sa blessure. L’animilis retourna alors s’asseoir sans la quitter des yeux.

Megumi roula par terre puis se releva à côté de Nathaniel qui avait baissé ses armes quand elle avait crié. Lorsqu’il recommença à les faire tourner, Megumi se précipita derrière lui et lui sauta sur le dos. Elle agrippa une poignée de ses cheveux collants et lui mit la pierre tranchante sous la gorge. L’humanilis ravala bruyamment sa salive.

— C’est terminé, murmura Megumi.

Nathaniel laissa tomber les bâtons qui rebondirent à ses pieds. Il éprouva une sensation de chaleur qui affluait jusqu’au bout de ses oreilles où le souffle de la jeune femme l’avait effleuré.

— Tu as gagné, dit-il en souriant timidement.

Il tressaillit en sentant le corps de Megumi contre le sien.

— Super ! s’écria Tiny en attrapant Boursain par les pattes pour le faire danser.

L’ourson ne paraissait pas aussi enjoué que lui. La tête baissée, il ne résista pas et se laissa entraîner dans une chorégraphie animée. Haletante et transpirante, Megumi tomba brusquement à genoux sur le sol. Réalisant qu’elle venait de serrer Nathaniel contre elle, elle fut extrêmement gênée. Rouge des pieds jusqu’au sommet du crâne, elle recula de quelques pas. Le vent caressa de nouveau sa peau qui fut parcourue de frissons. Elle se hâta alors de récupérer sa cape sur la roche où elle l’avait déposée plus tôt et de s’y enrouler pour camoufler ses joues colorées et sa chair de poule. Les vêtements que le Prince lui avait donnés étaient bien plus chauds qu’ils n’y paraissaient, mais l’air était suffisamment glacial pour les transpercer.

— Je meurs de faim ! s’écria Megumi.
— Et moi dwi donc ! répondit Tiny en bondissant vers la place du village.

Installée au coin de la cheminée sous le chapiteau, Megumi se délectait du goût à la fois doux et sucré de son repas. Sa main droite recouverte d’une pâte épaisse et verdâtre était cachée sous un bandage écru. Tiny, face à elle, engloutit le contenu de son assiette avant de s’attaquer à celle de Boursain. L’ourson, assis à côté de la jeune femme, observait les végétilis posés sur la table avec envie.

Même s’il avait parié contre elle, Megumi ne put s’empêcher d’éprouver de la peine à son égard. Elle saisit une grosse boule jaune dans son plat, vérifia brièvement que Tiny ne regardait pas vers elle, puis glissa le fruit sur le banc. Elle tapota la cuisse de Boursain et lui montra l’aliment. L’ourson écarquilla les yeux, puis un large sourire illumina son visage devenu rosé. Il s’empara du végétilis et se laissa tomber sous la table où il s’accroupit. Il croqua à pleine bouche dans son encas. Megumi fronça les sourcils en entendant le son provoqué par cette bouchée. Elle releva la tête vers Tiny qui la dévisageait. Elle attrapa alors le coin déchiré de son haut et fit mine de l’examiner.

— Ne t’inquiète dwi pas, Bulstrod arrangera ça.

Surprise, elle reporta son attention sur l’amphibien.

— De quoi parles-tu ?
— De ta dwi chemise, répondit Tiny en haussant les épaules.
— Comment Bulstrod pourrait-il la réparer ? interrogea Megumi, perplexe.
— Bah ! s’exclama l’animilis. C’est son dwi truc, c’est tout.
— Comment ça ? insista la jeune femme.
— Il dwi coud et tricote, précisa le batracien. C’est lui qui crée nos dwi vêtements.
— Quoi ! Tu rigoles ? répliqua Megumi.
— Non, affirma Tiny en haussant de nouveau les épaules. C’est son dwi passe-temps.
— Mais, hésita Megumi, Bulstrod est un dragon, ou un animal du genre. Il a des griffes ! s’indigna-t-elle.

Elle se mit alors à rire.

— Tu te moques de moi, conclut-elle.
— Pas du dwi tout ! s’écria l’animilis.
— Si, c’est exact, ajouta Boursain qui refit surface.

Megumi le dévisagea d’un air suspect.

— Ils disent la vérité, intervint Nathaniel.

Il était resté debout près de la cheminée et semblait jusque-là perdu dans ses pensées.

— Ah vraiment ? railla Megumi.

Personne ne répondit.

— Au fait, où habite Bulstrod ? interrogea-t-elle subitement. Je ne l’ai pas revu au village depuis le soir où il m’a sauvée.
— En fait, Bulstrod n’est pas « un dragon ou un animal du genre », expliqua le Prince en reprenant les mots de la jeune femme. Il s’agit d’un Gardien.
— Un Gardien ? répéta Megumi. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une dwi divinité qui est chargée de préserver l’équilibre entre le monde des humains et l’univers magique, répondit Tiny.
— Le plus souvent, ces divinités interviennent depuis les Terres Sacrées, ajouta l’humanilis. Quand ils se déplacent chez nous, c’est mauvais signe.
— La première fois que j’ai dwi rencontré Bulstrod, raconta Tiny, c’était juste après la Guerre des Nations.
— C’était il y a presque cent ans ! s’exclama Megumi.

Le batracien leva les yeux au ciel.

— Ah oui, c’est vrai, vous ne vieillissez pas vous autres, se rappela Megumi.
— Tu te trompes, balbutia Boursain, la bouche pleine.

Il profita de la distraction de Tiny pour dérober plusieurs végétilis dans son assiette qu’il avait retirée vers lui. Megumi le dévisagea une fois de plus avec une expression d’incompréhension sur le visage. Boursain avala bruyamment un nouveau morceau avant d’ajouter :

— Je t’expliquerai ça plus tard.

Il lui fit un clin d’œil avant de croquer dans un autre fruit, semblable à une feuille de bananier.

Megumi s’interrogeait vaguement sur ce que Boursain venait de lui révéler et sur ce qu’il lui avait appris plus tôt dans la matinée sur la manie de Tiny à répéter « dwi » sans arrêt. Quelque chose l’intriguait. Si le handicap de l’amphibien avait fini par disparaître « en grandissant », comme Boursain le lui avait dit, cela devait en effet signifier qu’il avait vieilli.

— Veux-tu dwi connaître l’histoire de Bulstrod ? s’impatienta Tiny en fusillant Boursain des yeux.

Il était en colère parce qu’il avait remarqué que l’ourson dérobait son repas.

— Oui, je t’écoute, répondit la jeune femme en pensant qu’elle n’était visiblement pas au bout de ses surprises.
— Dépêchez-vous alors, intervint Nathaniel, nous n’avons pas encore terminé l’entraînement et nous devons trouver le pendentif.

Il se dirigea vers l’autre côté de la tente. Avant de sortir, il se retourna brièvement, observant Megumi qui le suivait des yeux. Ne s’attendant pas à croiser son regard, il rougit en même temps qu’elle. Il hâta le pas vers l’extérieur tandis qu’elle se mettait à gratter les nervures du bois de la table.

— Comme tu le dwi sais sûrement, commença Tiny, attirant de nouveau l’attention de la jeune femme, la Guerre des Nations a causé beaucoup de dégâts et de pertes, aussi bien humaines que magiques.

Megumi hocha la tête même si elle ignorait que les créatures fantastiques avaient joué un rôle dans ce conflit.

— Les Gardiens sont intervenus pour empêcher la dwi destruction de la planète, conclut-il gravement.

Boursain, qui continuait de se gaver, approuva nerveusement.

— Le désastre a pris fin grâce à eux, révéla-t-il.

Sans donner plus de détails, Tiny ajouta :

— Trois ou quatre mois plus tard, j’ai dwi perçu une puissance magique extraordinaire dans les Monts Enchantés, tout juste fondés. Avec Fena, nous sommes allés dwi voir de quoi il s’agissait. C’est là que nous avons rencontré Bulstrod.
— Qui est Fena ? l’interrompit Megumi.

Le batracien désigna une petite grenouille assise à l’autre bout de la table. C’était l’animilis qui avait pris l’habitude de leur apporter les repas.

— C’est ma dwi compagne, précisa l’amphibien.

Megumi ouvrit de gros yeux ronds.

— Ouah ! s’exclama-t-elle, impressionnée. Je ne savais pas que tu avais une amoureuse, le taquina-t-elle.
— Bulstrod était dwi caché dans une grotte, poursuivit Tiny, imperturbable. Il était dwi blessé. Il ne dwi guérissait pas à cause du poison présent dans les armes des humains. Quand nous l’avons dwi trouvé, il venait d’atterrir dans cette caverne alors qu’il essayait de se téléporter vers les Terres Sacrées. Il n’avait plus assez de dwi forces et était piégé dans notre monde. Fena lui a dwi apporté les premiers soins puis nous l’avons amené au village. Les guérisseuses ont passé des dwi jours entiers à s’occuper de lui et il a fini par retrouver la forme.
— Il vous a ensuite raconté comment il était arrivé là ? demanda la jeune femme qui écoutait attentivement l’histoire.
— Plus ou dwi moins, déclara mystérieusement Tiny.

Megumi le fixa, attendant une réponse plus précise.

— Bulstrod ne parle dwi pas notre langue, révéla alors l’amphibien. Fena a la faculté de dwi percevoir les pensées, elle a lu son esprit.
— Impressionnant ! s’exclama Megumi.

Les animilis la surprenaient davantage de jour en jour.

— Et comment se fait-il que Bulstrod soit venu m’aider l’autre nuit ? interrogea-t-elle, intriguée. Nathaniel a dit que les Gardiens intervenaient sur Terre uniquement quand la situation était vraiment critique. Ce n’était pas le cas, si ?
— Bulstrod nous a dwi été très reconnaissant de l’avoir sauvé, expliqua le batracien. Il m’a dwi proposé d’établir un lien entre nous pour que je puisse l’appeler en cas de besoin.

Tiny se mit debout sur la table et plongea la main dans la poche de son short. Il en sortit une petite fiole de cristal qu’il plaça sous le nez de la jeune femme.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle.

Elle eut alors la désagréable impression de ne plus rien savoir dire d’autre.

— Des dwi larmes, répondit l’amphibien.

Megumi fronça les sourcils.

— Bulstrod et moi en avons dwi fait couler une dans ce flacon, précisa-t-il. Lorsque je les mélange, Bulstrod reçoit un signal et il se matérialise à l’endroit même où je l’ai secoué. C’est grâce à cela qu’il est dwi venu à ton secours dans la forêt.

Megumi se souvint qu’elle avait vu Tiny sortir un objet brillant avant de disparaître ce soir-là. Elle prit la fiole de la main de l’animilis et l’examina de plus près. Elle devait faire quatre ou cinq centimètres de hauteur et était aussi fine que les petites flasques dans lesquelles étaient distribués les échantillons de parfum. Elle était fermée par un minuscule bouchon de liège. Un liquide transparent reposait paresseusement au-dessus d’une épaisse pâte argentée qui coagulait contre le cristal. Megumi retourna précautionneusement le flacon, mais la larme collante ne bougea pas.

— C’est celle de Bulstrod ? interrogea-t-elle en tapotant la paroi du bout du doigt.

Tiny approuva.

— Comment se fait-il que vous ayez pleuré ? Vous vous êtes forcés ?
— Figure-toi que chez les dwi humains, il y a une sorte de légume très étrange, répondit l’amphibien sur un ton d’instructeur. C’est une boule avec plusieurs couches blanches recouvertes d’une peau très fine, expliqua-t-il. Ça dwi pique vraiment les yeux !
— Tu parles d’un oignon ? s’étonna Megumi.
— Oui, c’est ça ! s’exclama l’animilis. Fena nous a dit que si on en dwi coupait un, c’était certain que nos larmes se mettraient à couler. Et c’est ce qui est dwi arrivé, conclut-il, impressionné.

Megumi éclata de rire en reportant son attention sur le flacon.

— Je peux les mélanger ? hésita-t-elle.
— Je suis le seul à dwi pouvoir invoquer Bulstrod, rappela Tiny. Il ne se passera dwi rien si tu l’agites.

Megumi secoua vigoureusement le petit récipient, rien ne se produisit. Elle approcha la fiole de son nez pour examiner davantage son contenu. La larme de Bulstrod se fragmentait désormais en plusieurs bulles à travers lesquelles s’infiltrait celle de Tiny, bien plus légère. L’objet se mit alors à briller. Surprise, Megumi sursauta. Elle le rendit à Tiny de peur de le faire tomber.

— C’est incroyable, murmura-t-elle tandis que l’animilis rangeait le flacon lumineux dans sa poche où il s’éteint instantanément.
— Nous devons dwi reprendre le travail, rappela Tiny en bondissant sur le sol.
— Je suis épuisée, se plaignit Megumi. Regarde-moi ! râla-t-elle en se levant.

Ses vêtements, chiffonnés et tachés, pendaient sur son corps comme des lambeaux. Elle avait maigri depuis son arrivée dans les Monts Enchantés de Zachaël. Sans doute parce qu’elle faisait plus d’exercices physiques. Ses cheveux étaient emmêlés et couverts de terre. Des marques rouges et bouffies apparaissaient sur ses joues et ses bras, luisants de sueur.

— C’est toi la spectatrice cette fois, l’informa Boursain qui se dirigeait déjà vers la sortie.
— Ah bon ? s’étonna la jeune femme, ravie.
— Nous allons te dwi montrer à quoi ressemble un vrai combat de sorciers, révéla Tiny. Tu dois dwi savoir ce qui t’attend réellement.
— Tu devras aussi t’habituer à manier l’épée, la prévint Boursain. Le bâton de bambou est bien plus léger.
— Sans rire, ironisa Megumi dont la joie éphémère venait de disparaître.

Elle était désespérée d’avance. Elle suivit ses deux compagnons à l’extérieur, résignée à accepter son destin.

12 : Un jeu dangereux

De retour sur l’aire d’entraînement, Megumi s’installa à la place que Boursain avait occupée le matin même contre un rocher. L’herbe était aplatie à cet endroit. La jeune femme serra ses genoux contre sa poitrine et s’enroula dans sa cape.

Nathaniel se tenait à dix mètres d’elle, face à Tiny et Boursain qui adoptaient une posture de combat. L’humanilis maintenait son épée à bout de bras au-dessus de sa tête, prêt à affronter ses adversaires. Il ne prit même pas le temps de retirer son pagne. L’ourson avait dégainé sa dague et l’amphibien faisait déjà tournoyer son bambou devant lui. La jeune femme perçut alors un changement d’ambiance. Tiny se mit à sourire davantage tandis que le regard du Prince se faisait moqueur. Ils semblaient beaucoup s’amuser. Puis tout à coup, comme si un signal avait retenti, les trois magiciens se ruèrent l’un vers l’autre.

C’est seulement à cet instant que Megumi comprit que ses compagnons l’avaient ménagée. Ils étaient bien plus rapides que lorsqu’ils l’avaient affrontée. Boursain, plus habile qu’il n’en avait l’air, fléchit ses courtes pattes et bondit au-dessus de Nathaniel qui ne savait plus de quel côté regarder. L’ourson tombait en piquet vers lui, le corps tendu comme une corde et les bras en avant. Il tenait sa dague à deux mains, prêt à attaquer. L’arme semblait plus longue et plus brillante que d’habitude.

Au sol, Tiny maniait son bâton avec autant de dextérité qu’une majorette. Il fonça sur l’humanilis en hurlant et frappa de toutes ses forces. Le Prince bloqua le coup avec sa lame en éclatant de rire. Megumi en revanche se mordit la lèvre. Elle s’attendait à voir le bambou se briser, mais il se courba comme s’il avait été en caoutchouc. Une lueur bleue l’engloba alors, repoussant brusquement l’épée et son porteur.

Tiny recula d’un bond tandis que Nathaniel, à peine perturbé, levait son fer au-dessus de sa tête pour contrer l’attaque de Boursain qui arrivait sur lui tout souriant. La lame du jeune homme était devenue aussi éblouissante que celle de l’ourson. Lorsqu’elles se percutèrent, des étincelles vertes jaillirent entre les deux métaux. Quelque chose clochait avec ces armes.

Megumi comprit enfin qu’il ne s’agissait pas uniquement d’un combat de force physique, ses trois compagnons utilisaient également la magie. Ce qui se déroula ensuite confirma cette pensée. Nathaniel échangeait des coups puissants avec Boursain tandis qu’il repoussait Tiny avec un sortilège défensif. Il maniait son épée d’une main attaquant l’ourson sans relâche, et exposait l’autre en direction de l’amphibien qui lui tournait autour.

Une onde de chaleur semblait osciller à l’extrémité de ses doigts tendus. De là où elle se tenait, Megumi voyait des vagues onduler entre les deux magiciens. Tiny essayait de s’approcher en frappant ces émanations du bout de son bambou devenu complètement bleu. Chacun de ses coups était accompagné d’un sifflement aigu. Après une minute d’acharnement, il ne parvenait toujours pas à franchir cette défense.

Boursain, quant à lui, avait rallongé la lame de sa dague en diffusant son pouvoir magique à l’intérieur. Plus petit que le Prince, l’animilis avait des difficultés à garder l’équilibre. Il tomba à genoux, affaibli par le choc d’un nouvel assaut. L’extrémité de l’arme de Nathaniel, entourée d’un halo violet, entailla la joue bouffie de l’ourson. L’humanilis pivota aussitôt sur lui-même, projetant le plantigrade à plusieurs mètres de là grâce à son sortilège défensif. Il utilisa simultanément son épée pour déstabiliser Tiny. Celui-ci riposta en lui lançant un maléfice.

Des langues de feu ondulèrent en direction du jeune homme, provenant des petits bourrelets pendant au bout des doigts effilés de l’amphibien. Tout en maintenant Boursain à distance, Nathaniel inclina sa lame devant lui et en fit jaillir une vague qui inonda les flammes. Elles disparurent aussitôt dans un nuage de vapeur, tandis que des trombes d’eau s’écrasaient sur le sol. Tiny enfonça son bâton dans la terre humide et s’en servit comme d’une perche pour s’élever dans les airs et ne pas être emporté par la coulée de boue qui se formait en dessous.

L’animilis sembla voler un moment au-dessus du Prince puis commença à retomber. Il plongea alors sa main dans sa poche et y prit sa fiole qu’il agita vigoureusement en atterrissant derrière l’humanilis. Il glissa sur trois ou quatre mètres, rejoignant Boursain, toujours étendu par terre.

Pendant qu’il l’aidait à se redresser, Megumi se tordit le cou pour scruter le ciel des yeux. Elle s’attendait à ce que Bulstrod apparaisse. Après quelques secondes, elle aperçut enfin une lueur étrange entre les nuages. Nathaniel la vit également. Il se précipita vers les deux animilis comme s’il y avait urgence, dérapant à son tour sur le sol imbibé d’eau.

Les deux alliés se mirent à courir à sa rencontre, un sourire étrangement satisfait se dessinant sur leurs lèvres. Boursain, aveuglé par le sang qui glissait sur son visage, brandissait son poignard. Tiny préparait déjà un nouveau maléfice. C’est alors qu’un cri strident résonna. Megumi releva la tête et découvrit Bulstrod qui planait au-dessus du village.

Le Gardien fonça vers eux, ses ailes et ses pattes plaquées contre son corps. Il fendit les airs à toute allure, des traînées argentées l’enveloppant dans sa descente. Sa course parut subitement ralentie tandis qu’il pénétrait dans l’enceinte du campement. Son museau sembla s’enfoncer dans une barrière invisible. C’est au moment où ses épaules s’y frottèrent qu’un dôme rosé apparut dans le ciel, englobant le village tout entier. Bulstrod se hissa au travers, perdant son élan.

Lorsque sa queue se dégagea de cette matière semblable à du chewing-gum, le dragon continua de foncer sur le sol, mais il ne contrôlait plus sa trajectoire. Il se mit à battre violemment des ailes, projetant des particules gluantes autour de lui. Ses plumes semblaient piégées sous cette couche collante. Il atterrit enfin lourdement, dérapant jusqu’à l’endroit où Megumi était assise.

La jeune femme roula sur le côté et rampa derrière le rocher sur lequel elle était adossée une seconde auparavant, évitant de justesse l’animal qui vint se cogner dedans. Il glissa sur son flanc, sonné, puis se redressa sur ses pattes et s’ébouriffa. Des morceaux de gomme rose se dispersèrent encore autour de lui. Megumi en ramassa un échantillon et le pressa entre ses doigts devenus moites. Cela ressemblait vraiment à de la pâte à mâcher. Bulstrod prit finalement appui sur ses muscles puissants pour s’envoler de nouveau.

Nathaniel, Boursain et Tiny étaient toujours occupés à s’échanger des coups. Ils n’avaient même pas remarqué l’atterrissage pittoresque du dragon. Celui-ci se dirigea vers l’amphibien en rasant le sol, déséquilibrant le Prince au passage. Le jeune homme tomba en arrière tandis que Tiny sautait sur le dos de son compagnon. Il agrippa la patte de Boursain et le hissa à ses côtés. Le Gardien vira de côté alors que Nathaniel se relevait, l’épée tendue devant lui.

Bulstrod balaya l’endroit de ses ailes, éclaboussant les alentours avec l’eau boueuse stagnante sur la terre engorgée. Megumi se ratatina de nouveau derrière son rocher, mais fut tout de même arrosée. Le dragon décrivait désormais un cercle autour du bâton de Tiny, toujours planté dans le sol. L’amphibien s’en empara au passage puis Bulstrod fonça vers Nathaniel. Il passa au-dessus de sa tête, ébouriffant ses cheveux épais. Boursain en profita pour attaquer l’humanilis, aveuglé par ses mèches et par les poussières soulevées avec le vent. Le poignard de l’ourson lui entailla profondément l’épaule, du sang imbibant aussitôt sa manche arrachée. Le jeune homme pressa instinctivement sa main contre la plaie, son arme pendant inutilement au bout de son membre blessé.

Le Gardien fit demi-tour, chargeant de nouveau le Prince qui était tombé à genoux. Megumi se redressa derrière le rocher, la bouche grande ouverte. Elle regardait le spectacle avec effarement. Tiny tenta de lancer un autre sortilège à Nathaniel, mais celui-ci réunit ses dernières forces pour le contrer. Il semblait mal en point, et il voulait en finir. Il envoya des éclairs violets en direction de l’animilis en tendant son bras valide devant lui.

Ces rayons percutèrent les faisceaux lumineux bleutés du maléfice de Tiny, explosant bruyamment dans les airs comme un feu d’artifice. L’onde de choc projeta les adversaires plusieurs mètres en arrière. Nathaniel tomba sur le dos et glissa sur le sol jusqu’à l’endroit où se cachait Megumi. La jeune femme se précipita vers lui tandis que Bulstrod roulait à l’opposé, écrasant ses deux passagers dans leur chute. Sa course fut stoppée par une tente dressée un peu plus loin. Le Gardien tenta de se redresser, mais ses pattes tremblantes cédèrent sous son poids. Les deux animilis gisaient dans une mare de boue, inconscients.

Megumi examina brièvement la blessure du Prince, elle ne cessait de saigner. L’humanilis s’évanouit quand elle essaya de l’asseoir contre la pierre.

— Au secours ! hurla Megumi, impuissante. Venez m’aider !

La jeune femme ne savait, une fois de plus, pas quoi faire. Elle observa les alentours, ahurie. Elle n’aurait jamais imaginé qu’ils iraient aussi loin. L’endroit était complètement ravagé par le combat. De longues plumes argentées étaient éparpillées dans les mares d’eau boueuse qui déformaient le sol. Megumi vit une grenouille quitter le chapiteau et courir vers elle.

— Par ici ! s’écria-t-elle en agitant la main.

Elle rehaussa la tête de Nathaniel qui glissait le long de son bras. Elle cala son cou dans le creux de son coude et appuya le visage du Prince contre sa poitrine. Il avait les cheveux plus gras que jamais et une odeur de sève sucrée emplit les narines de Megumi. L’humanilis était couvert d’entailles et de griffures. Des gouttes de sueur et de sang roulaient sur sa peau, laissant des traînées de terre dans leur sillage.

— Vite ! cria la jeune femme à l’animilis qui observait le champ de bataille en pataugeant dans l’eau, les yeux exorbités.
— Mais que s’est-il passé ? gémit la grenouille en s’agenouillant auprès de Megumi et du Prince.

Elle portait la même tenue en laine que la première fois que Megumi l’avait vue, mais elle avait retiré le tablier orné du baobab emblématique des Monts Enchantés.

— Fena ! Ils se sont battus pour l’entraînement ! Et ça les amusait, répondit Megumi au bord de la crise de nerfs.
— L’entraînement ! répéta l’animilis en ouvrant la malle de cuir qu’elle transportait. Ils sont tous complètement fous. Ils s’exercent à mourir, c’est ça ? s’indigna-t-elle en saisissant un bol transparent à l’intérieur du sac.
— Où sont les guérisseuses ? demanda Megumi.

Elle allongea délicatement le Prince sur le sol et ajouta :

— Il faut soigner les autres !

