Akemi no sekai

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Les dents de Chastel, roman · Megumi - Les Monts enchantés, roman

Megumi - Le ponson magique, roman

Publié le 16/06/2024 dans Mes écrits.

Megumi - Le ponson magique est la suite de Megumi - Les Monts Enchantés. Il a été écrit pour un défi NaNoWriMo, donc sur une période d’un mois, et très peu retravaillé. Je me suis lancée dedans juste pour me forcer à écrire de manière régulière sur une période donnée.

couverture du livre

Tiny emmène Megumi au fin fond de l’Univers afin de récupérer un ponson, un fruit magique qu’il pense capable de fournir des graines dédiées à la création de nouveaux humanilis. Ils espèrent ainsi l’offrir au Prince Nathaniel pour lui permettre de refonder son peuple, presque décimé suite à la guerre.

Les compagnons ne comprennent pas vraiment comment fonctionne le ponson. Lorsque le fruit magique exauce un autre vœu que celui auquel ils s’attendaient, ils doivent agir vite pour sauver les humanilis.

Environ 5 heures de lecture.

Megumi - Le ponson magique

1 : La sonnerie des vacances

La chaleur était écrasante et le soleil cognait directement sur la vitre de la salle. Megumi, assise derrière le carreau, tentait de se faire un coin d’ombre en dressant son cahier contre la fenêtre. Elle avait terminé son devoir, mais devait quand même subir ces horribles conditions de travail jusqu’à la fin du temps imparti initialement pour le réaliser. Après cette dernière sonnerie, les vacances débuteraient enfin. Le professeur faisait les cent pas devant son pupitre, face à l’ensemble de la classe, cherchant de ses yeux sournois le moindre signe de tricherie. Megumi sourit. Elle avait déjà repéré Eroku, assis au premier rang, qui lançait fréquemment quelques regards nerveux sur la copie de sa voisine. En même temps, Megumi n’avait pas pu faire autrement que de remarquer le garçon, car sa tête blonde éblouissait toute la salle à cause de la lumière du soleil qui se reflétait dessus. Sans doute que le professeur n’avait rien vu parce qu’il était aveuglé, pensa la jeune femme. Elle consulta la grosse horloge suspendue au-dessus de la porte. Encore cinq minutes. Le temps lui semblait vraiment long. Elle avait hâte d’être enfin libérée de ses cours. Le mois d’août promettait d’être rempli de surprises. La semaine passée, alors qu’elle tentait de se motiver à feuilleter les offres d’emplois sur son ordinateur portable, elle avait reçu la visite de son ami Tiny dans sa chambre sur le campus.

Tiny était un animilis originaire d’un monde magique — Les Monts Enchantés de Zachaël — que Megumi avait découvert durant l’hiver précédent. La première fois qu’elle l’avait vu, elle avait eu la peur de sa vie. En effet, il s’agissait d’une sorte de grosse grenouille qui marchait sur deux pattes, parlait — avec un tic de langage affolant — et portait un short bleu et un chapeau dont il ne se séparait presque jamais. De plus, Tiny possédait des dons magiques. En le découvrant ainsi, Megumi avait crié et pleuré, et elle s’était sentie sombrer dans la folie. Il s’était finalement avéré que la créature était d’une gentillesse incroyable et Tiny était devenu le confident de Megumi et, avec l’aide du Prince Nathaniel et des animilis et humanilis bienveillants qui habitaient la planète en secret, ils avaient réussi à arrêter les plans sordides de Kevaniel, qui prétendait au titre de Prince, et de la sorcière maléfique.


Lorsque Tiny se présenta à elle la semaine précédente, Megumi fut ravie de revoir son mystérieux ami, bien souvent trop occupé pour lui rendre visite. Il était le bras droit de Nathaniel et avait beaucoup de responsabilités au sein de leur communauté. Megumi elle-même ne pouvait pas facilement se rendre là-bas, car le seul passage qu’elle connaissait se situait dans les montagnes, à plusieurs dizaines de kilomètres de chez ses parents, à la campagne. Elle pensa plusieurs fois qu’elle aimerait beaucoup être capable d’invoquer le portail, composé de flammes magiques ou d’un cadre de miroir gigantesque, qui permettait également de voyager d’un monde à l’autre, mais aussi entre les différents campements de sorciers qui existaient. Elle n’en avait malheureusement pas le pouvoir.

Le « ploc » qui résonna dans la pièce lorsque l’animilis apparut ne fit même pas sursauter la jeune femme, comme si elle l’attendait. Elle posa simplement son carnet et son crayon sur le lit et elle lui sourit. Sur la page, Tiny discerna son portrait, dans la chambre de l’étudiante.

— Tu avais dwi prédit ma venue ! lança-t-il d’un air réjoui.

Megumi avait le don de dessiner des prophéties. Elle l’avait hérité de son arrière-grand-mère qui était la fille de Zachaël, le premier humanilis à vouloir créer une communauté de créatures magiques afin de vivre en harmonie avec les humains.

La voix de gorge de Tiny, passablement aiguë, comme s’il muait en permanence, amusait toujours autant Megumi. Elle se leva d’un bond et serra l’animal dans ses bras. Celui-ci sembla surpris et resta un instant pétrifié avant de l’étreindre à son tour. Peu importait pour la jeune femme que la peau luisante de son ami soit collante et qu’une fine pellicule gluante s’accroche à ses vêtements. Elle était trop heureuse de le retrouver, ainsi que le contact avec ce monde merveilleux qu’elle ne pouvait malheureusement plus revoir.

— Je t’attendais, répondit-elle après leur étreinte. Comment vas-tu ?
— Tout se dwi passe pour le mieux, et Nathaniel est très dwi pris, l’informa l’animilis.

Il mentionna volontairement le Prince, parce qu’il savait que Megumi trépignait de savoir ce que l’humanilis devenait.

Depuis leur baiser, devant la parade du Festival de la Neige, les deux jeunes gens ne s’étaient pas revus. Nathaniel avait fait le déplacement jusqu’à l’université pour s’excuser auprès de Megumi de l’avoir délaissée à la fin du combat contre Kevaniel et de ne pas l’avoir raccompagnée lui-même chez elle. Il tenait également à lui dire qu’il l’aimait, mais il avait peur que ses sentiments ne soient pas réciproques parce qu’ils ne faisaient pas partie de la même espèce. Megumi s’en fichait. Elle était, elle aussi, éperdument amoureuse de lui, mais voilà, elle était humaine, elle avait dix-neuf ans, et elle devait suivre ses études pour trouver un emploi. Le monde des humains était déprimant et cruel. Le Prince quant à lui avait un village à faire tourner et toute une communauté à restructurer après les drames causés par Kevaniel et la sorcière. Ils avaient donc fini par se séparer de nouveau et par retourner à leur petite vie. Megumi ne pouvait pourtant pas s’empêcher de penser à Nathaniel et aux bons moments qu’ils avaient passés ensemble.

Chaque fois qu’elle avait eu l’occasion de revoir Tiny, elle n’avait jamais manqué de le questionner sur l’humanilis. Ce jour-là, son ami n’attendit pas de se faire harceler, il lui expliqua directement la situation.

— Tu as dwi prédit ma venue, mais tu ne dwi sais pas pourquoi ! Dans quelques jours, ce dwi sera l’anniversaire de Nathaniel, et…
— C’est vrai ? ! l’interrompit la jeune femme, surexcitée.
— Laisse-moi dwi parler ! râla l’animal.

Megumi fit mine de serrer ses lèvres avant de jeter la clé invisible qui avait servi à les verrouiller. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire cependant, car son ami, dans cet état d’anxiété et de colère, malgré son éternel short bleu et son borsalino sur la tête, ressemblait plus que jamais à un amphibien tropical. Elle garda néanmoins la bouche fermée et attendit qu’il poursuive.

— Bulstrod et moi avons dwi besoin de toi pour trouver son cadeau, avoua-t-il enfin. Et nous dwi aimerions que tu sois dwi là pour la fête.

Megumi leva la main, ses yeux pétillants d’excitation. Tiny la dévisagea curieusement, les sourcils froncés, avant de lancer :

— Dwi quoi ?
— Je peux parler ?
— Eh bien dwi vas-y ! s’emporta l’animal.
— Tu prévois une fête ?

La jeune femme était aux anges. Non seulement, les vacances commençaient bientôt et en plus, elle aurait tout le temps libre pour faire les boutiques et trouver un cadeau idéal pour le Prince. Une occasion de retourner au campement magique et de revoir Nathaniel se présentait enfin à elle.

— Puisque je te dwi dis que nous en dwi organisons une !
— C’est super ! Nathaniel est au courant ?
— Non, et il ne doit dwi pas le savoir ! Tu devras dwi restée discrète et ne rien lui dwi révéler avant le dwi grand jour.
— J’aurais bien du mal de toute façon, constata la jeune femme. Ce n’est pas comme si j’allais le croiser toutes les cinq minutes. À ma connaissance, il ne se balade pas en centre-ville.
— Et toi dwi non plus, trancha l’animilis, agacé. Je t’emmène, précisa-t-il enfin.
— Maintenant ? s’écria Megumi en faisant les gros yeux.

Elle n’y croyait tout simplement pas.

— Dwi non.

« Je me disais aussi », songea-t-elle, déçue.

— Je dwi reviendrai te chercher quand tes cours seront dwi finis. Bulstrod a dwi insisté pour que tu ne rates rien de tes dwi études.

Cela ne semblait pas beaucoup plaire à Tiny, mais il respectait beaucoup la parole de son ami Gardien qui, après tout, avait pour rôle d’établir un équilibre entre les deux mondes. Tiny devait donc penser que si Megumi échouait à ses examens, il se passerait une catastrophe terrible, et il n’était de toute évidence pas disposé à empêcher ce chaos.

— Je te dwi retrouve ici dans une semaine. Dwi prépare toutes tes affaires, nous n’aurons dwi plus beaucoup de temps pour aller dwi chercher le cadeau de Nathaniel.
— De quoi s’agit-il ? Vous avez déjà une idée ?
— Oui. C’est dwi très rare et il faut dwi faire un long voyage pour le dwi trouver. Nous voulons lui dwi offrir un ponson magique.
— Un quoi ?


La cloche sonna. Megumi, perdue dans ses pensées, sursauta comme une diablesse et se leva aussitôt, retirant son cahier brûlant du rebord de la fenêtre. Elle glissa son avant-bras sur la table et laissa tomber ses affaires pêle-mêle dans sa besace avant de se précipiter jusqu’au pupitre du professeur qui la dévisageait d’un air désapprobateur. Elle lui tendit alors sa copie. Il la lui arracha sèchement des mains, et elle se mit à courir jusqu’à la porte. Ses amies la hélèrent vivement, mais elle ne prit pas le temps de se retourner.

Ses vêtements et son journal intime étaient prêts, rangés dans son baluchon, posé sur son lit. Il ne manquait plus que Tiny. C’était le grand jour, et elle avait hâte de voir l’animal réapparaître dans sa chambre pour venir la chercher. Lorsqu’elle enfonça la porte et fit irruption dans la pièce, elle ne fut presque pas surprise de le trouver assis sur son bureau, le sac pendant déjà à son épaule.

— On y dwi va ?

2 : Les Terres Sacrées

Megumi ne s’attendait pas à bondir avec l’animal — qui utilisait en général ce moyen de se déplacer pour aller très vite en transportant l’humaine qu’elle était —, car elle savait que les Monts Enchantés de Zachaël se trouvaient bien trop loin de Sapporo et il ne fallait pas risquer d’être repérés. En effet, les créatures magiques servant la sorcière maléfique avaient kidnappé la famille impériale et s’étaient emparées du palais. Bien que des êtres tout aussi anormaux les aient sauvés grâce à leurs pouvoirs surnaturels, les Hommes craignaient toujours ce qui les dépassait. Tiny avait donc fait apparaître un portail dans la chambre de l’étudiante. Il n’avait pas allumé un feu et emplit la pièce de fumée et de flammes, mais il avait invoqué le grand miroir doré que Megumi avait déjà emprunté, après la bataille finale, pour regagner le campement dans les Monts Enchantés.

La jeune femme fut ravie de trouver l’animilis ici et elle ne prit même pas une minute pour souffler après le sprint qu’elle venait de piquer sur le campus. Elle tendit une main déterminée à son ami qui s’en empara vivement après avoir sauté du bureau. Ils avancèrent rapidement jusqu’au cadre et y pénétrèrent sans hésitation. L’impression était toujours aussi étrange. Alors qu’elle s’enfonçait dans l’épaisse couche gluante qui ondulait à la place du miroir, Megumi pensa au Prince Nathaniel qui était de l’autre côté et elle ne put s’empêcher de glousser. Elle ne vit pas les pupilles de Tiny disparaître derrière ses paupières verticales d’un air blasé.

— Où sommes-nous ? interrogea la jeune femme lorsqu’elle rouvrit les yeux après la traversée humide et gélatineuse du portail.

Alors qu’elle s’attendait à retrouver le campement où elle avait passé la plus grande partie de son hiver, elle ne découvrit qu’une vaste étendue noire et désertique. Des milliers d’étoiles flottaient paresseusement au-dessus de sa tête, éclairant faiblement une allée plus obscure que le reste du paysage. Des halos violets, orangés et chocolats s’étalaient de-ci de-là, comme pour nuancer les ténèbres et l’infini qui semblaient vouloir se refermer sur elle. Megumi se retourna, apeurée, mais tout était semblable à des kilomètres à la ronde. Le miroir magique avait disparu. Tiny se tenait toujours là, sa main fine et allongée serrée dans celle de la jeune femme, et il tira patiemment dessus pour l’inciter à bouger.

— Nous nous dwi trouvons aux portes des Terres Sacrées. Bulstrod nous dwi attend de l’autre côté.

Megumi réalisa qu’elle venait d’atterrir quelque part dans le vaste univers, bien qu’elle ait posé les pieds sur une large estrade qui ne sortait de toute évidence pas de son imagination. Tiny l’incita à le suivre à travers les volutes partiellement colorées de l’air. Après avoir franchi un nuage particulièrement immense et épais dans lequel Megumi ne discernait plus rien que le bout de son nez, ils débouchèrent devant une imposante porte de bois ornée d’énormes clous d’acier. C’était comme accéder à l’antichambre entre le paradis et l’enfer, songea la jeune femme. Il ne lui restait plus qu’à proposer son âme à la pesée pour déterminer où serait sa juste place. Pourtant, l’animilis poussa le battant et celui-ci s’ouvrit facilement malgré son poids évident. Une lumière les engloba aussitôt. Aveuglée, Megumi se laissa entraîner par son ami et lorsque ses yeux se furent habitués à la clarté, elle discerna enfin l’endroit où ils se trouvaient. Un étalage incroyable de verdure envahissait l’environnement, l’herbe s’étirant d’une butte de terre à une autre comme un tapis molletonné. Cela rappelait vaguement les étendues sauvages d’Écosse ou d’Islande que la jeune femme avait déjà vues en photographies. Elle se demandait ce qu’était réellement ce lieu, en commençant par s’interroger sur la possibilité de son existence alors que derrière la porte, il y avait le néant… Puis Tiny tira sur sa manche et lui désigna quelque chose au-dessus de leurs têtes. Megumi plaqua sa main en visière sur sa figure pour se protéger de la lumière aveuglante qui descendait du ciel — si cela s’appelait ainsi — et elle découvrit enfin ce que l’animilis voulait lui montrer. Suspendues en équilibre à l’extrémité de longues racines enlacées et entremêlées verticalement, de larges plates-formes végétalisées semblaient planer sous des nuages aussi sombres et éteints que l’était l’extérieur de la grande pièce. L’éclairage éblouissant provenait en fait des amalgames de tiges qui irradiaient vers le sol telles des ampoules allumées sur toute leur longueur. Megumi croyait presque qu’il y avait des guirlandes électriques comme celles que l’on peut apercevoir sur les balcons ou dans les centres commerciaux au moment de Noël. Elle savait pourtant que dans un lieu pareil, il ne pouvait s’agir que de magie. Tiny semblait lui aussi émerveillé par ce spectacle, comme s’il le découvrait pour la première fois.

— Tu es déjà venu ici ? lui demanda alors Megumi, curieuse d’en apprendre plus.
— Une seule dwi fois, confessa son ami. Je suis toujours autant dwi ému par toute cette dwi beauté.
— Qu’est-ce que c’est ? insista la jeune femme.
— Nous nous dwi trouvons chez les Gardiens. Ces nacelles suspendues sont leurs dwi maisons et ils aiment dwi bien flâner dans ces vertes prairies.

L’animilis paraissait à la fois émerveillé et jaloux. Megumi sentit une pointe d’amertume dans ses paroles et elle fronça les sourcils. Tiny haussa les épaules et lui dit :

— L’équilibre de notre dwi monde dépend de créatures habituées à dwi flemmarder ici. Je trouve ça quelque peu dwi énervant.

Megumi s’étonna du comportement de son ami alors qu’elle savait qu’il tenait Bulstrod en grande estime. Elle avait du mal à croire que Tiny pouvait penser ce qu’il venait de lui lancer.

— Pourquoi dis-tu ça ? s’offusqua-t-elle. Les Gardiens ne sont-ils pas supposés être des magiqueités sacrées qui préservent notre monde ?
— Si, répondit hâtivement la grenouille. Bien sûr que dwi si, mais depuis que les humanilis et les animilis ont dwi formé une alliance et se sont dwi organisés en communautés, les Gardiens en dwi profitent pour se prélasser ici. Ils nous laissent dwi faire tout le travail en bas.
— Pourquoi dis-tu ça ? Je ne comprends pas.
— Ils n’ont rien dwi fait du tout pour arrêter Galaël et Kevaniel l’hiver dernier, révéla-t-il enfin, hargneux. Et nous avons dwi perdu beaucoup d’amis.

Megumi repensa à cette sombre période. Elle avait pris l’habitude de ressentir de l’ennui et du regret par rapport aux bons moments passés avec ses camarades magiciens, mais elle ne songeait toujours qu’à ces instants précieux. Elle préférait oublier la bataille désastreuse qui les avait opposés à deux humanilis très puissants et foncièrement mauvais qui étaient parvenus à rallier de nombreux adeptes à leur cause funeste. Au fond, tout le monde s’était fait manipuler par Kevaniel, qui voulait juste voler la place de Prince de Nathaniel sous prétexte qu’il était l’héritier légitime de Zachaël. Megumi frissonna en songeant que ce sorcier détraqué faisait en fait partie de sa famille. Elle-même descendait du fondateur de la communauté magique. Uniquement pour le caprice de cet insolent de Kevaniel, de nombreux camarades de Tiny et de Nathaniel étaient morts au combat et les humains avaient eux aussi subi un grave péril, car Kevaniel et ses disciples contrôlaient différents gouvernements qui avaient fini par entrer en guerre. Megumi ne comprenait cependant pas la réaction présente de Tiny. En effet, durant cet affrontement, Bulstrod les avait bien aidés. Ils n’auraient peut-être même pas réussi à défaire Galaël — la sorcière maléfique — et son maître si le Gardien n’était pas intervenu. Elle le fit donc remarquer à son ami, mais celui-ci renifla avec dédain.

— Bulstrod a dwi agi seul, poussé par notre lien et par la reconnaissance qu’il dwi a envers Fena et moi parce que nous lui avons sauvé la dwi vie une fois, et aussi envers Nathaniel qui dwi reconnaît la valeur de tous les êtres vivants. Les autres Gardiens lui en ont dwi voulu pour ça. Il s’est fait dwi exiler à cause de nous.
— Tu plaisantes !?
— Tais dwi toi ! la pressa l’animilis. Ils sont dwi endormis là-haut et ils dwi ignoraient que nous devions venir. Ils nous en auraient dwi empêcher. Bulstrod a permis le dwi passage uniquement maintenant, car il dwi savait qu’ils seraient dwi profondément plongés dans le sommeil pour nous dwi repérer. Le temps nous est dwi compté.
— Où est Bulstrod ? chuchota la jeune femme en se tordant le cou pour contempler toutes les plates-formes qui les surplombaient.
— Il ne se dwi trouve plus ici. Il a dit à Fena qu’il dwi errait quelque part dans les dwi plaines perdues.

Fena était la compagne de Tiny, et elle pouvait lire les pensées de Bulstrod, lui-même incapable de parler leur langue, ce qui lui avait permis de le repérer un jour où il était blessé et de lui sauver la vie.

Megumi se sentait peinée pour le Gardien qui lui était venu en aide à plus d’une reprise, et elle eut soudain l’impression d’être investie d’une véritable mission à son encontre. Elle ne pouvait pas simplement entrer dans les Terres Sacrées en catimini pour trouver un cadeau d’anniversaire au Prince avec ses amis alors que l’un d’eux était renié par son peuple en partie de sa faute. Elle devait agir. Elle se racla la gorge sans réfléchir, et comme s’il avait lu dans ses pensées, Tiny bondit sur son dos et plaqua ses pattes gluantes sur sa bouche pour l’empêcher de hurler.

— Ne dwi fais pas ça ! persifla-t-il à son oreille. Tu ne sais dwi pas à quoi tu as affaire. As-tu dwi oublié la puissance de Bulstrod ? Les autres Gardiens sont tout aussi dwi terrifiants.
— Mais ch’est inchuste ! protesta Megumi en essayant de défaire la prise de l’animilis qui l’étouffait à moitié.
— Ils te dwi tueraient, lâcha simplement Tiny.

Megumi cessa de gesticuler et ravala difficilement sa salive. Tiny la relâcha enfin. Il sauta par terre avec l’agilité et la finesse d’un félin et lui fit signe de le suivre. La jeune femme avança en silence derrière lui, non sans jeter un regard inquiet sur les nids immobiles des Gardiens qui s’éloignaient de plus en plus.

3 : Bulstrod

Megumi et Tiny marchaient en silence dans la prairie, grimpant et descendant des rangées interminables de buttes couvertes d’herbe. La lumière s’était adoucie depuis que les passerelles où reposaient les Gardiens avaient disparu de leur vue. Les magiqueités semblaient hors d’atteinte ou d’écoute, mais la jeune femme n’osait toujours pas parler. Elle se demandait où son ami pouvait bien l’emmener et si tout cela avait réellement un sens. Elle ne voyait pas pourquoi Tiny et Bulstrod auraient eu besoin d’elle pour se procurer un cadeau d’anniversaire pour le Prince dans ces terres sauvages et inhabitées par des humains, là où, de toute évidence, elle n’avait aucun droit de se trouver. Elle allait enfin se risquer à interroger l’animilis quand elle tomba subitement sur le sol, ses yeux se révulsant dans leurs orbites. Tiny, dépité, pensa d’abord qu’elle avait trébuché, mais il finit par sentir son pouvoir lui envahir la tête. Son radar, habitué à déceler les dons magiques, venait de s’activer et il détecta le dessin prophétique de Megumi avant même qu’elle ne commence à le tracer. Elle se mit à planter ses phalanges dans la terre pour aligner des traits tandis que l’animilis sortait le carnet de son sac à dos. Il le glissa sous la main de la jeune femme et lui enfonça un crayon entre les doigts. Sans en avoir conscience, Megumi poursuivit sa prédiction sur une feuille de papier et Tiny s’assit par terre en attendant qu’elle ait terminé. Il ne savait pas ce qu’elle allait prévoir, lui-même ne faisait pas de prophétie, mais il avait un mauvais pressentiment. Le comportement de son amie l’inquiétait beaucoup, car il n’avait jamais imaginé qu’elle aurait pu vouloir parlementer avec les Gardiens au sujet du sort de Bulstrod. Aussi étrange que cela puisse paraître, il espérait juste qu’elle l’aide à trouver un ponson magique pour célébrer le cent vingt-cinquième anniversaire de Nathaniel.

L’humanilis avait passé cent ans dans le tronc d’un majestueux érable, au cœur d’une grotte magique, puis une fois à maturité, il en était sorti et avait entrepris de traverser le monde jusqu’à rencontrer le Prince Zachaël et ses compagnons. Nathaniel était devenu son élève pour apprendre à maîtriser ses dons, et ce fut à ce moment que Tiny avait fait sa connaissance, car il était également un disciple du Prince Zachaël. Celui-ci leur avait permis de se réunir et de former une communauté, donnant ainsi un véritable but à leur existence. Depuis ce jour, Nathaniel et Tiny étaient inséparables.

Lorsque Megumi reprit conscience, elle avait les mains couvertes de boue et son crayon, tout aussi souillé, gisait sur le croquis incomplet qu’elle avait réalisé.

— J’ai dessiné une prophétie ? interrogea-t-elle son ami.

Celui-ci hocha la tête et se pencha à côté d’elle pour examiner le carnet. Il discerna facilement Bulstrod parmi les traces de terre qui tachaient la feuille, mais ce qui l’intriguait le plus était à peine visible de l’autre côté de la page.

— Qu’as-tu dwi représenté ici ? demanda-t-il en pointant un large cercle accentué par le tracé répété de la jeune femme, mais dont le contenu restait indiscernable.

Megumi haussa les épaules. Elle ne se rappelait jamais ce qu’elle dessinait durant ses absences et il lui était toujours très difficile d’interpréter les prophéties qu’elle découvrait à son réveil. Elle examina cependant le dessin et chercha à quoi pouvait correspondre cette étrange forme. Tiny tournait tout autour d’elle pour regarder le croquis dans tous les sens, et il finit par pousser une exclamation de surprise.

— Tu sais de quoi il s’agit ? s’enquit la jeune femme.
— C’est le dwi Trou Noir, lâcha-t-il. Tu as dwi prédit que Bulstrod devait s’y dwi trouver alors que c’est justement là que nous dwi allons. Je ne dwi comprends pas l’intérêt de ta dwi prophétie, avoua-t-il enfin.

Megumi pensait à autre chose cependant. L’évocation d’un trou noir, quel qu’il soit, ne lui augurait rien de bon, et le fait de savoir qu’elle devait s’y rendre avec ses amis la stressa tout à coup.

— C’est quoi le Trou Noir ? interrogea-t-elle nerveusement.
— Oh, c’est le dwi bout de l’univers. Il n’y a que dwi là qu’on peut dwi trouver un ponson magique. Nous avions déjà dwi prévu d’y aller, alors je ne dwi vois pas pourquoi tu l’as dessiné.
— Oui, j’avoue que moi non plus, mais ce qui m’inquiète le plus c’est que tu sois venu me chercher pour m’emmener dans un trou noir au bout de l’univers. Ce n’est pas très commode chez les humains. J’aimerais assez que tu m’expliques de quoi il s’agit, et aussi ce qu’est un ponson magique, car si je comprends bien, si je ne meurs pas pour mon impertinence auprès des Gardiens, je le ferai au fin fond du néant intergalactique ! J’ai bien résumé la situation ?

Les pupilles de Tiny disparurent derrière ses paupières verticales tandis qu’il soupirait.

— J’avais presque dwi oublié à quel point tu es dwi fatigante, railla-t-il. Je ne dwi pensais pas que tu te dwi sentirais obligée de m’assommer de questions. Tu veux dwi offrir un cadeau au Prince Nathaniel, oui ou dwi non ?
— C’est le cadet de mes soucis, avoua-t-elle, piquée au vif. Et puis, vu les circonstances pour se procurer ce fameux ponson, dont je ne sais toujours pas de quoi il s’agit, je crois bien que ce ne sera pas moi qui l’offrirai à Nathaniel. Je ne serai plus de ce monde pour ça ! Ni d’aucun autre d’ailleurs.

Le ton de leur dispute commençait à monter et Tiny allait répondre une réplique cinglante lorsqu’un mouvement dans les hautes herbes attira son attention. Megumi ne put retenir son hurlement quand la queue immense d’un animal balaya subitement l’air au-dessus de leur tête. Son pelage ébouriffé, parsemé par endroits d’écailles dorées, et les griffes fourchues qui semblaient fendre le vide à son extrémité rassurèrent pourtant Tiny. Megumi quant à elle tenta de s’enfuir en rampant. L’animilis l’arrêta en coinçant la main sale de la jeune femme sous ses orteils allongés et caoutchouteux.

— C’est dwi Bulstrod, fit-il sur un ton dégagé.

Megumi s’assit maladroitement sur une butte pour reprendre son souffle. Elle paraissait dans un état de panique inquiétant. Le Gardien se redressa alors, émergeant complètement de sa cachette. Ses petits yeux noirs étaient plissés comme s’il venait de se réveiller. Il déploya ses ailes argentées et les ébouriffa vigoureusement, provoquant un courant d’air qui fit retomber la jeune femme en arrière. Roulant sur la butte, elle se retrouva allongée sur le dos, ses jambes battant dans le vide pour tenter de se relever. Bulstrod tendit une énorme patte aux poils brun foncé vers elle et lui enserra délicatement les chevilles. Il lui manquait toujours une serre depuis qu’il avait sauvé la vie de Megumi la première fois qu’ils s’étaient vus. Il souleva la jeune femme à plus de deux mètres du sol avant de la déposer doucement entre deux petites mottes herbeuses. Allongée sur le dos, aplatie comme une planche, elle finit par s’asseoir en tailleur, les joues rouges et fumantes et les yeux un peu trop humides. Elle croisa les bras sur sa poitrine et dit simplement :

— Bonjour Bulstrod.

Le Gardien, dont le crâne et le menton étaient couverts d’un épais pelage brun, inclina la tête devant elle, lui présentant ses cornes lisses et pointues. L’une d’elles était légèrement ébréchée. Megumi le gratta affectueusement derrière les oreilles tout en songeant que si elle n’avait pas su ce qu’il était, elle l’aurait pris pour un dragon malgré tous les poils qui pouvaient, après la première approche, lui donner l’air d’une gentille peluche.

— Nous pouvons dwi y aller maintenant ? demanda Tiny, toujours fâché.

Bulstrod émit un léger feulement et il s’accroupit pour inviter ses amis à grimper sur son dos. Megumi gardait un mauvais souvenir de sa chevauchée avec lui. Elle s’installa néanmoins entre ses ailes, passant une jambe de chaque côté de son corps massif en tentant, tant bien que mal, de tirer la plus grande partie du tissu de sa jupe plissée entre ses cuisses, mal à l’aise. Elle n’avait pourtant pas le choix si elle voulait tenir sur le dos de l’animal. Elle essaya de se cramponner le plus fermement possible sans arracher les plumes luisantes qui lui caressaient la peau tandis que Tiny sautait sans ménagement derrière elle et enroulait ses bras autour de sa taille. Il serra les genoux contre la croupe du Gardien et celui-ci commença à battre des ailes tout en trottinant dans la plaine. Ils décollèrent au bout d’une minute en vacillant dangereusement. Megumi ferma les yeux et se mit à prier.

— Dwi regarde, lui conseilla l’animilis qui n’avait plus l’air de lui en vouloir.

Elle souleva de nouveau les paupières et poussa une exclamation de stupeur. Ils ne survolaient pas les plaines buteuses comme elle l’avait imaginé. À des milliers de kilomètres sous leurs pieds s’étalaient en fait les pays et les océans de la Terre. Alors qu’elle fixait les yeux sur la minuscule péninsule japonaise, le mont Fuji se détacha tout à coup du paysage lointain et elle pouvait en discerner les conifères et la neige qui le recouvrait. Pensant qu’elle avait halluciné, elle cligna plusieurs fois des paupières avant de se focaliser sur une autre partie du globe. La Norvège, allongée et biscornue, se changea soudain en un étalage de fjords et de glaciers comme si Megumi venait de faire le point dessus avec la lentille d’une longue vue.

— Les dwi Gardiens utilisent ce procédé pour dwi surveiller la planète, précisa Tiny. Si tu regardes bien, tu devrais dwi voir les Monts Enchantés de Zachaël.

Curieuse, Megumi se focalisa de nouveau sur les reliefs du nord du Japon. Après avoir passé en revue les différents cours d’eau et les forêts sauvages qui occupaient les terres, elle finit par discerner la boucle que créait la rivière, près de chez ses parents. D’ici, la presqu’île paraissait minuscule, et Megumi ne repéra aucune tente beige ornée d’un baobab brodé, ni même le feu qui brûlait habituellement au milieu du campement. Bulstrod effectua un virage serré et sa passagère perdit sa cible de vue. Déçue, elle détourna les yeux pour regarder droit devant. Le Gardien fonçait à travers les nuages brun et gris qui ondulaient paresseusement dans l’univers. L’éclairage était de plus en plus faible et Megumi dut plisser les paupières pour voir plus loin. Il n’y avait pourtant rien à découvrir de plus.

— Où allons-nous Tiny ?
— Je te l’ai déjà dwi dit, nous nous dwi rendons au Trou Noir. Tu ne dwi crains rien, ne t’inquiètes dwi pas.

Peu rassurée, Megumi ajusta nerveusement sa position sur le dos du dragon avant de reprendre :

— Pourquoi devons-nous y aller ?
— Les ponsons dwi magiques sont censés pousser dans cette zone. Il n’en dwi existe nulle part ailleurs.
— Dis-moi ce que sont les ponsons magiques. Ça doit vraiment valoir le coup si c’est aussi dur de s’en procurer. Tout le monde n’est pas ami avec un Gardien qui peut voler jusque là-bas.

Tiny soupira en passant une main sous son chapeau qui était mystérieusement resté collé sur sa tête malgré toutes les embardées périlleuses de leur monture. Il se gratta le crâne, soucieux. Il ne souhaitait pas expliquer aussi tôt le rôle que Megumi devait jouer dans la recherche du ponson. Il avait pris soin d’éviter de répondre aux questions trop engageantes que la jeune femme ne cessait de lui poser depuis qu’il était allé la chercher. Il en était même venu à se disputer volontairement avec elle pour la faire oublier ses interrogations et lui permettre de changer de sujet. Cette fois pourtant, il n’avait plus le choix.

4 : Un drôle de cadeau d’anniversaire

L’animilis se cramponna plus fermement à la jeune femme quand le Gardien plongea subitement de plusieurs kilomètres. Megumi poussa un faible cri et Tiny pensa que son ami volant avait effectué cette manœuvre dans le but de distraire sa passagère et de lui permettre de se dérober une nouvelle fois à ses interrogations. Malheureusement pour lui, à peine remise de la descente, Megumi tourna prudemment la tête dans sa direction et lui lança un regard perçant.

— Alors ? fit-elle, agacée.

Son teint avait viré au blanc et le voyage turbulent commençait à lui sembler long, mais elle ne se laissait pas démonter pour autant. Le crapaud ne pouvait tout de même pas lui annoncer qu’il l’emmenait au fin fond de l’univers, dans un trou noir où se trouvaient de mystérieux ponsons dont elle ne connaissait absolument rien, sans lui expliquer les détails de l’expédition. Megumi se retint de rappeler à l’animilis que si elle avait accepté de le suivre, c’était parce qu’elle pensait qu’elle allait passer ses vacances d’été dans les Monts Enchantés de Zachaël en compagnie de Boursain, Sushi, Fena et tous les autres animilis et humanilis qu’elle avait rencontrés durant la guerre, mais surtout, avec Nathaniel qu’elle rêvait de revoir depuis des mois. Ce n’était pas le moment d’entrer dans un énième débat et de se battre avec l’amphibien. Quelque chose lui disait qu’il serait bien trop heureux d’éviter une nouvelle fois la question. Elle attendit donc qu’il daigne enfin lui répondre, sans cesser de le fixer intensément. Elle avait le mal de l’air, c’était officiel, mais en se concentrant ainsi sur son ami, elle oubliait vaguement qu’elle se trouvait sur le dos d’un dragon dans l’espace. Elle s’interrogea un bref instant sur la manière dont elle parvenait à respirer, mais se ressaisit vite lorsque Tiny balbutia :

— Vois-tu, les dwi ponsons sont des dwi fruits magiques.

Pour faciliter leur conversation, puisqu’il ne pouvait de toute évidence plus y échapper, Tiny bascula sur le côté pour repasser devant la jeune femme et lui faire face. Il était désormais assis en haut de l’encolure de Bulstrod et ses pattes pendaient autour de son cou, ses genoux coincés au creux des épaules du Gardien. Celui-ci ne sembla même pas remarquer la différence. Il volait avec détermination jusqu’à son but sans se laisser perturber par ses passagers.

— Tu veux dire que ce sont des végétilis ?
— Pas dwi tout à fait, nuança l’animilis. Les végétilis sont les dwi fruits magiques qui poussent sur Terre, dans des dwi arbres spécifiques. Les ponsons se dwi trouvent dans l’univers.

Son ton était mystérieux et il ne semblait pas encore tout à fait disposé à tout révéler. Cela irrita Megumi. Elle ravala cependant sa réplique cinglante pour demander simplement plus de précisions. Elle savait qu’elle n’obtiendrait rien de son ami si elle l’assommait de reproches.

— C’est dwi compliqué à expliquer, lâcha Tiny, mal à l’aise. Une légende raconte que les dwi ponsons apparaissent dans le Trou Noir quand on en a dwi besoin. Ils seraient dwi porteurs de chance.
— Alors… un fruit magique qui se trouve mystérieusement au fin fond de l’univers pile quand il nous le faut, résuma Megumi. Hum… Et qui porte chance ! Mais, Tiny, tu ne crois pas qu’il vaut mieux avoir déjà pas mal de pot pour tomber dessus ? En plus, ce n’est qu’une légende…
— Les légendes sont dwi fondées sur des faits. Je pensais que tu l’avais dwi compris.

Megumi fronça les sourcils. Elle voulait taquiner son ami, mais il prenait vraiment la chose au sérieux.

— Bon, fit-elle. Et pourquoi Nathaniel a-t-il besoin de chance ? Vous n’aviez pas un cadeau plus pratique à lui offrir ? plaisanta-t-elle.
— Puisque tu dwi insistes, et que je dwi déteste ça, lança Tiny, je vais tout te dwi dire. Tu risques de ne pas dwi apprécier, je te dwi préviens !

Inquiète, la jeune femme se força à se taire pour écouter l’explication de l’animilis. Elle était nerveuse. Bulstrod sembla lui aussi tout à coup tendu, Megumi le sentit sous ses fesses endolories alors que le dragon contractait ses côtes et étirait sa colonne.

— Un ponson est un dwi fruit magique, reprit Tiny, et il est censé être dwi porteur de chance.

Megumi soupira et s’apprêtait à râler, mais l’animilis leva un long doigt boursouflé sous son nez.

— MAIS, insista-t-il, il a d’autres dwi propriétés. Les Gardiens dwi savent que les ponsons sont dwi fertiles lorsqu’ils sont emplis d’amour.

Megumi et Tiny se dévisagèrent un moment, le regard dubitatif de la première plongé dans celui, insistant, du second. La jeune femme avait complètement cessé de s’intéresser au paysage qui les environnait, mais pour montrer à son ami qu’elle n’accordait finalement aucun crédit à ce qu’il lui racontait, elle finit par se détourner de lui pour observer les étoiles roses qui filaient en pluie autour d’eux.

— Tu ne dwi dis rien, constata l’animilis, perplexe.
— À quel sujet ? éluda-t-elle.

Des rides de contrariété apparurent sur le front de Tiny qui se mit tout à coup à piailler d’un air sévère :

— Tu veux dwi savoir, oui ou dwi non ?!
— Je veux connaître la vérité, précisa Megumi. Je m’abstiendrai bien des idioties que tu déblatères pour passer le temps.
— C’est la dwi vérité, s’offusqua Tiny, dont la voix dérailla une fois de plus dans les aiguës. Si tu dwi offres le ponson au Prince Nathaniel, il sera enfin en dwi mesure de donner la vie à d’autres humanilis !

Ces paroles lui avaient échappé, et il plaqua une patte sur sa bouche pour les étouffer, mais il était trop tard. Megumi le fixa avec de gros yeux et s’apprêtait à répondre, mais ses mots restèrent coincés quelque part au fond de sa gorge. Bulstrod s’était instinctivement courbé en deux, comme pour se protéger d’une tempête, et devant l’absence de réaction de la jeune femme, il ralentit son vol puis tourna la tête vers ses deux compagnons. Il fit la grimace lorsqu’il découvrit l’expression de Megumi et Tiny finit par déglutir bruyamment avant de reprendre :

— Nathaniel va dwi avoir cent vingt-cinq ans. C’est l’âge auquel les dwi animilis peuvent enfin se dwi reproduire, confessa-t-il son amie, toujours choquée. Les humanilis en sont dwi incapables. Je sais que Nathaniel dwi rêve de fonder une famille, il me l’a dwi confié après avoir rencontré Nagisa.

Nagisa était la grand-mère de Megumi et la fille de Zachaël. Elle avait affronté la sorcière maléfique aux côtés de Nathaniel et Tiny la première fois que celle-ci avait essayé de renverser la communauté de Zachaël après l’avoir assassiné. Zachaël était le seul humanilis à avoir eu des enfants. Il avait d’abord eu un fils, Kevaniel, avec une des reines de son espèce alors qu’elles existaient encore. Il avait ensuite rencontré une humaine et ils avaient donné naissance à Nagisa. Megumi connaissait cette histoire, et tout ce que son ami animilis lui révélait se mélangeait désormais dans sa tête. Elle se méprit donc sur le sens de ce qu’elle venait d’apprendre.

— Nathaniel veut que nous fassions des enfants, murmura-t-elle, tétanisée.

Tiny se mit à tousser et il s’étranglait à moitié jusqu’à ce que Bulstrod le pousse dans le dos avec ses cornes. Il agrippa alors le col de la chemise de Megumi et la secoua légèrement.

— Tu n’as dwi rien compris, la rassura-t-il. Le ponson ne te dwi donnera pas les enfants de Nathaniel, ou je ne sais dwi pas ce que tu imagines, mais il peut dwi fournir au Prince des semences fertiles qui dwi contiendraient de l’amour. Votre amour. Il permettrait à des hôtes de dwi pousser pour héberger des humanilis à l’intérieur !

Megumi avait écouté attentivement cette fois. Lorsque Tiny lui dit qu’il ignorait ce à quoi elle pensait, elle avait rougi. Elle ne songeait certes pas à des graines d’arbres. Dans son esprit d’humaine, les enfants ne se créaient pas de cette façon. Gênée, elle se mit à tortiller ses doigts en silence, complètement incapable de réfléchir à ce qu’elle connaissait déjà sur les créatures magiques. Tiny reprit plus calmement :

— C’est un dwi processus très long, un humanilis ne peut germer dans un hôte qu’après que celui-ci soit dwi suffisamment grand, et il doit dwi rester cent ans à l’intérieur avant de dwi arriver à maturité. Bulstrod et moi dwi pensons que nous ne pouvons trouver ce dwi ponson que maintenant, et avec toi. Le Prince Nathaniel n’a jamais dwi aimé quelqu’un aussi fort que toi Megumi, et je sais que tu dwi ressens la même chose pour lui. Je dwi crois que j’ai été le premier à le dwi remarquer d’ailleurs ! Bref, c’est le dwi moment idéal pour fournir à Nathaniel ces dwi graines magiques. Tu dwi comprends ?
— Zachaël a fait un enfant avec une humaine, balbutia Megumi, toujours sous le choc. Nathaniel ne le souhaite-t-il pas ?

Elle se sentit rougir de la tête aux pieds une fois de plus et imagina parfaitement que de la vapeur pouvait lui sortir des oreilles tellement elle avait chaud. Pourtant, Tiny ne songea même pas à se moquer d’elle et Bulstrod soupira de peine.

— Nathaniel est un dwi humanilis et par ces temps de paix, il n’est pas dwi prêt de disparaître, lâcha maladroitement Tiny. Tu es encore une dwi enfant Megumi, mais tu vieilliras et tu mourras alors que le Prince restera inchangé. Ce que tu es en train de dwi penser est inenvisageable. Je suis dwi désolé.

La jeune femme ne répondit rien et le malaise de Tiny ne fit que se renforcer. Il avait vraiment l’impression de l’utiliser pour pouvoir apporter un peu de bonheur à son ami Nathaniel, au détriment de Megumi elle-même. Il savait bien qu’elle finirait par rencontrer un humain avec qui elle pourrait faire sa vie normalement, mais il devinait aussi que c’était bien cruel pour elle de retourner voir Nathaniel et de lui offrir la possibilité de réaliser le rêve qu’elle aurait voulu partager avec lui. L’animilis connaissait son ami et il se doutait que son souhait de fonder une famille n’était pas indépendant de sa rencontre avec Megumi. Il le lui avait même clairement formulé après les semaines passées en compagnie de la jeune femme, contrairement à ce que Tiny avait révélé à Megumi. Cette situation causait beaucoup de peine à Tiny et à Bulstrod, qui s’étaient mis d’accord pour ne rien apprendre à Megumi des envies intimes de Nathaniel avant d’aller la chercher dans le monde des humains. C’était difficile pour eux, mais ils pensaient agir pour le mieux.

5 : Allée vers le Trou Noir

Les heures commençaient à s’accumuler en silence. Tiny tournait de nouveau le dos à Megumi, regardant fixement droit devant lui alors qu’il n’y avait plus rien à voir. Bulstrod avait ralenti depuis un moment, gêné par l’obscurité quasi totale qui les enveloppait. Les étoiles avaient disparu, à l’instar des nuages de poussière colorés. Il ne restait que le vide, le néant. Megumi avait froid. Tassée le plus possible sur elle-même, elle se cramponnait aux plumes soyeuses du Gardien en tremblant. Sa position sur le dos de l’animal était plus qu’inconfortable et elle sentait que les muscles de ses cuisses souffraient de crampes fréquentes, sans parler de ceux de ses fesses. Elle avait vraiment hâte de pouvoir reposer les pieds par terre, même si elle imaginait très bien qu’elle aurait du mal à marcher.

Sa conversation avec Tiny l’avait ébranlée. Au fond, elle savait qu’il avait raison. Même si elle prendrait beaucoup de plaisir à passer sa vie avec Nathaniel — si celui-ci était d’accord, s’entend — il était évident qu’à un moment donné, le Prince se lasserait de la vieillarde qu’elle deviendrait et qu’il serait finalement déçu. Megumi ne souhaitait surtout pas paraître égoïste en montrant son désir de rester auprès de Nathaniel quand celui-ci souffrirait forcément de sa condition de misérable humaine. Elle s’en voulait beaucoup de sa manière de penser, mais elle était également fâchée contre l’animilis de lui avoir mis de telles idées dans la tête. Jusque là, elle ne faisait que vivre au jour le jour, en se disant que Nathaniel lui manquait beaucoup et qu’elle l’aimait. Dans ses rêves ou ses fantasmes, lorsqu’elle passait des moments merveilleux avec le Prince, elle ne songeait à personne d’autre qu’à eux deux. Elle n’avait pas encore inclus le moindre enfant au tableau. Cette fois, c’était différent. L’image d’un petit garçon aux cheveux de jais et aux iris émeraude, comme son père, ne cessait de s’insinuer à son esprit. Elle fit la grimace presque malgré elle. Elle n’eut pas le temps cependant de s’efforcer de penser à autre chose, car l’occasion se présenta toute seule à elle.

Bulstrod vira sèchement sur le côté, obligeant ses deux passagers à agripper plus fermement ses ailes, et Megumi ouvrit des yeux hallucinés lorsqu’une énorme météorite passa près d’eux. Le sifflement de la roche fendant l’air résonnait encore aux oreilles de la jeune femme alors que le météore était déjà bien loin. Le Gardien venait de l’éviter de justesse. Bulstrod se mit à slalomer entre les gros rochers qui arrivaient désormais droit sur eux.

— Accroche dwi toi ! brailla Tiny alors que son corps flottait au-dessus du dos du dragon et qu’il ne tenait plus que par sa prise précaire dans ses plumes.

Megumi enfouit davantage ses doigts dans le plumage de Bulstrod et elle en agrippa une poignée plus conséquente. Le Gardien, trop concentré sur son vol, ne ressentait rien. La jeune femme s’aplatit autant que possible sur l’encolure de sa monture dont l’allure augmentait peu à peu. Le vent qui leur fouettait le visage amorça l’apparition de larmes sur les joues de l’humaine et de l’animilis, mais celui-ci les chassa d’un revers rapide de la main et se focalisa sur les astéroïdes qui les menaçaient. Tandis que Bulstrod faisait tout pour les contourner, jouant de sa dextérité sans pareille, Tiny surveillait qu’aucun de ces énormes cailloux meurtriers n’échappait au regard perçant de son ami. Les météorites suivaient toutes un axe rectiligne au milieu duquel Bulstrod et ses compagnons semblaient s’être insérés par accident. Le Gardien n’avançait plus, il restait à la même hauteur, mais se déplaçait latéralement pour atteindre le bord de cette autoroute spatiale. Ses yeux noirs, grands ouverts, fixaient l’espace qui s’ouvrait devant lui alors que Tiny regardait un peu plus loin afin de prévenir l’arrivée de rochers plus rapides. L’animilis paraissait nerveux. Il se tenait les tempes en grimaçant. Ni lui ni le dragon n’aperçurent la comète qui jaillit subitement par la droite. Elle ne suivait pas le même parcours que les autres, elle n’adoptait pas leur allure non plus. Tandis qu’ils s’en approchaient dangereusement, elle s’embrasa tout à coup et Megumi poussa un hurlement qui se perdit au fond de l’univers, dans le vide sidéral.

Tiny réagit au quart de tour. Il pivota vigoureusement et tendit un bras ferme dans la direction de la comète. L’éclair qui jaillit de ses doigts boursouflés la fit aussitôt exploser. Il se jeta ensuite sur la tête de Megumi pour l’aplatir contre les omoplates de Bulstrod et la protéger des projections rocailleuses. Le Gardien évita l’impact et, tournoyant sur lui-même à une vitesse vertigineuse, s’éjecta de la pluie de météorites comme un boulet de canon. Les cris de Megumi et de Tiny, ballottés sur son dos, se noyèrent dans un tourbillon de plumes et de griffes acérées. L’animilis songeait que son ami ne parviendrait jamais à se stabiliser quand celui-ci buta contre un nouvel obstacle qui stoppa net sa progression.

À la vitesse à laquelle il fonçait, il aurait dû traverser cet étrange mur dressé dans le vide, mais il se cogna de plein fouet dedans et chuta de plusieurs mètres avant de se redresser et de planer de manière stationnaire. L’humaine et son compagnon étaient toujours sur son dos, comme par miracle, bien qu’ils ne demeuraient pas indemnes. La couleur de Tiny était passée de l’orange vif au vert kaki et il était au bord de l’évanouissement. Son bras droit pendait lamentablement le long de son corps et il ne maintenait sa prise de l’autre main qu’à grand-peine, pendant le long du flanc du Gardien. Il se hissa, en tirant sur les poils de Bulstrod et en gémissant. Megumi l’aida finalement à repasser ses pattes de part et d’autre du cou du dragon. La jeune femme, complètement décoiffée, tremblait de manière incontrôlable. Elle était frigorifiée. Sa mâchoire claquait frénétiquement et ses lèvres violettes ressortaient fortement sur sa peau blanche. Tiny s’aperçut qu’il faisait de nouveau suffisamment clair lorsqu’il discerna parfaitement le visage décomposé de son amie. Il se mordit la langue en constatant qu’il l’avait emmenée dans un tel endroit sans lui suggérer de mettre des vêtements plus chauds. Dans son monde, Megumi avait enduré la chaleur toute la journée et elle portait son uniforme scolaire composé d’une courte jupe plissée et d’un chemisier fin. Bulstrod planait sur place, haletant et couinant nerveusement. Il paraissait épuisé. Après avoir farfouillé dans les affaires de Megumi, Tiny l’aida à glisser ses bras dans les manches de la veste qu’elle avait emportée et se pencha à l’oreille du Gardien.

— Où dwi sommes-nous ?

Bulstrod soupira, de la vapeur s’échappant de ses naseaux, et il désigna la muraille dressée devant eux du menton. Tiny contempla la construction avec étonnement, mais ne sembla pas comprendre ce qu’elle impliquait. Une voix répondit alors à sa question :

— Vous êtes aux portes du Trou Noir, et vous n’avez rien à faire là.

Au sommet du mur, haut de plus de dix mètres et s’étendant à perte de vue, une immense créature se tenait fièrement au-dessus d’eux. Megumi l’avait déjà vu en image, dans des légendes mythologiques égyptiennes. Il s’agissait d’un sphinx.

6 : Un obstacle de taille

La lumière qui se diffusait paresseusement autour d’eux émanait en fait du sphinx. Ses deux yeux perçants et allumés comme des ampoules étaient braqués sur eux et Megumi se ratatina sur elle-même dans l’espoir de passer inaperçue. Leur arrivée fracassante contre la muraille n’avait malheureusement pas échappé à la créature.

— C’est dwi toi qui nous a envoyé la comète ? lança Tiny sans cérémonie.
— Tais-toi ! le morigéna Megumi sans desserrer les dents. Tu sais ce que c’est ? Ne le mets pas en colère !
— Bien sûr que je dwi sais ce que c’est, railla Tiny. C’est un Gardien !