Sa voix dérailla, se perdant au fond de sa gorge nouée. Fena se tourna précipitamment vers Tiny, renversant l’onguent qu’elle était en train de préparer. L’amphibien semblait être très blessé.

— Elles ont peur de toi ! gémit la grenouille en fusillant Megumi du regard.

La jeune femme encaissa la nouvelle comme une gifle.

— Appelle-les, supplia-t-elle, au bord des larmes. Ils ont besoin d’aide.

Fena la dévisagea un moment, puis ferma les yeux comme si elle se concentrait. Elle rouvrit les paupières au bout d’une seconde et retourna aussitôt à la préparation de sa pommade magique sans ajouter un mot.

Affolée, Megumi se redressa brusquement avec l’intention d’aller chercher des renforts sous le chapiteau. C’est alors que trois guérisseuses en sortirent, tenant chacune une mallette identique à celle de Fena. Elles se dirigèrent rapidement vers Bulstrod, Boursain et Tiny.

— Je leur ai demandé de s’occuper d’eux, expliqua Fena à la jeune femme qui les observait sans comprendre. Reste à distance, la prévint-elle.
— Comment… comment as-tu fait ? interrogea Megumi. Tu n’as même pas dit un mot…
— J’ai envoyé l’image des blessés dans leurs esprits, répondit tout simplement l’animilis en étalant l’onguent sur l’épaule de Nathaniel. Ce midi, Tiny t’a appris que je pouvais lire les pensées, lui rappela-t-elle. Je peux aussi les écrire.

Elle continua de s’occuper du Prince en silence. Complètement sous le choc de tous ces événements, Megumi se laissa retomber par terre.


Le lendemain, Bulstrod était retourné chez lui après avoir tricoté un nouveau pull-over à Tiny et raccommodé les chemises de Nathaniel et Megumi. La jeune femme avait été stupéfaite de le voir manier de longues aiguilles de bois. Il ne les tenait pas dans ses griffes, comme elle l’avait pensé au départ, mais les manipulait par magie. Elles flottaient à quelques centimètres de son museau, ses yeux grossis par des lunettes spécialement portées pour l’occasion, observant chaque mouvement des outils de coutures avec concentration.

Après s’être faits réprimander par Fena, Nathaniel, Boursain et Tiny avaient eu droit à un bon repas pour se remettre de leur combat. Les végétilis avaient l’incroyable particularité de redonner des forces très rapidement. Les deux animilis mangeaient sans compter tandis que le Prince tentait de s’excuser auprès de Megumi.

— Nous ne voulions pas te faire peur, affirma-t-il. C’était un peu un jeu pour nous…

La jeune femme le toisa d’un regard noir, ne le laissant pas poursuivre.

— C’est vrai, insista-t-il, pétrifié par son expression.
— Non, c’est dwi faux, intervint Tiny. On s’est bien éclatés, ça, c’est dwi sûr, précisa-t-il. Mais il fallait que tu dwi vois ce qui t’attend ! Tu dois dwi prendre conscience du danger.
— C’est réussi ! rétorqua Megumi. J’ai failli y rester deux ou trois fois pendant que vous vous amusiez, ajouta-t-elle, amère. J’ai appris à me battre pour rien ! Avec un coup comme ça, je suis morte.
— Tous les sorciers ne sont pas aussi expérimentés que nous, la rassura Nathaniel.

La jeune femme le dévisagea de nouveau, le défiant d’en dire davantage. Le Prince déglutit, abandonnant toute tentative de réconciliation.


Boursain et Tiny furent finalement chargés de superviser les exercices de sortilèges des prisonniers tandis que Nathaniel et Megumi, moins en colère, avaient pris l’initiative de reporter leur attention sur le pendentif de Zachaël. Ils se tenaient à la lisière de la forêt, juste avant le champ de protection généré par les enchantements qui était redevenu invisible.

Tournant en rond, Megumi demanda pour la cinquième fois, d’un air désespéré :

— Il n’y a pas un endroit qu’il mentionnait souvent ? Un lieu qu’il aimait particulièrement ?

Le Prince balança la tête de gauche à droite, las.

— Non, dit-il. Tout ce dont Zachaël me parlait, c’était de la magie et de son enseignement.

Megumi gonfla les joues, comme pour soupirer, mais elle se ravisa.

— Mais oui, souffla-t-elle à la place.

Elle venait d’avoir une révélation. Nathaniel la fixa, plein d’espoir.

— Il s’est confié à vous au sujet de sa compagne, la mère de Nagisa.
— C’est vrai, une ou deux fois, confirma Nathaniel.

Il ne comprenait pas où Megumi voulait en venir.

— Eh bien, insista-t-elle, il a pu cacher le collier où vivait cette femme.
— Chez les humains ? interrogea le Prince, les sourcils froncés.
— Il l’aurait remis à Nagisa ! ? s’exclama soudain Megumi d’une voix plus aiguë qu’à l’ordinaire. Je n’ai jamais vu ce bijou pourtant, se dit-elle, perplexe. Elle l’aurait légué avec la bague, non ?

Ils nageaient dans le flou. Si Zachaël avait donné le pendentif à Nagisa, elle l’aurait sûrement montré à Nathaniel puisqu’il ressemblait à l’anneau et qu’il venait de son père.

— Et si le collier n’avait pas été fabriqué par Zachaël ? demanda soudain Megumi, horrifiée.

Elle était perdue et toutes ses pensées se bousculaient dans sa tête.

— C’est impossible, la coupa Nathaniel après l’avoir aussi envisagé durant une seconde de terreur. D’après ton dessin, les deux bijoux sont complémentaires. Ces objets magiques fonctionnent en général grâce à une empreinte spéciale. La bague est marquée par le sang du Prince Zachaël. Je l’ai vue quand je l’ai examinée, précisa-t-il. Le collier doit l’être également, sinon il ne pourrait pas ouvrir le bouclier.

Nathaniel était sûr de lui. Megumi doutait encore cependant.

— Mais, on ne sait pas si les illustrations sont correctes, murmura-t-elle hésitante. C’est vous-même qui m’avez dit de ne pas m’y fier.
— Elles l’ont été jusque-là, affirma le Prince. La prophétie de Nagisa s’est réalisée. Elle ne révélait pas notre victoire, elle nous montrait juste que Nagisa devait porter la bague.
— Est-ce que mon nouveau dessin annule les précédents ?
— Je ne sais pas, avoua Nathaniel, perplexe. Je ne crois pas. Ils indiquaient le déroulement d’une bataille. Je pense que le dernier que tu as produit nous dévoile la conclusion de ce combat.

Megumi sortit de la poche de sa cape les croquis que Tiny lui avait remis. Elle examina celui du Prince sur le dos de Bulstrod. Il ne portait pas de pendentif. Ils ne l’avaient peut-être pas trouvé à temps.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Nathaniel, interrompant ses réflexions.

Il regarda par-dessus l’épaule de la jeune femme.

— Tu as découvert quelque chose ?
— Vous n’avez pas le collier ici, répondit-elle en désignant le cavalier armé.
— En effet, constata Nathaniel. Tu as une hypothèse ? interrogea-t-il, complètement perdu.
— Si on les colle ensemble, comme ça… commença Megumi en se penchant vers le sol.

Elle s’accroupit et étala tous les dessins par terre, dispersant les feuilles mortes tombées des arbres.

— …on obtient ceci.

Elle se redressa avant de balayer la frise de papier d’un geste du bras. Le Prince l’examina une minute.

— Oui, dit-il enfin, je l’ai déjà analysée.
— Alors vous avez compris que là, elle désigna le croquis la représentant, je suis en train de protéger tout le monde avec la bague ?

Nathaniel écarquilla les yeux.

— C’est vrai ! s’écria-t-il. Je n’étais pas sûr que la pierre de jade fonctionnerait pour toi, car on ne voit pas le bouclier apparaître sur tes dessins. Sur celui de Nagisa, il était clairement tracé.

Megumi acquiesça, distraite.

— Pensez-vous que la barrière magique s’étend jusqu’au champ de bataille ? demanda-t-elle à Nathaniel, pointant du doigt Bulstrod au milieu de la frise.

Il s’accroupit et examina les deux croquis de gauche.

— Regarde ! s’exclama-t-il au bout de quelques secondes. Galaël lance des maléfices que l’on aperçoit ici, mais on ne les retrouve pas de notre côté, dit-il en désignant l’armée de la Sorcière.

Megumi se pencha pour mieux voir. Le Prince avait raison, les sortilèges n’atteignaient pas le cavalier. La première fois qu’elle avait analysé cette illustration, la jeune femme avait pensé que les éclairs s’écrasaient sur le sol. Maintenant qu’elle connaissait le fonctionnement du bouclier magique, elle comprit qu’en fait, ils s’évaporaient à son contact.

— Si l’on part du principe que les deux séries de dessins prémonitoires que j’ai réalisées sont complémentaires, dit-elle à Nathaniel, alors je crois que vous ne devriez pas porter le collier lorsque vous serez sous le dôme de jadéite.

Le Prince ouvrit la bouche puis la referma. Un silence pesant s’installa durant plusieurs minutes.

— Tu as sans doute raison, approuva-t-il enfin. Cela signifie sûrement que le pendentif agit comme une sorte d’anti bouclier. Si je l’ai autour du cou alors que je me trouve derrière la barrière de pierre, je serais vulnérable aux attaques extérieures.

La jeune femme confirma d’un signe de tête. Un mouvement attira leur attention à quelques mètres, vers la forêt. Ils ne virent que quelques feuilles fanées se détacher d’un arbre. Pensant qu’il s’agissait d’un oiseau ou d’un écureuil qui avait fait tomber un marron, ils replongèrent dans leur conversation. Une question dont Megumi redoutait la réponse lui vint à l’esprit.

— Serait-il possible que ce pendentif permette à Galaël de déjouer les pouvoirs de la pierre de jade ? murmura-t-elle.

Elle entendit le Prince déglutir en dessous d’elle. Il était toujours accroupi près des dessins. Elle se redressa et s’éloigna de lui, n’osant pas affronter son regard. Nathaniel se releva à son tour et souffla en lui tournant le dos :

— Je crains que oui.

13 : La mission

Effrayés par l’ampleur de ce qu’ils venaient de comprendre et écrasés par l’urgence de la situation, Megumi et Nathaniel s’activaient à découvrir l’emplacement du pendentif. L’humanilis avait regardé dans tous les lieux du campement où l’ancien Prince aurait pu laisser le bijou. Il avait cherché dans la demeure que son maître avait occupée, dans la salle d’entraînement de magie et sous le chapiteau, mais n’avait rien trouvé. La jeune femme était impressionnée par la quantité d’objets cachés dans les innombrables commodes qu’il avait fouillées.

Après un débat animé, elle finit par le convaincre de l’accompagner chez ses parents pour explorer ses affaires de famille. Le Prince ne sachant pas bondir comme Tiny, ils parcoururent la route jusqu’au village des humains à cheval. L’humanilis ne voulait pas essayer de se téléporter avec Megumi comme passagère, car il ignorait si cela fonctionnerait et il avait peur de la blesser.

Ils attachèrent leur monture à un poteau électrique à la sortie du bois pendant qu’ils allaient inspecter la maison de Megumi. Aucun ennemi ne les avait suivis et personne ne semblait surveiller le secteur.

Ils passèrent toute la nuit dans le grenier, au-dessus de la chambre de Megumi, à vider un tas de cartons remplis de vieilleries. Nathaniel descendit même au salon pour chercher dans les vitrines étincelantes où étaient entreposés divers bibelots et souvenirs familiaux. Il y avait bien des objets brillants, mais pas de pendentif sculpté.

Plus ils y pensaient et plus cela leur paraissait évident que Zachaël n’avait pas confié le bijou à Nagisa. Comme ils l’avaient déjà supposé, la fillette aurait probablement montré son collier à Nathaniel à l’époque du premier affrontement. Ce qu’ils ne comprenaient pas en revanche, c’était pourquoi Zachaël avait séparé les deux pierres de jade.

Sur le chemin du retour, au lever du soleil, les jeunes gens laissèrent leur cheval au bord de l’eau. L’animal repartit au galop dans la nature. Après avoir traversé le ruisseau magique, Megumi et Nathaniel s’aperçurent que la forêt grouillait d’ennemis.

Des sangliers dotés de puissantes défenses arpentaient les environs, armés de massues et de haches. Ils effectuaient une surveillance le long de la rivière et du sentier principal qui sillonnait les bois. Grâce à des enchantements, la jeune femme et son compagnon purent passer entre les mailles du filet. Ils étaient invisibles aux yeux des animilis postés sur le chemin, mais les bruits de leurs pas étaient toujours audibles. Ils parcoururent donc en silence une route interminable à travers les arbres et les buissons épineux pour distancer leurs ennemis.

Bientôt, ils n’entendirent plus les pattes pesantes des animaux marteler la terre gelée. Lorsqu’ils atteignirent enfin la lisière de la forêt, débouchant sur une grande plaine descendant dans la vallée, Megumi s’étonna de découvrir un espace complètement désert. Nulle tente ne se dressait à l’horizon, aucun feu ne crépitait au centre du village qu’elle croyait pourtant bâti à cet endroit. Nathaniel saisit la main de la jeune femme et fit une large enjambée, comme pour franchir un obstacle. Megumi l’imita. Elle eut alors l’impression d’être enveloppée dans une sorte de pâte gluante qu’elle ne pouvait voir.

Elle ferma les paupières. Elle pensa qu’elle était en train d’étouffer, la substance épaisse s’infiltrant dans ses narines et sa bouche. Quand elle essaya de reprendre son souffle, une longue goulée d’air glacial emplit ses poumons. Elle suffoqua. Lorsqu’elle ouvrit ses yeux légèrement collés, elle reconnut le campement magique.

Toutes les tentes beiges dessinaient à nouveau des pointes dirigées vers le ciel dégagé. Le mur de glu qu’elle venait de franchir recommençait à disparaître, sa couleur rosée se fondant dans le bleu et le vert des conifères en bordure de forêt.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-elle à Nathaniel en enlevant les résidus de pâte de ses vêtements.

L’humanilis avançait déjà vers la place étrangement animée du village.

— Une mesure de sécurité, répondit-il en s’arrêtant pour regarder la jeune femme d’un air interrogateur.
— Mais ce n’était pas là avant, si ? Bulstrod a traversé ce dôme pendant l’entraînement, ajouta-t-elle, mais il n’y avait rien la première fois que je suis passée ici. Ni lorsque nous avons quitté le camp pour ramasser des bûches ou quand je suis sortie avec Tiny.

Le Prince parut mieux comprendre.

— C’est vrai, dit-il, nous avons mis en place des enchantements supplémentaires. Tu as remarqué que la forêt est plus surveillée que jamais. Et nous devons empêcher nos nouveaux amis de se balader dans les bois et de nous localiser.

Il faisait allusion aux animilis qu’Himal avait faits prisonniers. Megumi resta perplexe.

— Mais avant d’entrer dans le village, ils attendaient bien à côté, non ?
— Tiny et Boursain avaient ensorcelé leurs sens, lui expliqua le Prince. Ils étaient complètement désorientés et ils ne pouvaient plus utiliser la magie.

La jeune femme parut impressionnée.

— Vous prévoyez tout, admit-elle. Ce n’est pas douloureux d’avoir les sens ensorcelés ? hésita-t-elle.

Elle repensait au renard qui l’avait attaquée et frissonna. Et s’il n’avait pas pu contrôler son instinct animal parce qu’il se sentait désorienté ? Un sentiment de peine s’empara d’elle.

— Non, la rassura le Prince. Et c’était temporaire. Une fois qu’ils sont entrés dans le village, ils ont retrouvé leurs esprits. Sinon nous n’aurions pas pu nous expliquer.

Megumi soupira. Ainsi le renard l’avait attaquée en son âme et conscience.

Ils traversèrent le campement jusqu’à la place centrale où plusieurs créatures étaient réunies. Tiny se tenait debout sur un rocher devant la foule. Il semblait prononcer un discours. Son visage et ses mains étaient redevenus lisses et brillants. Il ne restait plus aucune trace de son combat contre Nathaniel.

Il agitait nerveusement les bras, demandant le silence. Les animilis qui lui faisaient face paraissaient furieux. Certains criaient avec vivacité. Lorsque Tiny aperçut le Prince, un « Ah ! » se forma sur ses lèvres et il sauta de son perchoir pour le rejoindre.

— Ils sont dwi intenables ! gémit-il quand il arriva à côté de Nathaniel.
— Que se passe-t-il ? interrogea celui-ci en accélérant le pas.

L’amphibien trottina à côté de lui pour se maintenir à sa hauteur. Megumi aurait dû courir pour les rattraper, mais elle n’en avait pas la force. Elle entendait l’animilis geindre devant elle, sa voix de gorge couvrant le bruit des protestations des autres créatures.

— Ils commencent à dwi perdre espoir, expliqua la grenouille.

Son chapeau, qu’il reportait depuis qu’on l’avait contraint à se reposer, glissait un peu plus de sa tête à chaque pas. Il le saisit de justesse avant qu’il ne tombe. Megumi remarqua alors une brûlure enduite d’onguent sur son crâne. Il replaça correctement le Borsalino en l’appuyant sur son front.

— Il ne s’est dwi rien passé de plus depuis notre retour de Tokyo, poursuivit-il. Ils ont dwi peur pour leurs familles. Ils croient que vous avez dwi menti et que vous n’essayez pas de les sauver.
— Vraiment ? s’étonna Nathaniel, peiné. Je vais leur parler.

Tiny hésita à en dire plus, mais il semblait avoir quelque chose d’important à ajouter. Il ravala sa salive plusieurs fois avant de se lancer.

— En fait, balbutia-t-il en ralentissant sa course, il vaudrait dwi mieux qu’elle ne vienne pas avec nous.

Il désigna du pouce la jeune femme qui marchait derrière lui. Le Prince s’arrêta brusquement pour écouter ce que son conseiller avait à lui révéler. Son silence impatient et son air furieux obligèrent l’animal à s’expliquer.

— Personne d’autre que nous ne sait quel rôle doit dwi jouer Megumi, lâcha-t-il précipitamment. Ils se dwi demandent ce qu’une humaine fait ici et pourquoi vous passez autant de temps avec elle.

Il avait parlé si vite qu’il dut inspirer une longue bouffée d’oxygène pour reprendre son souffle. Il regarda le Prince, guettant sa réaction. Celui-ci ne dit rien. Après un instant de réflexion, il murmura, plus pour lui que pour la grenouille :

— Nous ne pouvons pas tout leur révéler, c’est trop risqué. Ils seraient prêts à n’importe quoi pour revoir leurs proches.

Tiny ne répondit pas. Megumi les avait enfin rattrapés, mais elle ne demanda pas ce qui se passait. Elle avait entendu l’essentiel de leur conversation et ne souhaitait plus qu’une chose : disparaître. Le Prince réfléchit encore un moment puis s’adressa directement à l’amphibien :

— Tiny, lui dit-il, j’ai conscience que tu te remets tout juste de notre entraînement, mais je voudrais que tu ailles sur l’île retrouver nos troupes pour évaluer la situation. Il est vrai que nous ne pouvons pas rester sans nouvelles plus longtemps, ajouta le jeune homme. Pars avec Boursain et Yvaniel, poursuivit-il, et soyez discrets.
— Nous nous dwi téléporterons dans l’eau, à cent mètres de la côte. Nous dwi nagerons ensuite jusqu’au rivage.
— Parfait, approuva Nathaniel en reprenant lentement sa marche vers la place.

Tiny le suivit tandis que Megumi réalisait qu’il semblait en effet nécessaire qu’ils apparaissent à distance, car l’arrivée des humanilis s’accompagnait toujours d’un craquement sonore assourdissant. Il ne fallait pas que les ennemis les entendent. Nathaniel s’arrêta, distrait par les animilis furieux qui commençaient à avancer vers lui.

— Dirigez-vous vers le point de ralliement, ajouta-t-il précipitamment à l’égard de l’amphibien. S’il n’y a personne, revenez immédiatement !
— Bien ! s’exclama Tiny.
— Si vous avez le moindre problème, téléporte-toi directement à mes côtés.

Tiny hocha la tête et disparut aussitôt dans un claquement de doigts pour retrouver ses compagnons et se préparer à partir.

— Retourne dans ta tente, murmura Nathaniel à Megumi sans se tourner vers elle.

Il resta fixé sur le groupe de créatures qui lui faisait désormais face. Megumi remarqua qu’il n’y avait pas que les ratons laveurs et les renards. Les grenouilles guérisseuses et quelques oursons vêtus du tablier emblématique des Monts Enchantés paraissaient également mécontents.

La jeune femme se retira à une distance suffisante pour les entendre, cachée derrière la toile d’une habitation entrouverte.

— Prince Nathaniel, dit un plantigrade d’une voix douce et respectueuse, nous nous faisons du souci.
— Tu ne fais rien pour sauver nos familles, hurla un carnassier au pelage roux.

Il postillonna jusque sur la cape de Nathaniel qui s’était avancé vers eux. Il semblait très en colère. Le Prince leva la main pour demander le silence. Quelques ratons laveurs eurent un mouvement de recul en voyant ce geste. Ils se recroquevillèrent derrière d’autres animaux.

— Je comprends votre inquiétude, dit calmement Nathaniel en faisant comme s’il n’avait pas remarqué leur réaction. Je m’inquiète pour mes amis et également pour les innocents que je ne connais pas, ajouta-t-il.

Plusieurs grenouilles baissèrent la tête, honteuses de participer à cet acte de rébellion. Megumi vit que Fena se tenait à l’écart et paraissait soucieuse.

— Je viens de demander à un nouveau groupe de combattants de partir en mission de reconnaissance. Ils nous informeront sur le déroulement du sauvetage, les rassura le Prince.

Les oursons, les amphibiens et les ratons laveurs s’apaisèrent. Fena commença à se mordiller les doigts, anxieuse. Elle avait compris que Tiny faisait partie de cette équipe. Quelques renards restaient perplexes.

— Comment vont-ils s’y prendre ? interrogea l’animal qui avait crié sur Nathaniel.

Il n’était pas plus aimable.

— Ils ont un plan, affirma l’humanilis en souriant.

Le carnassier ricana.

— Alors ils arrivent, comme ça, railla-t-il en raclant ses griffes l’une contre l’autre, et tout s’arrange ?

L’expression de Nathaniel se figea.

— Je ne prétends pas que cela sera simple, répondit-il à voix basse. Toutes les personnes qui se trouvent là-bas courent un danger réel.

Le renard se renfrogna davantage. Son pelage roux vif sembla devenir rouge.

— Pourquoi tu ne risques pas ta peau toi ? cracha-t-il contre le Prince.

L’ourson qui s’était adressé respectueusement à Nathaniel étouffa une exclamation outrée.

— J’ai moi-même une mission très importante à accomplir, les informa l’humanilis toujours calme. Notre victoire dépend aussi de sa réussite.
— C’est une histoire qui a un rapport avec l’humaine, c’est ça ? grogna le renard.
— En effet, lui répondit le Prince en serrant les dents.
— Qu’est-ce que c’est ? demandèrent plusieurs animilis avec espoir.
— Je ne peux pas vous en parler, s’excusa-t-il, c’est trop risqué. Ne croyez pas que je ne fais pas tout mon possible, s’il vous plaît.

Il était vraiment triste à présent. Plusieurs habitants du village le saluèrent en posant une patte sur leur poitrine, à l’emplacement de leur cœur. Ils souhaitaient ainsi lui montrer qu’ils avaient foi en lui. En revanche, les prisonniers restaient insatisfaits.

Ils s’éloignèrent en ronchonnant sans un regard pour Nathaniel. Celui-ci fit demi-tour pour contourner la place où tous les animilis s’étaient de nouveau réunis pour discuter de ce qu’ils venaient d’entendre. Il croisa Megumi, cachée derrière l’entrée de la tente. Elle l’attendait.

— Ça va ? lui demanda-t-elle, hésitante.
— Oui, soupira-t-il.
— Vous savez, dit-elle, j’ai pensé à un truc.

Le Prince retrouva son sourire. Cela l’amusait beaucoup quand Megumi avait des idées, car elle s’emballait toujours en les exposant.

— Vous devriez suggérer à un des nouveaux d’accompagner Tiny.

Nathaniel parut étonné. Il regarda la jeune femme en fronçant les sourcils.

— Tu crois qu’ils ne mesurent pas assez les risques ? ironisa-t-il. Il faudrait peut-être qu’ils voient le danger de leurs propres yeux ?

Il était sur les nerfs et son humeur ne cessait de changer. Megumi savait que le Prince commençait à craquer, elle ne lui en voulait pas.

— Non, ce n’est pas ce que j’ai dit, se justifia-t-elle. Simplement, les otages sont des… elle hésita encore. Ce sont des ratons laveurs et des renards, pas des ours ou des grenouilles !

Nathaniel confirma d’un hochement de tête, ne comprenant pas davantage.