Megumi ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Elle n’en revenait pas. Le sphinx était un Gardien qui veiller sur les deux mondes, et il était connu des égyptiens ! Elle n’eut pas le temps de se remettre de cette nouvelle ou d’assimiler ce que l’animilis avait lancé à la créature, car celle-ci déploya deux immenses ailes dorées et se jeta dans le vide. Megumi plaqua une main contre sa bouche pour retenir son cri. Le sphinx stoppa sa chute d’un battement gracieux qui les balaya brusquement, Bulstrod, Tiny et elle, pour se maintenir à leur hauteur. Il était deux fois plus imposant que Bulstrod, et ses longues plumes se fondaient parfaitement avec le pelage court et basané qui descendait sur ses épaules. Sa queue se balançait, menaçante, derrière son dos, et Megumi réalisa qu’il avait le corps d’un lion.

— Je vous ai effectivement envoyé la comète, répondit le Gardien, et c’est également moi qui y ai mis le feu. Vous n’avez rien à faire ici, répéta-t-il d’un air intimidant.

Sa voix parvenait aux oreilles de Megumi, mais elle ne voyait pas ses lèvres bouger ni sa bouche s’ouvrir. La jeune femme était fascinée, mais tout comme Bulstrod l’avait impressionnée, le sphinx l’effrayait. Il avait un visage d’homme, bien que ses yeux diffusaient une telle clarté, mais la crinière rousse qui lui recouvrait la tête et la nuque cachait la plupart de ses traits. En le regardant mieux, Megumi s’aperçut qu’il irradiait une impression de peine et qu’il semblait assez malheureux. Sa peau était claire et ses lèvres minces. De légères pommettes relevaient sa face émaciée. Il aurait pu être séduisant sans compter les poils du fauve. Et il y avait ses ailes… Les Gardiens étaient grandioses et terrifiants.

— J’ai bâti cette muraille pour vous empêcher d’aller plus loin, reprit-il. Votre chemin s’arrête ici.
— Pourquoi nous dwi interdire de pénétrer dans le Trou Noir ? Tu connais notre dwi intention.
— Un animilis de ton rang ou une humaine ne peuvent entrer dans ce lieu sacré, trancha le sphinx. Vous le savez très bien, sinon vous n’auriez pas essayé de passer en cachette. Quant à ce que tu cherches, tu n’es pas digne de t’en servir.
— Mais le Prince Nathaniel en est dwi digne. N’est-ce dwi pas ?

La créature grimaça. Tiny venait apparemment de marquer un point. Il saisit son avantage et poursuivit :

— Les Gardiens peuvent dwi pénétrer dans le Trou Noir, laisse dwi entrer au moins Bulstrod.
— Bulstrod… répéta le sphinx. C’est ainsi que vous le nommer ? railla-t-il.

Il pointa ses ampoules aveuglantes sur le dragon, resté plutôt discret jusque-là.

— Tu n’es même plus digne d’être Gardien Zmeï, lâcha-t-il sèchement.

Bulstrod sembla se ratatiner sur lui-même tant les mots le transpercèrent. Megumi comprit que Zmeï devait être son vrai nom. C’était ainsi que l’on appelait un grand dragon légendaire dans son monde. La jeune femme ne pouvait pas rester sans réagir. Toute la crainte qu’elle avait d’abord ressentie à l’égard du sphinx se volatilisa en un instant. Elle se redressa fièrement et croisa les bras sur sa poitrine. Tiny n’eut pas le temps de l’arrêter qu’elle criait déjà :

— Hey ! Qui est le Gardien qui a aidé à empêcher la guerre dans les deux mondes l’hiver dernier ?

La créature mi-homme mi-lion se tourna brusquement vers elle, la couleur de ses yeux virant au rouge. Il était furieux.

— JE suis celui qui pose les questions ! s’écria-t-il.
— Alors, interroge-toi donc là-dessus : comment pouvez-vous continuer à veiller sur la Terre si l’un des vôtres a été banni pour avoir bien agi ?
— Megumi… soupira Tiny entre ses dents.

Bulstrod perdait peu à peu de l’altitude, mais le sphinx réajustait toujours sa position sur la sienne. Le dragon aurait préféré se trouver partout ailleurs, mais pas ici, devant celui de ses compères qu’il redoutait le plus, alors qu’il transportait une humaine insolente sur le dos.

— Nous ne pouvons pas sans arrêt nous mêler de ce qui arrive ici-bas, trancha le lion volant. La stupidité des Hommes est incorrigible.
— En fait, reprit Megumi, vous êtes ni plus ni moins que des spectateurs. C’est dommage…
— Misérable vermine, cracha le Gardien, hors de lui, tu dois payer ton insolence et ta folie !

Megumi ne prit pas peur, contrairement à ses deux compagnons. Soit elle était effectivement folle, soit elle ne savait vraiment pas à quelle créature extraordinaire elle avait affaire. La bête leva une énorme patte au-dessus de sa tête, prête à l’abattre sur l’humaine sans tenir compte de la présence de l’animilis et du dragon.

— Je croyais que les sphinx posaient des énigmes, lança la jeune femme sans tressaillir, mais je constate qu’en fin de compte, tu n’es qu’une grosse brute.

Les yeux de Tiny semblaient sauter de leurs orbites. Bulstrod grinçait des dents, à l’instar du lion dont la colère le démangeait.

— En réalité, il n’existe qu’un seul sphinx, mademoiselle, et il se trouve en effet qu’il n’est pas particulièrement loquace.

Les quatre protagonistes tournèrent la tête vers le nouvel arrivant à qui appartenait la voix suave qui venait de retentir. Le fauve menaçant abaissa sa patte, déçu, tandis qu’un centaure galopait jusqu’à eux, ses sabots crépitant d’étincelles bleutées à chaque pas. Il flottait dans les airs sans avoir besoin d’ailes. Son corps équin était couvert d’une robe argentée sur laquelle des milliers de paillettes semblaient luire. Un torse humain remplaçait le buste du cheval et ses longs cheveux bruns reposaient sur son encolure et ses flancs. Il s’arrêta près de Bulstrod et s’inclina devant les voyageurs. Lorsqu’il se redressa, il tendit un bras vers Megumi et lui saisit la main qu’il baisa affectueusement.

— Enchanté, dit-il, je m’appelle Ixion. Je suis l’un des six Gardiens des Terres Sacrées et Sauvages.

7 : Les six Gardiens

Le regard du centaure était intense. Ses prunelles d’un noir profond étaient fixées sur Megumi qui se sentait rougir. Il semblait essayer de lire au travers de la jeune femme, et peut-être en était-il capable, car après une longue observation, il soupira d’un air déçu en détournant les yeux.

— Le cœur des humains est extraordinaire, murmura-t-il. Celui de cette demoiselle déborde d’un amour inconditionnel absolument fascinant. Le Prince des humanilis est quelqu’un de chanceux.

Il se positionna entre Bulstrod et le sphinx et, se tournant vers ce dernier, ajouta :

— Paix mon ami. La présence de Tiny et de Megumi relève d’une conjoncture particulière des astres. Leur sort ne t’appartient pas. Quant à Zmeï, il est un Gardien, tout comme toi et moi. Nous ne pouvons le chasser de ces terres. Le conseil devra décider.

Le sphinx renifla avec dédain et croisa les pattes sur son torse velu. Envoûtée par le charme d’Ixion, Megumi s’était subitement sentie à l’aise, mais un frisson incontrôlable lui traversa finalement le corps et glissa le long de son échine. Le centaure tourna la tête vers elle et lui sourit.

— Tu as raison de commencer à t’inquiéter, souffla-t-il suavement, celui-là n’est pas le plus difficile à vivre.

Il désignait le sphinx. À côté de la jeune femme, Tiny rageait. Il avait tout prévu pour arriver jusqu’au Trou Noir sans avoir à affronter de Gardiens, et cette fois, il aurait affaire au conseil au complet. Comme pour justifier son désarroi et accentuer ses craintes, une atmosphère lourde s’abattit tout à coup sur les compagnons et le son de pas pesants retentit de manière régulière et de plus en plus prononcée. Regrettant de n’avoir pu s’empêcher de provoquer le lion ailé — et se demandant comment elle avait pu avoir une idée aussi démente — Megumi déglutit difficilement avant de retenir sa respiration. Ils arrivaient. À droite, une créature immense ; de l’autre côté, les deux derniers Gardiens.

Ixion se posta auprès du sphinx pour laisser ses congénères approcher. Son attitude dilettante et son air suffisant n’enlevaient rien à sa beauté fascinante, mais rangé ainsi à côté de son compère des plus effrayants, son rôle et sa fonction prenaient tout leur sens. Il était lui aussi un Gardien, et il se rallierait à l’avis qui emporterait la majorité des voies malgré son apparente sympathie pour les infortunés compagnons.

Le centaure s’inclina de nouveau lorsque les deux créatures qui arrivaient ensemble atteignirent le groupe réuni là, au milieu de l’univers. Même en sachant qu’elle allait probablement rencontrer des bêtes légendaires de son monde, Megumi ne s’était pas attendue à cela. L’être qui se tenait le plus en retrait était grand et fort. Ses muscles saillaient indéniablement sous sa peau sombre et velue. Debout sur deux jambes, ses bras se balançaient de part et d’autre de son buste proéminent à chaque pas qu’il accomplissait. Il semblait éreinté. Ses yeux jaunes étaient plissés par la fatigue et sa bouche s’étirait sur un sourire sans joie, forcé par sa mâchoire puissante et les canines pointues qui dépassaient de ses lèvres noires. C’était un loup-garou.

Son compagnon, malgré son petit corps frêle, était tout aussi impressionnant. Megumi avait déjà entendu parler de cette créature, mais elle n’avait jamais vu deux illustrations la représentant de la même manière. Lorsqu’elle la découvrit, elle était pourtant sûre qu’il s’agissait bien d’un kappa, un animal ancestral aquatique. D’abord, sa peau luisante et lisse, comme celle de Tiny, était d’un vert absinthe. Ensuite, sa grosse tête ronde, entourée d’une touffe de cheveux sommaire, était creusée à son sommet, seule partie de son crâne demeurant chauve. La coupelle ainsi formée débordait d’eau claire. Son drôle de bec clapotait machinalement et Megumi jurerait l’avoir vu réajuster sa carapace tandis qu’il marchait. À croire qu’il la transportait comme un sac à dos.

Le loup-garou et le kappa prirent place à gauche du sphinx et tous se tournèrent vers le nouveau venu. Seule sa silhouette massive leur était visible pour le moment. Il se déplaçait très lentement et chacun de ses pas semblait faire trembler la galaxie. D’après l’attitude de crainte que Megumi percevait autour d’elle, notamment chez Bulstrod qui avait baissé la tête si bas qu’on ne voyait même plus ses cornes, dissimulées dans son pelage, la jeune femme pensa que ce retardataire devait être le plus important des six Gardiens. Elle avait compris, au regard du comportement du sphinx vis-à-vis de son ami dragon, qu’une hiérarchie existait parmi eux. Son sort et celui de Tiny dépendaient néanmoins de l’avis général de tous, comme l’avait souligné le centaure. Si elle avait dû les classer selon leur rang, Megumi aurait mis sur la première marche le dernier arrivant, dont l’identité demeurait mystérieuse. Juste en dessous devaient se tenir le kappa et le loup-garou qui avaient de toute évidence fait l’effort de se déplacer uniquement parce que c’était devenu nécessaire. Ceux qui se reposent le plus sont en général les dirigeants, songea la jeune femme. Le centaure devait, quant à lui, être supérieur au sphinx qui s’était laissé dicter sa conduite sans plus de résistance qu’un grognement. Bulstrod se positionnait clairement au plus bas sur le podium.

La créature arriva enfin dans la lueur diffusée par les yeux toujours allumés du lion ailé et Megumi le reconnut immédiatement. Il s’agissait d’un tanuki. Elle fut étonnée de le trouver parmi les Gardiens et à un tel niveau d’autorité alors qu’elle avait déjà rencontré des animaux similaires – quoique beaucoup moins grands – dans les Monts Enchantés de Zachaël.

Il était vrai que ces petites bêtes étaient connues dans son pays pour avoir disparu depuis des milliers d’années. Selon la légende, les véritables tanukis possédaient le don extraordinaire de se métamorphoser en tout ce qui leur plaisait. D’aucuns disaient même que s’ils n’en existaient plus, c’était uniquement parce qu’ils s’étaient changés en humains et vivaient désormais parmi eux. Les tanukis que Megumi avait vus au sein de la communauté de Zachaël étaient en fait des animilis, et ils étaient effectivement dotés de pouvoirs fantastiques. La jeune femme ne s’était jamais demandé s’ils étaient bien les animaux de la légende. D’ailleurs, elle les avait identifiés ainsi alors que les animilis n’admettaient aucune analogie avec les créatures non magiques, tout comme Tiny refusait catégoriquement d’être comparé à un amphibien.

Le tanuki qui se dressait cette fois devant Megumi était différent des êtres fantastiques qu’elle connaissait. Immense et énorme, il se tenait aussi sur ses deux pattes arrières, mais il ressemblait plus à un ours vivant avec une tête de peluche. Son museau, en forme de cœur, frémissait sans raison et ses yeux, petits et tout ronds, brillaient de malice. Il était tout sauf effrayant. Megumi le trouva même particulièrement attachant. Pourtant, les autres Gardiens s’inclinèrent devant lui et Tiny ôta son chapeau en tremblant. Le tanuki les détailla tous paresseusement et attarda son regard sur les passagers de Bulstrod.

— Humf ! toussota-t-il d’étonnement. Une humaine et un animilis aux portes du Trou Noir ? Vous souhaitez vous procurer un ponson, n’est-ce pas ?
— C’est dwi exact votre Grandeur, balbutia Tiny en priant pour que Megumi se tienne tranquille.
— Humf ! Que désirez-vous ?
— Je crois dwi savoir que vous connaissez le Prince Nathaniel. Il dwi guide une grande partie de notre communauté magique, hésita la grenouille devant le regard interrogateur du tanuki géant. Nous aimerions lui dwi offrir le ponson pour le remercier des sacrifices qu’il a dwi fait pour nous et lui dwi apporter le bonheur, ainsi que la dwi perpétuation de sa race.

Le Gardien le toisa un long moment sans bouger, si bien que Megumi pensa qu’il s’était endormi là ! Il finit cependant par réagir de nouveau, un sourire étrange s’esquissant sur ses babines d’ursidé.

— La communauté magique souhaite que l’espèce humanilis perdure… Les temps sont comptés, dit-il d’un air songeur.

Les joues de Tiny prirent une couleur plus soutenue et il acquiesça. Megumi le dévisagea sans comprendre. Il lui avait expliqué que Nathaniel voulait fonder une famille, avoir une descendance qui lui était propre, mais il n’avait jamais parlé d’extinction de son espèce ! Le tanuki perçut le trouble de la jeune femme et s’adressa directement à elle :

— La guerre à laquelle tu as participé a vu de nombreux humanilis périr. Les animilis ont également beaucoup souffert, corrigea-t-il avec bienveillance, mais eux sont encore capables de se reproduire.
— En effet, intervint Tiny, moins nerveux. Nous dwi craignons que la race du Prince finisse par dwi disparaître pour de bon, et nous ne le souhaitons dwi pas. Sans les humanilis, le dwi peuple magique serait incapable de se dwi cacher des humains, et ceux-ci ne sont pas dwi prêts à admettre notre existence et à dwi cohabiter avec nous. Nous l’avons malheureusement dwi constater durant de nombreux affrontements meurtriers.

L’animilis tentait d’ignorer l’expression ahurie de Megumi, dont la mâchoire semblait sur le point de se détacher tant elle ouvrait grand la bouche de stupéfaction, mais le tanuki la prit néanmoins en considération.

— Tu sais que les humanilis femelles ont été décimées, n’est-ce pas, humaine ?
— Euh… Oui… Monsieur… balbutia la jeune femme.
— Qu’en penses-tu ?

Megumi fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas la question. Elle implora Tiny du regard pour qu’il lui vienne en aide, mais il se contenta de hausser les épaules. La situation était claire. Elle devait répondre d’une manière ou d’une autre.

— Je… hésita-t-elle.
— Sais-tu ce qu’est la sélection naturelle ? l’interrompit le tanuki.

Les autres Gardiens se mirent à se dandiner, visiblement mal à l’aise, et Ixion secoua la tête d’un air accablé, une main plaquée sur son front.

— Oui, je sais ce que c’est, lâcha Megumi, perplexe.

Mis à part le fait qu’elle était en train de converser avec des créatures mythiques au beau milieu de l’espace, sur le dos d’un dragon, elle trouvait la scène incongrue. Réfléchissant rapidement aux paroles du tanuki, elle crut les comprendre, mais elle n’arrivait pas à déterminer la raison pour laquelle il les avait prononcées. Quelque chose lui échappait.

— Vous voulez dire, reprit-elle précipitamment au moment où le Gardien s’apprêtait à parler de nouveau, que si les humanilis ne peuvent plus se reproduire, c’est parce qu’ils doivent disparaître ?

Tiny sursauta et les babines du gigantesque tanuki tressaillirent. Il lança soudainement :

— Je vais te conter une histoire, Megumi…

Tous les yeux se braquèrent plus intensément sur lui.

— Il y a fort longtemps, la Terre était peuplée d’êtres fantastiques et extraordinaires dotés d’une puissance incommensurable et de nombreux talents. Il s’agissait de dragons, de centaures, de sphinx, de kappas, de loups-garous et de tanukis.

8 : La décision des Gardiens

Megumi écoutait attentivement l’histoire du tanuki, décidée à comprendre une bonne fois pour toutes où il voulait en venir. Lorsque Nathaniel lui avait parlé des origines des humanilis, il avait été clair sur le fait qu’ils n’étaient pas issus d’un mâle et d’une femelle comme les humains ou les autres mammifères. Le Prince pensait d’ailleurs que la germination des graines de son espèce dans les arbres n’était pas due au hasard, mais résultait d’une combinaison particulière mise au point par la Nature afin de permettre à des végétaux malades de survivre grâce aux nutriments spécifiques que leur fournissaient leurs invités. La jeune femme ne voyait donc pas pourquoi, sans les semences magiques offertes par le ponson, les êtres comme Nathaniel tendraient à disparaître. D’autant plus que sans la guerre, rien ne pouvait les amener à mourir. Ils ne subissaient pas les outrages du temps et paraissaient tout ce qu’il y avait de plus éternel. Il était vrai cependant que du jour au lendemain, selon la volonté mystique de la Nature, plus aucune graine d’humanilis féminin n’avait germé… Megumi était convaincue qu’il s’agissait d’une punition résultant de la mauvaise attitude de ces êtres vis-à-vis des autres créatures. Elle avait beau réfléchir, elle ne voyait pas quel acte pourrait justifier une pénurie soudaine de semences pour faire naître des mâles de cette espèce magique.

Tiny aussi était particulièrement attentif au discours du tanuki. Il ne s’était pas attendu à une telle situation, et il avait encore moins eu l’intention d’avertir la jeune femme de ce qui le tracassait à ce point. Megumi était impulsive et naïve, et elle allait sans doute réagir de la plus mauvaise manière en découvrant l’histoire des Gardiens.

Le tanuki leur expliqua qu’à l’époque, les membres de son espèce ainsi que les dragons, les kappas, les sphinx, les centaures et les loups-garous se sentaient à l’étroit et avaient besoin d’espace pour étaler leur puissance. Malheureusement, ils s’opprimaient les uns les autres et ne cessaient de se battre pour obtenir davantage de territoire et de pouvoir. Il en résulta que la planète avait subi de lourds dégâts et qu’elle avait manqué disparaître. Comme pour se voir punies pour leur conduite, les créatures finirent par être décimées, une à une.

La jeune humaine et l’animilis comprirent que les derniers représentants de ces espèces ancestrales se tenaient désormais devant eux. Le tanuki leur apprit que lui et ses compagnons étaient devenus les Gardiens et qu’ils avaient pour mission de préserver la Terre qu’ils avaient failli détruire, en reconnaissance de dette. Cette histoire faisait étrangement échos à celle que le Prince avait racontée à Megumi, et elle ne put s’empêcher de demander à son interlocuteur si une reine humanilis avait fini par rejoindre leur cercle après la dissémination de cette race. Il lui affirma que non, mais son air mystérieux ne rassurait pas la jeune femme.

— Se pourrait-il que les derniers humanilis doivent disparaître pour s’enrôler avec vous ? interrogea-t-elle alors.
— Tu fais fausse route Megumi. Il reste peu de ces êtres sur Terre, c’est exact, et la Nature n’est plus à même de fournir les graines nécessaires à la continuité de leur espèce pour deux raisons. Je pense que tu les connais, car le Prince Nathaniel t’a conté l’histoire de son peuple.

Megumi farfouilla dans les recoins de sa mémoire, mais elle ne voyait pas ce que le Gardien voulait dire. Étonnamment bienveillant, il l’éclaira alors :

— Les humanilis naissants sont complémentaires à leurs hôtes végétaux. Ils leur fournissent les nutriments nécessaires à leur évolution, et ces arbres qui les accueillent les font mûrir. C’est ainsi depuis toujours. Seulement, les végétaux présents sur Terre subissent les affres des travers de l’humanité et les substances magiques de leurs invités ne sont plus suffisantes pour leur apporter le soin qu’ils requièrent. De plus, les hôtes potentiels demeurent trop nombreux pour le peu de semences que la Nature peut encore créer. Elle s’affaiblit. Elle a besoin d’aide. Les deux raisons qui restreignent Son pouvoir à engendrer de nouveaux humanilis sont les suivantes : il y a trop d’arbres à soigner et les graines qu’Elle est à même de fournir ne sont plus assez puissantes et ne se développeraient pas correctement. Les humanilis ne peuvent plus mûrir et les hôtes vont mourir. Comprends-tu maintenant ?

Megumi hocha la tête. Cette catastrophe écologique n’avait lieu qu’à cause des humains irrespectueux de la nature. Cela lui donnait la nausée. Elle avait toujours été révoltée par les actions nocives cautionnées par les différents gouvernements comme le forage du pétrole ou la déforestation en Amazonie. Elle détestait les chalutiers qui raclaient les fonds marins et détruisaient tout un écosystème qui tentait désespérément de se reconstruire à chaque fois. Elle pensait que l’agriculture et l’élevage intensifs étaient de mauvaises choses et elle participait fréquemment à des manifestations en faveur de la protection de la nature. Megumi n’avait cependant jamais imaginé que les actions des humains pouvaient avoir un tel impact sur l’environnement. Bien sûr, elle savait, et elle le regrettait énormément, que des espèces naturelles disparaissaient sans cesse ; des plantes, des mammifères, des insectes ou des oiseaux. Elle avait fait un don conséquent pour sauver le dernier habitat sauvage des orangs-outangs destinés au trépas si le peu de forêts qu’il leur restait se faisait ravager.

Cette fois, c’était les humanilis qui étaient en danger, car même si ceux déjà existants n’avaient, pour le moment, aucune raison de mourir — sauf peut-être la solitude — aucun autre ne pouvait naître. La population végétale de la Terre était elle aussi menacée. La jeune femme prit conscience que le ponson que Tiny voulait récupérer avait une importance bien plus grande que son simple statut de cadeau d’anniversaire pour le Prince Nathaniel.

— Si vous constatez ces choses horribles et que vous devez préserver la planète, hésita-t-elle, pourquoi vous ne nous laissez pas prendre le ponson magique ? Il pourrait tout changer…

À son plus grand étonnement, le tanuki sourit. Bulstrod soupira de soulagement et les autres Gardiens se détendirent tout à coup. Ixion, le centaure, fit un clin d’œil à Megumi. Déstabilisée, elle tenta de garder une certaine contenance en se tenant un peu plus droite.

— Le ponson magique peut effectivement remédier à cette situation. C’est l’arme ultime de la Nature, révéla le tanuki, c’est pourquoi Zmeï a dû juger utile de vous apprendre son existence, je suppose.

Bulstrod s’ébroua légèrement et Megumi s’étonna de le voir tout à coup plus fier. Il paraissait qu’il venait de remonter dans l’estime de ses compères, bien que le sphinx affichait toujours un rictus mauvais.

— Je t’ai dit qu’aucun humanilis n’endosserait le titre de Gardien à nos côtés, rappela le chef, mais ils auront cependant un rôle primordial à jouer dans le renversement de la situation. Le ponson peut leur apporter quelque chose, c’est certain, mais nul ne peut encore savoir quoi. Ton ami Tiny pense que cela pourrait être de nouvelles semences de leur espèce — sans doute parce qu’il s’agit d’un fruit, n’est-ce pas ?

Il lança un regard suggestif à l’animilis qui se mit à tortiller ses longues phalanges boursouflées d’un air mal à l’aise.

— Humf ! Quoi qu’il en soit, le ponson est un outil mystérieux. Il vous faut le trouver et vous en emparer convenablement afin qu’il vous apporte ce dont vous avez besoin. Je place moi aussi mon espoir dans le Prince Nathaniel. Pour cela, Tiny et Zmeï ont fait le bon choix. Quant à votre manière de vous infiltrer ici avec une humaine et d’essayer de voler le ponson, je ne crois pas que ce soit idéal, mais qui sait ? Quoi qu’il en soit, les humanilis doivent évoluer et acquérir de plus grandes forces s’ils veulent pouvoir encore prétendre à la protection des arbres. Ils le doivent ! ajouta-t-il gravement. Le Trou Noir est insondable, immense et minuscule à fois. Vous vous égarerez facilement si vous perdez votre objectif de vue. Ne pensez à rien d’autre. Soyez attentifs et courageux, car les ténèbres sont fourbes. Bonne chance.

Megumi réalisa que le discours du Gardien était terminé que lorsqu’il commença à s’éloigner d’un pas traînant. Le sphinx s’envola brusquement sans un regard en arrière et le loup-garou, un air blasé sur la figure, hocha la tête pour les saluer avant de s’en retourner également. Le kappa s’inclina légèrement devant Bulstrod, Tiny et Megumi en plaçant une patte contre son front pour éviter à l’eau de sa coupelle de se renverser. Quant à Ixion, il s’avança vers les trois compagnons d’une foulée gracieuse et attrapa de nouveau la main de Megumi qu’il baisa gracieusement.

— Quel courage ! s’écria-t-il. Vous avez réussi le test. Il ne faut pas nous en vouloir mademoiselle, mais tout le monde ne peut pas pénétrer dans le cœur de l’univers comme ça, ajouta-t-il en claquant des doigts. J’espère que vous accomplirez votre quête avec succès. Mon esprit vous accompagne. Ahhh, le Prince Nathaniel a vraiment de la chance, répéta-t-il, songeur. Au plaisir de vous revoir !