— Donc, poursuivit calmement Megumi, si l’un d’eux va là-bas, il pourra faire comme s’il faisait partie des prisonniers. Il sera avec les siens, il pourra les prévenir qu’il y a du renfort et qu’ils doivent se préparer à se battre.
— Tu as raison, reconnut le Prince, une nouvelle fois impressionné par la perspicacité de la jeune femme. Mais c’est très risqué.
— Ils seraient tous prêts à le faire pour sauver leurs proches, assura Megumi. Surtout après vous avoir accusé d’être un lâche…

Elle baissa la tête en se tortillant les doigts.

— Le raton qui nous a raconté leur histoire est très courageux, poursuivit-elle. Il voudra le faire, j’en suis persuadée.

Le Prince resta un moment silencieux puis dévisagea la jeune femme d’un air de nouveau déterminé.

— Va trouver Tiny et les autres pour les tenir informés s’il te plaît, lui demanda-t-il. Je dois recruter quelqu’un pour cette mission.

Il retourna à grands pas vers le groupe d’animilis réunis autour de l’ascenseur de feu.

Lorsque Megumi revint auprès de Nathaniel, accompagnée de Boursain, Yvaniel et Tiny chargés de gros sacs, il était en train de discuter avec les prisonniers. Le raton laveur dont Megumi avait affirmé qu’il serait prêt à remplir le rôle de faux otage se tenait à côté du jeune homme. Il essayait de garder son calme bien que le renard irrespectueux semblait lui aboyer dessus.

— Tu es incapable de brandir une épée, hurlait-il. Et tu ne maîtrises même pas tes pouvoirs.

Il se tourna vers Nathaniel.

— Je te dis que je vais le faire ! s’exclama le désagréable carnassier en tapant sa patte sur sa poitrine.

Le Prince paraissait embarrassé. Megumi devina qu’il n’avait pas du tout confiance en cet animal mesquin. Il ne voulait pas le laisser se charger d’une mission aussi importante.

— La discrétion de Maki est un atout, tenta-t-il d’expliquer en désignant le timide raton laveur recroquevillé à ses pieds.

Le renard renifla bruyamment.

— On peut le faire tous les deux, cria-t-il, ça ira plus vite pour prévenir les otages.

Les compagnons de l’animilis approuvèrent avec joie, se mettant tous à parler en même temps. Nathaniel pressa ses index sur ses tempes en grimaçant. Découragé, il accepta cette proposition à contrecœur. Il avait peur de décevoir une nouvelle fois toutes ces créatures.

Quelques minutes plus tard, Boursain, Tiny, Yvaniel, Maki et le renard ravi étaient prêts à partir en direction de l’île de Galaël. Tiny leur expliqua le plan. Conscients que des enchantements devaient protéger les lieux et s’attendant à la terrible éventualité que tous leurs alliés aient été démasqués, ils réfléchissaient déjà au moyen de pénétrer ces défenses, énumérant les sortilèges dont ils auraient besoin.

Une fois là-bas, ils se rendraient au point de ralliement défini par leurs compagnons lors de leur dernier rapport. Ils pourraient ensuite préparer l’immersion de Maki et de son acolyte. Ceux-ci devraient convaincre les otages de s’apprêter à combattre à tout moment. Quand cette mission serait accomplie, ils patienteraient sur place jusqu’à ce que Megumi et Nathaniel les rejoignent avec les troupes pour lancer l’offensive sur la forteresse de Galaël.

Megumi les regarda partir en souriant, les saluant d’un geste de la main. Elle ignora le renard qui répondit à son geste en crachant sur le sol. La jeune femme n’était pourtant pas rassurée, elle avait un très mauvais pressentiment. Elle pria pour revoir ses amis très vite et pour pouvoir mettre un terme une bonne fois pour toutes à ce conflit. Mais pour cela, elle devait trouver le pendentif perdu avant que Galaël n’ait l’idée de s’en emparer.


Megumi était plongée dans ses pensées quand Nathaniel éternua. Elle sursauta. Son regard, fixé sur le vide, sembla être attiré par le mouvement du jeune homme qui se levait. Le vert de ses iris prit une teinte plus soutenue et ses pupilles se dilatèrent. Elle dévisagea le Prince comme si elle le voyait pour la première fois.

Il avait beaucoup changé depuis leur rencontre. Ses yeux avaient perdu le pétillement qui les habitait d’ordinaire. Il avait l’air fatigué et anxieux. Des cernes violets s’enfonçaient au-dessus de ses pommettes devenues lisses. Il avait maigri. Ses cheveux avaient poussé et tombaient maintenant sur son front sillonné de rides. La jeune femme fixa son regard sur les longues mèches brunes qui encadraient le visage du Prince. Elles semblaient grasses et luisaient à la lumière des flammes qui brûlaient dans la cheminée.

Megumi grimaça de manière incontrôlable puis secoua la tête pour se remettre les idées en place. Ayant reporté son attention sur le feu, Nathaniel ne remarqua pas sa réaction. Il était debout devant l’âtre au-dessus duquel était suspendu un miroir. Il regarda un moment son reflet dans le cadre doré puis étira une mèche déjà rigide. Megumi fronça les sourcils.

— Pourquoi vous faites ça ? lui demanda-t-elle.

Le jeune homme se tourna vers elle, intrigué.

— De quoi parles-tu ?
— Votre coiffe ! s’exclama Megumi, perdant patience.

Le visage du Prince s’empourpra.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il. Je remets mes cheveux en place, c’est tout, finit-il par dire, hésitant.
— Avec quoi ? insista Megumi en levant les yeux au ciel.
— Un peigne, répliqua Nathaniel en sortant un objet de sa poche.

L’instrument, fait de bois, ressemblait à une fourchette pourvue de six dents. L’humanilis le passa sur sa tête. Il craqua dangereusement, menaçant de se briser. Megumi éclata de rire quand Nathaniel se crispa, attendant la rupture de la pointe endommagée avec inquiétude. La jeune femme se leva et rejoignit le Prince près de la cheminée.

— Tiny m’avait dit que vous mettiez un temps fou à vous préparer le matin, lui avoua-t-elle. Je ne pensais pas que c’était pour ça !

Elle retira l’objet planté sur son crâne et l’enfonça au fond de sa poche. Elle saisit la mèche qui masquait le coin des yeux de l’humanilis et la frictionna entre ses doigts, les sourcils froncés. Même s’ils paraissaient gras, ses cheveux étaient en fait secs et très collants. Des effluves sucrés émanèrent du jeune homme. Megumi renifla.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-elle alors.
— Quoi ? cria Nathaniel en se tournant dans tous les sens.
— Vous vous coiffez avec de la sève ! s’indigna Megumi en pointant un doigt accusateur sur lui. Pas étonnant que vous ayez cette tête !

Nathaniel écarquilla les paupières.

— Mais non ! Je n’ajoute pas de sève, elle est déjà sur mon crâne, s’écria-t-il. Je…

Vexé, il ne dit pas un mot de plus.

— Venez avec moi, lui ordonna Megumi en le prenant subitement par la main.

Surpris, l’humanilis se laissa entraîner à l’extérieur du chapiteau tandis que la jeune femme levait les yeux au ciel.

14 : Les humanilis

Megumi se dirigea vers sa tente, tirant l’humanilis derrière elle. Une fois devant l’entrée, elle le poussa à l’intérieur et s’empara d’une vasque posée sur une commode. Elle ressortit et plongea le récipient dans un tonneau. Lorsqu’elle le retira, il était rempli d’une eau claire et fumante. Megumi pénétra à reculons sous la toile, essayant de ne pas renverser le liquide brûlant. L’humanilis l’attendait sans bouger. La jeune femme remit la cuvette sur le meuble et revint vers lui. Elle dégrafa sans cérémonie sa cape et la balança sur le lit.

— Qu’est-ce que… hésita Nathaniel quand elle commença à desserrer le lacet du col de sa chemise.
— Détendez-vous, s’impatienta Megumi.

Elle releva la tête vers lui et remarqua son regard interrogateur et ses joues rosées. Elle réalisa alors ce qu’elle était en train de faire. Elle recula brusquement, se cognant contre la commode. La vasque bascula et quelques gouttes d’eau éclaboussèrent le dos de la jeune femme qui se retourna pour la stabiliser. Elle déglutit.

— Nous allons… vous laver… les cheveux, expliqua-t-elle à l’humanilis, haletante.

Elle l’entendit remuer derrière elle. Il s’approchait en dirigeant sa main vers elle. Megumi se mit à trembler, respirant de plus en plus fort. Nathaniel appuya sa paume sur le rebord du meuble et dévisagea Megumi.

— Je dois plonger dedans ? interrogea-t-il en désignant le récipient fumant.

Megumi ferma les yeux en soupirant, soulagée. Elle avait cru un instant que le jeune homme voulait lui saisir le bras. Elle approuva en se disant qu’elle était devenue folle.

— Et ensuite ? lui demanda Nathaniel d’un air innocent.
— Je vais…

Megumi se racla la gorge avant de reprendre :

— Je vais frotter vos cheveux pour qu’ils ne collent plus.

Nathaniel se pencha vers la vasque et plongea le haut de sa tête dans l’eau chaude. Megumi s’avança vers lui en tremblant et s’empara de la savonnette qu’elle avait apportée de chez ses parents. Elle la trempa dans la cuvette et la fit mousser entre ses mains. Elle passa ensuite ses doigts sur le crâne du jeune homme, essayant de démêler sa tignasse. Malgré la température de l’eau, Nathaniel frissonnait.


Quinze minutes plus tard, le Prince avait remis sa cape et quitté la tente de Megumi. Il avait utilisé le même sortilège qui chauffait l’eau pour se sécher les cheveux. Sa coiffe était bien plus aérée et légère. Ses mèches flottaient autour de son visage au rythme de ses pas alors qu’il se dirigeait vers le chapiteau en silence. Megumi marchait à ses côtés, l’observant discrètement du coin de l’œil. Elle le trouvait encore plus magnifique. Le parfum de sève qui entourait le Prince persistait mystérieusement.

Lorsqu’ils pénétrèrent sous le dôme en toile, Nathaniel invita Megumi à s’asseoir près de la cheminée d’un geste de la main. Des plats de végétilis étaient disposés sur la table. Plusieurs animilis avaient déjà commencé à manger. Megumi remarqua que l’un d’eux paraissait très jeune. C’était la première fois qu’elle le voyait.

Il s’agissait d’un amphibien qui ressemblait beaucoup à tous les autres, mais ses membres étaient plus petits et sa peau moins tâchée. Il riait aux éclats tandis que son fruit lui explosait à la figure, projetant un liquide verdâtre sur ses voisins. Megumi se rappela alors que Boursain devait lui en expliquer davantage à propos de ces créatures magiques. Elle s’assit sur le banc sans quitter la jeune grenouille des yeux.

— Nathaniel, dit-elle subitement, fixant toujours le batracien.

L’humanilis l’observa silencieusement.

— Est-ce que les animilis vieillissent ? interrogea-t-elle en se souvenant que Boursain lui avait affirmé qu’elle se trompait en pensant le contraire.
— C’est une question étrange, constata le Prince en souriant.

Il était soulagé que la gêne qui s’était installée entre eux se dissipe enfin.

— Est-ce que Tiny a été jeune comme lui ? reformula-t-elle en désignant la petite créature qui riait toujours au milieu de la table.
— Oui, répondit Nathaniel.

Il hésita un moment avant de poursuivre :

— Les animilis naissent comme les mammifères de ton monde. Lorsqu’ils trouvent un partenaire, il le garde toute leur vie. Ils ne peuvent avoir qu’un seul enfant, et uniquement à partir de cent vingt-cinq ans.
— Cent vingt-cinq ans ? répéta Megumi d’un air ahuri. Combien de temps vivent-ils ?
— Environ trois cent cinquante ans, révéla le jeune homme. Ils vieillissent, ajouta-t-il pour répondre à sa première question, mais très lentement.
— Quel âge a Tiny ? interrogea subitement Megumi.
— Je crois qu’il a cent trente ou cent quarante ans, avoua l’humanilis. Nous nous sommes rencontrés quand le Prince Zachaël a créé les Monts Enchantés. Nous étions tous les deux ses disciples.

Megumi hocha la tête, Nathaniel lui avait déjà raconté que l’amphibien et lui avaient étudié la magie ensemble.

— Tiny était très jeune à ce moment-là, ajouta Nathaniel. Il avait à peine trente ans, précisa-t-il.

Megumi essaya d’imaginer Tiny avec cent ans de moins. Ce n’était pas évident de se concentrer dessus, car la mention du Prince Zachaël lui avait rappelé qu’ils étaient censés retrouver le pendentif de jade. Elle saisit son végétilis préféré dans la corbeille la plus proche et plongea dans ses pensées en mordant dedans. Nathaniel, silencieux à ses côtés, semblait songer à la même chose.

Après un moment de réflexion, Megumi commençait à désespérer. Plus elle cherchait des endroits où le collier pouvait être dissimulé, plus elle se disait qu’ils ne le trouveraient jamais. Elle se laissa distraire un instant, regardant les animilis aller et venir sous le chapiteau. Le repas de midi était terminé depuis longtemps. Elle se tourna vers Nathaniel et l’observa intensément. Il avait fermé les yeux et croisé les doigts sous son menton.

— Pourquoi avez-vous des oreilles comme ça ? lui demanda soudain la jeune femme en pivotant complètement vers lui.

Il souleva les paupières tandis qu’elle approchait ses phalanges de ses cheveux. Il parut gêné et retint sa main pour l’empêcher de le toucher. Elle se figea alors et le contempla un instant. Il finit par la relâcher.

Elle hésita, le poignet suspendu dans les airs, puis avança de nouveau ses doigts. Nathaniel cessa de respirer. Megumi repoussa la mèche soyeuse qui cachait le contour de sa mâchoire. Elle caressa délicatement le haut de son oreille rugueuse. Elle pouvait sentir les veines du bois sous sa peau. Elle n’aurait jamais pensé que ce serait aussi doux. Elle continua d’effleurer l’oreille du Prince un long moment. Celui-ci reprit enfin son souffle et saisit le poignet de la jeune femme qu’il reposa sur le banc, entre eux.

Elle rougit quand elle vit l’expression de l’humanilis. Ses joues s’étaient légèrement colorées et le vert émeraude de ses yeux scintillait. Il souriait timidement en essayant de retrouver une respiration régulière. Megumi sentit, elle aussi, son pouls s’accélérer.

— Veux-tu que je t’explique ? murmura Nathaniel en se tapotant maladroitement l’oreille.

Un bruit sourd retentit. La jeune femme hocha la tête, la gaieté illuminant son visage.

— Les humanilis ne naissent pas de la même manière que les humains ou les autres animaux, commença Nathaniel.

Il marqua une pause, cherchant ses mots.

— En fait, dit-il enfin, pour les gens de ton espèce, l’union d’un mâle et d’une femelle est primordiale pour qu’un enfant vienne au monde. Nous, nous n’avons pas de parents, poursuivit-il. La nature nous crée. Nous…

Il hésita un instant.

— Nous naissons dans les arbres.

Il soupira et observa la réaction de Megumi. Elle ne semblait pas comprendre.

— Comment ça ? demanda-t-elle. Comme des oiseaux dans un nid ?

Nathaniel sourit.

— Pas exactement, avoua-t-il, amusé.

La jeune femme l’interrogea du regard.

— Nous sommes façonnés à l’intérieur, précisa-t-il.

Megumi parut surprise.

— Vous voulez dire que vous sortez des troncs ? hésita-t-elle.

Le Prince confirma d’un hochement de tête.

— Mais comment est-ce possible ? s’émerveilla Megumi.
— Nous sommes des êtres magiques, rappela Nathaniel en riant.
— Comment ça se passe ? insista Megumi, avide d’en apprendre plus.

Il grimaça. Il aurait aimé qu’elle se contente de ce qu’il lui avait déjà révélé.

— Eh bien, dit-il, je crois que nous pouvons comparer ce phénomène à une germination. Les arbres ont besoin de nous pour s’épanouir, et nous d’eux pour mûrir.

La jeune femme ne saisissait pas. Son silence incita Nathaniel à poursuivre.

— C’est comme si la nature nous avait plantés comme des graines. Nos hôtes peuvent ainsi se nourrir de certains nutriments qui leur sont nécessaires, expliqua-t-il. En échange, ils nous fournissent les substances qu’il nous manque pour nous développer.
— De quels nutriments s’agit-il ? interrogea Megumi, étonnée.
— Cela dépend surtout de l’espèce d’arbre qui nous accueille et de l’endroit où il pousse, répondit le Prince. Je ne connais pas leur nom, précisa-t-il, mais elles ressemblent au calcium et au magnésium dont les humains ont besoin également. Chez les humanilis, ces substances sont légèrement différentes et elles sont présentes en très grande quantité dans la graine qui est en fait la base de notre organisme.
— En quoi ces nutriments sont-ils différents de ceux des humains ?
— Ils proviennent de créatures magiques, murmura Nathaniel.

Megumi leva les yeux au ciel, exaspérée par sa propre stupidité. Elle hocha finalement la tête pour inciter le jeune homme à poursuivre son explication.

— Nos hôtes nous fournissent les fibres végétales essentielles au développement du bois qui compose notre corps. Nous sommes complémentaires, précisa-t-il. Sans les humanilis, les arbres qui présentent une carence en nutriments mourraient. Et inversement, sans les fibres de ces arbres, les humanilis ne pourraient pas se développer de manière complète.
— Alors vous poussez à l’intérieur des arbres ? résuma Megumi
— Voilà, confirma le Prince, ravi qu’elle ait saisi.
— Et vous sortez à quel moment ? balbutia la jeune femme.
— Nous arrivons à maturité au bout de cent ans, répondit Nathaniel le plus naturellement possible. Notre apparence ressemble alors à celle d’un humain d’une vingtaine d’années.

Megumi ouvrit de gros yeux. Tout cela était vraiment impressionnant.

— Comment est-ce que vous faites pour vous extirper de là ?

Elle était curieuse d’en savoir plus sur ce processus extraordinaire.

— Lorsque nous sommes prêts, il nous suffit de remercier l’arbre de nous avoir hébergés. Celui-ci écarte alors son écorce pour nous créer une brèche. Il ne nous reste qu’à la franchir.
— Vraiment ? s’exclama Megumi. Vous sortez comme ça !

Elle claqua des doigts pour évoquer une action rapide et facile à réaliser. Nathaniel s’esclaffa.

— Ce n’est pas aussi simple, avoua-t-il. En fait, notre corps est attiré par le monde extérieur dès que le passage s’ouvre. Nous ne pouvons pas contrôler notre émergement, nos muscles réagissent tout seuls. Ils font d’abord avancer une jambe, puis l’autre. Le buste résiste à cause du crâne encore coincé en arrière. Notre visage est aspiré par l’air environnant et notre tête se libère enfin. D’où ceci, dit le Prince en souriant et en désignant ses oreilles.
— Elles sont en bois parce que c’est la dernière chose qui quitte l’arbre ? s’étonna la jeune femme en essayant d’imaginer la scène.
— En effet, répondit Nathaniel. Ton nombril rappelle que tu étais attachée à ta mère par un cordon ombilical. Moi, ce sont les pavillons de mes oreilles.

Il éclata de rire. Megumi passa sa main sur son ventre et sentit le minuscule trou de son nombril. Elle leva les sourcils si haut qu’ils disparurent sous sa frange rousse. Elle était très surprise par cette explication. Tout cela relevait vraiment de la magie.

— Pourquoi la nature plante-t-elle les graines d’humanilis dans les arbres ? Est-ce que c’est le hasard qui décide ?

La formulation de ses questions n’était pas très élégante, mais Megumi ne voyait pas comment dire les choses autrement.

— Je crois que ce n’est pas dû au hasard, répondit Nathaniel. Nous naissons dans des arbres qui ont besoin des substances dont je t’ai parlé pour survivre, et nous seuls pouvons les leur fournir.
— Wahou ! s’exclama la jeune femme. Mais les arbres, ils ne tombent pas malades quand vous les quittez ?
— Non, ils ont pu puiser tout ce qui leur manquait pour vivre.
— C’est fabuleux !

Megumi rayonnait. C’était une très belle histoire. Des tas de questions se bousculaient dans son esprit. Elle culpabilisa un moment de délaisser sa quête du pendentif et le sort de ses amis, mais elle avait grand besoin de penser à autre chose.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes dans votre espèce ? interrogea-t-elle alors.

Le Prince parut pris au dépourvu. Il ne s’attendait pas à devoir répondre à cela. Il se retourna face à la table et fixa son regard sur la toile, de l’autre côté du chapiteau.

— Je t’ai parlé de la légende qui mentionne l’existence d’humanilis masculins et féminins vivants ensemble, lui rappela-t-il.

Megumi approuva en se remémorant ce qu’il lui avait déjà révélé à ce sujet. Elle l’observa ensuite sans ciller. Une douleur traversa son cou qui formait un angle inquiétant, mais elle n’y prêta pas attention. Le Prince poursuivit son récit.

— Cette histoire raconte que les premiers membres de mon espèce sont nés des arbres peuplant les grandes forêts vierges. Ils avaient la même apparence que les humains et possédaient également leur intelligence. Ils avaient hérité de capacités spectaculaires. De pouvoirs magiques, précisa-t-il. Certains pensaient que la nature les avait créés ainsi pour les amener à dominer le monde et à gouverner les autres êtres vivants.

Megumi étouffa une exclamation de surprise. Nathaniel continua tout de même son récit.

— Ils fondèrent des clans et assujettirent ton espèce au même titre que les animaux et les animilis qu’ils opprimaient déjà, dit-il. Chaque groupe de magiciens était dirigé par une femelle, car elles étaient plus fortes et plus puissantes que les mâles. Elles étaient si magnifiques que les autres humanilis les désignaient comme des anges et les humains comme des déesses.

Il ferma les yeux un moment avant de reprendre :

— Chacune d’entre elles était avide d’obtenir plus de pouvoirs et d’être considérée comme la plus belle et la plus redoutable de toutes. Ces Reines se lancèrent donc dans une guerre sans merci. Elles voulaient gagner plus de territoires et d’esclaves. Beaucoup d’innocents moururent et des espèces animales non magiques disparurent dans l’indifférence générale. Les clans s’exterminèrent et la plupart furent décimés.

Nathaniel reprit son souffle. Megumi avait l’impression qu’il n’avait pas respiré depuis le début de l’histoire. Elle-même retint une inspiration jusqu’à ce qu’il poursuive son récit.

— Un humanilis solitaire du nom de Gabriel tenta de mettre fin à toutes ces pertes. Selon la légende, il a essayé de convaincre les puissantes dirigeantes qui avaient survécu à ce carnage que nous avions été créés pour vivre en harmonie avec les autres créatures dans un monde paisible. Gabriel pensait que les êtres, magiques ou non, devaient se côtoyer chaleureusement pour pouvoir partager les différentes expériences de la vie entre eux. Il était persuadé que c’était pour cette raison que les humanilis ressemblaient tant aux humains. Personne ne l’écouta cependant, dit Nathaniel d’un air triste. Il n’avait pas de compagnons et ne possédait pas beaucoup de pouvoirs, mais un jour il eut le courage de s’interposer entre la reine la plus féroce et un malheureux sans défense qu’elle voulait châtier. Gabriel fut abattu par les sortilèges de la démente magicienne. L’appellation de sorcière a commencé à être employée depuis ce jour. C’était un mot qui était utilisé par les humains depuis longtemps, et sa connotation péjorative semblait adaptée à la cruauté de ces humanilis. C’était un nom qui leur convenait parfaitement en fin de compte, ajouta lugubrement le jeune homme.

Il marqua une pause dans son histoire, réfléchissant à la manière d’amener la suite. Megumi s’éclaircit la gorge et demanda :

— Que s’est-il passé ensuite ?
— Une chose incroyable s’est produite, répondit-il après une minute. Lorsque Gabriel fut frappé par le maléfice de la Reine, un terrible orage éclata. Des éclairs dévastateurs s’abattirent sur les clans d’humanilis, épargnant toutes les autres espèces. Les magiciens ne pouvaient rien faire face à la puissance de la nature.

Megumi resta sans voix.

— Lorsque la tempête s’arrêta enfin, poursuivit le Prince, seuls les mâles étaient encore debout. Toutes leurs compagnes avaient été frappées par la foudre et s’étaient consumées. La légende raconte que depuis ce jour, plus aucune femelle n’est née.

Megumi frissonna de peur.

— Alors toutes les femmes sont mortes à ce moment-là ? demanda-t-elle pour s’assurer qu’elle avait bien entendu.

Nathaniel acquiesça.

— Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé, confessa-t-elle, perdue.
— Chacun interprète l’histoire à sa manière, expliqua Nathaniel. Certains disent que les Reines ont été punies pour avoir torturé et assassiné les humains, ou pour leur prétention et leur cupidité.

Megumi l’observa attentivement, l’air interrogateur. Elle essayait de décrypter son expression et de saisir où il voulait en venir.

— Je pense que Gabriel avait raison, précisa le Prince. Les humanilis n’ont pas été créés pour dominer l’existence des autres, mais pour la partager. Notre peuple aurait dû se familiariser avec ton espèce pour vivre en harmonie avec elle.
— Cette histoire est vraiment fascinante, commenta Megumi. Mais je ne comprends pas bien, avoua-t-elle. Si vous avez été conçus pour nous côtoyer, pourquoi vous cachez-vous dans ces montagnes ? demanda-t-elle en pointant son doigt vers la sortie de la tente.

Le Prince baissa les yeux, l’air abattu.

— Avec le temps, nous avons réalisé que vous ne supportiez pas la magie. Vous en avez peur, murmura-t-il. Nous vous connaissons, nous pouvons vivre parmi vous, mais seulement en nous faisant passer pour de parfaits humains. À une époque, des sorciers ont été démasqués et brûlés vifs. Il est très difficile pour nous de refouler notre nature, avoua Nathaniel, gêné. Et nous devons dissimuler notre différence sous des artifices, ajouta-t-il en désignant ses oreilles. Certains humanilis y arrivent aisément, et ils nourrissent différents types de relations avec les membres de ton espèce ! s’exclama-t-il soudain comme pour se convaincre que c’était possible. Ces derniers ne connaissent pas leur véritable identité, voilà tout.

Megumi hocha la tête pour montrer qu’elle comprenait que les humains puissent être effrayés par le monde magique. Elle-même avait failli avoir une attaque lorsqu’elle avait rencontré Tiny. Elle était là aujourd’hui cependant, et elle avait une tâche à accomplir pour préserver toutes ces choses si merveilleuses qu’elle appréciait de plus en plus. Elle voulait se dépêcher de poser les dernières questions qui lui brûlaient les lèvres avant de poursuivre sa quête.

— Je me demandais, hésita-t-elle, maintenant les humanilis doivent se sentir seuls, non ?

Elle s’empourpra.

— C’est pour cette raison que Zachaël a pris une humaine comme compagne ? ajouta-t-elle.

Elle était une fois de plus cramoisie jusqu’à la racine de ses cheveux.

— Je suppose, répondit Nathaniel. Il est vrai que c’est très plaisant de passer du temps avec une femme. Je ne connaissais pas cela avant de te rencontrer, révéla-t-il.

Se rendant soudain compte de ce qu’il venait de dire, le Prince rougit à son tour.

— Est-ce que Nagisa faisait partie de mon espèce ou de la vôtre ? demanda Megumi en faisant mine de ne pas avoir entendu.

Nathaniel reprit sa couleur naturelle tout en réfléchissant.

— Les deux, je pense. Une part d’elle-même était humanilis, mais elle a vieilli normalement, reconnut-il.
— Alors je ne suis pas vraiment humaine, réalisa Megumi.

Nathaniel ne répondit rien, craignant de la brusquer. Elle resta muette un moment puis s’exclama :

— Incroyable !

Elle sourit enfin, dévoilant toutes ses dents. Avant que Nathaniel ait pu comprendre cette réaction, elle avait retrouvé un air sérieux.

— Les Reines malfaisantes ressemblent à Galaël, avoua-t-elle.
— Oui, admit l’humanilis. Lorsque le Prince Zachaël nous a conté cette légende, poursuivit-il, Galaël était très admiratif envers la grandeur de ces dirigeantes. C’est en leur honneur qu’il utilise le titre de « Sorcière maléfique », rappela-t-il sombrement.
— Au fait, dit la jeune femme pour changer de sujet, vous êtes né dans quel arbre ? Si ce n’est pas trop indiscret, s’empressa-t-elle d’ajouter en voyant l’expression ahurie de Nathaniel.
— Dans un érable, répondit-il en souriant. Il avait du mal à pousser parce qu’il vivait dans une caverne.
— Vraiment ? s’étonna Megumi. Un érable dans une grotte ?
— Oui, affirma Nathaniel. C’est un lieu extraordinaire. D’ailleurs, c’est à cet endroit que j’ai rencontré pour la première fois le Prince Zachaël, se souvint-il. J’avais pris l’habitude de rendre visite à mon hôte. Un jour, Zachaël est venu là-bas avec une femme, une humaine, précisa-t-il.

Megumi pensa qu’il s’agissait de la mère de Nagisa.

— C’est à ce moment que nous nous sommes connus et qu’il m’a parlé de son projet de communauté magique, ajouta l’humanilis.

Il était ravi de se remémorer ce souvenir. Cela le rendait si heureux qu’il ne comprit pas pourquoi Megumi le fixait d’un air surpris, les yeux exorbités et la bouche grande ouverte.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-il en regardant derrière lui pour vérifier qu’il n’y avait personne d’autre dans la tente.

Ils étaient bien seuls. Il reporta alors son attention sur Megumi.

— Vous avez rencontré Zachaël là-bas ? demanda-t-elle précipitamment.
— Oui, répondit le Prince.
— Et vous aviez l’habitude d’aller dans cette grotte ? insista-t-elle.
— Oui, c’est ce que j’ai dit, s’impatienta Nathaniel.

Il grinça des dents en pensant que si Tiny avait été présent, il aurait déjà saisi où la jeune femme voulait en venir.

— Et Zachaël savait que vous vous y rendiez souvent ? interrogea Megumi, le souffle court.

Le Prince hocha la tête pour confirmer. Il réalisa enfin ce qu’elle essayait de lui faire comprendre. Son expression ressembla alors à celle que Megumi affichait une minute plus tôt.

— Évidemment ! cria-t-il en se levant.

Megumi l’imita, sautillant sur place.

— Il faut aller là-bas ! lança-t-elle.

— Il a caché le pendentif dans la grotte ! s’écrièrent-ils en même temps.

15 : La grotte féérique

Megumi s’agrippait à l’encolure d’un cheval ténébreux tandis que Nathaniel galopait sur la même monture blanche qu’il avait l’habitude d’emprunter. L’animal qui transportait la jeune femme était magnifique. Des reflets bleu-azur se dessinaient sur son pelage doux comme la soie. Les poils argentés de sa queue, illuminés d’une lueur dorée, virevoltaient légèrement à chacune de ses enjambées. Sa crinière duveteuse caressait le visage de Megumi, cramponnée à une lanière de cuir qui lui servait de rênes.

La jeune femme voyait le Prince filer devant elle sur une créature tout aussi merveilleuse que la sienne. Son pelage blanc scintillait sur la glace qui jonchait le sol. De multiples paillettes d’or semblaient luire sur son échine. L’humanilis portait une armure métallique sous sa cape. Il l’avait enfilée juste avant de quitter le village au cas où ils auraient à se battre en chemin. Une épée se balançait contre sa cuisse à chaque mouvement du cheval.

Megumi revêtait une combinaison similaire, ce qui lui donnait l’impression de peser une tonne. Une lame pendait également contre son flanc. Leurs protections brillaient sous les rayons du soleil qui descendait déjà derrière les collines recouvertes de neige, les plongeant petit à petit dans un crépuscule froid et gris. L’herbe givrée crissait sous les sabots non ferrés des bêtes sauvages. Megumi pensait qu’ils devaient galoper depuis des heures. Elle tourna la tête pour regarder en arrière. Elle n’apercevait plus la grande plaine où devait se dresser le campement. Celui-ci était invisible, camouflé par des enchantements. Elle ne s’attendait donc pas à voir les pointes des tentes. La jeune femme se sentit subitement inquiète. Elle fit accélérer le cheval qui hennit en frappant la terre dure de ses puissantes pattes.

Après avoir parcouru quelques kilomètres supplémentaires, Nathaniel fit signe à Megumi pour attirer son attention. Il désigna un mont isolé à l’Ouest. La cavalière distingua une ouverture étroite dans les rochers massifs. Ils ralentirent en arrivant devant le passage obscur de la grotte.

Nathaniel sauta à terre et se précipita vers la jeune femme pour l’aider à descendre. Il était bien plus agile et gracieux qu’elle. Il se dirigea ensuite vers le tunnel à l’intérieur duquel il pénétra, tendant le bras derrière lui pour garder la main de Megumi dans la sienne. Ils trébuchèrent plus d’une fois sur le sol inégal. L’air devenait plus humide au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient au cœur de la petite montagne.

Il faisait si sombre que Megumi ne voyait même pas son guide dont l’épaule tirée en arrière raclait la paroi rocheuse dans un bruit de ferraille. Megumi entendit quelque chose bouger dans l’obscurité loin devant eux. Le vacarme provoqué par le Prince avait dû réveiller une bête tapie dans les ténèbres. Effrayée, la jeune femme serra la main de Nathaniel un peu plus fort. Elle accéléra le pas, piétinant presque le talon des bottes de cuir de son compagnon qui lui murmurait de rester calme.

Megumi aperçut enfin une lueur bleutée par-dessus l’épaule de l’humanilis. Elle s’inquiéta de ce qu’ils allaient trouver là-bas jusqu’à ce que la lumière les englobe complètement. Après que ses yeux se furent habitués à cette soudaine clarté, elle distingua des cristaux de toutes les couleurs qui scintillaient dans les murs et sur le plafond du tunnel étroit. Elle avait l’impression de flotter dans l’espace, au milieu de milliers d’étoiles.

La jeune femme s’émerveilla de ce qu’elle venait de découvrir. Elle lâcha la main de son compagnon et examina la paroi rugueuse en passant ses doigts sur la roche. Les pierres précieuses semblaient délicatement taillées bien qu’elles furent enfoncées profondément. On aurait dit qu’une place spéciale leur était réservée dans cet ouvrage de la nature qui rappela à Megumi que le Prince était né dans cet endroit. Cela ne l’étonnait plus.

Ils atteignirent enfin l’extrémité du tunnel où la luminosité encore plus accrue éblouit de nouveau la jeune femme pendant un instant. Elle battit des paupières à plusieurs reprises. Quand elle commença à distinguer le sol parsemé de cailloux sous ses pieds, Megumi releva la tête pour examiner les lieux. Elle découvrit alors un paysage magnifique.

Un lac dont elle ne pouvait évaluer la profondeur s’étendait sur toute la largeur de la caverne jusqu’à lécher ses parois rocheuses incrustées de pierres scintillantes, similaires à celles du passage qu’elle venait d’emprunter. L’eau reflétait les astres rocailleux brillants tout autour d’elle. Des milliers de points fluorescents flottaient entre la surface lisse et la voûte irrégulière, dansant autour d’une butte de terre située au milieu de la grotte.

Des lucioles entourées d’un halo bleu dévoilaient un immense arbre planté sur l’île. Son branchage majestueux s’élevait jusqu’au plafond, comme attiré par la lueur des cristaux. Megumi discerna ses feuilles sombres étrangement épanouies dans ce lieu obscur où le soleil ne pénétrait jamais. Cet endroit regorgeait de magie. Tout semblait irréel. En regardant plus attentivement, Megumi reconnut un érable éclairé par les êtres luminescents qui virevoltaient dans la grotte.

La jeune femme sortit sa bague de sa poche pour voir si la pierre de jade qui l’ornait brillait également. Le bijou illumina un espace tout autour d’elle. Elle avait l’impression d’être enveloppée d’un halo vert. Plusieurs cercles de cette couleur se dessinaient sur le sol et à la surface de l’eau. D’autres teintes se reflétaient partout dans la caverne. Megumi reconnut les éclats de diamants, de rubis, d’améthystes, de saphirs et d’émeraudes qui scintillaient davantage que l’ornement de son anneau. Les lucioles dégageaient une lueur bleue similaire à celle des pierres précieuses qui accentuait la clarté azur par laquelle la jeune femme avait eu la sensation d’avoir été englobée.

Nathaniel avança un peu plus loin dans la grotte et Megumi ne put retenir son exclamation de stupeur quand les milliers de rayons lumineux se reflétèrent sur sa peau satinée, le rendant étincelant. Il se tourna alors vers elle et lui sourit.

— C’est magnifique, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il en désignant l’espace autour de lui.
— Absolument splendide, répondit Megumi, le souffle coupé, en ne le quittant pas des yeux.
— Cela faisait si longtemps que je n’étais pas venu ici, dit le Prince d’un air nostalgique. Je suppose que la communauté m’occupait trop.

Il pivota dans la direction de l’arbre et cria :

— Je suis ravi de te revoir mon vieil ami.

Ce qui se produisit alors étonna tellement Megumi qu’elle glissa sur une roche plate et humide en avançant vers Nathaniel. Elle tomba sur les fesses et fut incapable de se relever. La bouche grande ouverte et les yeux écarquillés, elle comprit que ce qu’elle avait entendu bouger dans l’obscurité avant leur arrivée dans la grotte n’était autre que l’érable.

Ses racines profondément enfouies sous le sol marécageux de l’îlot se soulevèrent, envoyant des poignées de terre dans le lac. L’arbre avança d’un pas gigantesque, faisant trembler les parois de la caverne et créant des auréoles concentriques à la surface de l’eau. Des branches s’étalèrent de part et d’autre de son tronc, dévoilant l’écorce beige clair qui le recouvrait.

Les lucioles qui tournoyaient autour de lui illuminèrent ses veines et ses rainures qui s’écartèrent dans un craquement terrifiant. Une ouverture allongée et de petits nœuds apparurent alors, sculptés dans le cœur du bois, formant ainsi un visage des plus étonnants.

— Nathaniel ! s’exclama l’érable d’une voix chevrotante. Te revoilà enfin. Cela fait des années que je ne t’ai pas vu !

Megumi resta assise par terre, trop choquée pour bouger. Le Prince en revanche semblait trouver cela normal. Il avança un peu plus pour mieux distinguer l’arbre.

— Pardonne-moi, s’excusa-t-il. Il s’est passé beaucoup de choses depuis que nous avons fait la connaissance de Zachaël.

L’érable émit une sorte de grognement.

— Je savais qu’il se tramait quelque chose, révéla-t-il.

L’humanilis parut surpris de cette nouvelle, bien qu’une légère expression de victoire apparaissait sur ses traits. Megumi bondit sur ses pieds malgré elle. Elle rejoignit Nathaniel en évitant les pierres glissantes.

— Ohhh ! s’exclama l’arbre en remarquant sa présence. Tu es Nagisa, n’est-ce pas ?

La jeune femme s’accrocha au bras du Prince et se cacha à moitié derrière lui, comme une enfant.

— Non, répondit Nathaniel à sa place. Elle est son arrière-petite-fille, Megumi. Je crois que tu as manqué un épisode mon vieux, dit-il en riant.

Il expliqua alors toute l’histoire à son hôte qui l’écouta avec attention. Il commença par l’affrontement entre Nagisa et Galaël, mentionnant la bague, puis finit par parler du pendentif en jade.

— Tu es marrant toi, s’offusqua l’érable, personne ne m’a rendu visite depuis des décennies. La dernière fois que quelqu’un est entré dans cette caverne, c’était Zachaël ! Cela fait un moment, tu t’imagines bien !

Nathaniel regarda son ami, les yeux pleins d’espoir.

— Est-ce que Zachaël t’a donné quelque chose pour moi ? lui demanda-t-il avec hésitation.
— Il m’a avoué qu’il pensait qu’il allait se passer quelque chose de terrible, révéla l’arbre. Il affirmait que quelqu’un voulait le tuer et qu’il n’était pas assez fort…

L’être de bois marqua une pause, songeant avec désolation à ce que Zachaël lui avait confié.

— Je l’ai vu extraire deux pierres, dit-il après un instant en désignant une paroi de la grotte d’une de ses branches.

Une feuille s’en échappa et vint atterrir sur le pied tremblant de Megumi, de l’autre côté du lac. La jeune femme se détacha de Nathaniel derrière lequel elle était toujours dissimulée et la ramassa. Elle s’émerveilla de sa splendeur et de la beauté du rouge sanglant qui l’habillait. L’érable ne remarqua pas cette perte. Il poursuivit sur le même ton :

— Il les a ensorcelées, expliqua-t-il au Prince qui rayonnait à présent. Il a confectionné une bague et un pendentif. Ceux dont tu m’as parlé, ajouta-t-il à l’attention de l’humanilis.

Celui-ci trépignait désormais d’impatience tandis que Megumi ne semblait pas encore réaliser ce que ce discours signifiait.

— Zachaël est parti avec l’anneau, et je ne l’ai plus jamais revu. Tu m’apprends que ce qu’il redoutait s’est finalement produit, murmura l’arbre à Nathaniel d’un air sombre.

Sa ramure s’affaissa jusqu’à balayer le sol terreux, des brindilles glissant paresseusement sur l’eau obscure.

— Où est le deuxième bijou ? interrogea le Prince après un instant.
— Il me l’a confié, répondit l’être de bois. Il a dit que tu viendrais le chercher dans un ou deux ans avec une fille qui porterait la bague.

Il désigna Megumi d’une branche, ses feuilles se détachant de la surface aqueuse. Des gouttes en tombèrent dans un cliquetis régulier qui se répercuta en échos sur les parois de la caverne.

— Il s’est trompé de plusieurs années apparemment, ajouta-t-il en haussant d’autres rameaux comme s’il s’agissait de ses épaules.
— En effet, approuva Nathaniel. La première fois, nous ne savions pas que ce pendentif était la clef. Nous n’en connaissions même pas l’existence.

L’érable acquiesça et dit :

— Tu peux venir le récupérer maintenant. Il l’a scellé avec des enchantements, prévint-il.

Le jeune homme avança de quelques pas et descendit dans le lac noir. Le niveau de l’eau monta à sa taille. Il ne frissonna pas alors qu’elle devait être glaciale. Il se hissa jusqu’à l’îlot, traînant difficilement son armure, tandis que l’arbre semblait se fendre en deux.

Un craquement encore plus inquiétant que le premier qu’il avait produit retentit. C’était comme si une bête monstrueuse s’éveillait. Megumi plaqua ses mains sur ses oreilles pour se protéger de l’écho assourdissant qui résonnait. Elle ne détacha pas son regard de l’érable cependant. Il était méconnaissable.

Le visage qui s’était dessiné sur son tronc était désormais coupé verticalement, louchant à gauche et à droite simultanément. Megumi remarqua une petite source lumineuse à l’emplacement que sa bouche avait occupé auparavant. Une lueur verte étincelante brillait au cœur du bois comme s’il l’avait avalée.

Nathaniel avait atteint l’îlot, il commençait déjà à y monter, s’agrippant aux racines qui sortaient de la terre gorgée d’eau. L’arbre gesticula à ce contact comme s’il était chatouilleux. Lorsque le Prince parvint à se remettre debout, ses yeux se retrouvèrent à la hauteur du bijou qu’il fixa avec fascination. Megumi fit quelques pas de côté pour voir ce que Nathaniel allait faire. Il tendit un bras hésitant vers la pierre scintillante puis stoppa sa main à quelques centimètres de la lueur. Ses doigts s’articulèrent étrangement comme quand il allumait le feu dans la cheminée sous le chapiteau du village. Les mouvements compliqués qu’ils exécutaient étaient à peine discernables pour Megumi qui se trouvait quelques mètres trop loin. Elle se rapprocha un peu plus du bord de l’eau sans quitter le jeune homme des yeux.

Nathaniel continuait de palper l’air autour du bijou. Il s’arrêta subitement, tirant quelque chose d’invisible entre son pouce et son index. Il écarta une sorte d’élastique transparent qui aspira la lueur verte avec lui avant de claquer dans sa main. L’humanilis avança franchement ses doigts et s’empara enfin du pendentif désormais accessible. Il le contempla un instant puis le serra dans son poing. Il caressa ensuite l’écorce de l’érable et se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Megumi ne parvint pas à l’entendre.

Le Prince se tourna et redescendit dans le lac tandis que l’arbre se refermait bruyamment, reprenant son apparence initiale. Il n’avait plus de visage et ses branches avaient retrouvé leur position naturelle. Nathaniel avança dans l’eau en maintenant ses deux bras à la surface. Lorsqu’il arriva à mi-chemin du bord où se trouvait Megumi, il lui sourit. Toute la splendeur de la grotte l’illuminait. Il ouvrit le poing et brandit le bijou pour le montrer à la jeune femme qui s’émerveillait. Bien que l’enchantement qui le protégeait avait aspiré sa lueur, la pierre brillait toujours autant. Les deux compagnons avaient enfin réussi.

Megumi se laissa tomber dans le lac et courut tant bien que mal dans l’eau pour aller à la rencontre de Nathaniel, sa chemise en mailles métalliques la tirant vers le fond. Le Prince renferma le pendentif dans sa main et accéléra le pas pour la rejoindre. Il l’enlaça sans réfléchir, euphorique. Sa bouche nacrée s’écrasa subitement sur celle de la jeune femme qui recula brusquement sous l’effet de la surprise.

Nathaniel éloigna son visage, inquiet, mais Megumi reprit son souffle et pressa sa paume contre la nuque de l’humanilis pour le ramener vers elle. Leurs lèvres se caressèrent alors plus délicatement. Megumi agrippait les cheveux du Prince pour qu’il ne se retire plus. Elle était enivrée par la douceur de son baiser et par les effluves de sève qui la pénétrèrent jusque son cerveau.

Nathaniel l’attira davantage vers lui et lui enlaça la taille pour la serrer contre sa poitrine, leurs armures s’entrechoquant bruyamment. Les lucioles incandescentes virevoltaient autour de leurs têtes, éclairant leurs visages passionnés et colorés. Une lourde branche chargée de feuilles rouges chassa les petites créatures sans cérémonie, plongeant les deux jeunes gens dans une obscurité plus soutenue. Seuls les reflets lumineux des pierres précieuses incrustées dans les parois rocheuses dansaient encore au plafond.

Des cailloux dégringolèrent soudainement du côté du tunnel et roulèrent sur le sol avant de tomber dans le lac, faisant onduler l’eau jusqu’à eux. Le Prince relâcha Megumi et regarda vers la sortie. Il ne put discerner qu’une masse informe et immobile tapie par terre. La chose se mit alors à remuer doucement et il reconnut l’animilis qui venait d’apparaître dans la caverne.

16 : Le champ de bataille

Le Prince saisit la main de Megumi qui ne comprenait pas encore ce qu’il se passait. Il l’entraîna avec lui, l’éclaboussant en avançant dans l’eau. Elle n’arrivait même pas à poser les pieds au fond, elle glissait derrière lui.

— Tiny, qu’y a-t-il ? s’écria Nathaniel en remontant sur la rive.

Il libéra la jeune femme, qui essayait de grimper sur les roches à quatre pattes, et se précipita vers l’animilis, recroquevillé sur le sol. Il se laissa tomber à côté de lui et écarta délicatement les bras de l’amphibien enroulés autour de ses jambes.

— Tiny ?

Nathaniel aida la grenouille à se redresser. Il l’assit contre une pierre avec précaution. Megumi les rejoignit, à peine surprise que ses vêtements ne soient pas mouillés. Elle s’accroupit auprès d’eux et remarqua alors que son ami était blessé.

Du sang coulait sur son menton, appuyé contre sa poitrine à moitié nue. Son pull-over était arraché et taché du liquide rouge que répandaient ses entailles. Sa main droite agrippait avec force son bras gauche, arrêtant l’hémorragie d’une plaie béante. Sa peau d’ordinaire luisante ne reflétait même pas les lueurs des pierres précieuses incrustées dans les murs. Il avait l’air terne et décoloré.

Lorsque le Prince lui releva la tête pour mieux le voir, le batracien gémit tandis que Megumi poussait un cri de terreur. Le visage de Tiny était méconnaissable. Il essaya de regarder Nathaniel de son œil encore ouvert, ce qui lui arracha une grimace de douleur. Sa paupière avait triplé de volume et était devenue violette. Elle était si gonflée qu’il avait du mal à la soulever. L’autre côté de sa figure était enflé et une longue coupure s’étirait entre ses deux oreilles, déformant sa minuscule bouche. Il remua les lèvres, mais seul un nouveau gémissement en sortit.

Une branche feuillue apparut à côté de la tête de Megumi, la faisant sursauter. Le Prince s’empara alors d’une boule étrange que lui tendait l’érable. Il en détacha des morceaux de végétaux et de terre boueuse, puis appliqua cette composition sur les blessures de Tiny.

Celui-ci poussa immédiatement un soupir de soulagement et sembla reprendre des couleurs. Megumi pensa qu’il devait s’agir d’un nouveau baume magique. À peine une minute plus tard, l’amphibien parvint à se redresser. La moitié de ses plaies avait déjà cicatrisé. Il fixa le Prince de ses deux yeux encore légèrement épais et lui annonça gravement :

— Le combat a dwi commencé.

Nathaniel ne parut pas surpris par cette nouvelle, mais plutôt angoissé.

— Quelle est la situation ? lui demanda-t-il.
— Le renard qui nous accompagnait a dwi dévoilé notre position à l’ennemi, expliqua Tiny, haletant. Les sbires de Galaël ont lancé l’assaut.
— Beaucoup de blessés ? interrogea Nathaniel en contemplant d’un air désespéré sa boulette d’onguent devenue minuscule.
— Oui, souffla Tiny. Les otages se sont dwi joints à nous, ajouta-t-il. Il y a des dwi guérisseurs parmi eux, mais ce n’est pas suffisant. Ils n’ont dwi rien pour préparer les remèdes.
— On doit se dépêcher ! s’exclama Megumi en bondissant sur ses jambes.