Il s’éloigna alors au galop sans leur laisser le temps de répondre. Le baiser qu’il venait de déposer sur la main de Megumi la chatouillait encore, sa peau brûlant légèrement où les lèvres du centaure s’étaient posées. Il s’agissait d’une créature vraiment envoûtante.

9 : Détermination et sacrifice

La longue muraille qui s’était dressée devant les trois compagnons lorsque le sphinx avait tenté de les arrêter vola tout à coup en éclats. Alors que Megumi croyait qu’il s’agissait d’un mur maçonné en briques, il se décomposa en divers morceaux tranchants et aiguisés comme du verre, comme si le terrible lion ailé qui l’avait façonné avait voulu leur montrer une dernière fois ce qu’il pensait de leur présence ici en les soumettant à un ultime obstacle. Bulstrod tournoya légèrement pour éviter les projectiles avant de se stabiliser de nouveau. Ses ailes balayèrent tout sous leur souffle et les deux passagers durent se cramponner plus que jamais. Megumi remarqua alors que le dragon reprenait seulement son envol depuis l’arrivée des autres Gardiens. C’était à croire qu’ils avaient apporté un sol où tous s’étaient tenus sur leurs pattes. Maintenant qu’elle y pensait, le sphinx ne volait pas non plus durant la réunion du conseil.

Mécontent, Tiny pestait contre le sens de l’humour douteux de ces créatures fantastiques qui avaient une drôle de manière de leur laisser le champ libre. L’animilis avait une dent toute particulière contre le Gardien mi-homme, mi-lion, qui leur avait volontiers fait passer un sale quart d’heure avec sa comète enflammée et son mur cristallin. Megumi, finalement sortie de ses pensées, ne prêtait qu’à moitié attention aux jérémiades de son ami. Elle était trop intriguée par ce que la destruction de la muraille avait laissé apparaître devant eux.

Un vaste cerceau planait en oscillant faiblement, tournant sur lui-même comme pour créer une spirale. Depuis le départ des Gardiens, la lumière environnante était redevenue très faible, à peine projetée par des étoiles lointaines, mais l’intérieur de la cavité était plus sombre que l’obscurité elle-même. Les ténèbres étaient totales et écrasantes. Rien qu’à leur vue, Megumi suffoqua, attirant enfin l’attention de l’animilis sur le Trou Noir.

— Nous y dwi voilà, dit-il stoïquement. Vous êtes dwi prêts ?

Bulstrod montra son impatience en bondissant en avant, devant la gueule du gouffre, mais Megumi exerça une pression contre ses flancs pour le ralentir.

— Qu’est-ce qu’on va trouver là-dedans ? interrogea-t-elle d’une voix tremblante. Vous avez une idée de ce qui pourrait faire « évoluer » les humanilis pour les préserver et leur donner la force et les pouvoirs nécessaires à la sauvegarde de la planète ?

Tiny déglutit péniblement, gêné par l’inquiétude croissante de son amie.

— Je suis dwi désolé de ne pas t’avoir expliqué le dwi problème tout de suite, s’excusa-t-il. Ce que je t’ai dwi dit est vrai cependant. Le dwi Prince Nathaniel souhaite fonder une dwi famille — peut-être pas au dwi sens où tu l’entends —, mais nous dwi pensons que son désir est la dwi clé pour amener de nouveaux membres de son espèce à dwi naître. C’est ainsi qu’il dwi envisage sa lignée.
— Je comprends, répondit Megumi au plus grand étonnement de son ami. Enfin, je crois… Tiny, reprit-elle d’une voix étrangement basse, est-ce que tu étais au courant de tout ce que le tanuki nous a dit ? Au sujet de l’extermination des arbres hôtes des humanilis et de la faiblesse de la Nature, précisa-t-elle devant le regard interrogateur de l’animilis.
— Oui, soupira-t-il.

Megumi le dévisagea, indignée.

— Quel était ton but depuis le début ?! s’écria-t-elle alors, désabusée.
— Bulstrod m’a dwi informé de tout cela quand les Gardiens ont dwi constaté l’état de la Nature. Le dwi Prince Nathaniel ne sait rien, il a juste dwi compté que beaucoup de ses frères sont dwi morts pendant la guerre contre Kevaniel et Galaël. Il est dwi affligé.

Tiny évita délibérément de mentionner que le véritable vœu du Prince était en fait de fonder une famille avec la jeune femme. Nathaniel ne l’avait jamais formulé ainsi, mais il l’avait laissé sous-entendre en s’intéressant intensément à l’histoire que leur mentor, Zachaël, avait entretenue avec l’arrière-grand-mère de Megumi à qui il avait donné une fille.

Cette gamine possédait un don, et elle était en partie un humanilis, comme son père. Pourtant, Tiny ne songea pas un seul instant qu’une union de ce type entre Megumi et Nathaniel pouvait être la solution à une évolution de l’espèce comme l’avait mentionné le grand Gardien. Il ne pensait d’ailleurs qu’à une chose : préserver le bonheur de ses amis. L’animilis croyait vraiment que le bon temps passé ensemble ne serait que de courte durée et ne justifierait pas la souffrance qu’ils endureraient lorsque l’humaine mourrait de vieillesse ou de maladie tandis que l’humanilis persisterait sur Terre.

Tiny n’avait pas parlé de cela avec Bulstrod, ni même avec Fena, sa compagne. Il avait endossé l’immense responsabilité de décider seul de la marche à suivre pour que le Prince obtienne le ponson. Il aurait préféré ne pas impliquer Megumi du tout, mais d’après ce que les Gardiens avaient laissé entendre — et donc ce que Bulstrod lui avait initialement rapporté — le fruit sacré ne pouvait apporter ce qu’on lui demandait qu’en contrepartie d’un sentiment intense de nécessité et de gratitude. Bien sûr, Tiny lui-même avait grandement besoin de ce présent, il désirait plus que tout rendre son ami humanilis heureux en le lui octroyant, mais selon les Gardiens, ce n’était pas suffisant. Tiny espérait obtenir des graines porteuses de germes hautement chargées de pouvoirs, et il croyait que pour que le ponson les produise, il devait être saisi par un amour suffisamment puissant pour s’y transférer et donner des semences fertiles. Tiny avait alors inévitablement pensé à Megumi. Il était sûr qu’elle aimait Nathaniel de manière inconditionnelle et que l’humanilis partageait ses sentiments. Il s’abstint de faire part de ses pensées à son amie et se contenta de lui expliquer :

— Le Prince ne se dwi doute pas que son espèce ne naîtra plus jamais et que les hôtes vont dwi mourir. S’il le dwi savait, il serait anéanti. Mon dwi but est juste de lui offrir le dwi ponson porteur de graines fertiles afin que de nouveaux humanilis voient le dwi jour en soignant les arbres, comme avant. Et ce, sans que Nathaniel ne s’aperçoive que c’est la dwi dernière chance que nous ayons. Ils dwi seront plus forts et la Nature reprendra les dwi commandes. Elle n’aura plus à se dwi soucier des hôtes.

Megumi hocha simplement la tête, mais l’animilis savait qu’elle avait de la peine.

— J’imagine que tu as dwi l’impression que je me dwi sers de toi. Ce n’est pas totalement dwi faux, je suis dwi navré. Tu dois dwi comprendre que c’est important.
— Je comprends, répéta la jeune femme d’une voix calme. Je ne dirai rien à Nathaniel. Tu as raison, Tiny, je l’aime. C’est stupide, mais c’est comme ça. Je n’y peux rien. Je lui rapporterai ce ponson magique, et j’espère qu’il portera bien les graines que tu imagines. Allons-y maintenant.

Impressionné par la détermination sans faille de son amie, Tiny n’osa rien répondre. Il se contenta de donner une petite tape sur le cou de Bulstrod qui renifla bruyamment – comme s’il sanglotait – avant de reprendre son envol. Ils s’avancèrent précautionneusement à l’intérieur du trou obscur. Megumi retint son souffle et Tiny pressa sa patte gluante sur sa main. Ils disparurent alors dans les ténèbres.

10 : Le Trou Noir

Megumi ne voyait que les gros yeux globuleux de Tiny dans lesquels elle ne savait quelle lumière se reflétait. Il faisait extrêmement froid et l’endroit était plus humide et plus obscur que la cave de chez ses parents. La jeune femme songea vaguement qu’elle aurait dû enfiler un pantalon chaud avant de quitter l’université, mais ses pensées changèrent brusquement lorsque le dragon qu’elle chevauchait se mit à chuinter nerveusement. Si elle ne sentait pas la main ferme de Tiny sur la sienne, Megumi aurait imaginé qu’elle sombrait dans le néant ou le chaos. Elle était terrorisée.

— Qu’est-ce qu’il y a, Bulstrod ? chuchota-t-elle malgré elle.

Sa voix, faible murmure soufflé, se répercuta pourtant en échos sur les parois invisibles du boyau ténébreux dans lequel elle s’enfonçait avec ses amis.

— Ce doit dwi être le froid, supposa Tiny. Bulstrod n’est dwi pas habitué à une telle température.
— Personne ne peut s’habituer à cette température, râla Megumi, frigorifiée.

Elle se rappela alors une conversation similaire qu’elle avait eue avec Nathaniel alors qu’elle se trouvait dans le campement des Monts Enchantés depuis peu de temps. C’était l’hiver, et ses habits n’étaient pas adaptés au froid drastique qui s’abattait sur les montagnes. Le Prince avait fini par réussir à la convaincre de porter les vêtements chauffés magiquement qu’il lui avait prêtés. Megumi sourit. Ce souvenir alluma une sorte de flamme dans sa poitrine, lui procurant un doux sentiment de réconfort et de chaleur.

— Qu’est-ce que c’est que dwi ça !? s’exclama tout à coup Tiny en la dévisageant gravement.

La jeune femme regarda tout autour d’elle sans comprendre, car elle ne voyait rien d’inhabituel. Elle ne voyait rien du tout d’ailleurs. L’animilis finit par enfoncer un doigt accusateur sur la poche de sa veste, à l’emplacement de son cœur.

— Dwi ça ! lâcha-t-il plus fort que nécessaire.

Il paraissait très nerveux. Megumi baissa la tête pour découvrir ce qui inquiétait tant son ami et elle remarqua enfin la lueur rosée qui irradiait de sa poitrine. Elle sursauta, faisant tituber Bulstrod qui peina à reprendre un vol plus stable.

— Je pensais à Nathaniel, révéla la jeune femme, et je me disais que ça me réchauffait le cœur.

Elle hésita un moment, perturbée, puis poursuivit :

— Ce serait vraiment le cas ?
— C’est dwi très étrange, balbutia Tiny, complètement dépassé pour une fois.

Bulstrod piqua de nouveau du nez en grognant. Tiny remarqua pour la première fois le comportement de son ami, mais Megumi y songeait depuis quelque temps déjà. Elle lui caressa doucement l’encolure.

— Tu es fatigué, fit-elle, si seulement on pouvait se reposer quelque part. On ne voit rien du tout !

La lumière qui sommeillait dans sa poitrine s’étendit alors tout autour d’eux et éblouit le tunnel, leur révélant diverses plates-formes fixées sur ses parois rocheuses. C’était un miracle qu’ils n’en aient encore cogné aucune. Bulstrod se laissa lourdement tomber sur la plus proche et la plus basse de toutes. Heureusement, elle ne céda pas sous son poids comme dans ces jeux vidéos auxquels Megumi jouait de temps en temps et dans lesquels certaines estrades étaient amovibles, pour son plus grand embarras.

La jeune femme sauta à terre en entraînant Tiny avec elle.

— Il n’en peut plus de nous trimballer sur son dos comme ça, dit-elle. On va faire une halte et dormir un peu.
— Dormir !? s’égosilla Tiny. Nous n’avons pas de dwi temps à perdre !

Comme pour le contredire, Bulstrod s’effondra sur la roche et ferma les yeux. Un ronflement régulier s’échappait déjà de ses naseaux.

— Les humanilis sont immortels — à condition qu’on ne les tue pas — et avant de quitter leur hôte, ils doivent mûrir pendant cent ans, rappela Megumi. On n’est pas à une heure près !

Tiny croisa les bras sur sa poitrine et se mit à râler pour faire bonne figure, mais il s’assit auprès du dragon et reposa sa tête sur son épaule en soupirant de soulagement.

— Cette rencontre avec les autres Gardiens était éprouvante, avoua Megumi. J’ai moi aussi besoin de me détendre un peu.
— Tu n’as pas dwi froid ? s’étonna l’animilis dont les dents se cognaient ensemble dans sa bouche.
— Plus maintenant, révéla Megumi. La lumière est chaude.

Elle haussa les épaules et Tiny la toisa sévèrement. Il semblait penser que Megumi savait d’où provenait la lueur qui l’enveloppait. Pourtant, elle l’ignorait totalement. Elle avait d’abord cru que les pouvoirs de sa bague de jade s’étaient réveillés, puis elle s’était souvenue qu’elle ne portait même pas le bijou sur elle. De toute façon, le mur de jadéite ne faisait pas de lumière, et il ne lui sortait pas directement du cœur. Non, Megumi ne savait pas d’où venait cette lueur, mais elle sentait qu’elle était bénéfique et qu’elle les guiderait jusqu’au ponson magique. Après tout, cette source lumineuse avait jailli en elle et elle avait commencé à diffuser sa chaleur alors que Megumi pensait à celui qu’elle aimait plus que tout. Le Trou Noir avait un aspect effrayant et glauque, mais il paraissait ouvrir des possibilités merveilleuses et, peut-être même comprenait-il l’amour. Megumi en était certaine, la lumière de son cœur était le reflet des sentiments qu’elle éprouvait pour le Prince Nathaniel.

La jeune femme se blottit à son tour contre le flanc du dragon et Tiny se colla à elle en faisant mine de rien. Les trois compagnons tombèrent rapidement dans un sommeil profond, ne remarquant pas les racines qui s’extirpaient de la roche un peu partout dans le tunnel.

Lorsque Megumi ouvrit les yeux, quelques heures ou quelques jours plus tard, elle ne pouvait le déterminer, elle ne se sentait pas plus reposée qu’avant de s’endormir. La lueur qui s’était mise à briller en elle et à lui procurer une chaleur apaisante était toujours là. La jeune femme se leva et étouffa une exclamation de stupeur tandis que les faisceaux lumineux éclairaient les alentours. Le tunnel s’était totalement métamorphosé. Megumi se demandait si elle était bien réveillée, mais quand elle se cogna les orteils contre un gros caillou, elle en fut finalement convaincue. Les larmes aux yeux, elle admit donc qu’elle n’hallucinait pas et examina la plate-forme sur laquelle Bulstrod avait atterri avant leur petite sieste.

Des milliers de minuscules fleurs avaient poussé sur un tapis d’herbe moelleux. Megumi ôta ses souliers qui s’enfonçaient dedans pour pouvoir se rapprocher plus aisément des parois rocheuses du tunnel dans lequel elle et ses amis s’étaient engouffrés. Elles regorgeaient désormais de vie. De l’eau suintait doucement sur une mousse bien verte qui n’existait pas quelques heures plus tôt. La jeune femme n’en revenait pas. Elle se demanda même si quelque chose ou quelqu’un n’avait pas déplacé les corps endormis de Tiny, de Bulstrod, ainsi que le sien. Curieuse, elle se rapprocha avec précaution du bord de l’estrade pour observer les passerelles plus éloignées. Elles semblaient également couvertes de végétations. Megumi se précipita pour réveiller ses amis, et Tiny ouvrit de gros yeux intrigués devant le spectacle qu’elle l’incita à regarder malgré ses grognements de mécontentements.

— De la dwi magie opère ici, finit-il par conclure après un certain temps d’observation des pétales multicolores qu’il avait ramassés. Ces plantes n’existent pas sur Terre.
— Tu es sûr ? l’interrogea Megumi, sceptique. Tu ne les connais peut-être pas.

La jeune femme pouvait admettre qu’elle voyageait dans l’espace sans combinaison ni masque à oxygène à dos de dragon, mais elle ne concevait pas que les fleurs qui poussaient à vue d’œil sous ses pieds puissent être d’origine extra-terrestre.

— Nous devrions dwi continuer, suggérer Tiny sans répondre à la question de son amie. La présence de dwi végétation est plutôt rassurante. Après dwi tout, le ponson est un dwi fruit !

Les deux compagnons reprirent leur place respective sur l’encolure bosselée de Bulstrod, Megumi cogitant sérieusement sur ce qui les entourait. Le Gardien paraissait également perturbé. Comme s’il foulait un tapis de braises ardentes, il hésitait à poser ses pattes par terre et usait volontiers de ses ailes au risque de racler les parois du tunnel. Celui-ci devenait en effet de plus en plus étroit et chaque passerelle leur apparaissait très clairement, illuminée par la lumière qui enveloppait désormais Megumi en entier. La jeune femme suggéra plusieurs fois à son compagnon volant de profiter des plates-formes de plus en plus rapprochées pour sauter de l’une à l’autre, mais le dragon ne voulait rien savoir. Après s’être cogné à plusieurs reprises contre la roche, obligeant ses passagers à s’aplatir contre son dos, Bulstrod dut pourtant renoncer et se poser sur le dernier morceau de caillou qui dépassait légèrement du mur. De toute manière, il n’avait plus le choix, il ne pouvait pas avancer plus loin. Le tunnel se refermait devant lui.

— Un cul-de-sac ! s’écria Megumi.

Sa voix légèrement montante était clairement empreinte de déception. Elle commençait déjà à se dire que toutes ces fleurs et cette lumière qui les guidait étaient un signe porteur d’espoir, et voilà qu’ils se retrouvaient tous les trois piégés au fond d’une grotte.

Tiny sauta à terre et manqua basculer dans le vide tant la plateforme était étroite. Toujours assise sur le dos de Bulstrod, Megumi se pencha par-dessus le gouffre et saisit l’animilis par l’élastique de son short pour le rattraper. Elle le hissa jusqu’à elle tandis qu’il se débattait et coassait comme une grenouille.

— Excuse-moi, balbutia Megumi. Je voulais seulement t’éviter de tomber.

Tiny, complètement débraillé, tâcha de réajuster sa tenue avant de remercier son amie, ses pommettes s’empourprant largement. Debout entre les omoplates de Bulstrod, il la regarda fixement et lui lança d’un air grave :

— La dwi suite ne va pas te dwi plaire…

Tiny expliqua à la jeune femme que sous la plate-forme, un passage était aménagé entre les rochers. Il l’avait découvert alors qu’il avait la tête dans le trou, prêt à s’écraser au fond.

— Je suis dwi certain que je peux l’atteindre. Je dwi bondis facilement, je pourrais me servir des dwi cailloux qui dépassent de la paroi pour ne pas dwi descendre trop vite.
— D’accord, concéda Megumi, mais Bulstrod et moi ne pourrons pas te suivre à l’extérieur. Tu crois que tu peux trouver le ponson tout seul ?
— C’est à partir de dwi là que ça ne va pas te dwi plaire… balbutia nerveusement l’animilis.
— À quoi tu penses ? Dis-le-moi ! insista Megumi, nerveuse elle aussi.

Comme s’il savait déjà ce qu’envisageait son ami amphibien, Bulstrod soupira de résignation. Megumi l’imita, mais d’impatience, car Tiny ne parvenait pas à lui expliquer ce qu’il manigançait.

— Ne me dis pas que tu vas nous changer en crapauds pour qu’on puisse passer par le trou ! ironisa-t-elle pour l’inciter à se jeter à l’eau.

Tiny baissa alors la tête et se mit à tortiller ses phalanges comme la jeune femme avait l’habitude de le faire dans des situations gênantes dont elle avait du mal à se sortir.

11 : Le pouvoir des animilis

Trois grenouilles orangées, dont l’une brillait étrangement dans la pénombre du tunnel, se tenaient côte à côte sur la passerelle de pierre étroite qui pendait d’un côté du mur. Elles affichaient chacune une expression étrange que personne n’aurait pensé voir un jour sur la face d’amphibiens. En effet, l’une d’elles — celle qui luisait d’une lumière blanche, mais chaleureuse — avait les yeux plissés et les fentes des narines tellement resserrées que l’air ne devait même pas parvenir jusqu’à ses poumons minuscules. Si elle avait eu des lèvres, elles auraient été pincées à l’extrême. En fait, elle paraissait vraiment très sévère cette grenouille. D’ailleurs, elle se tenait debout, sur ses deux pattes arrière, et ses membres supérieurs étaient croisés sur son ventre rond, lisse et flasque. Elle boudait. D’après la réaction de ses deux camarades, ce devait bien être le cas. Celle qui était à sa droite – posée par terre comme tout amphibien digne de ce nom – ne semblait pas en mener large du tout. Ses immenses iris violets, étranges pour ce type de batracien, fixaient le sol d’un air abattu. Quant au dernier comparse, le dépit se lisait clairement sur ses traits. D’abord, il faut signaler que c’était un crapaud à cornes, et que sa couleur variait étrangement au niveau de son dos, comme s’il avait pu en sortir quelque chose qui modifiait l’aspect et la consistance de sa peau par le dessous. La vision de ces trois grenouilles et de leurs attitudes respectives suggérait que celle aux yeux violets avait fait une bêtise et qu’elle venait de se faire réprimander vertement par celle qui irradiait de colère. La dernière ne savait pas quoi faire, elle subissait, tout simplement.

— Alors ? lança tout à coup la plus nerveuse.

Son halo lumineux semblait trépigner de mauvaises ondes tout autour d’elle.

— Je te l’ai dwi dit, c’était le seul moyen ! se défendit le pauvre amphibien aux iris violacés visiblement accusé à tord. Avec cette dwi apparence, nous dwi pourrons tous les trois nous dwi faufiler à l’extérieur du dwi tunnel. Pas vrai Bulstrod ?

Le crapaud à cornes haussa les épaules en s’affaissant lourdement dans les gravats et la boue. Il avait l’air d’avoir du mal à gérer ce corps. Un problème d’introspection sans doute.

En y regardant de plus près, on pouvait voir que les trois amphibiens semblaient avoir vécu une sale aventure. Ils étaient couverts de terre et de brins d’herbe sauvagement arrachés du sol pour venir se coller sur leur peau gluante. D’ailleurs, le lieu où ils se tenaient n’était guère en meilleure forme. La couche végétale était complètement retournée et des petites racines gisaient çà et là, emmêlées dans des lambeaux de tissus et de laine.

— Je sais que tu as cru bien faire Tiny, reprit la grenouille lumineuse qui, maintenant qu’on y pensait, avait la même voix que Megumi, mais j’aimerais comprendre pourquoi nous sommes dans cet état-là !?

Sa patte luisante balaya son corps de haut en bas pour désigner son apparence de sauvageonne.

— Où sont mes vêtements ? ajouta-t-elle, son cri montant vaguement dans les ultrasons.

L’air affligé de Tiny s’accentua davantage, mais ce n’était pas parce qu’il était désolé pour la jeune femme qu’il venait de métamorphoser en batracien dénudé, mais bien parce que lui-même, durant l’opération, avait dû sacrifier son short préféré.

— Je ne dwi maîtrise pas bien ce dwi pouvoir, avoua-t-il enfin. À dire dwi vrai, je ne l’avais même jamais dwi utilisé. Excuse dwi moi Megumi. Et dwi toi aussi Bulstrod.

Le Gardien réduit à cinq centimètres d’amphibien empoté soupira faiblement en haussant de nouveau les épaules. Il s’écroula encore, et il s’avéra que c’était parce que ses cornes étaient trop lourdes pour son petit corps et que le rehaussement de ses pattes vers le haut déséquilibrait sa tête qui, du coup, penchait trop vers l’avant. Le Gardien nota qu’il devrait faire attention à ce type de mouvement lorsqu’il aurait à crapahuter dans les rochers. Megumi avait beau se plaindre d’avoir perdu son uniforme d’étudiante et sa veste de tailleur préférée durant sa transformation, ce n’était rien comparé à ce qu’avait enduré Bulstrod. Tiny ne maîtrisant effectivement pas bien du tout son pouvoir de métamorphose, le corps du dragon s’était tout à coup réduit à la taille d’un dé à coudre alors que ses ailes avaient conservé toute leur ampleur pendant plusieurs secondes supplémentaires. Bulstrod, comme tout être doté d’un peu de bon sens, avait complètement paniqué et s’était mis à tournoyer dans tous les sens, ravageant la plate-forme fleurie qui les accueillait.

Megumi la grenouille tenta de se déplacer sur deux pattes, mais sans succès. Rougissant, elle bondit alors presque naturellement jusqu’aux morceaux de tissus qui avaient autrefois constitué sa jupe et en ramassa un. Elle l’inspecta méticuleusement, la fureur et la honte se battant pour savoir laquelle des deux devait transparaître sur son visage – ou plutôt sur sa face d’amphibien. La honte l’emporta. Megumi se remit sur deux pattes et passa le lambeau autour de sa taille, jusque sous ses aisselles de grenouille. Elle le noua tant bien que mal – après tout, elle avait désormais de grands doigts quasi palmés aux embouts plus boursouflés que des patates – et elle se trouva ainsi parée d’une robe. Tiny, pas trop dépaysé par sa nouvelle apparence qui ne lui faisait finalement perdre que quelques dizaines de centimètres de hauteur, leva les yeux au ciel à sa manière, c’est-à-dire sur les côtés, derrière ses paupières verticales. Il songeait que dans cet accoutrement, la grenouille qu’était devenue son amie serait bien embêtée pour sauter ou ramper, mais il ne se risqua pas à en faire la remarque. Il avait déjà dépassé son quota de réflexions et d’actions à la limite de l’acceptable pour les siècles à venir concernant la jeune femme. Ou plutôt l’amphibien…


Après moult acrobaties et galipettes au fond de la grotte, Megumi la grenouille et ses compagnons parvinrent enfin à atteindre la sortie, de la taille d’une boîte d’allumettes, creusée dans la roche. De la lumière brillait de l’autre côté, les empêchant de voir ce qui les y attendait. Bulstrod quitta le tunnel le premier. Il rampa avec précaution à travers l’ouverture, délogeant quelques cailloux effrités avec ses cornes trop lourdes qui traînaient devant lui. Il ne discernait même pas où il mettait les pattes. Tiny se planta sur ses orteils et enfonça ses épaules dans les fesses moelleuses de son ami pour le propulser en avant. Lorsque Bulstrod se décoinça du trou et boula de l’autre côté – en silence, comme à son habitude – l’animilis s’écroula par terre. Megumi l’aida à se relever, laissant penser à Tiny qu’elle avait enterré la hache de guerre et qu’elle ne lui en voulait plus, mais quand il lui proposa de passer devant, elle refusa tout net en lui tournant le dos. Elle ne souhaitait surtout pas avoir besoin d’un coup d’épaule de son ami dans le postérieur pour arriver à destination. Pestant contre la susceptibilité de la jeune femme, l’animilis se faufila à son tour par l’ouverture. Il parvint bien plus facilement que le Gardien à s’en extirper. Il bondit à l’extérieur du tunnel et appela gaiement Megumi pour l’inciter à les rejoindre, lui et Bulstrod. La retardataire se décida enfin. Imitant le crapaud à cornes, elle rampa lentement, aveuglée par la lumière braquée sur elle. Sa propre lueur semblait vaciller, prête à disparaître, comme avalée par cette source plus puissante. Megumi posa une patte derrière l’autre, palpant les cailloux du bout de ses orteils boursouflés, mais malgré toutes ses précautions, le dernier pas qu’elle fit fut de trop. Elle roula-boula le long d’une pente, emportant une avalanche de gravats avec elle.