Le Prince se leva à son tour et hocha la tête. Il fit apparaître un long lacet noir entre ses doigts et passa le pendentif à son extrémité pour pouvoir le nouer. Il enroula ensuite le collier et le glissa au fond de sa poche avant de pivoter vers Tiny. Celui-ci ne sembla pas étonné de constater que ses compagnons avaient fini par trouver le bijou.

— Galaël est sur place ? demanda Nathaniel.
— Je ne l’ai pas dwi vu, répondit l’animilis.
— Retourne vite au village pour envoyer un message aux autres communautés avec l’ascenseur de feu, le pria le Prince. Rassemble le maximum de combattants. Fais-toi soigner avant de nous rejoindre avec tes troupes. Prends tout l’onguent que tu pourras !

Tiny se leva en titubant et s’agrippa à la roche du mur pour tenir debout.

— Dwi bien ! s’exclama-t-il avant de disparaître dans un claquement de doigts.

Nathaniel s’empara de la main de Megumi et lui dit :

— Je ne me suis jamais téléporté avec quelqu’un, je ne sais pas comment cela va se passer.

Il semblait très inquiet. L’érable, qui avait fini par retrouver son visage, le rassura en lui rappelant qu’il était un très puissant magicien.

— Si Zachaël pouvait emmener sa femme ici, s’exclama-t-il, alors tu peux transporter la tienne !

Le Prince acquiesça tandis que Megumi rougissait. Il s’avança vers elle et la serra contre lui.

— Nous ne savons pas dans quel chaos nous allons atterrir, murmura-t-il. Tiens-toi prête.

Megumi essaya de hocher la tête pour lui dire qu’elle avait compris, mais il l’étreignait trop fort contre son épaule. Elle pressa ses doigts autour de la poignée de son épée, consciente qu’elle s’en servirait bientôt. Elle avait très peur de ce qui les attendait.

— C’est parti, lui chuchota le jeune homme au creux de l’oreille.

Megumi frissonna puis s’étonna de ne pas entendre le craquement sonore qui accompagnait habituellement la téléportation d’un humanilis. Elle fut également surprise de ne rien percevoir de désagréable comme l’abandon de ses entrailles au fond de la grotte magique. En fait, elle ne ressentait plus rien. Tout était noir autour d’elle, elle avait l’impression d’être immobile dans le néant. Elle sentait seulement les puissants bras du Prince qui l’entouraient, mais elle ne pouvait même pas le distinguer dans l’obscurité.

Après ce qui sembla durer des jours, ses jambes s’écrasèrent lourdement sur le sol gelé. Elle s’effondra, ses cinq sens s’éveillant brusquement. Elle ressentit une douleur atroce qui lui traversa le corps tandis qu’elle voyait des éclairs fendre l’air au-dessus de sa tête. Elle entendait des gens hurler et des pas précipités marteler la terre. Une odeur désagréable de viande brûlée vint lui chatouiller les narines et un goût âcre de fer se répandait dans sa bouche.

Il lui fallut seulement une demi-seconde pour se remettre de tout cela et se rappeler où elle avait atterri. Elle s’accroupit lentement et examina la situation. Elle était en plein milieu du champ de bataille, il n’y avait aucun doute. La nuit était tombée, mais le ciel était parsemé d’éclairs colorés qui se reflétaient de part et d’autre de l’île, sur la mer obscure. Le spectacle qui se déroulait sous ses yeux glaça le sang de la jeune femme. Des corps étaient étendus sur le sol, les lueurs intermittentes qui les illuminaient dévoilant les armes tranchantes qui les traversaient de toute part. Le Prince était agenouillé un peu plus loin, il essaya d’attirer Megumi vers lui.

— Nathaniel, cria-t-elle affolée en découvrant son visage.

Il avait l’air de souffrir terriblement. Des gouttes de sueur glissaient sur son front et ses joues, engageant leur chute trop rapidement à cause de ses tremblements.

— Ça va, mais le voyage n’a pas été facile, articula-t-il.

Il sourit. Megumi ne comprenait pas, elle n’avait pourtant rien remarqué d’anormal.

— Que doit-on faire ? hurla-t-elle par-dessus les cris et le tonnerre qui les enveloppaient.
— Il y a des gens en retrait là-bas, répondit le jeune homme en désignant une masse sombre qui se trouvait quelques centaines de mètres derrière eux. Protège-les, dit-il à Megumi, il semble que ce soient les femmes, les enfants et les blessés.

Megumi se redressa prudemment pour mieux les voir. Elle hocha la tête d’un air déterminé. Elle allait partir quand le Prince la retint par le bas de son pantalon.

— N’oublie pas que tu ne pourras enfiler la bague que lorsque tu seras auprès d’eux, lui rappela-t-il.
— Oui, je sais, répondit-elle. Sinon mon bouclier labourera le sol derrière moi !

Elle éclata de rire, mais le visage de l’humanilis resta de marbre.

— Je t’en prie, sois prudente, la supplia-t-il.

La jeune femme se dégagea de son emprise en lui souriant. Elle dégaina son épée qu’elle avait toujours un peu de mal à soulever, puis se mit à courir le plus vite possible en direction du groupe de blessés. Elle sentait le regard du Prince fixé sur son dos.

Un éclair violet passa subitement à quelques centimètres de son épaule, frappant un animilis qui se précipitait vers elle. Elle tourna la tête, surprise. Nathaniel la protégeait. Il s’était relevé et brandissait déjà son arme, bloquant plusieurs créatures qui s’étaient lancées à la poursuite de la jeune femme.

Megumi accéléra le pas. Elle se retrouva alors nez à nez avec un humanilis dont les yeux vermeils la dévisagèrent étrangement. Elle s’arrêta brusquement, glissant sur des cailloux recouverts de sang. Le magicien lui sourit comme s’ils étaient de vieilles connaissances et tendit un bras menaçant vers elle. Tout en se disant que Galaël avait dû donner son signalement à ses troupes, Megumi souleva son épée devant sa poitrine. Son adversaire éclata de rire en la voyant tituber. Des étincelles rouges apparurent alors au bout de ses doigts qu’il écarta d’un seul coup.

Une sphère électrique se forma au creux de sa main, flottant au-dessus de sa paume contractée. La jeune femme déglutit, puis réunit toutes ses forces pour frapper le sorcier. Elle avait fermé les yeux, serrant ses paupières pour empêcher ses larmes de couler. Sa lame fut déviée par un autre fer manié avec une grande puissance. Son épée, projetée de côté, la déstabilisa. Entraînée par le poids de l’arme, elle tomba à genoux sur le sol.

— Cours !

Elle reconnut la voix de Nathaniel qui agit sur elle comme une décharge. Elle se redressa et s’enfuit à toutes jambes sans un regard en arrière. La déflagration d’une explosion en provenance des deux humanilis la poussa subitement en avant. Une vague de chaleur balaya le champ de bataille, projetant divers objets autour d’elle. Priant pour que le Prince soit sain et sauf, Megumi ravala ses sanglots. Elle se jeta sur le côté, évitant de justesse de grosses roches qui roulaient plus vite qu’elle ne courait. La jeune femme amortit sa chute en effectuant une pirouette. Elle saisit la poignée de son arme tombée à ses pieds, puis se releva et enjamba un corps inerte pour poursuivre son chemin.

Un groupe d’animilis se rua soudain vers elle, brandissant des massues et des haches déjà ensanglantées. Megumi inspira profondément et souleva de nouveau son épée, surmontant la douleur qui envahissait tous ses muscles. Elle contra l’attaque d’un sanglier avec une telle force qu’il fut projeté à plusieurs mètres. Un autre animal tenta de lui enfoncer sa lame dans les tibias. Megumi sauta par-dessus, faisant perdre l’équilibre à son adversaire en lui donnant un coup de pied. La créature essaya de prendre la fuite. Megumi l’assomma avec la garde de son épée et bondit au-dessus de son corps pour dévier la trajectoire de la massue d’un troisième assaillant. Celui-ci lâcha son arme qu’il n’arrivait plus à tenir à bout de bras et se prépara à lancer un maléfice.

Des flammes commençaient à émaner de sa main quand Megumi sauta en arrière, cherchant un refuge des yeux. Elle devait absolument éviter ce sortilège. C’est alors qu’un ourson se jeta devant elle et envoya une décharge sur le sanglier. L’éclair vint s’abattre au milieu du front de l’animal qui s’effondra sur un cadavre gisant à ses pieds. Il s’efforça de lancer son maléfice malgré ses blessures.

Les flammes orangées restèrent suspendues un instant dans les airs, puis elles fondirent en pluie sur Megumi et son sauveur. Celui-ci lui sauta dessus, s’agrippant autour de son cou. Ils tombèrent lourdement sur le sol, roulant sur quelques mètres en bas d’une petite pente. La jeune femme sentit son épée s’écraser sous son corps, la poignée s’enfonçant dans ses côtes, en dessous de sa chemise métallique qui s’était soulevée dans sa chute.

Elle se retrouva allongée sur le ventre. L’ourson la serrait si fort qu’elle avait du mal à respirer. Elle essayait de se dégager de son emprise quand le feu commença à lui lécher les jambes. Elle s’agita brusquement en gémissant, réveillant le plantigrade assommé. Celui-ci retira sa patte, coincée sous la joue de Megumi, et la dressa derrière son dos, arrachant quelques-uns des cheveux de la jeune femme. Elle sentit l’épaule velue de l’animal appuyer sur sa nuque, lui enfonçant un peu plus le nez dans la terre.

Une vague d’eau glacée s’abattit alors sur eux, éteignant les flammes qui les enveloppaient. Le membre de l’animilis retomba brutalement, pendant par-dessus celui de Megumi. La jeune femme vit que sa patte était carbonisée. Elle essaya de soulever la tête, mais le poids de la créature l’en empêchait. Elle pouvait toujours entendre son cœur, mais son pouls avait ralenti.

Megumi extirpa son bras, coincé sous sa poitrine, et le tordit dans son dos pour faire basculer l’ourson sur le sol. Il glissa en douceur à côté du visage de la jeune femme qui s’agenouilla, sentant chaque partie de son corps s’enflammer. Elle n’avait jamais autant souffert.

Réprimant un cri de douleur, elle passa une main sous le ventre gonflé de l’animal et le balança sur son épaule. Elle ramassa son épée et se redressa, cherchant des yeux le groupe d’animilis qu’elle devait rejoindre. Le chaos s’étendait tout autour d’elle, des sortilèges éclairant toujours la nuit. Désorientée, Megumi regardait dans toutes les directions. Elle craignait d’arriver trop tard. Elle avait du mal à tenir debout à cause de ses brûlures aux jambes. De plus, le poids de l’ourson d’un côté et celui de son arme de l’autre la déséquilibraient.

Une sensation de tiraillement lui oppressait le crâne. Elle passa son poignet sur son front en essayant de ne pas faire tomber l’animilis de son épaule. Lorsqu’elle reposa sa main sur le postérieur de l’animal pour le maintenir en place, du sang dégoulinait sur son avant-bras, s’imprégnant dans sa cotte de mailles. Sa vision s’obscurcit progressivement, le liquide pourpre glissant sur sa paupière gauche puis le long de sa joue. Megumi se frotta de nouveau le visage, se concentrant sur les combats qui avaient lieu autour d’elle. Elle crut reconnaître Nathaniel, affrontant un autre humanilis, mais elle ne pouvait en être certaine à cette distance.

Une lueur orangée très soutenue attira son attention sur la droite. Elle regarda dans cette direction et distingua le groupe d’animilis qu’elle devait rejoindre. Ils étaient attaqués. Une demi-douzaine de créatures tentait de les défendre des sorciers qui lançaient des maléfices vers eux. Megumi devait se dépêcher. Ils se trouvaient à une vingtaine de mètres, elle y était presque.

Enjambant rochers et cadavres, elle se précipita vers eux, portant tant bien que mal son compagnon blessé et son épée d’infortune. Son armure, trop lourde, l’empêchait de se mouvoir correctement. Regrettant d’avoir accepté d’enfiler cette tenue de combat, elle puisa dans ses dernières ressources pour continuer à avancer.

Des volatiles surgissant de nulle part se mirent à lui tournoyer autour, essayant de l’attaquer avec leurs becs pointus et leurs griffes acérées. De nouveaux sortilèges éclatèrent au-dessus de sa tête, grillant les vautours trop entreprenants. Il restait à la jeune femme cinq ou six mètres à parcourir quand elle jeta son épée par terre, poursuivant sa course plus légère. Elle enfouit sa main droite dans la poche de sa cape ravagée dont elle sortit sa bague. Elle était à deux mètres du blaireau le plus à l’écart du groupe lorsqu’elle enfila le bijou sur son index gauche. Des poussières de jadéite commencèrent aussitôt à planer autour d’elle. La pierre engloutissait la puissance magique qui flottait dans les airs.

Lorsque Megumi atteignit enfin les animilis, elle se plaça devant les ratons et les oursons qui les protégeaient, faisant face aux humanilis ennemis. Ceux-ci continuaient de lancer des maléfices venant s’écraser directement sur l’écran de fumée verdâtre qui entamait sa solidification. Un dôme apparaissait progressivement au-dessus de la tête de la jeune femme, englobant la totalité des créatures regroupées derrière elle.

Megumi remarqua qu’elles semblaient très effrayées par sa présence. Elle reconnut Maki, allongé dans la neige, entouré de deux guérisseuses. Elle se dirigea précautionneusement vers lui, les premières pierres de son bouclier retournant la glace du sol et creusant une tranchée autour d’elle.

— Restez tous derrière moi ! s’écria-t-elle.

Les combattants qui essayaient toujours de repousser les humanilis rejoignirent les autres, abandonnant leurs vains efforts. Ils avaient fini par comprendre que plus aucun maléfice ne les atteignait et que leurs sortilèges ne touchaient plus leurs adversaires.

Megumi s’agenouilla dans la fine poudreuse auprès du raton laveur meurtri. Elle déposa l’ourson blessé qu’elle transportait juste à côté de lui. Un animilis vêtu d’un tablier souillé par la terre et le sang se précipita aussitôt vers le plantigrade, malaxant une boule gluante entre ses pattes velues.

— Maki, dit Megumi en laissant son compagnon aux soins de cette créature, que s’est-il passé ?

L’animal ne répondit pas, des taches rouges et de la boue cicatrisante recouvraient son pelage gris à plusieurs endroits. Une guérisseuse de la même espèce s’adressa alors à Megumi.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle. Tu es une humaine, constata-t-elle en examinant les blessures suintantes de la jeune femme avec dédain.

Megumi se renfrogna.

— Oui, rétorqua-t-elle. Je suis là pour vous protéger.

Elle leva les yeux sur le dôme verdâtre de plus en plus solide. Des sorts ne cessaient de s’abattre sur la paroi transparente et se fondaient à l’intérieur de celle-ci avant de pouvoir les atteindre. Tous les animilis présents s’émerveillèrent devant ce spectacle.

— Écoutez, dit Megumi en s’adressant à la foule, il va falloir nous organiser, nous n’avons pas beaucoup de temps…

Elle fut interrompue par un craquement sonore exceptionnellement amplifié qui la fit sursauter. Elle fit volte-face et se redressa pour regarder ce qui se passait.

17 : Le combat

Des dizaines d’humanilis venaient d’apparaître à cinquante mètres de là. Ils se rallièrent tous au même endroit, formant une ligne soudée et commençant déjà à se battre. Autant d’animilis se matérialisèrent aussitôt à leurs côtés. Megumi aperçut Tiny qui semblait en pleine forme. Il bondit vers un ourson, son chapeau volant au-dessus de sa tête. Les deux compagnons allièrent leurs forces pour dévier un torrent de lave. Le plantigrade repoussait le magma avec sa dague rallongée magiquement tandis que l’amphibien faisait tournoyer un bâton de bambou bleuté devant lui, envoyant des trombes d’eau sur la roche flamboyante qui fumait à ses pieds.

Les combats, éclairés partiellement par les maléfices jaillissant de toute part, paraissaient chaotiques. Des cris et des hurlements d’agonie parvenaient jusqu’aux oreilles de Megumi qui se mit à sautiller sur place, paniquée.

Bulstrod apparut spectaculairement dans le ciel multicolore, une traînée argentée accompagnant sa descente vertigineuse. Ses yeux s’allumèrent comme des ampoules tandis qu’il balayait de ses gigantesques ailes un groupe d’ennemis. Ceux-ci essayèrent de lui lancer des sorts, mais ils avaient du mal à viser. L’animal tournait sur lui-même, allant d’avant en arrière comme s’il répétait un ballet aérien. Il s’élança subitement au milieu des compagnons de Tiny qui ne se laissèrent pas déstabiliser par son passage. Il remonta ensuite en piquet, transportant quelqu’un sur son dos.

Le dragon rugit bruyamment avant de s’enfoncer sur la ligne adverse, son cavalier jetant des maléfices de tous les côtés. Ses éclairs améthyste percutèrent diverses flammes et rayons lumineux, explosant dans les airs avec de fortes détonations. Une lame se mit à scintiller dans la nuit, éclairée par les dizaines de lueurs colorées qui transperçaient le ciel d’encre. Un halo violet s’enroula autour de l’arme qui s’allongea brusquement, éjectant plusieurs créatures sur son passage. L’une d’elles vola au-dessus des groupes de sorciers qui semblèrent figés sur place jusqu’à ce qu’elle atterrisse bruyamment sur un rocher.

Le cavalier profita de cette diversion pour entraîner sa monture à l’écart. Il tendit le bras vers le bouclier en jadéite, indiquant au Gardien de foncer dans cette direction. Ils slalomèrent entre des faucons et des corbeaux, le dragon les assommant avec ses énormes pattes griffues et l’humanilis les propulsant à plusieurs mètres de distance avec sa puissante épée. Les volatiles tournoyèrent dans la nuit, leurs croassements s’évanouissant dans le tumulte provoqué par les assauts lointains qui avaient repris.

Lorsque Bulstrod et son cavalier arrivèrent au-dessus du dôme, le Gardien décrivit des cercles en descendant de plus en plus près de la paroi rocheuse. Megumi reconnut alors Nathaniel, agrippé aux rênes de cuir qui entouraient le cou de la créature. Ses cheveux, plaqués sur son visage, semblaient couverts de sang. Ses vêtements étaient brûlés par endroits et son armure défoncée sur sa poitrine comme s’il avait reçu un puissant coup. Il fit de grands signes à la jeune femme en hurlant :

— Tout va bien ?
— Oui ! lui répondit-elle, sa voix déraillant au fond de sa gorge.

Elle était émue de le revoir en vie. Elle observa toutes les blessures qui lui recouvraient le corps et se dit qu’il devait être mal en point, mais qu’il faisait en sorte de ne pas le montrer.

— Attrape ! lui cria l’humanilis en lâchant un sachet en papier kraft au-dessus d’elle.

Le paquet se retourna dans les airs, libérant des dizaines de boulettes teintées de vert à travers le bouclier. Elles semblaient tomber au ralenti. L’une d’elles atteignit enfin la paroi de pierres, la traversant difficilement, comme si un gel épais la retenait. Ce liquide gluant finit par se crever, relâchant l’objet qui dégringola vers le sol. Plusieurs animilis poussèrent un cri de surprise tandis que d’autres balles roulaient par terre.

— De l’onguent ! s’écria une guérisseuse.

Megumi observa la boule qu’elle avait ramassée et constata qu’il s’agissait en effet de la pâte magique qui servait à panser les plaies.

— Soignez vos blessés ! cria Nathaniel, planant toujours sur le dos du Gardien.

Megumi leva le bras et tendit le pouce pour lui dire ne pas s’en faire. Il hocha la tête, formant silencieusement des mots sur ses lèvres. La jeune femme comprit qu’il lui demandait d’être prudente. Elle acquiesça, des larmes roulant sur ses joues tailladées. Elle avait la désagréable impression qu’elle le voyait pour la dernière fois. Le Prince lui sourit tendrement et s’écria :

— En avant Bulstrod !

Le dragon étendit davantage ses ailes et les balança brusquement pour reprendre de l’altitude, faisant légèrement glisser l’humanilis. Celui-ci se cramponna d’une main, brandissant son épée de l’autre.

Soulagée que Nathaniel se porte bien, la jeune femme se retourna vers ses protégés et leur expliqua son plan.

— Toute notre armée est arrivée, dit-elle en pointant son doigt par-dessus son épaule. Nos combattants vont tout faire pour abattre le plus d’ennemis possible. Ils s’abriteront ensuite avec nous derrière ce mur.

Quelques animilis s’agitèrent, visiblement partagés.

— Pourquoi ne viennent-ils pas maintenant ? s’exclama une guérisseuse. Il y a assez de blessés comme ça.
— La Sorcière est là-bas ! couina un blaireau recouvert de boue de la tête aux pieds.

Un raton laveur se précipita vers lui et le bariola avec la pâte verte qu’il avait ramassée.

— Je sais que c’est risqué ! s’écria Megumi. Mais ils doivent neutraliser un maximum de ses sujets. Lorsqu’elle sera seule, nous pourrons l’anéantir plus facilement.

Maki remua à ses pieds et elle s’accroupit près de lui.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle, nerveuse.
— Ils connaissent… votre pouvoir… bredouilla-t-il.
— Que veux-tu dire ? s’inquiéta Megumi.
— Le renard… balbutia l’animilis, il nous a trahis.

La jeune femme se souvint des paroles que Tiny avait prononcées dans la grotte féerique. Elle se pencha un peu plus vers le raton laveur pour en entendre davantage. Il toussa longuement. La créature qui venait de s’occuper de l’ourson que Megumi avait amené commença à panser ses plaies avec le nouvel onguent.

Pendant qu’elle prenait soin de lui, Maki révéla à Megumi que le carnassier qui avait méprisé le Prince au village n’avait pas respecté le plan prévu. Lorsqu’ils étaient parvenus à s’infiltrer, il avait crié à l’intrusion au lieu de prévenir discrètement les otages. Les geôliers n’avaient pas perdu une seconde pour attaquer, lançant des sortilèges dans tous les sens et tuant des prisonniers. Les troupes de Nathaniel étaient aussitôt intervenues. Les captifs capables de se battre s’étaient joints à eux tandis que les femmes et les enfants réunissaient les blessés pour se mettre à couvert.

Le traître de carnassier s’était allié aux soldats ennemis, restant à l’écart du front avec un humanilis aux longs cheveux bruns qui semblait donner les directives aux autres combattants. Maki pensait qu’il s’agissait du bras droit de la Sorcière maléfique qui n’avait pas encore pris part à la bataille.

— Dieu merci, quelqu’un vous a prévenu, balbutia finalement le raton laveur.
— Oui, souffla Megumi sous le choc, Tiny s’est téléporté pour nous trouver.
— Le renard a parlé de la bague, murmura l’animilis, j’en suis sûr. Il vous a espionné au village, révéla-t-il, honteux. Je croyais que c’était parce qu’il doutait du Prince, comme moi. Je ne pensais pas qu’il nous mettrait tous en danger…

Megumi posa une main réconfortante sur l’épaule valide de l’animal pour l’apaiser, mais elle était aussi perdue que lui. Elle tenta de se rassurer en se disant que de toute façon, Galaël connaissait la bague depuis son combat avec Nagisa, mais il n’était pas censé savoir comment elle fonctionnait.

La jeune femme se souvint alors du plan qu’elle avait prévu au départ. Il consistait à attirer Galaël vers elle, à l’écart des autres, pour qu’il s’affaiblisse sur le bouclier. C’était une bonne idée, à condition qu’il n’ait pas découvert un moyen de contourner les pouvoirs de la pierre de jade.

Megumi se leva pour analyser la situation qui se dressait devant elle. Ses amis et leurs alliés combattaient les magiciens ennemis qui formaient une ligne solide. Megumi distingua des sangliers armés qui renvoyaient les éclairs qu’ils recevaient en les interceptant avec la lame de leurs haches rougeoyantes. Des corbeaux et des faucons volaient au cœur des bataillons, chargeant leurs adversaires pour les taillader de leurs serres aiguisées. Des tanukis essayaient de les chasser en les bombardant de cailloux à l’aide de leurs lance-pierres. Les projectiles, enveloppés de halos lumineux, fendaient l’air aussi rapidement que des boulets de canon.

Bulstrod tournait toujours au-dessus des guerriers de Galaël, permettant à Nathaniel d’attaquer par le haut. Il inclinait son épée de part et d’autre du Gardien, déviant des maléfices pour les renvoyer sur ses opposants. Les deux groupes de combattants s’étendaient sur toute la largeur de l’île, projetant des débris rocailleux dans la mer qui les entourait.