— Rien de dwi cassé ? lui demanda gaiement Tiny lorsqu’elle atterrit à ses pieds.

Pour toute réponse, Megumi lui grogna dessus en se remettant péniblement sur ses quatre pattes. Tiny déglutit bruyamment, mais sans se démonter, il lui désigna le paysage qui les entourait. Tout était immense, et Megumi en resta bouche bée. À quelques dizaines de bonds de là, d’énormes fougères rouges fouettées par le vent se dressaient sur leur chemin. Il y avait même des arbres bien plus impressionnants que ceux qu’elle avait l’habitude de voir chez elle. Un buisson dégarni de ses feuilles avait des branches maigrelettes qui se battaient entre elles, mais il attirait encore de gros oiseaux colorés avec les baies d’un rose vif qu’il possédait. Un des volatiles, violet et turquoise, tourna vivement la tête vers les trois grenouilles, ses yeux noirs dépourvus de paupières clignant énergiquement. Megumi se ratatina sur elle-même, se rappelant gravement qu’elle était un amphibien de la taille d’un réel amphibien et que ce genre de volatile, en général, ne faisait qu’une bouchée des créatures de son gabarit. Voilà pourquoi la jeune femme trouvait la végétation aussi imposante, elle mesurait un centième de sa hauteur habituelle.

Tiny poussa un cri strident pour effrayer les oiseaux et incita ses compagnons à reprendre leur voyage.

— Plus dwi vite nous récupérerons le ponson, plus dwi vite nous rentrerons à la maison.

Megumi lui demanda de lui rendre son apparence normale, mais l’animilis lui rappela que son sac à dos était toujours à l’intérieur du tunnel avec tous ses vêtements de rechange dedans et que, à moins de vouloir se balader complètement nue dans ces terres étrangères, il valait mieux qu’elle reste une grenouille jusqu’à ce qu’elle ait regagné le Trou Noir. Cela éviterait également à Tiny d’user de son pouvoir deux fois, plutôt qu’une, pour inverser la métamorphose de ses compagnons. Il n’en avait rien dit, mais la manipulation de magie pour accomplir une telle prouesse était exceptionnelle et il se sentait faible. En fait, il mourrait de faim. Lui qui transportait toujours des végétilis dans ses poches, il était bien embêté de ne plus porter son short et d’avoir laissé toutes ses provisions dans le sac à dos de Megumi. Les baies roses, petit encas des volatiles du secteur, avaient bien attiré le regard de l’animilis, mais il ne savait pas s’il pouvait se permettre de se nourrir des fruits de cet endroit. En tout cas, il n’oserait jamais croquer le ponson magique, et vu qu’il ignorait à quoi ce végétal pouvait bien ressembler, il ne préférait pas prendre le risque.

— Quoi ?! s’écria Megumi. Tu ne sais pas à quoi ressemble un ponson ?! Et comment sommes-nous censés en trouver un dans ces conditions ?

Bien qu’elle était aussi petite et frêle qu’une grenouille – évidemment, puisque c’en était une –, la jeune femme était impressionnante et inquiétante. Son caractère exécrable et sa mauvaise humeur perpétuelle agaçaient sérieusement Tiny, mais il craignait trop de se faire envoyer dans le décor pour oser le signaler. Il essaya juste de rester logique et… diplomatique.

— Que crois dwi tu que tu fais ici ? lança-t-il en guise de réponse. Ce n’est pas dwi toi qui disais, encore hier, que ta dwi lumière cardiaque nous dwi guiderait jusqu’au ponson ?

Megumi riait, mais d’un rire à vous dresser les cheveux sur la tête, ou le liquide gluant sur la peau dans le cas d’un amphibien chauve.

— Tu vois une lueur quelque part ? lâcha-t-elle en décrivant un cercle autour d’elle avec une de ses pattes.

La lumière qui avait créé un halo autour de son corps dans le Trou Noir s’était en effet volatilisée lorsqu’elle avait quitté le tunnel. Tiny la dévisagea avec de gros yeux ronds et la bouche ouverte. Il n’avait pas encore remarqué ce détail dérangeant.

— Ce n’est pas bientôt fini tout ce boucan ! lança une voix de velours depuis les fourrés de hautes herbes.

Les trois amphibiens se figèrent de terreur. Bulstrod, qui ne parlait jamais, participait pourtant à tous les échanges de ses deux amis. Avant l’énigmatique interruption, il avait pris l’allure de celui qui s’impatiente en tapant de la patte par terre. Évidemment, les deux autres ne l’avaient même pas remarqué.

Alors qu’elles regardaient les fougères d’un air affolé, les grenouilles reculaient à tâtons contre la pente rocheuse. Megumi envisagea une seconde de faire signe à ses amis de remonter à toute vitesse dans le tunnel, mais les herbes se mirent à bouger furieusement et l’animal qui en sortit la dissuada tout de suite. À la vitesse, trois amphibiens n’avaient aucune chance contre un félin. Et c’était bien une sorte de chat qui se tenait désormais devant eux. Un très gros chat. Haut de près de trois mètres – d’après l’estimation que Megumi pouvait faire depuis son centimètre et demi de hauteur –, ses longs poils gris traînaient presque sous ses pattes, énormes poteaux amortis de coussinets et de griffes. Les grenouilles déglutirent en découvrant ces dernières lorsqu’elles se hérissèrent sous leur nez avec le son d’épées que l’on tirerait de leur fourreau. Les yeux du félin étaient verts, presque aussi intenses que ceux de Nathaniel, songea Megumi, mais avec une pupille verticale comme dans ceux de Tiny. Ils avaient quelque chose d’envoûtant. Leurs fentes s’étrécirent davantage quand l’animal regarda fixement les trois visiteurs, sa grosse tête velue se détachant sur le ciel au-dessus d’eux. Ses oreilles étaient disproportionnées par rapport à cette caboche. Elles étaient si grandes qu’il aurait presque pu s’envoler en les faisant battre. Megumi se sentit un instant attendrie, comme à la vue d’un petit chaton, mais elle reprit rapidement ses esprits lorsque le chaton en question ouvrit la gueule, dévoilant une rangée de dents parfaitement aiguisées.

— Qu’est-ce que vous avez tous les trois ? leur demanda-t-il innocemment. On dirait que vous avez vu un monstre.
— C’est que… hésita Tiny. Tu dwi ressembles un peu à un dwi monstre, avoua-t-il finalement.

Le chat eut un long rire ponctué de quelques quintes de toux. Il finit par se reprendre et leur dit :

— Je ne vous ferai aucun mal, je ne mange pas ce qui est venimeux.
— Tu as raison, articula précipitamment Megumi, nous sommes des grenouilles empoisonnées, oui !

Elle hocha frénétiquement la tête, ce qui déclencha une nouvelle crise d’hilarité chez le félin tandis que Tiny semblait désapprouver la situation.

— Tu en dwi fais trop, murmura-t-il entre ses dents.
— Tu veux qu’il nous dévore ? lança Megumi sans desserrer les siennes.
— Je vous le répète, reprit le grand fauve dont les oreilles démesurées percevaient le moindre son, je ne vous ferai aucun mal.

Il haussa les épaules. Sa queue se balançait derrière son dos, balayant et fouettant les fougères d’où il avait surgi. Bulstrod la fixait sans vraiment le vouloir, comme hypnotisé. Il suivait la conversation d’une oreille distraite, car il savait bien ce qu’était cette créature et il était au courant qu’elle ne mangeait pas les grenouilles. Elle était végétarienne. Il essayait néanmoins de se rappeler son nom et ce qu’était sa particularité. Il était sûr que ses compères en avaient déjà parlé. Ce félin était le protecteur des Terres Sacrées et Sauvages, ça, il en était convaincu. Les six Gardiens restaient toujours dans l’antichambre entre la planète bleue et l’espace afin de naviguer facilement d’un endroit à l’autre. Et de leurs nids, ils pouvaient observer le monde des humains et veiller à ce que tout s’y déroule convenablement. Les Terres sacrées, ils ne s’en occupaient pas. Elles n’en avaient pas besoin, bien que ce fut le lieu où la Nature était née et où elle créait toute chose. Elles avaient déjà un Gardien et c’était ce félin. Bulstrod soupira sans réaliser qu’il fixait désormais les iris émeraude du chat. Il ne parvenait pas du tout à se rappeler le pouvoir spécial que possédait cet animal. Pourtant, lorsqu’il entendit ses compagnons lui demander son nom tout en bâillant, il écarquilla les yeux en se détachant à son tour la mâchoire tant il ouvrit grand la bouche. Il soupira de nouveau. Il se souvenait désormais, mais il était trop tard. Les trois grenouilles tombèrent endormies devant le chat dont les moustaches frémirent quand il se mit à sourire.

12 : Le Pionceur

Lorsqu’il ouvrit les yeux, Tiny eut l’impression d’être enveloppé par un brouillard épais et glacial. Il frissonna. Il essaya de se relever, mais ses pattes étaient en coton et sa tête lui semblait peser une tonne. Il examina rapidement son corps pour s’assurer qu’il était toujours une grenouille. C’était bien le cas. À côté de lui, Megumi et Bulstrod, eux aussi semblables à des amphibiens, ronflaient bruyamment. L’animilis se moqua durant une milliseconde de la jeune femme si prude et distinguée qui faisait le bruit d’un hélicoptère dans son sommeil, mais lorsqu’il aperçut l’énorme pelote argentée roulée devant l’entrée de la grotte où lui et ses amis se trouvaient, il oublia bien vite son hilarité. Il se rappela rapidement leur rencontre avec le chat et le moment d’inconscience qui s’en était suivi. Il secoua prudemment Bulstrod du bout de la patte pour le réveiller et quand celui-ci souleva enfin les paupières, il l’aida à se lever avant de se diriger vers Megumi. Elle fut plus difficile que le Gardien à sortir du sommeil. Elle finit par ouvrir de gros yeux un peu flous. Bulstrod se précipita sur elle pour plaquer ses doigts palmés sur sa bouche avant qu’elle ne se mette à crier, comme à son habitude. Étonnée par le comportement de son compagnon, elle resta stoïque. Pour une fois, Tiny se félicita de ne pas avoir agi de la sorte en premier. Ce ne serait pas lui qui récolterait les reproches de la jeune femme quand ils seraient sortis des sales draps dans lesquels ils étaient empêtrés.

Tiny interrogea Bulstrod sur la créature qui les gardait en otages. Il était sûr que le Gardien savait quelque chose à son sujet et il espérait apprendre quelque chose qui leur permettrait de s’enfuir sans problème. Seulement, il avait oublié que Bulstrod ne parlait pas la même langue que lui ; qu’il ne parlait pas du tout même ! Il râla intérieurement contre l’univers et se reprocha de ne pas avoir emmené Fena qui pouvait lire dans les pensées de Bulstrod. Megumi lui tapota le bras pour attirer son attention et il se tourna enfin vers elle. Le chat était lui aussi réveillé et il se tenait assis devant eux.

— Salut, lâcha-t-il sans les regarder. Bien dormis ?

Bulstrod rayonna tout à coup. Il se rappelait en effet la particularité du Pionceur. Ils avaient le pouvoir d’endormir quiconque croisait leur regard. Celui-ci s’efforçait de ne pas poser les yeux sur eux pour éviter qu’ils ne tombent encore dans un long sommeil. Qui sait combien de temps ils étaient restés là à roupiller. Si ça se trouve, l’anniversaire du Prince Nathaniel était déjà passé ?!

— Euh, balbutia Tiny en souriant du mieux qu’il pouvait. Excusez dwi moi, mais qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Kunio, révéla le chat, tout ouvert à la conversation bien qu’il continuait de détourner le regard de ses interlocuteurs. Je suis le Pionceur, mais je croyais que vous le saviez puisque vous voyagez avec un Gardien.

Tandis qu’il observait Bulstrod – toujours enfermé dans sa peau de grenouille – Megumi et Tiny se dévisagèrent mutuellement d’un air interrogateur. L’animilis avait bien pensé en soupçonnant son ami dragon de connaître l’identité du félin, et il regrettait encore plus le manque de parole de Bulstrod. Le crapaud à cornes essayait de se faire plus petit qu’il ne l’était déjà tout en évitant le regard désormais perçant de Kunio posé sur lui. Megumi finit par observer le Pionceur, cherchant ce qui le différenciait des chats de son monde, et elle remarqua que ses yeux avaient changé. Alors qu’elle les avait vus verts la première fois, ils étaient maintenant simplement noirs. Tiny ne prêta pas attention à ce détail, il voulait seulement savoir ce qu’était un Pionceur et la raison pour laquelle il y en avait un à cet endroit. Plus curieux que craintif, il se permit d’interroger l’animal qui détourna enfin son regard obscur du Gardien.

— Je suis là pour protéger les Terres Sacrées des intrusions, répondit-il à contrecœur, comme las de devoir s’expliquer alors qu’il était certain que l’un des trois compagnons connaissait déjà tout cela. J’ai été forcé de vous endormir pour questionner la Nature sur votre sort.

Ces mots firent l’effet d’une bombe. Tiny retrouva malgré lui sa place de prisonnier inquiet et Megumi se mit à trembler de peur. Kunio ne remarqua même pas leurs réactions. Lancé dans ses explications, il poursuivit son discours alors que personne n’aurait osé insister pour en apprendre davantage sur son rôle précis.

— Mon pouvoir consiste à hypnotiser ceux qui croisent mon regard. Je vous ai envoûtés hier afin de pouvoir vous emmener ici le temps que la Nature déciderait de ce qu’elle voulait faire de vous. Je dois dire que vous m’avez pas mal agacé, vous jacassez plus que des pies ! Vous m’avez réveillé d’une bonne sieste quand vous avez dégringolé du Trou Noir.

Tiny déglutit difficilement avant de parvenir à poser la question qui le démangeait :

— Et donc… Qu’a dwi décidé la Nature finalement ?
— Oh ! fit le Pionceur d’un air étonné. Vous pouvez passer.
— Par… fait, bégaya l’animilis, pas rassuré du tout. Et par où devons-nous dwi aller ? tenta-t-il nerveusement.
— Elle m’a informé que vous cherchiez un ponson, dit Kunio d’un ton détaché – il semblait vraiment fatigué et prêt à replonger dans une sieste aussitôt qu’ils seraient partis –, donc vous devez vous rendre au Jardin Cristallin. C’est le seul endroit où il en pousse. Cela dit, c’est drôlement loin.
— Où est-ce ? interrogea Megumi d’une toute petite voix pleine d’espoir.
— Au Nord, à près de six cents miles d’ici.

Le Pionceur haussa les épaules en bâillant. Il paraissait presque s’épuiser lui-même. Tiny ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel, ce qui n’échappa pas au félin magique. Ses pupilles se dilatèrent et ses iris verts se braquèrent sur l’animilis, menaçant. Il lui lança :

— Tu crois peut-être que tu peux t’y rendre en bondissant ou en te téléportant, gros malin !?

Tiny eut un mouvement de recul. Il venait de remarquer le changement de couleur des yeux du chat et il s’efforça d’éviter de les fixer. Le sommeil s’insinuait déjà en lui.

— Ça suffit, trancha Megumi en donnant un claque dans le dos de son ami.

Tiny sursauta, bien éveillé, et s’excusa auprès du Pionceur.

— Bien, accepta celui-ci. Je suppose que je peux vous rendre votre apparence naturelle, comme ça vous pourrez y aller en volant.

Avant même que les compagnons aient pu protester, ils se retrouvèrent dans leur état d’origine et Megumi se mit à hurler en s’accroupissant par terre, les bras croisés autour de sa poitrine. Elle était nue comme un vers. Kunio la regarda d’un drôle d’air, comme s’il pensait qu’elle était cinglée. Tiny, grand d’une cinquantaine de centimètres supplémentaires, s’avança vers le Pionceur avec confiance. Il lui tapa amicalement sur l’épaule et dit :

— Tu n’aurais dwi pas des vêtements en réserve par hasard ? Sinon, je dwi crois qu’elle va nous faire une crise de nerfs.

13 : Une escorte

Bulstrod se tenait déjà à l’entrée de la caverne, trop étroite pour lui. Il battait des ailes comme pour les dégourdir, mais il était surtout soucieux de laisser un peu d’intimité à Megumi qui, rouge comme une pivoine, s’enroulait tant bien que mal dans la feuille géante que Kunio était allé lui chercher dehors. Tiny, assis contre un rocher, se massait la tête là où la jeune femme l’avait frappé en lui hurlant dessus. Elle avait eu du mal à comprendre que l’animilis n’y était pour rien dans sa métamorphose soudaine et elle n’avait rien voulu entendre lorsqu’il lui avait affirmé n’avoir rien vu de son corps nu. Il avait promis qu’il ne mentionnerait jamais cet épisode honteux pour son amie, mais elle ne lui faisait de toute évidence pas confiance. La bosse qui poussait désormais sur son crâne devait pourtant lui rappeler sa promesse à tout jamais. Il n’aurait certes jamais pensé parler de cette malencontreuse mise à nu de Megumi sous peine que celle-ci lui assène un nouveau coup de bâton. Lui-même ne portait plus son short, réduit en bouillie lors de sa première transformation, et il se sentait gêné de ne rien avoir sur lui en présence de ses camarades, mais il n’en fit tout de même pas une histoire. Ce fut juste douloureux lorsque le Pionceur avança discrètement vers lui et lui murmura :

— Je ne vois pas pourquoi elle se met dans un état pareil, nous autres nous promenons sans habits et nous ne mourrons pas de honte pour autant.

Les joues plus rouges que d’habitude et les dents serrées, l’animilis acquiesça en essayant de sourire. Il s’empourpra davantage encore lorsque son amie, enfin calmée, le rejoint d’un air radieux. La feuille dont elle était parée était d’un doré assez clair et lumineux qui relevait le teint de la jeune femme dont les pommettes étaient rosées. Souple et malléable, le végétal épousait parfaitement les formes du corps de Megumi sans s’être terni ou abîmé. Remontée jusque sous ses aisselles et cintrée autour de sa taille, la palme descendait à ses genoux comme une robe de soirée. Voyant que l’humaine était de meilleure humeur, le Pionceur s’émerveilla de son apparence en la complimentant et lui tendit un nouvel étendard doré, plus petit, pour qu’elle en recouvre ses épaules dénudées.

— Il peut faire frais la nuit ici, se justifia-t-il.
— Merci.

Megumi s’inclina devant l’animal pour lui montrer sa reconnaissance et se tourna vers son ami animilis qui gardait étrangement le silence.

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je me suis un peu emportée.
— Ce… ce n’est dwi rien, balbutia Tiny. Tu es… tu es dwi ravissante.

Bulstrod s’ébroua bruyamment en criant d’impatience. Gênée, Megumi en profita pour ignorer le compliment et se précipita vers le Gardien.

— Allons-y, encouragea-t-elle ses compagnons.

Tiny sauta en l’air en tapant dans ses mains avant de se vautrer sur le dos du dragon, agrippant sans ménagement une touffe de plumes. Megumi grimpa plus calmement, soucieuse de ne pas blesser son ami. Les deux passagers se préparèrent à l’envol, mais Bulstrod ne bougea pas. Un rire sonore résonna au fond de la grotte, les faisant sursauter. Le Pionceur se roulait par terre en se tenant les côtes.

— Qu’y a-t-il de si dwi drôle ? interrogea innocemment Tiny.
— Ce pauvre Gardien n’est pas au bout de ses peines, miaula Kunio entre deux crises d’hilarité. Il ne voit pas quelle voie prendre.
— Vous avez dit qu’il fallait aller vers le Nord, rappela Megumi, incertaine que cette information indiquerait le bon chemin à Bulstrod.
— Mais Zmeï sait que les directions ne sont pas les mêmes que sur Terre, répliqua le félin. Il n’y a pas de pôles magnétiques ici.

Les trois compagnons le fixaient, attendant une explication plus avancée. Bulstrod trépignait d’impatience de s’envoler et il se sentait frustré de ne pas pouvoir se diriger dans cet endroit. Sa fonction lui semblait bien cruelle à côté de celle du Pionceur. Lui, il pouvait flâner et se reposer dans un bel espace, à la lumière du jour, et sous l’œil bienveillant même de la Nature. Les Gardiens devaient se contenter de s’ennuyer dans l’antichambre. La seule lueur qui y était diffusée tombait par terre alors qu’ils nichaient en hauteur. Et voilà qu’en plus, il était incapable de se déplacer convenablement ici et que le Pionceur se moquait de lui.

— Alors où doit-on aller ? insista Megumi, un peu perdue.

Kunio bâilla sans retenue, étirant ses larges pattes grises devant lui en griffant le sol. La jeune femme le trouvait presque aussi impressionnant que lorsqu’elle l’avait découvert alors qu’elle était une grenouille. Bien plus gros qu’un chat – bien qu’il en ait l’apparence –, l’animal lui arrivait au-dessus de la taille. Il était plus semblable à un fauve qu’à un innocent petit chaton.

— Je vais vous montrer ! finit-il par lâcher, tout rayonnant.


Megumi, grimpée sur le dos du Pionceur, était ballottée comme un prunier que l’on secouerait pour en faire tomber les fruits. Kunio sautait les talus et évitait les buissons à épines sans se soucier de sa passagère. Heureusement, il ne s’inquiétait pas non plus des poils qu’elle pouvait lui arracher en se cramponnant à deux mains autour de son cou. Il était évident que le félin mourait d’envie d’accompagner l’humaine et ses amis depuis le début. Bulstrod volait au-dessus, suivant la traînée argentée que laissait derrière lui le Pionceur. Tiny, allongé sur l’encolure du dragon, semblait regretter de ne pas se trouver en bas avec la jeune femme. Au moins, songea-t-il, de là-haut il avait une meilleure vue sur le panorama.

Cette région paraissait plongée au cœur de l’automne. Tous les arbres portaient une robe rouge ou dorée, même les conifères chevauchant les flancs d’une montagne enneigée à plusieurs miles de là. L’ensemble était époustouflant. Tiny remarqua un troupeau d’étranges créatures qui détala dans une prairie à l’arrivée du Pionceur. Sautant sur deux pattes jointes, ces animaux ressemblaient à des autruches sans en être. Moins grands que ces oiseaux, ils arboraient un plumage bleu azuré qui gonflait leur corps déjà dodu et une crête vermeille habillait leur tête. Kunio sembla vaguement intéressé par ces volatiles qu’il pourchassa un instant en tournant en rond dans la plaine, puis il se souvint qu’il était végétarien et reprit son chemin à travers les bois. Avant qu’il ne s’enfonce sous le couvert des arbres, Megumi tendit un bras droit devant elle pour indiquer la direction à suivre à Tiny et Bulstrod. Elle avait eu raison, car la canopée était sans faille et sous les yeux du dragon et de l’animilis ne s’étalait désormais plus qu’un tapis rougeoyant de feuilles. Le fauve ne pouvait que passer inaperçu dessous.

14 : La volonté de la Nature

Le dragon et son passager survolaient la forêt dans la direction indiquée. Un ravin d’une profondeur inquiétante arrêtait brusquement le chemin que le Pionceur et Megumi suivaient en dessous d’eux. Les arbres descendaient les pentes abruptes du cratère puis remontaient de l’autre côté. Bulstrod fit quelques tours au-dessus du trou, diminuant petit à petit son altitude. Tiny était penché sur son flanc et essayait d’apercevoir quelque chose en bas. Il crut voir un animal ramper entre les troncs de plus en plus dégarnis, mais lorsqu’il tendit le cou pour mieux regarder, Megumi le héla depuis l’arête du gouffre. Kunio avait déjà atteint le sommet et se tenait à l’orée d’un cercle de pins pourpres. La jeune femme faisait de grands signes de la main à ses amis pour les inviter à les rejoindre. Tiny se détourna du ravin pour se cramponner aux plumes de Bulstrod tandis que celui-ci descendait en piquet à vive allure. Ils atterrirent lourdement à côté du Pionceur qui ne paraissait pas du tout essoufflé.

— Il vous suffit désormais de traverser ce bois et vous entrerez dans le Jardin Cristallin, les informa-t-il. Je ne viens pas, je suis crevé ! Prenez garde, vous êtes suivis.

Megumi ne sembla pas surprise par cette révélation, et Tiny commençait à penser que le félin devait parler de la créature qu’il avait vue en survolant le ravin.

— Qu’est-ce que dwi c’est ? interrogea-t-il.
— Un traceur, leur apprit Kunio, et il n’est pas le seul à flairer votre piste. Ils ne sont pas méchants, ils sont juste friands de passion.

L’animilis ne paraissait pas comprendre. Megumi soupira.

— La lueur de ma poitrine ne brille plus, lança-t-elle, mais elle ne s’est pas éteinte. Je suis un aimant à traceurs.
— Que peuvent-ils bien nous dwi faire ? s’enquit Tiny, toujours perplexe.
— Pas grand-chose, avoua Kunio après un moment de réflexion. Leur spécialité, c’est de boire la passion qui émane des autres. Ils s’en remplissent. Au final, personne n’en souffre vraiment puisque les sentiments profonds resurgissent très vite dans le cœur des créatures siphonnées.

Megumi et Tiny pensaient à la même chose. Ils se regardaient nerveusement en se demandant comment ils pourraient se débarrasser des charognards qui les avaient pris en chasse. Le Pionceur ne sembla pas s’apercevoir de leur malaise et poursuivit :

— Je ne sais pas quelle émotion vous habite, surtout toi, dit-il en désignant Megumi, mais ça les intéresse vraiment. Le mieux, c’est de les laisser faire. Ils finiront par s’en aller et vous serez tranquille un moment.
— Un moment ? hésita la jeune femme, de plus en plus inquiète.
— Eh bien oui, répondit Kunio. Une fois que vos passions referont surface, les traceurs seront de nouveau à l’affût. Je crains que vous ne les traîniez derrière vous jusqu’à ce que vous quittiez les Terres Sacrées.

Megumi frissonna. Tiny quant à lui se sentait fou de rage.

— Mais qu’est-ce que des dwi créatures pareilles font dans un endroit censé être l’incarnation dwi même de la Nature !? s’emporta-t-il.
— Je crois que la Nature avait vraiment besoin d’un catalyseur pour ajuster au mieux ses créations, tenta d’expliquer Kunio. Trop de bons sentiments et de passions finiraient par tout faire imploser, j’en suis sûr. Je m’égare un peu moi-même parfois et je suis bien content quand un traceur vient me rendre visite. Si l’on s’emballait tous, l’équilibre serait vite rompu et je n’ose même pas imaginer le résultat en bas.
— En dwi bas ?
— Sur Terre. Tout ce qui existe ici est le point de départ de ce qui subsiste sur votre planète.
— C’est insensé ! remarqua Megumi. Si les traceurs passent leur temps à ôter les bons sentiments et les passions, ils créent le Mal chez nous. Vous êtes en train de nous dire que la Nature a elle-même inventé ce qui la détruit ?

Kunio secoua la tête, dépité.

— Vous ne saisissez rien au fonctionnement de la Création. Votre esprit n’est pas disposé à assimiler tout cela. Désolé. Vous devrez vous contenter de savoir que les traceurs ne sont pas mauvais et que le Bien et le Mal n’existent pas. Maintenant, à moi de vous poser une question, ajouta le Pionceur. Pourquoi êtes-vous aussi nerveux à l’idée que votre passion s’amenuise pendant un instant ? Je vous ai expliqué qu’elle referait forcément surface. Il n’y a pas de quoi se faire des cheveux blancs – sans vouloir t’offenser Tiny.

Tiny faisait une grimace. Il n’avait pas un seul poil sur le caillou et l’expression de Kunio l’irritait. Il se souciait davantage de la réponse qu’il devait fournir à son interrogation cependant. Megumi fut plus rapide que lui à y réfléchir.

— Vous devez savoir que les ponsons sont censés nous permettre d’obtenir ce que nous souhaitons le plus au monde ?

Kunio acquiesça, quoique légèrement offensé par la formulation de la jeune femme. Son rôle de Gardien des Terres Sacrées lui octroyait forcément les connaissances nécessaires sur tout ce qui y vivait, mais en plus, il n’aimait pas l’insinuation de l’humaine sur la possibilité que le fruit magique ne possède pas du tout les vertus qui lui étaient attribuées.

— Nous avons besoin que le ponson nous accorde… quelque chose, poursuivit Megumi, et nous devons montrer toute notre volonté et nos sentiments à l’égard de la personne à qui nous souhaitons l’offrir, sinon la puissance et le pouvoir du ponson ne seront pas suffisants à l’accomplissement de… d’une chose vraiment importante. La Nature connaît notre but, elle ne peut pas vouloir l’entraver…

Kunio ne sembla pas tout saisir, mais il n’insista pas. Il se contenta de répondre :

— Si les traceurs sont à vos trousses, c’est que vous devez affronter cette épreuve avant de vous emparer d’un ponson. C’est la volonté de la Nature.

15 : Les traceurs

Kunio laissa Megumi, Tiny et Bulstrod devant le cercle de pins rougeoyants sous la lumière du soleil couchant. Dans le ciel azuré, plusieurs lunes se dessinaient, froides et sans vie. Tiny et Megumi savaient que si les traceurs parvenaient à atteindre la jeune femme, elle ne serait plus en mesure de fournir l’amour nécessaire à la formation des graines magiques que l’animilis espérait pouvoir offrir à Nathaniel pour faire renaître les humanilis.

Bulstrod se sentait mal. Il avait lui aussi conscience que leur quête se compliquait sérieusement et il s’en voulait de n’avoir rien connu à propos des créatures qui tenteraient de leur barrer le chemin. Pour montrer à ses amis qu’ils devaient continuer par tous les moyens, le dragon se posta à l’orée du bois, pattes arquées et ailes déployées, prêt au combat. Sans dire un mot, ses deux compagnons comprirent son intention. Tiny vint prendre place à ses côtés, un bâton de bambou surgissant de nulle part brandit dans ses mains. Megumi déposa un baiser sur chacune de leurs joues, enflammant légèrement celles de l’animilis, et elle s’enfonça en courant au cœur de la pinède sans un regard en arrière.

Le pionceur leur avait affirmé que les traceurs ne faisaient que restaurer l’équilibre et qu’ils n’étaient pas méchants. Megumi ne craignait pas pour la vie de ses amis, tout ce qui l’importait désormais, c’était de trouver le ponson magique et d’y incorporer tout son amour pour le Prince. La jeune femme téméraire songea tout à coup qu’elle était seule et que la tâche serait peut-être plus difficile qu’elle n’y paraissait. Lorsqu’elle déboucha dans une clairière non déserte, elle réalisa qu’elle ne savait pas du tout à quoi pouvait ressembler un ponson et encore moins comment elle pouvait s’y prendre pour l’engorger de ses sentiments. En revanche, elle comprit aussitôt ce que les créatures noires qui rampaient jusqu’à elle étaient. Il en venait de tous les côtés, et d’après leur nombre, Tiny et Bulstrod devaient déjà être étendus dans un coin, complètement déprimés.

Comme enveloppés de longues capes ténébreuses, les traceurs avançaient sournoisement au ras du sol, l’herbe bruissant de manière inquiétante sous leurs étoffes. Ils tournaient sur eux-mêmes et se bousculaient pour arriver les premiers aux pieds de Megumi. Ils l’encerclèrent rapidement et elle se sentit aussitôt découragée. La jeune femme ne voyait pas bien ce qu’elle pouvait faire pour lutter contre une meute de créatures avides de sentiments endiablés. Elle tenta d’abord de ne penser sous aucun prétexte au motif de sa présence en cet endroit et à celui qu’elle aimait, mais forcément, puisqu’elle ne désirait pas y songer, son esprit s’emplissait d’images du Prince et des Monts Enchantés de Zachaël. L’exercice était difficile et Megumi s’écroula bientôt dans l’herbe humide de la prairie. Chaque parcelle de bonheur et de bien-être qui l’habitait semblait se volatiliser. Elle pouvait presque les sentir flotter dans l’air et s’éloigner d’elle. L’effet était immédiat. Les traceurs se redressaient et devenaient plus imposants. Ceux restés en arrière paraissaient apeurés par la nouvelle apparence de leurs prédécesseurs. Ils s’enfuirent sans plus tarder derrière le couvert des arbres.

Megumi avait froid. Une petite flamme se battait au fond de son cœur, vacillant faiblement, mais elle ne parvenait plus à s’y rattacher. Elle se demandait ce qui avait un jour allumé ce feu qui l’avait conduite jusqu’ici. Un instant auparavant, elle essayait désespérément d’oublier ce qui la rendait heureuse afin de l’épargner et voilà qu’elle ne savait plus qu’elle avait déjà connu le bonheur. D’autres images commencèrent alors à défiler dans son esprit. La mort de sa grand-mère qu’elle adorait, les moqueries de ses camarades d’école, l’obligation de quitter ses parents pour aller à Sapporo… Seuls les moments déplaisants de son existence persistaient à s’ancrer dans son cerveau. La flamme de sa poitrine était presque éteinte. Elle revoyait tous les amis qu’elle avait perdus durant la guerre magique à laquelle elle avait participé ; elle ressentait une nouvelle fois la détresse et la peine qui l’avaient alors submergée. Le visage d’Yvaniel, un humanilis d’une grande bonté qui s’était sacrifié sous les éclairs meurtriers de la sorcière maléfique pour sauver un de ses camarades, s’imposait de force dans l’esprit de la jeune femme. Elle cligna des paupières et fronça les sourcils tandis qu’une larme roulait sur sa joue.

Megumi entendit alors la voix du Prince Nathaniel. Elle surpassait les ronflements et les bruissements des traceurs, désormais étendus au-dessus d’elle. Il faisait sombre, Megumi était glacée et elle tremblait, mais sa flamme reprit des forces lorsque les traits de Nathaniel remplacèrent ceux de son ami décédé dans ses pensées.

Le Prince avait été blessé, elle avait cru qu’il était perdu à tout jamais, mais il avait survécu et il avait fini par gagner le combat et par rétablir des relations cordiales entre les différentes communautés de créatures magiques. Nathaniel avait pris soin de Megumi et il lui avait avoué les sentiments qu’il éprouvait pour elle.

Le feu se ravivait et brûlait plus fort que jamais dans la poitrine de la jeune femme.

Nathaniel l’avait embrassée. La douceur de ses lèvres s’était imprégnée au plus profond de son cœur et elle lui avait ouvert son âme.

Les traceurs se repliaient finalement. Comme soumis à une surdose de passion, ils se sentaient mal et ne pouvaient supporter davantage l’amour qui débordait de leur victime. Megumi parvint à se relever. Elle observait les créatures qui s’enfuyaient en rampant, plus réduites et plus faibles que jamais. L’une d’elles traînait derrière les autres. Il semblait qu’elle s’était plus goinfrée que ses compagnons, et elle avait du mal à digérer les émotions débordantes qu’elle avait ingurgitées. Megumi fit quelques pas pour reprendre son équilibre et la bestiole prit aussitôt peur. Elle tenta d’accélérer et s’emmêla dans le tissu beaucoup trop long de sa cape. Après plusieurs roulés-boulés dans l’herbe, un tas de chiffons gisait finalement aux pieds de la jeune femme et une petite tête en émergea tant bien que mal.

Megumi laissa échapper malgré elle une exclamation de stupeur. L’animal qui se tenait, miteux, devant elle était en fait une sorte de chiot très laid. Ses yeux globuleux semblaient la supplier d’avoir pitié de lui, et c’était bel et bien ce qu’elle ressentait tant il faisait peine à voir. Il avait de grandes oreilles pointues, bientôt plus large que l’épaisseur de sa caboche ronde quasiment dépourvue de poils. Un maigre pelage habillait tout de même ses pommettes et ses étiquettes démesurées. Son museau allongé débordait de morve et ses babines descendaient sur la courbe d’une moue incontrôlable.

— File ! lui cria Megumi en balançant le bras pour le chasser.

Le cabot s’extirpa de sa toge emmêlée et s’enfuit à toute vitesse, ses minuscules pattes tachées de noir et de brun sautillant faiblement sur les mottes herbeuses. La jeune femme sourit. Les traceurs étaient des espèces de chiens et ils se servaient sans aucun doute de leur truffe pour pister la passion dont ils aimaient se nourrir. Au fond, ils étaient un peu bêtes, et ils n’avaient pas très belle allure. Megumi trouva étrange que de telles créatures aient eu l’idée de se camoufler sous de longues capes inquiétantes, bien que leur aspect de petits caniches croisés avec des rats devait quelquefois leur faire honte.

Perdue dans ses pensées sans aucun sens, la jeune femme finit par se rappeler qu’elle devait se procurer le fruit magique et elle se hâta de traverser la clairière en espérant que ses compagnons laissés en arrière se portaient bien eux aussi. Megumi se sentait mieux, elle était persuadée de toujours brûler de son amour et de sa passion pour le Prince Nathaniel, et elle ne doutait plus que si le ponson pouvait fournir à l’humanilis ce qu’il désirait, ce serait forcément renforcé par les sentiments qu’elle ressentait à son égard.

16 : Le Jardin Cristallin

L’air était frais et la nuit claire. Megumi remarqua les astres lunaires qui flottaient au-dessus de sa tête, immenses, uniquement lorsqu’elle réalisa que leur lumière l’éclairait de manière suffisante pour qu’elle se déplace sans problème. Fascinée par le ciel marine sur lequel se détachaient les satellites blancs parsemés de cratères ainsi que les milliers d’étoiles scintillantes qui clignotaient sans interruption, la jeune femme trébucha sur une grosse pierre ronde et se vautra dans l’herbe.

Tout en essayant de catalyser la douleur qui lui traversait les orteils, elle jeta un regard mauvais au caillou, du moins le crut-elle, car il avait disparu ! Elle avait bien dû se prendre les pieds dans quelque chose pour s’écrouler de la sorte, se dit-elle en examinant le sol autour d’elle. Il n’y avait pourtant rien qui dépassait la hauteur de l’herbe, aussi fine et fluide que n’importe quelle pelouse qui n’aurait pas été tondue depuis plusieurs semaines. Pas de quoi trébucher parmi ces brins.

Megumi se releva, pensive, et lorsqu’elle allongea son regard pour tenter de s’orienter, ou de repérer quelque chose qui pourrait avoir un rapport avec un fruit magique dont elle ne connaissait pas du tout l’apparence, elle resta bouche bée durant une minute. À quelques pas de l’endroit où elle se tenait, une arche fleurie ouvrait la voie vers un jardin quelque peu caché par de hauts arbres touffus. Leurs troncs et leurs feuilles, ainsi que les fleurs qui ornaient la pergola, étaient d’une transparence et d’une brillance inconnues. Megumi s’approcha avec précaution de l’entrée pour examiner une rose qui pendait au sommet de l’arcade. Comme si elle était faite de cristal, elle était dure et étincelait dans la nuit. Les lumières blanches et argentées des lunes se répercutaient sur la surface du bouton et renvoyaient un éclat d’une blancheur parfaite comme les facettes d’un diamant brut.

Megumi avait déjà visité des lieux regorgeant de magie, comme le campement des Monts Enchantés de Zachaël ou encore la grotte où vivait l’hôte de Nathaniel. Ce dernier endroit lui avait procuré beaucoup de bonheur et l’avait émerveillée au plus haut point par sa beauté et ses richesses d’une pureté incomparable. Pourtant, devant l’éclat, la splendeur, la magnificence et la préciosité des plantes cristallines qui se dressaient cette nuit-là devant elle, Megumi ne put retenir l’émotion qui la submergeait. Secouée d’un sanglot silencieux et le visage bariolée de larmes, elle pénétra dans le Jardin.

Si Megumi avait dû imaginer celui mentionné dans la Bible chrétienne, elle l’aurait vu ainsi, même si jusqu’à ce moment, elle n’avait jamais pensé que son esprit serait capable d’assimiler une telle pureté. Tout autour d’elle était en cristal, pourtant, les arbres, les buissons, les fleurs, l’herbe ; tout était en vie et rayonnait.

Megumi s’avança un peu plus loin, ses pas crépitant sur la pelouse argentée qui semblait recouverte de givre. La sensation sous la plante des pieds de la jeune femme était agréable, elle ne ressentait aucun froid ni aucune douleur. Un lapin blanc qui sommeillait derrière un talus s’enfuit à sa venue. Une traînée de lumière flotta un instant dans son sillage. L’animal se réfugia sous un banc et aplatit ses longues oreilles sur sa tête. Intriguée, Megumi se permit de le déranger de nouveau pour examiner le siège qui semblait déplacé en cet endroit. Le petit mammifère resta tapi dessous tandis que la jeune femme passait un doigt inquisiteur sur l’assise. La banquette paraissait sculptée dans la glace, mais elle était aussi douce et chaude que le bois. Elle avait le même aspect précieux que les arbres qui entouraient le Jardin. Transparente et solide comme un roc, elle avait tout l’air d’avoir été taillée dans du diamant. Pour elle ne savait quelle raison, Megumi finit par s’asseoir sur ce siège féérique et se contenta de se reposer là, jetant un œil à droite ou à gauche pour apercevoir de nouvelles beautés de cet endroit.

Elle ne réalisa pas combien de temps elle resta sans bouger, mais au bout d’un moment, une créature passa devant elle en roulant sur le sol. Megumi pensa d’abord qu’il devait s’agir d’une pierre ronde, mais elle en vint à se demander qui aurait pu la pousser pour qu’elle tourne ainsi sur elle-même. Elle décida donc d’aller voir de plus près ce que cela pouvait être et entreprit de suivre le boulet.

Il fonçait à vive allure à travers les hautes herbes et les buissons, délogeant de-ci de-là des écureuils ou des oiseaux nichés pour la nuit. Tous étaient d’un blanc immaculé. Lorsque Megumi tourna au coin d’un bosquet, elle s’arrêta net pour observer ce qui se dressait devant elle. Elle vit d’abord la petite colline grisée qui surplombait le terre-plein sur lequel elle se tenait. La silhouette obscure d’un arbre tordu se dessinait sur le ciel en haut de la butte. Le regard de la jeune femme fut rapidement attiré par une succession de mouvements rapides autour du monticule. Des dizaines de boulets de pierre similaires à celui qu’elle avait suivi jusqu’ici tournaient inlassablement, se croisant et se percutant sans ménagement.

Megumi avança prudemment jusqu’à eux. Celui qui arrivait tout juste dans la ronde s’arrêta aussitôt, provoquant un carambolage inquiétant ponctué d’échos de chocs sourds. La jeune femme se figea, imitée par les rochers mouvants.

— Hey oh ? hésita-t-elle.
— Hey oh ? répéta une voix rocailleuse qui aurait pu être celle d’un vieil édenté dont la gorge aurait été décimée par une vie passée à fumer.
— Il y a quelqu’un ? demanda alors Megumi en regardant partout alentour.
— D’vant toi…

Elle baissa les yeux et sursauta. Un petit être de pierre qui ne dépassait pas le haut de ses mollets se tenait devant elle, les mains sur les hanches. Car il avait des mains, et des hanches. En fait, il avait la même allure qu’un humain. Il était debout sur deux pieds – plats et couverts de mousse argentée – et ses bras pouvaient de toute évidence se mouvoir selon sa volonté. Il en balança un au-dessus de sa tête pour faire signe à Megumi qui restait tétanisée.

— Marché d’ssus t’à l’heure, se plaignit le petit troll en reniflant bruyamment.

Il possédait une grosse caboche ronde dont les deux yeux vitreux fixaient Megumi. Son nez, aussi énorme qu’une patate, coulait sur ses lèvres minces.

— Je suis désolée, s’excusa Megumi sans être certaine que c’était ce qu’il fallait répondre.

La créature soupira avant d’ajouter :

— Pas grav’. T’es là pourquoi ?
— Euh… Je cherche un fruit magique.
— Ah ouais ? Jamais vu personne arriver ici pour ça. C’ment t’as fait ?

Megumi ne se sentait pas très à l’aise. Le troll lui marchait presque sur les pieds et semblait se tordre le cou pour pouvoir la regarder, tandis que tous ses compagnons, qui avaient fini de rouler et se frottaient la tête où ils s’étaient cognés, les écoutaient en silence. Des dizaines d’yeux brillants comme des lentilles étaient braqués sur elle.

— J’ai un ami Gardien, révéla-t-elle, choisissant d’être directe et de dire la vérité. Il m’a conduite jusqu’ici.
— Pionceur ?
— Oui, un pionceur m’est également venu en aide, mais mon ami est un Gardien des deux mondes. Je voyage aussi avec un animilis.
— Fiouuu, siffla le troll d’un air impressionné. Sont où ? Et toi t’es quoi d’abord ?

Megumi fit la grimace.

— Je suis une humaine ! Et mes compagnons ont dû rester en arrière, expliqua la jeune femme, scandalisée. Je les rejoindrai quand j’aurai trouvé le ponson.
— Un ponson ! T’peux pas prendre un ponson comme ça t’sais. T’faut atteindre l’Arbre.
— L’Arbre ? répéta Megumi, intriguée.

Le troll recula enfin de ses pieds et tendit un bras derrière lui en direction de la colline noire. L’arbre tordu qui s’y tenait s’éclaira aussitôt.

17 : Les rouleurs

Megumi s’était assise par terre pour être à la même hauteur que les créatures de pierre et elle essayait d’en tirer davantage d’informations.

— Que devrai-je faire une fois arrivée auprès de cet arbre ?
— T’peux pas atteindre l’Arbre, insista leur porte-parole. B’soin d’un rouleur.

Megumi fronça les sourcils.

— C’est quoi un rouleur ?

Tous les cailloux se mirent à crépiter en même temps, comme si quelqu’un les avait frottés ensemble pour allumer une étincelle. Des gerbes de lumière et de feu semblaient tenter de s’échapper de leurs têtes. Seul celui qui se tenait devant Megumi demeura stable.

— Un rouleur, c’t’un nous.
— Excusez-moi, je ne comprends pas.
— Nous, répéta le troll, agacé. B’soin d’nous.
— Oh ! saisit enfin Megumi. Vous pouvez donc m’aider ?

Le rouleur renifla, un rictus amer animant son visage.

— Faudra m’donner que’qu’chose, t’sais.

La jeune femme se retint de répliquer bien que sa répartie était bien aiguisée depuis ces derniers jours passés avec Tiny. Les créatures magiques semblaient bien décidées à la pousser à bout. Elle inspira un bon coup et répondit enfin :

— Je ferai ce que vous voudrez en échange de votre aide.

Ces paroles eurent du mal à franchir ses lèvres, car très franchement, ces trolls courts sur pattes lui étaient très antipathiques. Lorsqu’ils entendirent ses mots, la colonie se remit à crépiter et Megumi craint un instant qu’un incendie ne ravage le Jardin.

— Pourquoi vos amis s’enflamment-ils ainsi ? demanda-t-elle au rouleur qui se trouvait devant elle, en train de réfléchir au prix de son soutien.
— Sont comme ça. Aiment pas bien les humains en plus.

Il renifla de nouveau d’un air entendu qui signifiait que c’était également son cas.

— Ma quête est importante, insista Megumi. Je vous l’ai promis, je vous rendrai service à mon tour. Dites-moi ce que vous voulez.

Un nouveau sourire inquiétant se dessina sur la face graniteuse du rouleur.

— T’appelles c’ment ?
— Euh… Megumi, répondit la jeune femme, étonnée par ce revirement de situation. Et vous ?
— Onyx.

« Comme par hasard », songea Megumi. Dans son monde, Onyx était une créature mythique constituée de roches. Elle en conclut que toutes les légendes parlaient en fait de monstres réels.

Cependant, Megumi semblait l’oublier, l’Onyx que l’on connaissait par chez elle était en fait un dragon de pierre. Il devait donc être bien plus impressionnant que ce bonhomme ingrat.

— Meg’mi, dit-il, b’soin d’partir d’ici. J’t’aide à monter là-haut et t’m’aides à r’tourner sur Terre.
— Sur Terre ? s’étonna la jeune femme. Pour quoi faire ?

Onyx lui lança un regard mécontent, mais après un long soupir chargé de poussières, il lui répondit néanmoins :

— V’nus en mission pour protéger l’Arbre en attendant l’accomplissement d’la prophétie, t’sais. Mais vivons bien mieux en bas. Trop d’brillance ici.
— De quelle prophétie parlez-vous ? s’enquit Megumi en ignorant la dernière réflexion de la créature.

Le rouleur ricana bruyamment, son corps soumis tout à coup à des convulsions inquiétantes. Il sembla qu’il se débattait pour ne pas se mettre à rouler comme ses camarades, de nouveau en train de se tamponner en grésillant. Ce devait être une sorte de réflexe chez eux, un spasme qu’ils ne pouvaient contrôler lorsqu’ils entendaient ce qu’ils pourraient qualifier d’ignominie.

— T’connais pas la prophétie ? railla Onyx. Alors qu’est-c’t’fais là ?
— De quoi parle-t-elle ? éluda Megumi.
— Un humain, un Gardien et un animilis vienn’t au Jardin pour s’trouver un ponson.

Megumi en resta sans voix. Qui avait bien pu proférer un tel présage ?

— T’es ici, poursuivait le rouleur, donc on peut r’partir, t’sais. Pensons qu’c’est toi qui dois nous faire sortir d’là.

La jeune femme s’efforçait de l’écouter bien que des tonnes de questions se bousculaient désormais dans sa tête.

— La prophétie dit qu’une fois que nous aurons pris le ponson, toi et tes amis, vous pourrez partir ? C’est ça ?
— Ça montre que j’dois guider ceux qui veulent l’ponson.

Tout s’expliquait enfin. Les Gardiens avaient permis à Megumi de traverser le Trou Noir et d’atteindre le Jardin Cristallin parce qu’ils étaient au courant qu’elle devait s’emparer du fruit magique en fin de compte. Le comportement très exagéré du sphinx la laissait toujours perplexe, mais au moins, il n’avait pas contredit ses compères et il n’avait pas osé bafouer l’autorité du tanuki. Toutes ces créatures fantastiques semblaient se douter que la jeune femme et ses amis devaient accomplir cette quête, mais personne n’avait mentionné que cela avait été prédit. Megumi se demanda même si Tiny le savait. Onyx n’était pas très agréable, mais elle n’avait que lui à interroger pour le moment.

— Dites-moi Onyx, d’où vient la prophétie dont vous m’avez parlé ? Qui l’a annoncée ?

Le rouleur haussa les épaules d’un air désintéressé.

— L’a été faite y’a pas mal d’temps maint’nant. Aussitôt connue, sommes arrivés ici, t’sais. C’t’une humaine qu’a dessiné l’Arbre et les voyageurs qui t’naient un ponson.

18 : Une autre prophétie ? !

Megumi n’en croyait pas ses oreilles. Elle ne se rappelait jamais ses dessins prophétiques, mais il y avait toujours quelqu’un pour les lui montrer. Tiny en l’occurrence. Elle n’eut donc aucun doute sur l’identité de la dessinatrice de cette fameuse prophétie. C’était forcément son ancêtre, Nagisa. Cela signifiait qu’elle avait dû prédire la venue de sa petite fille et de ses compagnons dans les Terres Sacrées de nombreuses années auparavant sans en connaître la raison. Megumi ne comprenait cependant pas comment les rouleurs avaient pu en avoir connaissance et pourquoi Tiny ne lui avait rien révélé à ce sujet. Si Nagisa avait prévu qu’ils rechercheraient un ponson, l’animilis l’aurait forcément appris et il aurait cherché à découvrir pourquoi il devrait s’en procurer un. Soit Tiny ne voulait rien dire à Megumi pour une raison qui lui échappait encore, soit il ne connaissait pas cette prophétie. Mais dans ce cas, comment avait-il su qu’il lui fallait trouver un de ces fruits magiques pour sauvegarder la race des humanilis et ainsi aider la Nature à panser ses plaies ?

— Quelqu’un est déjà venu ici ? demanda vaguement Megumi au rouleur qui la dévisageait sans retenue.
— J’étais sûr qu’tu cherch’rais à avoir des réponses, t’sais ! lui lança Onyx d’un air de conspirateur. Y’a Zachaël qu’est v’nu une fois avant qu’les rouleurs arriv’. L’était tout seul. L’est v’nu étudier l’endroit pour nous apprend’ les légendes. Voulait souder not’ communauté, qu’y disait. Avons pas pu rester longtemps d’dans, m’enfin, l’était sympa Zachaël.
— Vous parlez du Prince Zachaël ? L’humanilis qui a fondé la première communauté magique ? s’étonna Megumi

Onyx opina.