Megumi remarqua que de puissantes gerbes d’eau jaillissaient des profondeurs, s’abattant sur le camp de Galaël. Des créatures sautaient au-dessus de la surface, jetant des sortilèges aqueux ainsi que de longues aiguilles aiguisées sur des sangliers impuissants à cette distance. Elles replongeaient ensuite, éclaboussant les rivages devenus fumants et brûlant leurs ennemis qui s’étaient rapprochés pour les atteindre. La jeune femme reconnut les animilis marins qu’elle avait vus dans le lac des Monts Enchantés. Ils s’étaient déplacés jusqu’ici, s’alliant à Nathaniel.

Megumi se sentait inutile, car elle ne pouvait rien faire derrière la barrière rigide qui l’emprisonnait. Elle était tentée de retirer la bague tout de suite pour pouvoir se jeter sur le front, mais elle ne serait bonne qu’à se faire tuer. De plus, elle mettrait la vie de toutes les créatures qui l’accompagnaient en danger. Son rôle était de protéger les innocents. Pourtant, elle ne se croyait pas suffisamment forte. Elle devait regarder ses amis mourir parce que son bouclier n’était pas pratique du tout.

Megumi s’interrogeait sur leur interprétation de la prophétie et de l’utilisation des bijoux conçus par le Prince Zachaël. Il était évident qu’il destinait la bague à Nagisa pour qu’elle puisse se défendre, mais il semblait étrange qu’il n’ait rien prévu pour sauver son peuple. Bien sûr, la muraille pouvait s’étirer tout autour de l’armée, mais pourquoi était-elle aussi impénétrable ? Ils avaient besoin d’attaquer leurs ennemis pour s’en débarrasser. Était-ce pour cette raison que Zachaël avait créé le pendentif ?

Megumi s’inquiéta de ce que le renard avait pu entendre sur leur quête du nouveau bijou. Il ne fallait surtout pas qu’il révèle son existence à Galaël. Celui-ci pourrait utiliser le collier contre le bouclier. Alarmée par cette idée, Megumi enfouit ses mains dans ses cheveux, agrippant des mèches poisseuses qu’elle tira entre ses doigts. Il n’y avait plus une seconde à perdre, elle devait agir. Elle fit signe au raton laveur qui s’était occupé de Maki d’approcher. Le petit animal s’avança prudemment.

— Tu veux bien que je te soulève pour que tu me dises ce qu’il se passe là-bas ?
— Je ne vais pas m’exposer aux attaques ! s’indigna l’animilis.
— Tu ne crains rien, lui répondit la jeune femme en désignant le mur vert qui les entourait.

La créature soupira et tendit les bras vers Megumi pour qu’elle la porte. Elle la hissa sur ses épaules, lui cognant le crâne contre la paroi rocheuse. L’animal grimaça, mais se sentit rassuré. Même si les boulettes d’onguent magique avaient réussi à traverser le bouclier, aucun sortilège n’y était encore parvenu. C’est alors qu’un éclair rouge fondit droit sur eux. Le raton laveur se recroquevilla sur le cou de Megumi qui eut l’impression qu’on essayait de lui décrocher la tête. Pourtant, rien ne vint les frapper. Megumi secoua les épaules pour faire bouger l’animal.

— Que vois-tu ?
— Des maléfices ! brailla l’animilis qui s’était redressé.
— Et les ennemis, s’époumona la jeune femme, il y en a encore beaucoup ?
— Il y a en pas mal au sol. Oh non !
— Quoi, quoi ?
— C’est affreux, souffla le raton laveur.

Megumi se mit sur la pointe des pieds pour constater le désastre par elle-même, cognant de nouveau son acolyte sur le plafond de jade. L’animilis se frotta le crâne en gémissant.

— Les nôtres se font toucher aussi, couina-t-il.

Megumi était en état de panique, elle ne pouvait plus attendre. Elle aida l’animal à redescendre, le posant à côté d’elle, puis ferma les yeux.

— C’est parti… murmura-t-elle.

Elle s’éclaircit la gorge et ouvrit grand la bouche.

— Galaël, c’est moi que tu veux ! hurla-t-elle pour couvrir le vacarme des sortilèges et des cris qui l’entourait. Eh bien, viens, je t’attends !

Le Prince se tourna vers elle d’un air inquiet puis pivota dans la direction opposée au moment où une détonation terrifiante retentissait de l’autre côté de l’île.

Des éclairs rouges dévastèrent tout sur leur passage, faisant s’effondrer la tour noire visible au loin et les arbres qui l’encadraient. Une traînée de lumière aveuglante se dessina alors dans le ciel, englobant une silhouette sombre semblable à une chauve-souris. Des yeux bordeaux luisaient sous son capuchon obscur, révélant sa soif de sang.

18 : L’affrontement

Nathaniel et Bulstrod se rabattirent au-dessus des troupes du Prince. Le jeune homme fit signe à ses soldats de se disperser pour former deux groupes égaux de part et d’autre du bouclier magique. Leurs ennemis quant à eux se précipitèrent trente mètres en arrière et s’agenouillèrent tous en même temps. Galaël passa près de leurs têtes, une bourrasque les aplatissant au sol. Il atterrit entre les deux camps, au milieu de corps inertes éparpillés sur la glace.

Il avança de quelques pas, ses pieds chaussés de bottines en cuir écrasant des visages et les enfonçant un peu plus dans la boue. Il observa les forces armées qui se dressaient face à lui et sourit, tendant son bras vers ses adversaires. Ses longs doigts crochus semblaient vouloir saisir le mur de jade. Il lança un maléfice terrible contre Megumi, déchirant la terre avec les décharges envoyées.

Des éclairs dorés explosèrent dans les airs, fonçant sur la paroi verdâtre. Toutes les créatures présentes sous le dôme se recroquevillèrent en hurlant à part Megumi qui resta droite et digne. Comme elle l’avait prévu, le sortilège foudroyant fut englouti par son bouclier. Galaël grimaça, affaibli par sa propre puissance. Ses yeux vermeils s’agitèrent dans tous les sens sous son capuchon. Ils semblaient parcourus de spasmes. Il commença à paniquer avant de remarquer que les combattants du Prince n’étaient pas protégés par la muraille. Galaël éclata alors de rire, son hilarité machiavélique se répercutant en écho tout autour de l’île.

Megumi frissonna devant ce spectacle. Elle n’avait jamais vu quelqu’un qui paraissait aussi méchant. Son capuchon se souleva lorsqu’il rejeta sa tête en arrière, ne contrôlant plus son enjouement. La beauté de Galaël le rendait encore plus effrayant. Si Megumi ne savait pas qu’il était un humanilis comme les autres, elle aurait cru qu’il s’agissait bien d’une Sorcière. Il portait de longs cheveux blonds qui lui glissaient sur les épaules et sur la poitrine. Sa peau était plus cristalline que la neige qui recommençait à tomber du ciel. La couleur de ses yeux rappelait celle du sang, transperçant cette blancheur immaculée. Ses fines lèvres violet pastel, étirées sur une expression démente, étaient à peine visibles. Ses joues légèrement rosées montraient l’excitation qui s’était emparée de lui. Megumi pouvait lire sur ce visage faussement épuré que son ennemi avait une idée derrière la tête.

Galaël fixa en effet son regard dans celui de Megumi, lui souriant mesquinement avant de lever le bras en l’air. Quelques secondes s’écoulèrent puis il baissa brusquement la main, comme pour annoncer le départ d’une course. Des éclairs jaillirent alors dans toutes les directions, il avait donné l’ordre de lancer l’assaut. Tous ses guerriers s’étaient relevés, jetant des maléfices sur les rangs du Prince.

Les sortilèges envoyés en retour par les magiciens qui se trouvaient les plus proches de Megumi étaient absorbés par son bouclier, ainsi que tous ceux qu’ils recevaient. Certains combattants voyaient la barrière avancer jusqu’à eux et ne savaient pas comment réagir, mais la plupart d’entre eux étaient trop concentrés sur la bataille pour remarquer que la muraille s’étendait de part et d’autre de la jeune femme.

Ses parois engloutirent alors les premiers humanilis postés autour du dôme. Leurs corps pénétrèrent dans la masse gélatineuse qui les encerclait, la traversant progressivement. Ils parvinrent à s’en extirper, couverts de gel verdoyant de la tête aux pieds, tandis que d’autres étaient aspirés derrière eux. La sphère qui les entourait dévastait le sol au fur et à mesure de son cheminement, creusant un énorme fossé sous les pieds des nouveaux venus. Ceux-ci piétinaient les briques de jadéite qui s’enfonçaient sous terre pour les envelopper complètement.

Nathaniel, qui volait au-dessus du dôme, lança un maléfice surpuissant sur les rangs de Galaël avant de tirer sur les rênes de Bulstrod, l’obligeant à plonger à travers la barrière magique. Ses éclairs violets fondirent sur ses adversaires, en en faisant tomber une trentaine comme des mouches. Il visait surtout Galaël, mais l’humanilis avait repoussé le sortilège d’un revers de main sans se soucier du nombre de ses acolytes qu’il frappait.

Bulstrod s’écroula lourdement au pied de Megumi, les plumes de ses ailes collées par la matière sirupeuse qu’il venait de traverser. Plusieurs animilis s’écartèrent, apeurés, se resserrant tous ensemble derrière le dos de la jeune femme.

Nathaniel sauta de sa monture et se précipita vers Megumi. Il était lui aussi couvert de glu verdâtre qui se mélangeait au sang qui coulait sur son visage inquiet.

— Tu vas bien ? lui demanda-t-il en lui attrapant la main.
— Oui, murmura-t-elle. Et vous ?

Elle remarqua les contusions qui étaient apparues sur sa peau.

— Qu’est-ce qu’il t’a pris ? s’écria l’humanilis sans lui répondre. Ils ne sont pas assez affaiblis, lui cria-t-il en désignant la ligne d’ennemis dressée derrière la barrière.
— Je ne pouvais pas vous laisser mourir, sanglota Megumi.

Le Prince détourna son regard sans un mot, observant ce qu’il se passait de l’autre côté du bouclier. À l’extérieur du dôme, des combattants des deux camps tombaient. Tiny et Boursain continuaient de lancer des maléfices, abattant le plus de sorciers ennemis qu’ils pouvaient. Malheureusement, Galaël s’acharnait sur eux. Il n’attaquait pas la protection de Megumi. Il gardait ses distances, ne visant que les magiciens les plus éloignés de la barrière. Le plan de Megumi ne se déroulait pas comme elle le souhaitait. À ce rythme, Nathaniel ne serait pas assez fort pour affronter Galaël en duel.

Au bout de plusieurs minutes de bombardement intensif, le bouclier s’était étendu sur plus de la moitié de l’armée du Prince et il était plus solide que jamais. On distinguait parfaitement sa composition verte, si bien que depuis l’intérieur du dôme, Megumi ne pouvait plus discerner les couleurs des maléfices qui se fondaient sur les parois.

Les soldats de Nathaniel de plus en plus faibles étaient engloutis avec soulagement par cette protection magique. Ils se laissaient glisser à travers le mur gluant puis roulaient dans le fossé devenu immense. Le seul lopin de terre restant était sous les pieds de Megumi et des premières créatures qui s’étaient abritées derrière elle.

Très vite, tout le monde comprit que les sortilèges envoyés par les deux camps n’arrivaient plus à destination. Ils se croisaient aux abords de cette barrière par laquelle ils étaient avalés. La bulle de jadéite devenait parfaitement visible et des monticules d’humus et de cailloux se formaient à l’extérieur, grimpant sur la paroi de pierres. Les créatures restées derrière s’efforçaient de les escalader pour se jeter à travers le mur et bénéficier de sa protection.

Galaël commençait à perdre patience, mais il venait de réaliser que plus le bouclier recevait de pouvoirs et plus il enveloppait de personnes. Il était persuadé que s’il avançait suffisamment près de l’humaine, il pourrait pénétrer à son tour à l’intérieur du dôme pour la tuer. Lorsqu’il remarqua que ses guerriers étaient étendus sur le sol gelé, vidés de leur énergie, Galaël poussa un cri de fureur.

Deux lames d’argent glissèrent des manches de sa cape quand il tendit les bras le long de son corps. Le contact du métal sur ses poignets ne sembla pas le déranger. Il bondit en avant, atterrissant à quelques centimètres seulement du bouclier. Megumi eut un mouvement de recul tandis que Galaël lui souriait de nouveau. Sa subite confiance en lui effraya la jeune femme.

— Rapprochez-vous tous de moi ! hurla-t-elle.

Les créatures qui l’accompagnaient depuis son arrivée se tassèrent derrière elle, laissant de la place pour que les combattants éparpillés tout autour se resserrent sur la butte où se tenait Megumi. Celle-ci constata avec horreur qu’une demi-douzaine de ses compagnons n’était toujours pas protégée.

Souchi essayait de rejoindre Boursain et Bobi, à l’abri sous le dôme. Il escalada l’amoncellement de terre et de gravats qui le séparait de la muraille. Galaël l’observa un instant puis se mit à courir dans sa direction. Il allait si vite que seule une ombre noire restait visible, entourée de deux traînées argentées. L’ourson rampa jusqu’à la paroi de pierre derrière laquelle il espérait pouvoir se réfugier, mais la silhouette se rua sur lui.

Yvaniel, lui aussi piégé en dehors du champ de force, lança un sort sur le bouclier pour l’accroître davantage et se jeta en avant pour attraper Souchi, voulant se rapprocher de la barrière qui s’étendit à peine. Le pouvoir qu’il venait de lui envoyer n’était pas assez intense. L’humanilis reçut subitement un éclair doré en pleine poitrine. Il s’effondra au moment où Galaël s’emparait de l’animilis.

Il saisit Souchi par le cou, le mettant bien en évidence devant les soldats du Prince qui assistaient au spectacle, impuissants. Ceux qui n’étaient pas encore protégés par le mur de jade dégainèrent leurs armes, effrayés. Nathaniel s’avança le plus près possible de Galaël, le bouclier les séparant toujours.

— Libère-le, dit-il. Tu as perdu.

Il désigna les guerriers gisant sur le sol derrière lui. Son adversaire ne les regarda même pas. Il avait bien compris qu’il était désormais seul et que son unique chance de parvenir à ses fins était de tourmenter Nathaniel sur ses points faibles.

— Laisse-moi partir, lança-t-il d’une voix aussi efféminée que son visage, et je ne lui ferai aucun mal.

Poussé dans ses derniers retranchements, il appuya un de ses poignards sur la gorge de Souchi. Tout le monde retint son souffle.

— Ne fais pas ça, le supplia le Prince, on peut arranger les choses.

Megumi dévisagea l’humanilis avec surprise. Qu’espérait-il ? Il ne pouvait pas envisager de céder. Galaël reviendrait encore. Tant de combattants étaient morts pour permettre à Nathaniel d’anéantir leur ennemi. Le regard de Megumi s’attarda sur Yvaniel, tombé sur le ventre aux pieds de Galaël. S’était-il lui aussi sacrifié en vain ?

Les petites pattes de l’ourson brassaient l’air, à la hauteur des genoux de son ravisseur qui l’étranglait à moitié. Il se débattait en louchant sur le poignard des yeux, ses doigts griffus essayant d’atteindre la poignée de sa dague, suspendue à sa hanche. Il suffoquait.

— Nathaniel, souffla Megumi, il faut agir maintenant, il ne doit pas s’échapper.
— Galaël n’est pas assez affaibli, je ne ferai jamais le poids, lui répondit le Prince entre ses dents serrées.
— Souchi, gémit Boursain. Nous devons sauver Souchi…

L’ourson pleurait et Tiny, debout à ses côtés, ne cessait de renifler. Nathaniel observa les créatures qui l’entouraient. Elles espéraient toutes que le jeune homme avait un plan, qu’il avait prévu quelque chose pour leur rendre la liberté. Des centaines d’yeux le fixaient, confiants. Nathaniel déglutit. Il glissa la main dans sa poche et resta immobile un moment. Megumi savait qu’il était en train d’enrouler le lacet du collier autour de son doigt. Il allait prendre le pendentif.

Galaël le toisa du regard. Plusieurs humanilis étendus derrière lui tentèrent de se relever, mais n’y parvinrent pas. Ils se contentèrent donc, eux aussi, de surveiller les faits et gestes du Prince. Quand Nathaniel sortit sa main de sa poche, Galaël écarquilla les yeux pour voir ce qu’il tenait. Tout se passa alors très vite.

Nathaniel enfila le collier autour de son cou tout en se précipitant vers son ennemi. Il traversa le mur de pierre comme s’il n’avait pas été dressé devant lui. Un sourire de satisfaction se dessina étrangement sur le visage de Galaël. Ce qu’il souhaitait se produisait enfin. Il enfonça violemment son poignard dans la poitrine de l’ourson et le jeta sur le corps inerte d’Yvaniel, lâchant ses couteaux sur son dos. Il fut éclaboussé par le sang de l’animilis quand il pivota, lançant des sortilèges par-dessus son épaule en espérant atteindre sa cible.

Il s’enfuit vers le rivage, le Prince sur ses talons. Celui-ci tentait de dévier les maléfices qui s’abattaient sur lui avec son épée, les renvoyant sur son adversaire fuyant. Galaël changea brusquement de direction, contournant le dôme magique à l’intérieur duquel tout le monde le suivait des yeux. Il inclina la tête en direction de Megumi, comme pour la saluer, puis frappa la barrière qui les séparait d’une puissante décharge. La jeune femme comprit alors qu’il voulait faire grandir la bulle jusqu’à lui pour y pénétrer, à l’instar d’Yvaniel quelques minutes plus tôt.

Galaël avait observé le comportement du bouclier et avait fini par le percer à jour. Il avait tout fait pour éloigner Nathaniel de Megumi, espérant que depuis l’affrontement contre Nagisa, le Prince avait trouvé le moyen de sortir de la protection magique. Avec Nathaniel à distance, Galaël pourrait tuer l’humaine plus aisément. Il savait bien que les combattants présents à ses côtés étaient désormais trop faibles pour l’arrêter.

La paroi de pierres sembla se nourrir de la puissance de son maléfice, s’étirant jusqu’à ses pieds et les enfouissant sous le monticule de débris. À l’intérieur du dôme, les créatures qui n’étaient pas montées sur la butte se mirent à glisser sur la roche mouvante.

Galaël se dégagea les pieds et commença à gravir le tas de terre tandis que Nathaniel essayait de courir vers lui, retenu par des animilis allongés par terre qui lui saisissaient les chevilles pour l’empêcher d’avancer. Megumi croisa le regard du Prince, aussi empli de terreur que le sien. Tiny, également affolé, se posta devant la jeune femme pour la protéger.

Toutes les créatures présentes sous le dôme comprirent qu’elles étaient en danger alors qu’elles se croyaient en sécurité. Elles se mirent à hurler, s’agitant dans tous les sens pour s’enfuir. Des blaireaux et des ratons laveurs se jetèrent sur les parois de pierres qui les projetèrent en arrière. Certains oursons essayaient de se téléporter pendant que d’autres rejoignaient Tiny et le groupe d’amphibiens qui voulaient défendre Megumi.

Galaël arrivait en haut du monticule, souriant toujours à la jeune femme qui commençait à prier. Ils allaient enfin découvrir si leurs ennemis pouvaient également pénétrer à l’intérieur du dôme magique. Elle espérait que ce n’était pas possible. Nathaniel, plaqué au sol, tentait de se dégager de l’emprise des animilis dérangeants pour empêcher Galaël de s’approcher plus près, mais il ne parvenait pas à bouger.

La Sorcière, animée d’une expression démente, avança la paume de sa main vers la muraille, prête à la franchir. C’est alors qu’un courant électrique se propagea dans la paroi rocheuse, la rejetant violemment en arrière.

— Oui ! s’écria Megumi, soulagée.

Les créatures qui retenaient Nathaniel relâchèrent leur étreinte, surprises et affolées à la fois. Le Prince les assomma avec un sortilège, une fumée épaisse les aplatissant davantage sur le sol.

De nouveau debout, le jeune homme se précipita à l’endroit où Galaël était tombé, la lame de son épée scintillante de violet. Étendu par terre, l’humanilis lança un nouveau maléfice avant de se relever. L’éclair magique vint directement s’écraser sur le bouclier, ratant sa cible mouvante.

La protection augmenta d’intensité, enveloppant les derniers combattants encore à l’extérieur ainsi que les corps de Souchi et Yvaniel. Boursain et Tiny coururent vers eux, accompagnés par les guérisseuses.

— Non, criait Boursain, des larmes flottant dans son sillage.

Megumi, dont les yeux brûlaient sous l’effet du chagrin, se concentra sur le Prince qui avançait toujours vers Galaël, évitant tous ses sortilèges qui devenaient moins puissants.

Galaël titubait, affaibli par le choc qu’il avait reçu en essayant de pénétrer à l’intérieur du dôme. Ses cheveux, auparavant lisses, étaient désormais hérissés autour de sa tête, des étincelles vertes craquant par moment près de ses oreilles. Son sang s’était mélangé à celui de ses victimes, imbibant sa cape qui s’obscurcissait davantage.

Nathaniel aussi avait du mal à se déplacer. Galaël se tourna vers lui, le visage plus blanc que jamais et les yeux cernés de noir. Il tenta de lancer un ultime sortilège, mais trébucha sur le corps d’un animilis, s’écroulant de nouveau par terre. Il fixa son assaillant, terrorisé, puis essaya de se relever, tombant à genoux devant lui. Nathaniel leva son épée au-dessus de sa tête, grimaçant de douleur.

— Nathaniel, laisse-moi une chance, le supplia la Sorcière.

Megumi eut l’impression de regarder le dernier dessin qu’elle avait réalisé. Il était bien prophétique.

Nathaniel n’arrivait même plus à éprouver la pitié qu’il avait ressentie plus tôt pour son ennemi.

— Je t’en ai proposé une avant que tu ne poignardes mon ami, lui dit-il sombrement, mais tu l’as gâchée.

Galaël se prosterna alors devant lui, attrapant ses pieds en le suppliant de l’épargner. Nathaniel pensa à Souchi et à Yvaniel. Il songea à toutes les personnes qui étaient mortes durant cette bataille pour mettre un terme au règne diabolique de cette Sorcière dont la cape noire, tendue sur son dos, était couverte du sang de l’ourson. Nathaniel ferma les yeux et inspira profondément.

Son épée fendit subitement l’air, s’enfonçant entre les côtes de son adversaire et transperçant sa poitrine avant de se planter dans le sol. Le corps de Galaël se cambra violemment. Il cracha sur l’armure du Prince, la tachant de liquide écarlate. Il leva son visage meurtri vers le jeune homme, ses iris rouges le pénétrant une ultime fois. Ses paupières se fermèrent alors sur ses yeux redevenus bleus. La démence et la soif de pouvoir qui l’avaient habité venaient de disparaître, rendant sa lucidité à Galaël pour les dernières secondes de sa vie. Son corps retomba en avant, son nez s’écrasant dans la boue et sa poitrine glissant le long de l’épée dont la lame violacée devint visible de l’autre côté, recouverte de son sang.

Nathaniel recula de quelques pas et trébucha sur un cadavre étendu derrière lui. Il se retourna tant bien que mal, les bras pendant le long de ses flancs, et balaya l’île des yeux, désolé par l’ampleur du désastre. Il soupira, chassant une larme qui coulait sur sa joue. Il resta debout, immobile, n’ayant même plus la force de reprendre son arme.

Megumi s’apprêtait à retirer sa bague quand le jeune homme lui cria d’attendre. Elle stoppa le geste de sa main que le Prince avait perçu tandis qu’il sortait une dague de la poche de son pantalon ensanglanté. Certains animilis recommençaient à remuer sur le sol. Un sanglier qui avait visiblement perdu une défense durant la bataille parvint à se relever. Nathaniel prit une position de combat, croisant les bras pour former une garde sur sa poitrine et tenant le couteau devant son visage. Megumi plaqua sa paume tremblante sur sa bouche pour étouffer le cri de peur qui allait s’en échapper.

Nathaniel recula lentement vers l’endroit où se trouvait la jeune femme, enjambant des corps inertes. Il ne quittait plus l’animal des yeux. Celui-ci leva alors les deux pattes antérieures pour montrer qu’il n’était pas armé. Il avança d’un pas vers le Prince et se laissa tomber à genoux devant lui.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il, le groin s’enfonçant dans la boue.

Plusieurs animilis allongés autour de lui répétèrent ces paroles en chœur. Les troupes de Galaël se rendaient. Leur chef n’était plus, elles avaient perdu.

Megumi observa attentivement les créatures qui se trouvaient juste derrière son mur. Quelques oiseaux blessés se tenaient sur une patte, la deuxième suspendue au-dessus du sol, dégoulinant de sang. Ils se prosternaient désormais devant le Prince. Des sangliers tailladés et brûlés rampaient difficilement vers l’humanilis qui rangea son arme.

La jeune femme retira sa bague. Il n’y avait plus qu’à attendre que les parois de jadéite se brisent. Elle enfouit le bijou au fond de sa poche, impatiente d’aller rejoindre Nathaniel.

19 : L’héritier légitime

Épuisée, Megumi s’assit par terre à côté de Maki qui s’était redressé pendant la bataille. L’animilis lui murmura qu’elle avait besoin de soin et la pria de le laisser s’occuper d’elle.

— Ça ira, lui répondit-elle en pressant ses mains sur ses tempes.

Elle posa ses coudes sur ses genoux fléchis pour soutenir sa boîte crânienne qui semblait avoir triplé de volume puis ferma les paupières, essayant de dissiper les points lumineux qui voletaient devant ses yeux. L’exclamation terrifiée d’une créature qui se tenait un peu plus loin la fit sursauter.

Consciente qu’il se passait quelque chose, la jeune femme tenta de se relever. Elle prit appui sur un bras pour supporter son corps, mais son poignet craqua sous son poids. Elle s’effondra sur le côté, étouffant un gémissement de douleur. Maki l’aida à se redresser. Il demanda à un de ses camarades de la tirer par les mains pour la soulever, tandis qu’il la poussait vers le haut en plaquant ses pattes sur son postérieur.

Le sang monta aux joues de Megumi, trop gênée pour contester cette méthode. Une fois debout, elle remercia les animilis en cherchant des yeux la cause du cri qu’elle avait entendu. Elle regarda d’abord dans la direction où se trouvait Galaël, pensant qu’il n’était peut-être pas mort. Il n’avait pas bougé. Maki tira subitement sur la jambe de son pantalon, le faisant presque glisser à ses pieds.

La jeune femme le rattrapa de justesse puis baissa la tête vers le raton laveur tout en resserrant le cordon de son vêtement autour de sa taille. Elle vit alors que l’animal tendait le bras vers la côte. Megumi se tourna dans cette direction et poussa une exclamation de surprise.

Nathaniel se tenait face à un humanilis, brandissant sa dague qu’il avait chargée de magie. Le sorcier devant lui portait une épée dont l’acier doré scintillait entre eux. L’arme du Prince luisait faiblement à côté de la sienne. L’éclat que les deux lames dégageaient éclairait le visage ténébreux de cet inconnu. Ses yeux, emplis de la même haine que ceux de Galaël, dévisageaient Nathaniel, une expression de dégoût déformant sa bouche. De longues mèches brunes encadraient sa mâchoire anguleuse, descendant sur ses épaules. Ils étaient propres et bien coiffés, ce qui n’était plus le cas de ceux de son adversaire.

Cet humanilis ne semblait pas avoir participé au combat qui venait d’avoir lieu. Ses vêtements ne portaient pas un grain de poussière et sa peau pas une égratignure. Il était en position de force par rapport au Prince, qui tenait péniblement debout devant lui.

— C’est le bras droit de la Sorcière ! s’exclama Maki en s’agitant nerveusement aux pieds de Megumi.

La jeune femme se souvint de la description que l’animilis lui avait faite de ce magicien. Elle correspondait parfaitement à l’humanilis qu’elle avait devant les yeux. Son compagnon lui avait révélé que cet être était resté à l’écart durant la bataille. Cela expliquait qu’il ait l’air autant en forme.

Himal, Tiny et Bobi frappaient avec acharnement sur le mur de jadéite en glissant dans la boue, essayant de le briser pour sortir. Megumi fixa un instant sa main, puis réalisa qu’elle était nue. Elle avait retiré la bague, le bouclier n’était donc plus actif et l’amphibien l’avait compris.

La magie coulait probablement encore dans les pierres, mais elles étaient sans doute moins résistantes après tout le temps qui s’était écoulé. Chaque fois que Megumi et ses compagnons avaient utilisé le bijou pour faire apparaître une protection, ils avaient attendu que les parois tombent d’elles-mêmes pour la quitter. Le seul moment où ils avaient tenté de les détruire, c’était dans la forêt la nuit où Megumi avait été attaquée par un humanilis ennemi. Les oursons avaient alors essayé de casser les briques de jadéite avec les poignées de leurs dagues, mais ils n’avaient pas beaucoup insisté.

— Maki, réunis tous ceux que tu pourras pour démolir ce mur ! s’écria la jeune femme, convaincue qu’ils pouvaient réussir. Nous devons aider Nathaniel !

L’animilis hocha la tête et trottina vers ses compagnons en boitant et en dérapant sur les roches glissantes sous ses pattes.

Au bout d’une minute, toutes les créatures s’étaient donné le mot et la moitié d’entre elles martelaient la paroi verdâtre avec leurs armes ou des cailloux qu’ils venaient de ramasser. Megumi se dirigea vers Tiny en trébuchant plusieurs fois. Elle se sentait très faible, mais elle s’agrippa à ce qu’elle pouvait dans la terre boueuse pour se hisser jusqu’à lui. L’amphibien enfonçait la pointe de la dague qu’il tenait dans une fissure quand elle arriva à ses côtés. La pâte verte qui recouvrait sa peau par endroits indiqua à la jeune femme qu’il avait déjà été soigné.

— Tiny, que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle. Maki dit que cet humanilis est le bras droit de Galaël.
— C’est dwi Kevaniel, répondit l’animilis sans cesser d’agiter sa lame dans la brèche du mur.
— Tu le connais ? s’étonna Megumi. Qu’est-ce qu’il veut ?
— Il était un dwi disciple du Prince Zachaël lui aussi, lui révéla le batracien. Il est dwi parti avec Galaël après qu’il l’a assassiné. Et je ne sais dwi pas ce qu’il attend, ajouta-t-il, mais je compte bien le découvrir.

Il mugit en appuyant de toutes ses forces sur son arme, enfoncée dans la muraille jusqu’à la poignée. L’humanilis népalais et le tanuki soutinrent l’amphibien dans le dos pour l’aider. Celui-ci s’agrippa à deux mains au manche de la dague et souleva ses pattes caoutchouteuses du sol pour pousser dessus. La roche se fendit davantage, craquant bruyamment. L’animilis reposa les pieds par terre et se tourna sur le côté sans lâcher-prise. Ses compagnons s’écartèrent, ne comprenant pas ce qu’il essayait de faire. Megumi devina son but.

— Aidez-moi ! s’écria-t-elle tandis que Tiny commençait à marcher sur place en appuyant sur le poignard devant lui.

Himal et Bobi imitèrent la jeune femme qui avait plaqué ses paumes sur les épaules du batracien et poussait de toutes ses forces vers l’avant. L’humanilis exerça une pression sur la taille de Megumi tandis que Bobi calait ses omoplates dans le creux de ses genoux en s’adossant contre ses tibias. Il maintient ses pieds contre un rocher à un mètre de distance pour ne plus déraper, projetant tout son poids vers ses acolytes.

— On y est dwi presque ! hurla Tiny.

La poignée de la dague commençait à tourner. Ils continuèrent d’appuyer dessus jusqu’à ce qu’elle pivote de moitié. La pierre se brisa alors autour de la lame, fissurant la paroi de part et d’autre de la brèche. Tiny arracha le poignard et se jeta sur le mur à l’emplacement où il avait été planté. Il réitéra l’opération à plusieurs reprises, imité par toutes les créatures présentes près de lui, y compris Bulstrod qui faisait trembler le dôme de toute part.

Megumi se défonça l’épaule pour la troisième fois quand un morceau de jadéite bascula de l’autre côté, s’écrasant sur l’amas de terre qui entourait le bouclier. Tiny se précipita à l’extérieur, suivi par Himal ainsi qu’un groupe d’humanilis dont les blessures étaient recouvertes d’onguent guérisseur. Bulstrod s’effondra dans le fossé, épuisé. Les magiciens quant à eux avancèrent vers Nathaniel, grossissant les rangs des anciens alliés de Galaël qui le soutenaient déjà. Ces créatures étaient très amochées et affaiblies.

— Vous me devez allégeance ! s’écriait Kevaniel en fusillant ses compagnons félons du regard.
— Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda le Prince.

Il avait l’air exténué, le son de sa voix parvenant à peine aux oreilles de Megumi qui arrivait derrière Tiny.

— Retourne sous le dwi dôme ! ordonna l’amphibien à la jeune femme en murmurant entre ses dents. Tu es dwi folle ?

Elle lui sourit en balançant sa main sous le nez de l’animilis. Elle avait remis la bague.

— Pas question qu’on se dwi retrouve encore coincés là-dessous, grogna le batracien. Va-t’en !
— Mais je ne peux pas le laisser, souffla Megumi en désignant le Prince des yeux.

Celui-ci continuait de discuter avec son adversaire.

— Tu ne peux rien dwi faire, râla Tiny. Tu ne lui rendrais pas dwi service en l’obligeant à te protéger ou à combattre seul.

Il scruta la bague d’un air accusateur. Megumi réalisa que son ami avait raison, si un nouveau bouclier se formait, les compagnons de Nathaniel ne pourraient plus le défendre. Elle acquiesça et s’accroupit sur le sol pour retourner discrètement derrière ce qu’il restait du mur de jade. Elle entendit alors les deux humanilis hausser la voix. Elle se cacha dans une souche creuse qui avait été projetée là durant le combat. Elle pouvait ainsi observer et écouter la scène.

— … pas terminé !
— Quel est ton but ? répondait Nathaniel. Galaël est mort, vous avez perdu. Pourquoi ne te rends-tu pas ?

Le ton implorant du Prince fendit le cœur de Megumi. Il voulait que tout cela s’arrête, il n’en pouvait plus.

— Je ne travaillais pas pour Galaël, révéla Kevaniel dont l’épée s’agrandit.
— Qu’est-ce que ça dwi signifie ? l’interrogea Tiny.
— Je me suis servi de lui pour obtenir plus de puissance.

Nathaniel le dévisagea sombrement.

— Qui crois-tu être ? lui demanda-t-il. Nous devrions tous vivre en harmonie, nous n’avons pas besoin d’une nouvelle Sorcière.
— Je suis l’héritier légitime de Zachaël, s’écria l’humanilis. Et toi, ajouta-t-il en pointant son épée sur la poitrine de Nathaniel, tu as volé mon trône.

Tiny bondit en une seconde, déviant la lame brillante de leur adversaire avec la petite dague qui lui avait servi à briser le bouclier. Kevaniel tituba sous le poids de son arme tandis que l’amphibien se postait devant le Prince. Les jambes fléchies et le buste en avant, il toisait le sorcier qui lui faisait face d’un air sévère. Nathaniel, tombé sur un genou durant cette manœuvre, se leva difficilement.

— Regarde-toi, railla Kevaniel en se redressant fièrement. Tu ne mérites pas de gérer la communauté de Zachaël !
— Explique-toi ! lui lança Nathaniel. Que veux-tu dire par « héritier légitime » ?

L’humanilis au teint pâle sourit en abaissant son arme.

— Vous êtes tellement faibles que je suppose que je peux prendre le temps de vous raconter mon histoire avant de vous tuer, répondit-il calmement.

Tiny déglutit, restant sur ses gardes tandis que Nathaniel se laissait retomber sur le sol.

— Nous t’écoutons, souffla-t-il sans relever la provocation de son adversaire.

Il était au bord de l’évanouissement. Le sourire de Kevaniel s’étira davantage lorsqu’il s’en aperçut.

— Voyez-vous, commença-t-il en s’asseyant à son tour sur un cadavre qui gisait à ses pieds, j’ai été créé par Zachaël lui-même.

Les magiciens postés derrière Nathaniel semblèrent surpris tandis que ce dernier fronçait les sourcils. Satisfait de l’effet provoqué par ses paroles, Kevaniel poursuivit :

— Je suis issu d’une petite expérimentation que notre cher Prince a menée il y a bien longtemps avec une sorcière.

Plusieurs animilis étouffèrent leurs gémissements de crainte derrière leurs pattes tremblantes.

— Qu’est-ce que tu dwi racontes ? ! s’exclama Tiny, perplexe.

Amusé par la réaction de ses adversaires, Kevaniel sourit davantage, dévoilant ses dents éclatantes. Ses yeux écarlates pétillaient d’excitation.

— C’est assez simple, ajouta-t-il, Zachaël était curieux de voir ce qu’il se passerait s’il s’accouplait avec un humanilis femelle comme le font les humains…
— Le Prince Zachaël n’a pas vécu à l’époque des reines, l’interrompit brusquement Nathaniel.
— C’est là que tu te trompes mon ami, le provoqua Kevaniel. Il semblerait que notre maître t’ait caché des choses. J’en suis navré, mentit-il, de plus en plus excité par la tournure que prenait la situation.

Nathaniel ne répondit pas.

— De leur union est née une petite graine, poursuivit le sorcier comme s’il n’avait pas été coupé. Et Zachaël l’a implantée dans un frêne qui ne fait malheureusement plus partie de ce monde aujourd’hui.

Il fit la moue, mais la couleur de ses iris s’intensifia. Il garda le silence un instant, savourant la sensation de peur qui planait autour de ses adversaires. Le soleil commençait à se lever quand il continua son récit, une lueur orangée lui éclairant le visage.

— Lorsque j’ai quitté mon hôte, les sorcières avaient déjà été décimées et mon père m’a raconté les circonstances de ma création.

Il s’arrêta un moment et réfléchit.

— Je suppose que je peux l’appeler ainsi, n’est-ce pas ? demanda-t-il à ses interlocuteurs.

Personne ne lui répondit.

— Mais Zachaël me traitait comme n’importe quel humanilis, ajouta-t-il, il avait peur d’admettre que j’étais plus puissant. Il était trop faible, tout comme toi !

Il pointa brièvement son index sur Nathaniel.

— Mais moi, je savais ! s’exclama-t-il. Je sentais que j’étais destiné à poursuivre les choses là où les sorcières les avaient laissées. J’ai joué le jeu, attendant qu’une occasion de prendre le pouvoir se présente à moi.

Il éclata subitement de rire, faisant frémir Megumi, toujours dissimulée à l’écart. Tous les poils de son corps s’étaient hérissés sur sa peau lorsque l’humanilis retrouva son sérieux.

— Et Galaël est arrivé ! annonça-t-il sur un ton théâtral. Il était naïf et il s’intéressait à la puissance, tout comme moi. Quand j’ai compris quel engouement l’habitait lorsqu’il avait entendu parler des sorcières, je l’ai convaincu qu’ensemble, nous pourrions devenir comme elles.

Un air dément se lisait désormais sur son visage. Il se redressa subitement, faisant sursauter les combattants qui lui faisaient face. Nathaniel se releva tant bien que mal.

— J’ai entretenu sa soif de pouvoir jusqu’à ce qu’il accepte de tuer Zachaël pour prendre sa place. Il était fort, admit l’humanilis sur un ton nostalgique. Il a fini par réussir. C’est moi qui lui ai suggéré d’utiliser le nom de « Sorcière maléfique », révéla-t-il fièrement, en mémoire de ma créatrice. Je l’ai poussé sur le devant de la scène pour pouvoir tirer les ficelles dans l’ombre et profiter de ses découvertes pour acquérir plus de puissance. Au fait, c’était moi qui manipulais l’Empereur japonais, s’esclaffa-t-il.

Il rit de bon cœur avant d’ajouter :

— Je n’ai jamais divulgué ma véritable identité à Galaël bien sûr. Autrement, il aurait voulu m’évincer et mon plan n’aurait pas fonctionné.

L’expression de Kevaniel changea subitement, la colère emplissant ses yeux rouges.

— Mais il a fini par échouer, car tu es intervenu, lança-t-il au Prince. Toi et tes petits copains… Et ces gamines ! s’exclama-t-il brusquement. Comment des humaines sans pouvoirs magiques ont-elles pu arrêter Galaël à deux reprises ?

Il tourna la tête vers le bouclier qui commençait à se briser de toute part. Les créatures toujours cachées derrière s’étaient regroupées au centre du dôme, sur la butte de terre, figées de terreur.

— Le Prince Zachaël savait que tu étais dangereux. Il avait vu clair dans ton jeu, l’informa Nathaniel en réalisant lui-même que son maître se méfiait en fait de ce sorcier, et pas de Galaël. Avant de disparaître, ajouta-t-il, il a mis au point une défense ultime contre toi.

Il désigna la muraille des yeux.

— Cette protection s’est nourrie de la puissance de Galaël, et il en est mort.

Kevaniel observa le cadavre de son compagnon, toujours traversé par la lame du Prince.

— Quel dommage, murmura-t-il sans montrer le moindre signe de tristesse.
— Il était ton ami, souffla Nathaniel, et tu ne l’as même pas aidé !
— Je n’ai pas d’ami, lui répondit le sorcier. Et je n’en ai pas besoin !

Il brandit son épée au-dessus de sa tête et l’abattit brutalement sur le sol, provoquant une déferlante qui repoussa tous ses adversaires en arrière. Pendant qu’ils roulaient sur le dos, Kevaniel en profita pour lancer un maléfice sur la souche creuse à l’intérieur de laquelle se trouvait Megumi. Il l’avait vue s’y faufiler.

Le bois sec explosa sous le choc, découvrant la jeune femme recroquevillée sur elle-même. Elle était terrorisée. Kevaniel s’éleva dans les airs, volant au-dessus du groupe de magiciens à terre pour rejoindre l’endroit où elle se tenait. Il atterrit à côté d’elle, soulevant un nuage de poussières qui l’étouffa à moitié. Elle se mit à tousser tandis que l’humanilis la saisit par le col de sa cape, l’étranglant davantage. Il la dévisagea avec mépris avant de lui demander :

— Qui es-tu ?

La jeune femme, devenant violette et ne parvenant plus à respirer, s’agita dans tous les sens. La broche qui tenait le vêtement autour de son cou se brisa dans la main de son agresseur, libérant son étreinte. Megumi tomba lourdement à ses pieds, ses chevilles s’écrasant sous le poids de son corps. Elle essayait de ramper quand l’humanilis planta son épée dans le tissu de son pantalon, la lame glacée frôlant son mollet et la plaquant au sol devant lui. Il s’accroupit à côté d’elle et attrapa violemment son visage pour le lever vers lui.

— Qui es-tu ? répéta-t-il. Pourquoi participes-tu à un combat de sorciers ?

La jeune femme cligna des paupières et de grosses larmes roulèrent sur ses joues sales.

— Réponds-moi ! hurla Kevaniel en lui secouant la tête.
— Me… Megumi, bégaya-t-elle en reniflant.
— Megumi, murmura l’humanilis. D’où peut bien te venir ton pouvoir ?
— C’est la dwi descendante du Prince Zachaël, intervint Tiny derrière son dos. Eh oui ! s’exclama-t-il tandis que le sorcier se redressait, le cherchant des yeux. Tu n’es pas le dwi seul héritier !

L’amphibien frappa de toutes ses forces dans ses jambes avec le morceau de bois qu’il avait ramassé. L’humanilis tomba en avant à deux centimètres du nez de la jeune femme. Il avait l’air plus dément que jamais. Il tendit le bras pour s’emparer de son épée, mais l’animilis bondit par-dessus son épaule et saisit l’arme avant qu’il l’atteigne. La lame qui était redevenue normale se teinta subitement de bleu, un halo lumineux l’englobant complètement. Libérée de son emprise au sol, Megumi roula sur le dos pour s’éloigner du sorcier qui se relevait déjà. Plusieurs magiciens l’encerclèrent.

Megumi sentit quelqu’un passer ses pattes sous ses aisselles. Elle tourna la tête et reconnut Maki qui commençait à la traîner jusqu’au bouclier de jade, encore partiellement debout. La jeune femme aperçut alors Nathaniel du coin de l’œil. Il se dirigeait vers le corps de Galaël en boitant péniblement. Elle le vit tirer son épée vers le haut, la faisant glisser à travers la poitrine du sorcier et ressortir dans son dos. Le cadavre se courba légèrement et bascula sur le côté.

20 : Blessures profondes

Megumi suivait le Prince des yeux tandis que Maki la hissait sur un monticule de gravats. L’animilis la fit rouler dans le fossé en jadéite, lui emboîtant le pas. Il lui montra ensuite un morceau de bouclier encore debout derrière lequel ils pourraient s’abriter pour observer ce qu’il se passait de l’autre côté. La jeune femme s’agrippa au mur glissant et tira sur ses bras endoloris pour atteindre le niveau du sol. Elle souleva précautionneusement la tête au-dessus de l’amoncellement de terre qui lui cachait la vue, enfonçant ses mains dans la boue qui entourait les parois intérieures du dôme magique. Elle s’assura ainsi une prise pour ne pas retomber en arrière.

Nathaniel, de nouveau armé de son épée, se dirigeait lentement vers le groupe de combattants qui s’échangeaient des maléfices. Megumi aperçut Tiny qui maniait la lame de son adversaire avec force, repoussant contre lui les sortilèges qu’il lui envoyait. Himal et d’autres humanilis utilisaient également la magie contre Kevaniel tandis que les animilis l’assaillaient de coups de massues et de haches. Les éclairs les illuminant dévoilèrent le visage du sorcier ennemi, habité par la folie.

Il avait abandonné toute retenue, ne cessant de jeter des maléfices dans tous les sens. Ils explosaient au contact de ceux envoyés par ses adversaires, leurs échos résonnant tout autour de l’île comme des bombes. Se rapprochant de plus en plus de Kevaniel, le Prince commença à se concentrer pour propager le peu de puissance qu’il lui restait à l’intérieur de son épée. Celle-ci s’illumina d’une lueur améthyste qui attira l’attention de Tiny.

L’amphibien bondit vers le jeune homme, abandonnant son arme derrière lui, et s’assit sur ses bras tremblants. Nathaniel grimaça de douleur, mais ne le laissa pas tomber. L’animilis plaqua ses mains gluantes sur celles de son compagnon et ferma les paupières. Un grognement remonta des profondeurs de sa gorge tandis que la couleur de l’épée passait à l’indigo. Il joignait sa force à celle de l’humanilis pour accroître sa puissance. Le jeune homme surmonta ses blessures pour brandir le fer, soulevant son ami toujours posé au creux de ses coudes. Il rugit en se précipitant du mieux qu’il pouvait vers Kevaniel qui se tourna dans sa direction, les yeux écarquillés. Megumi avait l’impression de voir la scène au ralenti. Tous les combattants cessèrent de bouger, ébahis par l’arrivée spectaculaire du Prince. Celui-ci courait droit sur son adversaire.

Kevaniel tendit les deux bras vers eux, oubliant complètement ses autres ennemis. Des flammes rougeoyantes naquirent au bout de ses doigts tandis que des étincelles colorées se mettaient à crépiter autour de la lame de Nathaniel. Tiny sauta par terre, projetant une pluie de grêlons sur leur assaillant pour éteindre le feu. L’humanilis leva la main devant son visage pour se protéger, laissant l’occasion au Prince de l’attaquer.

Le jeune homme se jeta en avant pour parcourir les derniers mètres qui le séparaient du sorcier, son épée s’abattant sur lui. Megumi poussa un cri horrifié quand la lame luisante lui trancha le cou. Une expression d’effarement resta figée dans les yeux de Kevaniel alors que sa tête tombait à dix mètres de son corps. Nathaniel s’effondra sur le cadavre, hors d’haleine. Himal accourut vers lui pour le dégager de là. Les animilis l’observèrent d’un air ahuri puis se mirent à applaudir, se serrant dans les bras les uns des autres.

Ce moment de joie leur fit oublier leur souffrance physique pendant un instant. Des guérisseuses se précipitèrent vers le Prince qu’Himal avait assis un peu plus loin. Nathaniel leur demanda humblement de s’occuper en priorité des blessés qui s’agitaient autour de lui.

— N’ayez pas peur de ces créatures, les supplia-t-il en désignant les sangliers et les volatiles amochés. Le poids de leur culpabilité est un châtiment suffisant.
— Ils nous ont torturés, se plaignit le raton laveur qui avait soigné Maki.
— Je sais, murmura Nathaniel en fermant les yeux, mais je crois qu’ils viennent de se racheter.

Une grimace d’agonie déforma le peu de traits intacts qu’il restait sur son visage. L’animilis fit signe à ses compagnons de s’occuper de leurs anciens ennemis et commença à panser les plaies du jeune homme. Il frotta généreusement la pâte de végétaux sur sa peau, apaisant aussitôt la douleur.

Megumi se cramponna au bord du mur qui la dissimulait encore et se hissa dessus. Les pierres basculèrent vers l’avant, l’entraînant avec elles. Elle s’étala à plat ventre sur la paroi inclinée sur un monticule de terre, glissant vers le sol la tête la première. Maki bondit à ses côtés pour l’aider à se redresser.

— Ça va ? lui demanda-t-il, inquiet.

Megumi hocha la tête en tentant de se lever, en vain.

— J’ai besoin d’un coup de main, marmonna-t-elle finalement à l’animilis qui lui sourit.

Il la soutint pour qu’elle se mette debout et saisit son poignet pour maintenir son équilibre. Il commença à avancer dans la direction du Prince en tirant la jeune femme derrière lui. Il savait parfaitement qu’elle voulait se rendre à ses côtés.

Megumi s’agenouilla près de Nathaniel, appuyé contre l’épaule de son compagnon népalais. Elle prit sa main et la serra dans la sienne. Il souleva les paupières, mais lorsqu’il la vit, il fronça les sourcils.