— Tu l’connais, hein ? Pas l’air si vieille qu’ça pourtant, dit-il, songeur.
— Je ne le connais pas vraiment, répondit précipitamment la jeune femme, mais mon ami m’a parlé de lui. Il a suivi son enseignement.
— C’est qui ton ami ? lâcha le troll, intrigué.
— C’est un animilis. Il s’appelle Tiny.
— Ah ! s’exclama le rouleur. C’t’avec Tiny qu’t’es v’nue ici !?
— Vous le connaissez ! s’égosilla à son tour Megumi.
— Bah tiens, un peu que j’le connais ! Avons intégré la communauté ensemb’ !
— Alors il savait pour la prophétie, conclut aussitôt Megumi.
— L’a jamais vue, avoua Onyx. Savait just’ qu’les ponsons avaient des propriétés magiques, t’sais. Zachaël l’a montré qu’à moi l’dessin. Disait qu’c’était important parc’que y’avait des rouleurs d’ssus. Z’étaient en boules au pied d’un arbre tordu et y n’avait un qui guidait les voyageurs. Zachaël a dit qu’c’était moi.
— Je vois, murmura Megumi qui ne voyait pas grand-chose en fin de compte. Et parmi les voyageurs, il y avait Tiny ?
— P’têt’ bien. Z’étaient dessinés d’dos. Y’avait humain, pionceur et grenouille, énuméra-t-il en comptant sur ses gros doigts potelés et couverts de champignons.
— Un pionceur ? s’étonna Megumi. Ce n’était pas plutôt un dragon ?
— Jamais vu. Ressemblait à un pionceur à mon avis.
— OK…
— Bon alors, lâcha subitement Onyx, on y monte à c’t’Arbre ou quoi ? Pressé de r’tourner sur Terre, si tu vois c’que j’veux dire.

Megumi opina en silence. Elle était partagée entre l’envie d’en apprendre plus – bien qu’il lui semblait qu’elle avait épuisé sa source d’informations dans tous les sens du terme –, mais elle avait aussi hâte de cueillir un ponson et de découvrir enfin de quoi il s’agissait réellement. Pourtant, il lui fallait attendre ses compagnons, car d’après le rouleur, ils devaient l’accompagner auprès de l’Arbre.

La jeune femme se tourna et contempla de nouveau la butte. Le tronc tordu se dressait à son sommet, ses branches feuillues s’étirant toutes du même côté, comme s’il avait été soufflé par une terrible bourrasque. Autour de lui, le sol recouvert d’une herbe épaisse et haute, mais d’une couleur similaire à celle d’en bas, luisait sous la lueur des lunes.

Se pouvait-il que le Prince Zachaël ait découvert l’importance de l’utilisation d’un ponson magique pour sauver son peuple et sa planète simplement en venant visiter ce Jardin hors du temps et de l’espace ? Tandis qu’elle s’interrogeait encore, Megumi entendit de lourds pas qui frappaient la terre à intervalles réguliers de l’autre côté des bosquets. Elle se retourna pour regarder les nouveaux venus et ne fut presque pas surprise de voir Kunio tourner au coin des buissons. Tiny était ballotté sur son dos, un sourire radieux illuminant son visage. Le pionceur avait de toute évidence enfreint les règles qu’il devait normalement respecter. Il s’était finalement décidé à accompagner l’animilis dans le Jardin.

Il dérapa légèrement dans l’herbe pour freiner et s’arrêta juste devant la jeune femme, légèrement essoufflé. Tiny se mit debout sur ses épaules et s’inclina légèrement en ôtant un chapeau imaginaire de sa tête.

— Désolé de t’avoir dwi fait attendre, lança-t-il d’un ton enjoué.

La prophétie allait être accomplie exactement comme elle avait été prédite.

19 : L’Arbre à ponson

Megumi demanda aussitôt à l’animilis où se trouvait Bulstrod, car elle s’inquiétait de le savoir resté en arrière alors que la dernière fois qu’elle l’avait vu, il était encerclé de traceurs.

— Il n’a pas dwi réussi à se débarrasser des dwi traceurs, répliqua Tiny sur le même ton ravi.

Megumi ouvrit de gros yeux, horrifiée que ses craintes soient confirmées. Il comprit alors que ses propos pouvaient être mal interprétés.

— Je veux dwi dire qu’ils s’entendent bien, ajouta-t-il précipitamment. Ils s’amusent où tu nous as dwi laissés. Kunio a dwi accepté de me conduire jusqu’ici pour aller plus dwi vite.

Megumi avait du mal à imaginer le grand dragon jouer avec les petits chiens, mais elle n’insista pas. Quelque chose de plus important la tracassait, et avant qu’elle n’ait pu interroger son ami sur la prophétie, Onyx intervint à son tour :

— L’est là c’ui là !

Tiny bondit à terre et se pencha sur le côté pour regarder derrière les jambes de la jeune femme. Le rouleur se tenait bien droit, les mains sur les hanches, l’air hargneux. Le visage de l’animilis s’illumina, un sourire s’étirant sur toute sa largeur et des paillettes brillant dans ses yeux.

— Bah dwi ça alors ! s’exclama-t-il en sautillant sur place.

Megumi se décala sur le côté en souriant. Les retrouvailles de ces deux amis étaient assez touchantes.

— Espèce de dwi vieux caillou ! ajouta Tiny à la surprise de l’humaine. Tu dwi traînais ici depuis tout ce dwi temps ! À quoi tu dwi joues ?

Le rouleur renifla, comme à son habitude. Il paraissait nerveux et intimidé, mais il finit par se détendre et s’avança vers l’animilis pour lui donner l’accolade. Tiny en mourait d’envie, c’était évident, mais il avait attendu qu’Onyx fasse le premier pas.

— Pas en vacances, t’sais, râla ce dernier. En mission pour Zachaël.

Le visage de Tiny s’assombrit à la mention de leur maître. Megumi le dévisagea sans comprendre jusqu’au moment où le rouleur poursuivit :

— Savais pas qu’la gamine de Zachaël v’nait ici, t’sais. M’avait pas dit qu’ce s’rait elle…

La jeune femme saisit le problème de la situation et la tristesse l’envahit également. Le troll de pierre pensait qu’elle était la fille de Zachaël, une humaine qu’il avait déjà vue, mais probablement une seule fois, des années auparavant. C’était la raison pour laquelle il lui avait fait remarquer qu’elle n’était pas si vieille que cela, songea Megumi. Seulement, le rouleur ne semblait pas savoir que Zachaël, sa compagne et leur enfant étaient morts depuis longtemps. Megumi réalisa que lui et ses camarades avaient dû être envoyés ici par le Prince dès lors que Nagisa avait dessiné la prophétie concernant l’Arbre à ponson. Onyx n’avait alors pas assisté à la première bataille contre la sorcière maléfique et il ignorait quel sort avait subi son maître. Le pauvre avait en plus perdu toute notion du temps qui était passé.

Tiny soupira et finit par lui révéler la vérité :

— Le Prince Zachaël n’est dwi plus en vie. Megumi est son arrière dwi petite-fille.

Onyx resta de marbre, ses yeux ne cillant pas d’un millimètre alors qu’il dévisageait son ami animilis. Tiny poursuivit alors :

— Tu avais dwi l’air de savoir qu’une humaine dwi viendrait chercher un ponson, releva-t-il finalement. Explique dwi toi.

Comme s’il ne venait pas tout juste d’apprendre la mort de son mentor, le rouleur se contenta de faire le récit de la prophétie que Zachaël lui avait montrée et lui rapporta sa mission confiée par le Prince.

— On y va ou quoi ? lâcha-t-il enfin en tournant le dos à son ami.

Tiny soupira de nouveau. Il était évident qu’Onyx était sous le choc. Celui-ci les conduisit au pied de la colline, provoquant ainsi une nouvelle cohue parmi ses camarades de pierre.

— Ouais, leur brailla-t-il, allons bientôt r’tourner sur Terre !

Megumi remarqua que le rouleur paraissait moins pressé et impatient de rentrer chez lui. Tiny eut également cette impression et il se hâta de lui dire que la communauté des Monts Enchantés de Zachaël existait toujours et que lui et ses frères y seraient les bienvenus. Onyx renifla avec dédain, mais lorsqu’il passa devant pour guider le petit groupe de voyageurs, Megumi le vit sourire.


La colline n’était pas haute, et ils n’eurent pas de mal à la gravir rapidement. Kunio montait paresseusement derrière Megumi, la poussant dans le dos avec son museau lorsqu’elle trébuchait.

— ’tention aux trous tout mous, avertit le rouleur, sont parfois remplis d’nappage canin !

Megumi releva aussitôt son pied enfoncé jusqu’à la cheville dans une anfractuosité boueuse dont elle examina le fond avec crainte. Elle ne contenait que de la terre humide.

Elle s’interrogeait vaguement sur ce que pouvait être le nappage canin quand Tiny bondit d’un mètre devant elle en grognant. Il se laissa tomber les fesses les premières par terre et secoua ses pieds d’un air dégoûté. Onyx éclata d’un rire caverneux tandis que Kunio levait les yeux au ciel. Megumi remarqua alors que l’animilis avait marché dans une épaisse patte brune et collante qui ressemblait… eh bien oui, à un petit tas d’excréments. Une lumière s’éclaira dans l’esprit de la jeune femme.

— Attendez, balbutia-t-elle, le nappage canin c’est… ce sont des crottes de chien ? C’est ça ?
— C’est dwi dégoûtant ! brailla Tiny. Ces sales traceurs dwi traînent partout !

La curiosité de Megumi s’épuisa là. Le rapport avec les traceurs lui paraissait évident puisqu’elle avait elle-même constaté leur ressemblance avec des chihuahuas ou des caniches. Elle n’imaginait que trop bien dans quelle situation se trouvait son ami et ce qu’il pouvait ressentir, et elle n’avait nullement besoin de vérifier le contenu du trou dans lequel il avait marché par inadvertance. L’appellation qu’Onyx donnait aux déjections de ces animaux l’intriguait quand même un peu. C’était une drôle d’idée d’employer le nom « nappage ». Cependant, au fur et à mesure de leur montée vers le sommet de la butte, les excréments étaient de plus en plus importants et ils occupaient une si grande place sur le sol qu’il en avait effectivement l’air nappé. Megumi ne distinguait plus du tout l’herbe argentée et givrée dissimulée dessous. Elle grimaça, dégoûtée. Au moins, cet endroit était épargné par l’odeur associée aux déjections qui hantait les ruelles de son monde…

Une fois arrivés en haut, les compagnons ne s’étonnèrent pas de trouver une petite meute de traceurs au pied du seul arbre qui poussait là. Les créatures encapuchonnées étaient étalées sur l’herbe – où elles n’avaient pas encore déféqué – et elles profitaient de la clarté des différentes lunes pour observer le paysage de leurs gros yeux globuleux. Megumi ne ressentait pas l’angoisse et la pression qu’elle avait éprouvées lors de sa première rencontre avec ces animaux. Peut-être ceux-ci ne désiraient-ils pas se nourrir et n’exerçaient donc pas leur pouvoir sur elle.

Onyx les chassa sans ménagement et tandis qu’ils dévalaient la colline en jappant bruyamment, certains abandonnant leurs capes trop grandes derrière eux, Megumi et Tiny contemplaient le panorama avec émerveillement.

— Magnifique, n’est-ce pas ? leur dit Kunio d’une voix ensommeillée.

Les deux amis opinèrent en silence. Devant leurs yeux agrandis par l’étonnement, le Jardin Cristallin luisait de milliers de poussières et de paillettes scintillantes tandis qu’à l’horizon, l’ombre de la forêt s’étendait sur le reste du paysage, jusque dans la vallée boisée que Tiny avait survolée sur le dos de Bulstrod.

Le Pionceur se délectait également de la vue, bien qu’il devait déjà connaître le coin. Au loin, dans un rayon de lune, Bulstrod leur apparut dans le ciel, chargé de traceurs qui s’accrochaient à ses poils de tous côtés.

— On jurerait qu’il essaye de les faire tomber, remarqua Kunio, inquiet.
— Qui dwi sait ? lança mystérieusement Tiny sans détacher les yeux des astres lunaires.
— Comment cet endroit peut-il être aussi beau ? interrogea Megumi sans s’adresser à personne en particulier.
— C’est l’origine de toute chose, répondit Kunio.

C’était vague, et cela n’avait aucun sens pour la jeune femme, mais elle se contenta de cette explication. C’était l’origine de toute chose. Ce lieu merveilleux avait été créé avant tout le reste, et c’était un refuge de sagesse et de magie où l’on pouvait encore trouver une lueur d’espoir.

Megumi détacha à contrecœur son regard du Jardin en contrebas et se tourna enfin vers l’Arbre à ponson. Elle en fut estomaquée.

Son tronc biscornu était incliné comme un siège dont émanait une faible lumière argentée produite par son écorce de la même couleur. De magnifiques rameaux s’élançaient vers le ciel, garnis de feuilles et de bourgeons d’un gris scintillant. Megumi remarqua alors pour la première fois le fruit qui pendait nonchalamment d’une branche. C’était une boule, pas plus grosse qu’une pomme, et elle était d’un rouge rubis envoûtant. Sans prêter attention à ses compagnons qui continuaient de commenter le paysage et les acrobaties de Bulstrod, la jeune femme avança jusqu’à l’Arbre, un bras tendu devant elle. Elle était comme hypnotisée.

Le ponson semblait palpiter, comme un muscle cardiaque, et malgré sa coquille lisse au toucher apparemment soyeux, Megumi avait l’impression que plusieurs de ses facettes renvoyaient la lumière froide des lunes et accentuaient la profondeur et l’intensité de sa couleur pourpre.

Alors qu’elle était prête à s’emparer du fruit, sans se soucier qu’il était le seul poussant sur cet arbre et qu’aucun autre ne paraissait sur le point d’éclore, Megumi entendit une voix. D’abord pareille à un murmure, elle devint progressivement des mots dont la jeune femme finit par percevoir le sens :

— Tu es sur le point de saisir un bien précieux, mais ton intention l’est-elle autant ?

20 : La Créatrice

Megumi venait de quitter son état de manipulation. Elle s’étonna de se trouver devant l’Arbre, la main soutenant le lourd ponson encore fixé à sa branche. Lorsque Tiny, Onyx et Kunio la rejoignirent, elle leur fit signe de ne rien dire en barrant sa bouche avec son index. Elle laissa alors doucement retomber son bras pour montrer qu’elle n’avait pas l’intention de cueillir le fruit tout de suite, et elle attendit. Tiny la dévisageait sceptiquement quand il sursauta, percevant lui aussi la douce voix qui s’élevait de nouveau. C’était celle d’une femme, mais elle ne paraissait pas appartenir à une humaine ou une animilis. Tiny ne se rappelait pas avoir rencontré d’autres créatures douées de parole et comprenant des femelles dans leur espèce. Il jeta un goût d’œil intrigué à Onyx et à Kunio et il songea qu’il ne devait effectivement pas en exister chez les rouleurs et les pionceurs.

— Tu es bien dispersé mon ami, lui susurra la voix, empreinte de sourire.
— Tu dwi entends ? demanda Tiny à Megumi, criant plus fort qu’il n’aurait voulu.
— Plus maintenant, répondit la jeune femme, hésitante. Que dit-elle ?

L’animilis secoua la tête et se boucha les oreilles, tout à coup persuadé que les paroles qu’il percevait provenaient de l’intérieur de son crâne. Il ne souhaitait surtout pas que les questions de Megumi viennent parasiter son éventuelle conversation mentale. Il remarqua vaguement qu’Onyx s’éloignait en croisant les bras sur son torse. Le rouleur s’assit au bord de la colline et Kunio ne tarda pas à le rejoindre. Les deux créatures allaient patienter là alors que Tiny ne savait toujours pas pour quelle raison elles avaient également été représentées sur la prophétie de Nagisa dont il avait appris l’existence quelques heures auparavant seulement.

— Leur force et leur pouvoir te viendront en aide lorsque tu devras choisir, le renseigna soudainement la voix. Tu ne peux décider tout seul.
— Décider de dwi quoi ? pensa Tiny en s’efforçant de ne pas prononcer ses paroles à voix haute.

Il jeta un bref coup d’œil à Megumi pour s’assurer qu’il n’avait bel et bien rien dit. La jeune femme ne le regardait plus. Elle semblait fascinée par l’Arbre et trop concentrée pour s’occuper de son ami. Tiny songea que peut-être la voix communiquait aussi avec elle lorsqu’il entendit, justement :

— Oui, j’aime savoir à qui j’ai affaire. Je te connais, mais j’ignore tout de ta camarade.
— Qui êtes dwi vous ? demanda Tiny dans son esprit.
— On m’appelle Nature sur ta planète. Je suis la Créatrice.

Tiny déglutit et s’inclina malgré lui bien que personne ne se tenait devant lui. D’ailleurs, il avait fermé les yeux et il serrait ses mains si fort entre elles qu’elles en devenaient presque blanches.

— Que désires-tu faire avec mon ponson ? l’interrogea la Créatrice, dont le sourire marquait de plus en plus la voix.
— J’aimerais l’offrir à mon dwi ami qui est, selon moi, le meilleur dwi placé pour permettre aux dwi humanilis de prospérer. Le dwi Prince Zachaël m’avait parlé du dwi ponson magique, enchaîna Tiny sans pouvoir se retenir de penser, et j’ai dwi imaginé que si ce fruit était dwi capable d’accomplir ce que l’on dwi souhaite, alors il dwi fournirait à Nathaniel le moyen de faire dwi naître de nouveaux membres de son espèce pour préserver les arbres.
— Tu sais que je n’ai plus la force, intervint son interlocutrice mentale. J’ai beaucoup donné, mais les choses m’échappent désormais. Je vous ai façonné avec de tels dons afin que vous soyez en mesure de prendre le relais et de m’aider. J’ai besoin de repos.

La Créatrice était humble et modeste, mais Tiny comprenait très bien ce qu’elle essayait de lui dire. Les êtres fantastiques devaient accomplir une noble tâche afin d’équilibrer les forces sur Terre, comme les Gardiens en avaient également le devoir. Bulstrod et les autres veillaient sur le monde magique et sur le monde « normal », mais les créatures dotées de facultés spécifiques comme les animilis et les humanilis se devaient de neutraliser les débordements de pouvoirs afin que tout ce qui avait été créé n’ait pas été fait en vain.

— Les humanilis sont-ils dwi en mesure de sauver la Terre comme l’ont suggéré les dwi Gardiens ? interrogea courageusement Tiny.
— Oui, souffla la Nature. Ta volonté et tes convictions imprègnent déjà le ponson. Il reste malheureusement un problème à régler.
— Le dwi-quel ? bégaya Tiny, au bord de la crise cardiaque.

Il ne tenait plus, la Créatrice venait de lui révéler que tout était fondé, qu’il pensait de manière juste et que le fruit pourrait fournir, si ce n’est des graines magiques, au moins le moyen de faire renaître les humanilis afin qu’ils guérissent les hôtes malades et régénèrent la planète. Tiny trépignait d’impatience. Au moment même où Elle avait soufflé ce « Oui », il avait senti son corps se mouvoir dans la direction de l’arbre. Il ne voulait plus perdre une seconde, il devait cueillir le ponson et le remettre à Nathaniel.

Mais lorsque la Nature lui apprit qu’il restait toujours un problème à régler, Tiny réalisa qu’il s’était hâté et qu’il avait oublié de prendre Megumi en compte dans ses plans. Après tout, c’était lui qui avait décidé que la jeune femme devait participer à cette quête. Il n’était pas bien certain que son raisonnement tenait la route, mais il s’était convaincu lui-même que si son amie humaine comptait autant pour le Prince Nathaniel, elle devait contribuer à façonner le ponson qui les sauverait tous. En effet, Tiny savait, au plus profond de lui, que Nathaniel devait obtenir ce fruit magique et l’utiliser. Il ne pouvait pourtant pas en être ainsi sans l’implication de Megumi. Et la jeune femme était bien là, avec l’animilis, ils n’avaient qu’à le cueillir ensemble, non ?

— Ce n’est pas aussi simple, révéla la Créatrice qui lisait toujours les pensées de Tiny. Megumi a des doutes, elle aspire à d’autres projets. Elle raisonne de façon animale.
— Animale ? articula Tiny malgré lui.

Megumi ne réagit pas. Elle semblait soumise à une torture intellectuelle forte qui lui demandait toute sa concentration.

— L’humain est un mammifère parmi tous les autres, rappela la Nature à l’animilis. Et Megumi, même si elle désire accomplir le souhait du Prince Nathaniel et le voir fonder une nouvelle famille dotée de puissants pouvoirs magiques, elle n’imagine pas que cela puisse se réaliser grâce au ponson.

Tiny rougit, mais sa gêne s’entacha rapidement de colère. Il n’en revenait pas ! Lui et Megumi avaient déjà eu cette conversation, la jeune femme savait que sa condition d’humaine ne pouvait pas convenir à une relation sérieuse et à la création d’une lignée de descendants – de la façon dont se reproduisent les membres de son espèce – pour elle et le Prince. Tiny se tourna brusquement vers Megumi, se demandant s’il devait la secouer ou la gifler pour qu’elle recouvre ses esprits.

— Ne la blâme pas. Le désir de procréer est en elle par nature. Je l’ai créée ainsi. Il lui faut comprendre à quel point la Terre est en danger, sinon, elle ne pourra pas faire la part des choses. J’ai beau lui montrer ce qu’il adviendra de votre monde sans l’intervention des humanilis, l’image d’un petit garçon brun revient toujours s’ancrer dans ses pensées. Cet enfant est celui qu’elle désire avoir avec Nathaniel, je le crains.

La colère de Tiny retomba comme un soufflé lorsque l’on ouvre la porte du four trop tôt. Il ressentait de la compassion pour son amie et se sentait plus coupable que jamais.

21 : Faiblesse

La vision imposée par la Créatrice à Megumi les faisait toutes les deux souffrir. Les joues de la jeune femme se couvraient peu à peu de larmes et elle finit par tomber à genoux devant l’Arbre à ponson. La Nature lui soufflait les conséquences que le choix qui se profilait à son esprit – depuis son cœur – allait engendrer. Megumi avait toujours défendu et protégé l’environnement du mieux qu’elle le pouvait. Elle se privait souvent de petites choses anodines comme de la pâte à tartiner ou des barres chocolatées parce qu’elle savait qu’elles étaient conçues avec de l’huile de palme issue de la déforestation massive d’une grande partie des forêts sauvages de la Terre. En contribuant ainsi au boycott de ces produits, Megumi espérait pouvoir changer quelque chose et sauver les créatures qui se faisaient chasser de leur milieu naturel et périssaient inévitablement par manque d’espace et de ressources.

Pourtant, cette fois, le sacrifice était trop important pour la jeune femme. Elle avait toujours su que la population humaine mondiale était bien trop conséquente pour la Terre et elle avait compris que c’était la première cause de toutes les activités dangereuses pour l’environnement (exploitations et élevages intensifs, déforestations, pêche et chasse sauvage et non réglementée, etc). Seulement, l’entendre de la bouche de la Créatrice et devoir subir la destruction de son monde en images ravageait le cœur de Megumi. La conclusion qui s’imposait à elle était radicale et douloureuse : elle ne devait pas contribuer davantage à ce ravage. Elle n’aurait jamais d’enfants, et encore moins de celui qu’elle aimait.

Alors que Tiny s’avançait vers elle, hésitant, pour la réconforter, Megumi se releva enfin. Un air déterminé animait son visage maculé de larmes. Elle essuya fermement ses yeux rougis d’un revers de poignet et fixa un regard sévère sur l’Arbre à ponson. Sur le tronc incliné était désormais assise une femme. Tiny se figea dans une posture désopilante pour observer cette créature inattendue. Megumi, quant à elle, ne semblait pas surprise de la voir apparaître là.

— J’ai saisi votre message, lui dit-elle d’une voix brisée. Je sais ce que vous attendez de moi et je sais que c’est important…

L’animilis mit un certain temps à comprendre ce qui se passait, mais lorsque les lumières se firent dans son esprit, il écarquilla les yeux d’étonnement.

— Vous êtes la dwi Créatrice !? balbutia-t-il en s’inclinant de nouveau.

La femme hocha la tête tandis qu’elle quittait son abri et se levait devant les deux compagnons. Kunio et Onyx s’avancèrent jusqu’aux côtés de Tiny pour la contempler également. Elle était mince et élancée, à l’apparence humaine, bien que sa peau avait un aspect légèrement différent ; d’un pâle vert lichen, à peine perceptible. En y regardant plus intensément, Tiny discerna même de légers grains épars sur son visage. Elle avait de grands yeux émeraude entourés de longs cils qui clignaient de manière répétée. Ses lèvres étaient fines et blanches, si semblables à du marbre que Tiny aurait voulu les toucher pour s’assurer de leur douceur et de leur dureté.

— Une nymphe… murmura Megumi, toujours aussi déterminée, mais tout de même impressionnée.

Tiny ne savait pas ce qu’était une nymphe, il songeait plutôt à une fée lorsqu’il découvrit la Créatrice, mais peu lui importait. Elle était magnifique de beauté et transpirait la sagesse.

Lorsqu’elle avança de quelques pas fluides et gracieux jusqu’à eux, l’animilis ne put s’empêcher de noter sa prestance et sa souplesse malgré les tiges feuillues qui lui sortaient des avant-bras et des jambes, poussant sous sa peau. Elle portait une longue robe tissée dans de la soie, probablement façonnée par des milliers d’araignées directement sur son corps. Tiny soupçonnait vaguement que cette apparence ne devait pas être la sienne propre et qu’elle l’avait improvisée pour apparaître devant eux. Elle avait sans doute voulu ressembler à la nymphe ou à la fée que Megumi et lui connaissaient par les légendes.

La Nature tendit ses deux bras devant elle, paumes ouvertes, et comme hypnotisés, Megumi et Tiny posèrent leur main dessus. Elle referma ses longs doigts fins autour des leurs et les approcha de ses lèvres. Elle dut se pencher un peu pour baiser la patte de l’animilis qui tressaillait de la tête aux pieds.

— N’ayez crainte, leur dit-elle paisiblement. Je ne veux rien vous imposer, mon pouvoir ne consiste plus en cela depuis longtemps. Je suis trop fatiguée.

Tiny constatait en effet, alors qu’elle serrait sa main, qu’elle ne possédait pas vraiment de force. Il s’était attendu à une prise ferme, mais la Créatrice était plutôt frêle, voire faible. Lorsqu’elle relâcha les deux amis, elle s’écroula sur elle-même. Kunio, plus prompt que jamais, se glissa sous son corps pour la réceptionner. Elle s’étendit sur le dos du Pionceur et le caressa un moment en entortillant ses doigts dans son pelage duveteux.