— Tu es couverte de sang, constata-t-il.

Megumi sourit, ravie d’entendre sa voix.

— Occupe-toi d’elle s’il te plaît, demanda-t-il à la guérisseuse qui étalait toujours son onguent sur les brûlures du Prince.

L’animilis termina son pansement en levant les yeux au ciel puis pivota vers Megumi.

— Non ! s’écria cette dernière. Il faut soigner Nathaniel !

Elle lança un regard accusateur à l’humanilis dont les paupières enflées avaient viré au violet. Une entaille déjà traitée s’étirait de l’arête de son nez jusqu’au bas de sa mâchoire. Du sang continuait de perler sous la pâte magique.

— C’est fini les politesses ? râla la guérisseuse. Tout ce dont il a besoin c’est un remontant et une bonne nuit de sommeil, ajouta-t-elle. Toi en revanche, dit-elle à Megumi en avançant un doigt poilu devant ses yeux qui louchèrent, tu ne vivras plus très longtemps si tu ne me laisses pas arrêter cette hémorragie.

Elle malaxa une boulette d’onguent dans ses mains et l’appliqua sans cérémonie sur le front de la jeune femme qui serra les dents. Elle fut soulagée de sentir la tiédeur et la douceur de la pâte sur sa peau et lorsque le raton laveur étira le baume sur sa coupure, tous ses muscles se détendirent. Elle était couverte d’hématomes qui la firent souffrir quand la guérisseuse les badigeonna. Elle lui massa également le poignet qui avait légèrement gonflé. Sa cheville droite en revanche avait doublé de volume.

— Une entorse, marmonna l’animilis en obligeant la jeune femme à s’asseoir correctement. Ce sera remis dans quelques heures.
— Tu as été imprudente Megumi… chuchota Nathaniel.

Il ne semblait pas en colère, mais plutôt soulagé. Megumi baissa les yeux, honteuse.

— Tu as volontairement attiré Galaël alors que ses troupes étaient encore debout, commença-t-il à énumérer. Tu as retiré la bague bien que je t’avais demandé d’attendre avant de le faire. Et pour finir, tu as quitté ta protection pour venir m’aider en sachant que tu ne pouvais rien faire, conclut-il.
— Je suis désolée, murmura Megumi au bord des larmes.

Le Prince avança le buste vers elle et la serra contre lui. Elle ouvrit de gros yeux éberlués sous l’effet de la surprise. Himal la regarda en souriant chaleureusement puis se leva pour rejoindre ses camarades. La guérisseuse arracha discrètement un morceau de tissu sur le pantalon de la jeune femme et l’enroula autour de sa cheville enflée avant de s’éloigner en silence.

— Je suis en vie grâce à toi, souffla Nathaniel à l’oreille de Megumi. Tu nous as sauvés, merci.

Il l’étreignait si fort qu’elle pensait qu’il allait lui briser les côtes.

— Je n’ai pas pu protéger tout le monde, sanglota-t-elle en songeant à tous ses compagnons qui étaient morts cette nuit.

Le Prince s’écarta légèrement, posant ses mains sur ses épaules secouées de soubresauts. Elle pleurait.

— Ne culpabilise surtout pas, l’implora-t-il. Tu as fait tout ce que tu pouvais.
— Mais ce n’était pas suffisant…
— Megumi… murmura Nathaniel.

Mais il ne savait que dire de plus. Ils restèrent assis un instant, silencieux.

— Où est Tiny ? s’écria soudain la jeune femme.

Elle bondit sur ses pieds, une douleur lui parcourant la cheville, bien que moins intense que précédemment. Sa jambe lâcha subitement. Megumi sentit son corps s’effondrer comme s’il était en coton. Nathaniel la retint contre lui. Il s’était levé aussi. Il passa le bras de Megumi autour de son cou et le sien derrière sa taille.

Ils avancèrent lentement, cherchant l’amphibien des yeux. Celui-ci était retourné auprès de Boursain qui pleurait toujours en serrant son petit frère contre lui. Les deux jeunes gens les rejoignirent. Megumi, aidée par le Prince, s’agenouilla à côté des oursons. La blessure de Souchi était moins grave qu’elle n’avait paru. Une épaisse couche d’onguent verdâtre était étalée sur son torse, cicatrisant la plaie. Il était encore pâle, mais c’était parce qu’il avait perdu beaucoup de sang. Le raton laveur qui le soignait assurait qu’il allait retrouver sa couleur chocolat habituelle lorsqu’il aurait mangé une bonne dose de végétilis.

Yvaniel n’avait pas eu autant de chance. Le sortilège qu’il avait reçu était mortel. Tiny essayait de l’allonger sur le dos, mais il n’arrivait pas à le soulever, même par magie. Megumi se releva pour venir en aide à l’amphibien. Elle tituba vers lui et remarqua que de grosses larmes roulaient sur ses joues lisses. La jeune femme se pencha au-dessus de l’humanilis et passa ses mains sous ses aisselles pour le retourner. Nathaniel joignit ses efforts à ceux de ses compagnons en attrapant les jambes d’Yvaniel et en les faisant pivoter sur le côté. Tiny plaqua son bras contre le dos de son défunt camarade pour l’allonger délicatement par terre. Ses cheveux blonds, imbibés du sang de Souchi, restèrent collés sur son visage paisible. Megumi les dégagea de ses doigts tremblants puis abaissa les paupières de l’humanilis sur ses yeux.

D’autres créatures s’occupaient de réunir les cadavres et bientôt, de nombreux corps étaient étendus à côté de celui d’Yvaniel. Megumi reconnut des magiciens à qui elle avait déjà parlé au campement. Des êtres de l’eau étaient allongés parmi eux, leurs peaux marines recouvertes de brûlures.

— Qu’arrivera-t-il aux soldats de Galaël ? demanda Megumi au Prince.

Elle observait les sangliers rassembler leurs propres camarades tombés au combat. Les corbeaux encore valides volaient au-dessus du champ de bataille pour les repérer.

— Ils se sont rendus, lui répondit Nathaniel. Ils essaieront de se reconstruire une vie.
— Les humanilis aussi ? interrogea la jeune femme en désignant un petit groupe de sorciers qui se tenaient en retrait.

Ils se remettaient également de leurs blessures. Elle les avait vus attaquer son bouclier sans relâche durant le combat. Ils l’effrayaient.

— Oui. Tout le monde mérite une seconde chance.

Megumi approuva d’un hochement de tête. Son regard se posa sur le corps d’un animilis étendu un peu plus loin. Elle boita jusqu’à lui et s’accroupit pour dégager les pierres qui le recouvraient. C’était le renard qui les avait trahis. Aucun des deux camps ne l’avait ramassé. Megumi repensa à l’interrogatoire que lui avait fait subir Kevaniel. Elle réalisa alors qu’il ne savait rien au sujet des bijoux de Zachaël. L’animilis ne lui avait pas révélé ce qu’il avait appris. Nathaniel s’avançait vers la jeune femme quand Tiny bondit à ses côtés.

— Il y a dwi quarante-huit morts, sans compter Galaël et Kevaniel.

Nathaniel soupira.

— Non, quarante-neuf, corrigea-t-il en ramassant le corps de la petite créature dont le pelage roux était taché de sang.

Il se tourna vers l’amphibien et lui dit d’une voix cassée :

— Tiny, peux-tu convoquer l’ascenseur de feu afin que tout le monde puisse retourner à la maison ? Nous ne pouvons pas nous téléporter avec tous ces morts.
— Oui, répondit le batracien. J’ai dwi hâte de rentrer, ma compagne m’attend, ajouta-t-il avec une sorte de clin d’œil.

Le Prince sourit, imité par Megumi qui pensait à Fena. La pauvre grenouille devait se faire un sang d’encre.

— Tu n’oublieras pas de la remercier pour l’onguent qu’elle et son unité de guérisseuses nous ont fourni, le pria Nathaniel.
— Sans dwi problème ! répondit-il en joignant ses deux mains devant sa poitrine.

Il ferma les yeux et ses paupières se mirent à cligner rapidement. Il semblait extrêmement concentré. Ses doigts entrelacés se relâchèrent brusquement et ses bras s’écartèrent comme s’ils étaient tirés de chaque côté par des cordes invisibles.

Un immense cadre doré se matérialisa subitement devant lui. Il était orné de gravures magnifiques semblables à celles dessinées sur le montant du lit où Megumi dormait depuis qu’elle était arrivée dans les Monts Enchantés. L’une d’elles représentait des créatures magiques qui s’étreignaient.

La jeune femme fut surprise de constater que le paysage de l’île n’apparaissait pas derrière le chambranle de bois. À la place, une matière argentée étrangement visqueuse ondulait sous le vent. Les flocons de neige qui s’étaient remis à tomber tourbillonnaient vers le centre du portail qui ressemblait à un très grand miroir alors que d’ordinaire, il s’agissait d’un feu ardent.

Bulstrod, couvert de pâte verdâtre, vint se poster à côté du Prince qui lui caressa l’encolure un moment avant de s’éclaircir la gorge. Tout le monde se tourna vers lui.

— Mes amis, s’écria-t-il, nous avons réussi à recouvrer notre liberté, mais les pertes que nous avons subies sont douloureuses.

Il se tut un instant puis ajouta, la voix brisée :

— Nous devons pourtant surmonter notre chagrin et aller retrouver nos familles qui s’inquiètent pour nous.

Quelques animilis approuvèrent. Tiny sauta sur le dos du Gardien et dit à son tour :

— Que les dwi otages rentrent les premiers, ils ont un village à reconstruire.

Les ratons laveurs, les blaireaux et les renards se mirent en file indienne devant le cadre doré. Certains soutenaient les blessés, tandis que d’autres portaient les corps de leurs amis tombés au combat. Megumi aperçut Maki qui se tenait en tête du groupe. Il salua le Prince avant de s’avancer en boitant vers le portail. Celui-ci devait savoir où toutes ces créatures voulaient se rendre, car elles n’indiquèrent aucune destination.

L’animilis passa une patte au-dessus du montant en bois, la matière gluante l’absorbant en ondulant davantage. Son corps fut aussitôt emporté. Il disparut à travers cet étrange miroir en une seconde. Tous ses compagnons le suivirent sans tarder.

Une minute après, tous les Islandais étaient rentrés chez eux. Megumi imagina qu’ils devaient surgir d’un immense feu similaire à celui du campement de Nathaniel. Elle réalisa alors tristement que personne ne devait être présent pour en alimenter les flammes.

Songeant que leur passage devait en fin de compte se présenter différemment, elle regarda Himal et son clan s’en aller. Bobi enlaça Tiny et Boursain avant de disparaître.

Plusieurs tribus que Megumi n’avait pas eu l’occasion de connaître quittèrent également l’île, emportant de nombreux morts avec eux.

Maong, le chinois que le peuple de Nathaniel avait récemment rencontré, s’était visiblement lié d’amitié avec les humanilis survivants que Galaël et Kevaniel avaient laissés derrière eux.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda le Prince à Maong qui était venu le saluer.
— Nous voyagerons à travers la Chine pour trouver d’autres magiciens et former un clan.
— Que voulez-vous dire ? interrogea Megumi, surprise.
— Tous mes camarades sont morts, lui répondit le sorcier d’un air malheureux.

La jeune femme se souvint que pratiquement toute sa tribu avait été décimée par leur chef, Wong-Lee, qui s’était rallié à Galaël. Ses derniers compagnons venaient de périr, Maong était désormais seul. C’était sans doute la raison pour laquelle il avait décidé de voyager avec ses anciens ennemis. Ils disparurent à travers l’ascenseur magique en emportant les corps des amis de Maong.

Il ne restait plus que les sangliers et les volatiles qui s’étaient battus pour Galaël, ainsi que le clan du Prince Nathaniel. L’animal démuni d’une défense qui avait été proclamé porte-parole par ses camarades s’avança vers le jeune homme, hésitant. Celui-ci lui avoua qu’il n’était pas certain qu’ils parviendraient à emprunter le passage, même si leurs compagnons humanilis avaient réussi avant eux.

Megumi se souvint que Nathaniel lui avait expliqué que ce portique aux pouvoirs très puissants analysait chacune des âmes qui souhaitaient l’utiliser avant de le leur permettre. Il se pouvait qu’il rejette ces animilis, car ils avaient commis de mauvaises actions. Ils s’étaient rendus uniquement parce que leur chef venait de périr et qu’ils espéraient être épargnés. Mais ils avaient finalement risqué leurs vies pour défendre le Prince, tout comme les humanilis qui étaient partis avec Maong.

Le groupe du sanglier se réunit un moment pour convenir d’un lieu où ils aimeraient vivre. Au bout de quelques minutes, leur nouveau porte-parole revint vers Nathaniel et lui dit mal à l’aise :

— Nous souhaiterions rester ici, à Hokkaido.

Nathaniel fronça les sourcils.

— Je ne sais pas si mes compagnons seront d’accord, mais je serais ravi de vous accueillir dans mon village.
— Oh non, balbutia l’animal. Nous voudrions fonder notre propre clan dans les Monts enchantés de Zachaël. Nous ne sommes pas prêts à affronter votre communauté, avoua-t-il, gêné. Nous devons d’abord nous racheter pour nos fautes…
— Je comprends, répondit Nathaniel. N’hésitez pas à venir me trouver si vous avez besoin d’aide.

L’animilis approuva puis se tourna vers Tiny, inquiet. Celui-ci lui sourit d’un air bienveillant.

— Très bien, conclut Nathaniel.

Rassuré, le sanglier les remercia à son tour en s’inclinant devant eux. Ses acolytes les saluèrent également. Megumi remarqua que de nombreux combattants paraissaient très jeunes.

Le cochon s’avança vers le miroir magique, ferma les yeux et se concentra très fort avant de pénétrer à l’intérieur. Tout le monde retint son souffle. Il disparut subitement. Son âme était finalement assez pure pour emprunter ce passage. Ses compagnons, soulagés, reprirent leur respiration et le suivirent en emportant leurs morts.

Après avoir enseveli les corps de Galaël et de Kevaniel sous les ruines de la tour noire, le clan de Nathaniel se prépara à quitter l’île. Le Prince fit signe à Megumi de s’approcher tandis que Bulstrod ébouriffait ses cheveux en s’envolant. Il retournait vers les Terres Sacrées pour se reposer.

— Allons-y les premiers, dit Nathaniel à la jeune femme distraite par le départ du Gardien. Prends ma main.

Megumi s’exécuta en inspirant. Elle serra les doigts de l’humanilis de toutes ses forces. Celui-ci l’invita à passer sa jambe dans l’encadrement de bois doré en même temps que lui. Après avoir compté jusqu’à trois, Megumi s’enfonça dans l’épaisse couche gluante, semblable à celle qui englobait le campement.

21 : Retour à la réalité

Un mois plus tard, Megumi se demandait pour la énième fois si elle n’avait pas rêvé toute cette aventure fantastique. Elle posa son classeur sur son pupitre et s’empara d’un stylo, attendant que le professeur de philosophie commence son cours. Elle avait pourtant la tête ailleurs. Elle ne cessait de penser à Nathaniel. Elle n’avait pas eu l’occasion de lui parler du baiser qu’ils avaient échangé. En effet, lorsqu’ils étaient rentrés au village, juste après la bataille, le Prince avait été assailli par les conjointes de ses compagnons, mortes d’inquiétude.

Megumi avait compris, au moment où il avait lâché sa main pour aller à la rencontre de la foule, qu’elle ne comptait plus. Elle avait rempli son rôle, la guerre était finie et Nathaniel devait s’occuper de son peuple en deuil. C’était Tiny qui avait raccompagné la jeune femme chez ses parents après qu’elle se fut reposée plusieurs jours sans recevoir une seule visite de Nathaniel. Megumi avait imaginé qu’elle était plus que la fille aux prophéties, mais elle s’était trompée.

Assise dans un amphithéâtre bondé à l’Université de lettres de Sapporo, elle se sentait une fois de plus idiote de penser à un sorcier et au baiser qu’il lui avait donné dans une grotte féerique. Elle fut subitement tirée de ses rêveries quand un crayon vint buter contre sa chaussure. Le garçon installé derrière elle l’avait laissé tomber. Elle le ramassa distraitement et pivota sur sa chaise pour le lui rendre. C’est alors que son cœur s’arrêta brusquement de battre. Elle prit une profonde inspiration avant de réussir à articuler un mot.

— Qu’est-ce que vous…
— Bonjour, Megumi, l’interrompit le jeune homme, ravi.
— Nathaniel, souffla Megumi. Mais que faites-vous ici ?

Elle se sentit rougir. Elle regarda nerveusement autour d’elle pour s’assurer que personne n’écoutait. Le professeur fouillait dans ses notes en bas de l’estrade et des étudiants riaient bruyamment quelques sièges plus loin.

— Nous ne nous sommes pas dits « au revoir », lui répondit Nathaniel en reprenant le crayon qu’elle lui tendait toujours.

Ses doigts effleurèrent ceux de la jeune femme qui sursauta, se cognant les genoux dans sa table.

— Aïe, gémit-elle. Au moins, je sais que je ne rêve pas.

Elle baissa la tête, évitant de croiser le regard de l’humanilis qui la dévisageait.

— Je suis désolé, s’excusa Nathaniel, je ne t’ai pas accordé beaucoup de temps…
— Je comprends, le coupa Megumi, vous deviez réorganiser le village et tout ça, c’est normal. Il y avait beaucoup à faire. Tiny s’est bien occupé de moi, le rassura-t-elle en souriant.

Elle ravala difficilement sa salive, un goût amer lui brûlant la gorge. Maintenant que Nathaniel était devant elle, elle se rendait compte qu’elle lui en voulait vraiment de l’avoir délaissée.

— Tiny m’a parlé de tes inquiétudes, lui révéla l’humanilis.

La jeune femme écarquilla les yeux, angoissée par l’idée que l’amphibien ait pu avouer tout ce qu’elle lui avait confié à Nathaniel.

— Au sujet des bijoux, précisa le magicien en voyant sa réaction.
— Bien sûr…
— Je pense que le pendentif était à double tranchant parce que le Prince Zachaël n’avait pas assez de pouvoirs pour faire mieux, lui expliqua-t-il simplement. Mais il l’a laissé entre de bonnes mains, c’est tout ce qui compte.

La foi du jeune homme envers son maître impressionna Megumi après tout ce qu’elle avait découvert sur cet humanilis un peu trop attiré par la puissance à son goût.

— J’ai mis le collier et la bague en lieu sûr, reprit Nathaniel, ne t’inquiète plus pour ça. Je suis également allé à la rencontre de l’hôte de Zachaël, révéla-t-il d’un air gêné. Il m’a confirmé l’histoire de Kevaniel. Je ne pensais pas le Prince capable de mener une telle expérience alors qu’il connaissait la force dévastatrice des reines. Il a dû beaucoup le regretter. Mais nous ne pouvions pas prévoir que son fils serait aussi mauvais.
— Sûrement, admit Megumi, exaspérée. Les prophéties n’étaient pas une valeur fiable en fin de compte.

L’humanilis ne releva pas. Il semblait triste.

— Dans quel arbre Zachaël est-il né ? demanda subitement la jeune femme pour changer de sujet.

Elle s’était déjà interrogée à ce sujet, mais elle n’avait jamais eu l’occasion de poser la question.

— Un baobab, lui répondit Nathaniel, surpris.

Elle sourit brièvement. Elle comprenait enfin d’où provenait l’emblème des Monts Enchantés.

Megumi finit par balancer la tête de gauche à droite, essayant de ravaler la déception qui s’insinuait lentement en elle. Elle se mordit la lèvre inférieure pour empêcher les larmes qui envahissaient ses yeux de couler. Le Prince ne pensait bel et bien qu’aux bijoux et à son peuple. Il était venu la voir pour lui parler de ça. Comment avait-elle pu imaginer qu’elle comptait pour lui ?

— Qu’y a-t-il ? demanda soudain Nathaniel en l’observant attentivement.
— Rien, mentit-elle.

Mais le déraillement de sa voix la trahit.

— Allons faire un tour dehors, proposa le jeune homme.

Il lui tendit la main pour l’aider à se lever, mais elle ne la prit pas. Elle enfila son manteau et ramassa ses affaires avant de se diriger vers la porte sans dire un mot. Des étudiants se turent sur leur passage et le professeur, qui avait fini par s’asseoir à son bureau, les regarda sortir d’un air hébété.

Lorsqu’ils quittèrent le bâtiment, Nathaniel brisa le silence.

— C’est très animé ici, remarqua-t-il tandis que des tambours résonnaient au loin.

Des chants retentissaient dans toute la ville, accompagnés de rires ardents. Des ballons colorés et des lanternes en papier flottaient au-dessus des arbres du campus dans le soleil couchant.

— C’est le Festival de la Neige, l’informa Megumi. Il y a un défilé de statues de glace.
— Vraiment ? s’émerveilla l’humanilis.

Désespérée, Megumi confirma.

— Le cortège doit passer devant le parc, on peut aller voir si vous voulez, lui suggéra-t-elle.
— Avec joie, accepta Nathaniel, ravi.

Après une dizaine de minutes de marche, le Prince soupira bruyamment.

— Je sais que tu es fâchée contre moi, souffla-t-il. Ce qui est arrivé dans la grotte…
— N’aurait pas dû se produire, acheva Megumi sur la défensive. J’avais bien compris.

Nathaniel s’arrêta, la laissant avancer de plusieurs mètres.

— J’ignorais quoi faire, murmura-t-il en regardant ses pieds.

Megumi se tourna vers lui, surprise. Elle remarqua alors sa tenue des plus étonnantes. Il portait des baskets en toile rouges, craquées par endroits. Les ourlets de son pantalon étaient effilés, passant au-dessus de ses languettes décolorées. Un sweat-shirt gris dépassait de son blouson en cuir et une écharpe beige et noir pendait autour de son cou. Il avait coupé ses cheveux qui étaient aussi propres et brillants que la fois où Megumi les lui avait lavés.

La jeune femme avança de quelques pas vers lui, attendant qu’il poursuive.

— Je n’avais jamais connu cela auparavant, tenta-t-il de lui expliquer, les yeux toujours rivés sur ses chaussures.
— Que voulez-vous dire ? interrogea Megumi en s’approchant davantage.

Le Prince releva la tête et la fixa droit dans les yeux, ses iris émeraude scintillant à la lueur orangée du soleil.

— Je… hésita-t-il. Mais je ne suis même pas humain !
— Je ne comprends pas, avoua Megumi, perdue.
— Es-tu… attirée par moi ? lui demanda-t-il soudainement.

Megumi rougit, regardant le sol à son tour. Elle tapa du pied dans un caillou qui traînait là, le faisant rouler dans la poudreuse qui recouvrait les pavés glissants. Elle commençait à se tortiller les doigts quand Nathaniel fit un grand pas vers elle et lui saisit les deux mains.

— Megumi, un sentiment étrange m’envahit quand je suis avec toi, murmura-t-il. Dès que tes lèvres ont frôlé les miennes, je suis devenu fou ! s’exclama-t-il, le rouge lui montant aux joues.
— Vous n’avez jamais été avec d’autres femmes, vous ne pouvez pas comparer, contesta Megumi, gênée.

Sa respiration s’accéléra, elle ne pouvait rien ajouter de plus.

— Je n’en ai pas besoin, assura le Prince en fronçant les sourcils. Je ne savais pas comment réagir, reprit-il, nerveux. J’ignorais ce que je devais faire, ce que je devais te dire. J’avais peur que tu ne veuilles pas de moi, marmonna-t-il timidement. J’étais si malheureux de t’avoir laissée partir sans t’en parler, soupira-t-il. C’est Tiny qui m’a conseillé de venir te voir.

Megumi songea à son ami amphibien en se promettant que la prochaine fois qu’elle le rencontrerait, elle le serrerait dans ses bras.

Elle ne répondit toujours rien tant elle était sous le choc. Une fois de plus, elle s’interrogea sur la réalité de cette scène. Son esprit était-il en train de lui jouer des tours ? S’était-elle endormie pendant le cours de philosophie ? Cela ne l’étonnerait même pas.

Nathaniel pressa les mains de Megumi contre sa poitrine. Son cœur battait très vite. Un chariot transportant un immense chat porte-bonheur sculpté dans la glace passait à côté d’eux quand le Prince lui avoua sur un ton suppliant :

— Megumi… Je suis amoureux de toi.

La jeune femme releva enfin la tête. Ses yeux brillaient d’excitation et ses joues rosées animaient son visage devenu radieux. Elle sourit et murmura :

— Mais moi aussi je t’aime…

L’humanilis se mit à rayonner. Il la serra contre lui et l’embrassa tendrement tandis que le défilé se poursuivait devant le parc sans qu’ils s’en aperçoivent. Megumi se sentait projetée en arrière, au milieu d’un lac scintillant caché dans une grotte féerique. Mais le bonheur qu’elle ressentait en cet instant paraissait encore plus magique.

FIN