— Mon cher compagnon, lui souffla-t-elle à l’oreille. Tu es toujours là pour moi…

Kunio se mit à ronronner comme un véritable chat, fermant les paupières et savourant cette douce caresse. Onyx roula jusqu’à son flanc et resta en boule devant lui jusqu’à ce que la nymphe se redresse. Elle s’assit sur l’encolure de Kunio et posa ses pieds délicats sur le troll de pierre qui s’offrait à elle.

— Je suis mourante, lâcha-t-elle subitement, sans quitter Megumi des yeux, et j’avoue que j’ai besoin de votre aide. Je compte sur vous depuis le début, car je conçois que votre dévouement et votre amour pour le Prince des humanilis m’apporteraient le salut.
— Comme je vous l’ai dwi expliqué, commença timidement Tiny, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.
— Je le sais mon noble ami. Tu es brave et fort, et tes intentions me nourrissent d’une nouvelle volonté. Je n’aurais jamais imaginé produire des graines magiques à l’intérieur du ponson sans tes convictions inébranlables à ce sujet…
— Mais… l’interrompit Megumi sans être certaine ce qu’elle allait dire.

Kunio, Tiny et la nymphe la dévisageaient en attendant qu’elle poursuive. Megumi sentait même le regard – invisible – du rouleur posé sur elle.

— Mais, répéta-t-elle, mal à l’aise, vous aviez pensé à une autre solution…

22 : Un sacrifice

Ce n’était pas une question ni un reproche, c’était simplement une constatation. Megumi venait de s’en rendre compte. Si la Nature n’avait pas envisagé les graines magiques à implanter dans les arbres malades, elle avait forcément imaginé un autre moyen de faire naître des humanilis. Elle en avait même permis un.

— Vous avez autorisé le Prince Zachaël et mon aïeule à avoir une fille. Elle n’était pas complètement humaine. Vous avez laissé nos deux espèces se mélanger pour… pourquoi ?
— Je ne l’ai pas autorisé, révéla la Créatrice, je ne l’ai même jamais contrôlé. Il m’était impossible de faire objection dans mon état. Mon monde se meurt depuis trop longtemps, et la solution que tu espères suffisante pour régler tous nos problèmes ; la procréation entre une humaine et un humanilis, précisa-t-elle d’un ton amer, est contre ma volonté.

Megumi déglutit difficilement. Elle n’aurait jamais imaginé que la Nature était antipathique et égoïste.

— Je suis désolée, répondit la Créatrice aux pensées non formulées de la jeune femme. Je ne suis pas égoïste, je pense surtout à l’avenir de notre monde. Je sais que j’ai laissé échapper une chose, que je n’aurais pas dû permettre diverses particularités de l’espèce humaine, mais j’ai réagi trop tard et je suis fautive. Il y a longtemps, lorsque j’ai compris que les Gardiens étaient trop dangereux pour l’environnement, je les ai éliminés, lâcha-t-elle d’un coup. Je suis de nature nostalgique, et j’ai préféré en garder afin qu’ils surveillent le monde que je les avais contraints à abandonner. J’avais fait la même chose avec les dinosaures, mais c’était dans le but qu’ils évoluent en des créatures moins dévastatrices. J’ai tout essayé… L’humain m’a échappé, et c’est la pire espèce que je n’ai jamais engendrée…

Son regard s’était un moment perdu dans le vide, comme focalisé sur des souvenirs qu’elle seule pouvait voir, mais il se braqua de nouveau sur Megumi et elle ajouta :

— J’ai fondé le monde, je veux le conserver à travers les âges. Je ne suis pas égoïste, Megumi, répéta-t-elle, contrairement à toi…

Ces trois derniers mots tombèrent comme des météorites sur le cœur de la jeune femme. Le ciel s’était assombri au fil du discours de la Nature, et des éclairs le fendirent subitement.

Megumi serra les bras autour de sa poitrine meurtrie. Elle se mit à trembler, de peur et de froid, et ses dents s’entrechoquaient à chaque spasme. Tiny se sentit tout à coup libéré du pouvoir qu’exerçait la Créatrice sur lui. Il constata l’état de son amie avec effarement et se précipita aussitôt vers elle. Elle était figée sur place. L’animilis l’obligea à s’agenouiller près de lui et il commença à lui frictionner les bras pour la réchauffer. Kunio s’était relevé en forçant la Nature, toujours assise sur son dos, à en faire de même. Il s’enroula délicatement autour de Megumi pour lui transmettre un maximum de chaleur. Déboussolé, Onyx resta un moment planté entre la Nymphe et ses trois compagnons.

— Amène dwi toi ! lui cria Tiny alors que Megumi s’évanouissait contre le flanc du Pionceur. Elle est en train de dwi mourir de froid !

Le rouleur enfonça deux de ses gros doigts dans sa bouche et siffla longuement. Un crépitement lui répondit au loin et un roulement inquiétant fit aussitôt trembler la colline.

La Créatrice restait imperturbable, elle observait la scène, immobile. Son regard était devenu sombre et ses iris s’étaient teintés de gris. Pourtant, des larmes dans lesquelles sept couleurs étincelantes se découpaient clairement glissaient sur ses joues.

Le groupe de rouleurs arriva en un instant au pied de l’Arbre à ponson. Sans leur dire quoi que ce soit, Onyx leur fonça dessus, roulé en boule. Le premier choc provoqua une gerbe d’étincelles et ses compagnons l’imitèrent aussitôt en se bousculant les uns les autres de manière désordonnée, rebondissant parfois contre le tronc biscornu. Certains, sonnés, restaient assis par terre le temps de se masser la tête et se relançaient ensuite dans la cohue. Un feu éclata alors au milieu du groupe de rouleurs et une chaleur délicate se diffusa sur le sol jusqu’à envelopper complètement Tiny, Kunio et Megumi, toujours inconsciente.

Tout semblait s’ébranler autour de Tiny. Si Megumi était venue jusqu’ici, c’était par sa faute, et maintenant, elle subissait la fureur de la Nature. L’animilis songea au Prince Nathaniel et à l’état dans lequel il se sentirait si son ami lui apprenait la mort de la femme qu’il aimait. Horrifié par cette pensée, Tiny se mit à bondir sur place en secouant Megumi par les épaules.

— Aller, braillait-il, remets dwi toi ! Nathaniel tient dwi trop à toi pour que tu dwi meurs. Si tu dwi pars, c’en est fini de la dwi Terre en entier !

Un nouveau souffle gonfla la poitrine de la jeune femme et elle se réveilla en sursaut. La Créatrice sourit.

— Ainsi, vous avez tous choisi…

23 : La décision de Megumi

Tiny ne prêtait aucune attention à la Créatrice. Il était trop occupé à aider son amie à se redresser. Il dégageait délicatement ses cheveux roux de son visage ruisselant de sueur. Il lui frotta ensuite le dos en murmurant :

— Chut, ça va dwi aller. Respire dwi doucement.

Megumi toussa légèrement en regardant autour d’elle. Elle avait l’air désorienté, mais lorsqu’elle vit la nymphe lui faire un signe de la main et se volatiliser, elle se souvint de tout.

— Elle est partie, lâcha-t-elle d’une voix rauque.

Tiny se tourna brusquement pour le constater de ses propres yeux.

— Elle a dit qu’on avait choisi, rappela Kunio. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Va nous laisser faire, t’sais, fit sombrement Onyx.

Il ne paraissait pas certain que c’était une bonne chose.

— Nous sommes juste venus en aide à Megumi, balbutia le Pionceur. Quel rapport cela a-t-il avec notre choix ? Nous voulons sauver la Terre, n’est-ce pas ?

Tiny hésita, mais Megumi répondit franchement :

— Oui. Et pour ça, il faut qu’on donne ce ponson à Nathaniel.
— Alors, pourquoi faire toute cette dwi comédie ? lança Tiny, énervé. Elle a failli te dwi tuer !

Megumi haussa les épaules. Elle semblait avoir réalisé quelque chose qui échappait aux autres.

— Elle voulait simplement me faire comprendre que je ne suis rien, lâcha-t-elle enfin pour les éclairer.

Tiny fronça les sourcils et Kunio la dévisagea comme si elle était folle. Onyx lui sourit largement et fit :

— J’vois…
— Qu’est-ce que tu dwi vois ? lui hurla Tiny dans les oreilles. Sans Megumi, le monde serait déjà dwi fichu ! Elle a dwi empêché la guerre magique de se dwi propager aussi dans son peuple. Elle a dwi sauvé tous les humanilis et les dwi animilis. Elle…
— J’ai accompli mon rôle, l’interrompit la jeune femme. Je ne suis qu’une humaine après tout. Tu l’as dit toi-même. Je mourrai avant que Nathaniel ait eu le temps de cligner des yeux. Il est immortel, éternel, je ne sais pas… Moi, je suis éphémère, et c’est tant mieux. Ce sont les Hommes qui détruisent le monde, il faut bien qu’ils disparaissent à un moment donné. Je ne dois pas penser qu’à mon bonheur personnel.

Megumi déglutit pour ravaler un sanglot et poursuivit d’une voix qu’elle espérait stable et déterminée :

— Je ne peux pas faire d’enfants avec Nathaniel, et je n’en ferai avec aucun autre. L’humain doit cesser de se reproduire…

Tiny ouvrit la bouche de stupeur, il ne trouvait plus ses mots. Kunio avait changé d’expression, il ne regardait plus Megumi comme une démente, mais comme une malheureuse. Il avait beaucoup de peine pour elle.

— Les humains ne pensent pas comme ça, lui rappela-t-il. Tu te sacrifies en vain. Même si tu ne peux pas passer ta vie avec Nathaniel, tu la feras avec un autre compagnon qui te le fera oublier.

La jeune femme secoua la tête en signe de dénégation, mais n’ajouta rien. Elle ne pouvait dire un mot de plus sans éclater en sanglots. Elle avait pourtant pris sa décision. Elle apporterait le ponson à Nathaniel pour lui permettre de créer des humanilis capables de guérir la population végétale du monde, et ensuite, elle ne reverrait plus jamais le Prince.


Ils redescendaient la colline sans se parler. Megumi et Tiny chevauchaient Kunio tandis qu’Onyx roulait devant eux. Tous ses compagnons l’accompagnaient, faisant voleter autour du Pionceur quantité de déjections poisseuses. Tiny essayait de se protéger dans les poils de sa monture sans remarquer que le félin semblait repousser sans effort apparent ces saletés, comme si un halo les enveloppait, lui et ses passagers. Megumi n’y faisait pas attention. Ballottée de gauche à droite et d’avant en arrière au rythme des sauts et des enjambées de Kunio, elle demeurait pourtant bien assise derrière Tiny. Le Pionceur utilisait en effet tout naturellement sa queue, articulée comme une baguette rigide, pour redresser la jeune femme et rehausser sa position sur son dos afin qu’elle ne tombe pas durant la course. S’agrippant d’une seule main aux poils du félin et ayant passé ses deux jambes du même côté de son flanc à cause de sa robe végétale, il était en effet impossible que Megumi garde un équilibre stable pendant la descente de la colline. Elle ne se souciait pourtant pas de tout cela. Elle était complètement absorbée par le ponson qu’elle avait dans la main.

Il tenait tout juste au creux de sa paume. Les palpitations qu’il produisait chatouillaient la jeune femme, mais elle était imperturbable. Elle ne le quittait pas des yeux. Elle ne discernait même pas ses reflets vermeils et cramoisis ou son éclat emprunté à l’Arbre lui-même, désormais éteint. Non, Megumi regardait le fruit sans vraiment le voir, car elle était focalisée sur sa volonté. Elle ne cessait de se répéter que son amour pour Nathaniel devait s’infiltrer à travers la membrane du ponson afin de le nourrir et de le remplir de graines virulentes. La jeune femme n’avait plus à combattre les images d’un avenir heureux et prometteur avec le Prince, tout ce qu’elle imaginait, c’était un peuple magique agrandi par de nouveaux humanilis et une nature guérie et fertile. Elle-même ne faisait pas partie du tableau.

Quelque part, cela lui pinçait le cœur, mais elle en avait décidé ainsi et elle savait que c’était pour le mieux. Ses amis ne semblaient pas comprendre sa réaction, mais leur présence à ses côtés signifiait qu’ils adhéraient à ce principe et que leur volonté à tous habitaient désormais le ponson.

— Autant se dwi suicider, lança soudainement Tiny, comme pour contredire les certitudes de Megumi.

Ils avaient atteint le pied de la colline et le Pionceur ralentissait devant la cohue de rouleurs qui n’arrivaient pas à s’arrêter de rouler.

La jeune femme détourna enfin son attention du fruit pour dévisager Tiny d’un air intrigué.

— De quoi est-ce que tu parles ?
— De dwi toi ! brailla l’animilis sans retenue.

Les joues de Megumi s’empourprèrent tandis que ses sourcils formaient presque une boucle au milieu de son front tant elle les fronçait.

— Tu dwi dis que les humains doivent dwi disparaître, poursuivait Tiny. Pour cette dwi raison, tu ne veux pas avoir d’enfants ! Dwi jamais ! Alors moi je dwi dis, autant te tuer tout de suite. Comme ça, tu dwi disparaîtras plus vite et ça fera un dwi humain de moins !
— Tu es fou de sortir une chose pareille ! s’emporta aussitôt Kunio en éjectant l’animilis de son dos.

Curieusement, le mouvement de ses reins n’ébranla même pas la jeune femme qui resta assise là, les jambes allongées contre le flanc du Pionceur. La queue de celui-ci s’était enroulée autour de la taille de sa passagère tandis qu’il s’efforçait de jeter Tiny à terre.

— L’a pas tord l’Tiny, intervint Onyx.

Le sommet de son crâne était encore calciné des étincelles qu’il avait produites en haut de la colline.

— Ça ne changerait pas grand-chose, s’égosilla le Pionceur. Au moment même où Megumi disparaîtrait, des dizaines d’enfants naîtraient un peu partout dans le monde.
— C’est bien ce que je dwi dis ! brailla Tiny. Son dwi sacrifice est ridicule, et inutile. Je n’admettrai dwi jamais que mon amie vive une dwi…
— Je décide seule de la manière dont je vivrai ma vie, lâcha Megumi d’un ton calme et plat.

Cette simple réflexion fit pourtant taire les deux créatures qui débattaient de son sort. Onyx observait la jeune femme avec de gros yeux étonnés. Il semblait qu’il voulait intervenir, mais il se ravisa en sentant la détermination de Megumi.

— Si vous avez terminé, ajouta-t-elle, on peut aller retrouver Bulstrod. Il y a un sacré moment qu’on est ici, on risque de rater l’anniversaire du Prince.

Tiny nota que son amie avait appelé Nathaniel par sa fonction, sur un ton froid et détaché qui ne lui ressemblait pas. Il soupira, mais la rejoignit sur le dos de Kunio sans se permettre de commentaire supplémentaire. Le Pionceur les conduisit en silence jusqu’à l’orée de la forêt rougeoyante. Le jour se levait et ses premières lueurs étaient accompagnées d’une douce chaleur. Megumi avait fermé les yeux et elle se laissait guider par le félin en savourant le contact délicat de l’air. Elle souriait. Le ponson était à l’abri contre sa poitrine, sous la feuille dorée qui lui servait de robe.

24 : L’anniversaire du Prince Nathaniel

Megumi et Tiny avaient rejoint Bulstrod à la lisière de la forêt et ils s’apprêtaient à faire leurs adieux à Kunio lorsque celui-ci les informa qu’il pouvait les faire rentrer sans qu’ils aient à passer par le Trou Noir et la Terre des Gardiens. Le Pionceur leur expliqua que c’était déjà lui qui avait amené le Prince Zachaël ici. Tiny lui demanda s’il était possible de les envoyer directement dans les Monts Enchantés, mais Megumi n’était pas d’accord. Elle souhaitait d’abord repasser chez elle, sur le campus, pour se changer et récupérer quelques affaires. Son sac à dos était à jamais perdu dans le tunnel du Trou Noir. Lorsque Tiny insista pour accompagner la jeune femme, elle déclina sa proposition. Elle lui promit qu’elle l’appellerait dès lors qu’elle serait prête pour qu’il l’emmène dans les montagnes magiques. L’animilis était inquiet de ce soudain revirement de situation, mais il ne contesta pas la décision de son amie. Il décida de lui laisser deux jours avant de revenir la chercher.

Le Pionceur bâilla à se rompre la mâchoire avant de tracer un cercle avec ses griffes dans le sable devant lui. Il invita d’abord Bulstrod, Tiny, Onyx et tous les rouleurs à y pénétrer, puis il tourna longuement autour, comme un fauve encerclerait sa proie. Les compagnons disparurent au bout de quelques minutes.

— Tu les as envoyés dans les Monts Enchantés ? lui demanda Megumi.

Kunio hocha la tête avant de bâiller de nouveau.

— Tu ne viens pas avec nous ? ajouta la jeune femme.
— C’est impossible. Ma place est ici.
— Tu ne vas pas avoir de problème pour avoir enfreint les règles ?
— Je ne crois pas. Après tout, je l’ai fait aussi pour protéger la Nature. C’est mon rôle.

Megumi acquiesça et avança à son tour dans le cercle.

— Adieu Megumi. Prends soin de toi.

Elle sourit au Pionceur qui tournait autour d’elle et tout devint noir. Ses paupières lui parurent plus lourdes que d’ordinaire et elle ne put les empêcher de se fermer. Il lui sembla qu’elle allait s’évanouir au moment où elle put enfin ouvrir les yeux. Elle était allongée sur son lit, dans la chambre du campus de Sapporo.


Cela faisait presque quarante-huit heures que Megumi était revenue à l’université. Tous ses amis étaient partis en vacances depuis plus d’une semaine, temps qu’elle avait passé à errer dans une sorte d’univers parallèle. Elle avait pris conscience de la durée qui s’était écoulée uniquement lorsqu’elle s’était aperçue qu’elle mourrait de faim à la suite d’une sieste de dix heures.

Après un petit déjeuner bien copieux, elle avait préparé un nouveau sac à dos rempli de ses affaires et du cadeau pour le Prince Nathaniel. Elle était désormais plantée au milieu de sa chambre à crier le prénom de Tiny en regardant le plafond. Elle avait promis à l’animilis de lui faire savoir quand elle serait prête, mais elle n’avait pas pensé au moyen de le contacter. D’habitude, il venait de lui-même ou il détectait avec son radar mental les pouvoirs magiques de la jeune femme. Là, elle ne les utilisait pas. Quand bien même elle l’aurait voulu, elle ne pouvait décider de le faire consciemment. Les prophéties survenaient toujours alors que Megumi se trouvait dans un état second et qu’elle ne contrôlait plus son esprit. Une fois cependant, elle avait réussi à penser si fort à Tiny pour l’inciter à la rejoindre, qu’il avait fini par se matérialiser à côté d’elle, mais elle n’avait jamais compris comment. Tiny n’était pas télépathe.

Au moment où elle commençait à désespérer et se laissait tomber sur le lit, un « ploc » assourdissant retentit dans la pièce, la faisant sursauter. Tiny se pencha au-dessus d’elle et lui lança :

— Alors, pourquoi tu ne m’as dwi pas appelé ?! Tu as pourtant l’air dwi prête. J’ai dwi surveillée ton esprit depuis qu’on s’est dwi quittés, mais je n’ai dwi rien senti.

Megumi se contenta de sourire en se relevant. Elle était contente que son ami la conduise dans les Monts Enchantés, mais au fond d’elle-même, elle savait que si l’animilis n’avait pas perçu sa volonté de le voir apparaître dans sa chambre, c’était parce qu’elle n’avait pas vraiment envie de partir dans le monde magique et de revoir le Prince Nathaniel. Tiny lui désigna le miroir doré qui avait dû se matérialiser en même temps que lui et Megumi avança à l’intérieur avec nostalgie.

Après une bouffée d’air pur qui assura à son cerveau qu’elle n’était pas en train d’étouffer à cause d’une bulle gluante coincée au fond de sa gorge et dans ses narines, Megumi ouvrit les yeux avec hésitation. Devant elle s’étendaient les dizaines de tentes beiges brodées de leur baobab emblématique. Un immense feu ronflait au milieu de la place malgré la chaleur, mais les flammes se contentaient de chatouiller légèrement les jambes de la jeune femme qui venait d’apparaître au milieu.

Un plateau de végétilis tomba sur le sol et Tiny s’empara d’une balle violette qui roulait jusqu’à lui. Il croqua avidement dedans en bafouillant :

— Fena, va dwi chercher le Prince s’il te plaît, il a de la dwi visite.

La grenouille qui avait renversé les fruits sautilla jusqu’à la plus grande des tentes sans se faire prier. Megumi sauta hors des flammes de l’ascenseur magique et se hâta de remettre de l’ordre dans ses cheveux et de lisser sa robe sur son corps. Nathaniel arriva alors sur la place où de nombreux animilis et tout un groupe de rouleurs s’étaient déjà attroupés autour du feu de camp. Le visage de l’humanilis s’alluma d’un sourire immense lorsqu’il découvrit Megumi en train de réajuster son sac sur son épaule. Il se précipita à grands pas vers elle, se retenant à grand-peine de courir, et quand leurs regards se croisèrent, toute la volonté et les résolutions de la jeune femme volèrent en éclats. Elle regrettait déjà d’être revenue dans les Monts Enchantés de Zachaël.

— Megumi, quel bonheur de te revoir, balbutia le Prince en prenant maladroitement ses mains dans les siennes.

Ses pommettes rosées étaient toujours soulevées par son sourire béat et ses yeux émeraude luisaient de passion. Depuis leur dernière rencontre, Nathaniel avait gardé sa coupe de cheveux courte et branchée, ses mèches brunes flottant paresseusement sur son front. Il était très séduisant. Megumi baissa la tête, trop gênée pour le regarder en face plus longtemps. Elle remarqua alors qu’il portait aussi les converses craquées qu’il avait le jour où il était venu lui rendre visite à Sapporo. Déboussolée, elle libéra délicatement ses mains de celles du Prince et fit revenir son sac contre sa poitrine avant de commencer à farfouiller dedans sans dire un mot. Les bras de Nathaniel restèrent un moment suspendus dans le vide, puis il les laissa retomber le long de son corps, perplexe. Megumi releva enfin la tête vers lui, et, rouge jusqu’au bout des oreilles, elle lui tendit une petite boîte enveloppée de papier cadeau.

— Joyeux anniversaire, murmura-t-elle.

Toute l’assemblée réunie se mit à applaudir tandis que Nathaniel s’empourprait de nouveau. Tiny, quant à lui, semblait être en train de s’étouffer. Il toussait à s’en rompre les côtes et Bulstrod lui tapait nonchalamment dans le dos sans quitter le couple embarrassé qui était devenu le centre d’attention général. Tombé à genoux sous les coups de son ami Gardien, Tiny finit par se ressaisir. Il s’avança discrètement près de Megumi. Juste après que Nathaniel eut invité la jeune femme à le suivre dans la tente pour s’y mettre à l’aise et découvrir le cadeau qu’elle lui apportait avec plus d’intimité, l’animilis murmura à Megumi :

— Tu es dwi folle ! Tu ne peux dwi pas lui donner le ponson comme ça !

Elle fourra alors un objet dans la main de son ami et lui dit dans un souffle :

— C’est toi qui l’offriras au Prince.

Elle se dépêcha ensuite de rattraper l’humanilis qui avait déjà disparu derrière la toile. Les créatures présentes ne cachèrent pas leur déception, mais elles laissèrent les deux jeunes gens seuls.

Tiny tenait le ponson, enveloppé dans un mouchoir en soie violette, et il se demandait comment il allait se sortir de ce pétrin.

25 : Un présent chargé de sentiments

Megumi et Nathaniel étaient assis de part et d’autre de la longue table qui occupait presque la totalité de la tente. Le Prince commençait à déballer son présent d’anniversaire tandis que la jeune femme se tortillait les doigts, les mains posées sur ses genoux.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea l’humanilis en soulevant le petit globe à la lumière pour mieux l’observer.
— C’est une boule à neige, répondit Megumi. C’est pour décorer.

Elle se sentait mal à l’aise. Elle avait pensé qu’offrir un cadeau individuel à Nathaniel serait une bonne idée, notamment pour lui montrer à quel point elle était humaine et futile, mais maintenant qu’elle se trouvait devant lui et que sa beauté et sa tendresse la frappaient de nouveau, elle ne savait plus pourquoi elle avait songé à une chose pareille.

— C’est très joli, dit Nathaniel, ravi. C’est ta ville, ajouta-t-il, émerveillé. Il y a les statues de glace qui défilaient dans les rues quand… quand je suis venu…

Il hésitait, et Megumi comprit pourquoi. Elle croyait qu’une boule de neige de Sapporo était le cadeau le plus banal et le plus humain qu’elle pouvait donner à un sorcier végétal, mais elle n’avait même pas réalisé que celle-ci en particulier pourrait raviver des souvenirs. Comment avait-elle pu être aussi stupide ?

Le Prince secoua la boule et les flocons commencèrent à retomber sur les statues sculptées sous le globe de verre.

— C’était le plus beau moment de toute mon existence, murmura Nathaniel sans quitter l’objet des yeux. Tu m’as manqué Megumi.

Cette fois, son regard était fixé sur la jeune femme, aussitôt prise au piège de son intensité.

— Je… j’ai été pas mal occupée, balbutia-t-elle.
— Je le sais. Moi aussi, je l’avoue. J’attendais que la période d’abstinence arrive pour venir te rendre visite.

Megumi se sentit tout à coup brûler de l’intérieur. Ses joues prirent la couleur du ponson et son cœur se mit à palpiter plus fort que le fruit.

— D’abstinence… répéta-t-elle, étourdie.
— N’est-ce pas ainsi que cela s’appelle ? Tiny m’a appris que cela durait un mois durant l’été, que tu serais libre à ce moment.
— Oh ! s’exclama la jeune femme, comprenant enfin où l’humanilis voulait en venir. Vous parlez des vacances, dit-elle. Ce n’est pas tout à fait pareil.

Le visage du Prince s’assombrit légèrement et il baissa les yeux.

— Tu me vouvoies de nouveau, constata-t-il, visiblement déçu.
— Oh, je n’y ai pas vraiment pensé, mentit Megumi.

Elle savait très bien que la seule fois où elle avait tutoyé Nathaniel, c’était lorsqu’elle lui avait déclaré son amour, en réponse à sa confession sur ce qu’il ressentait pour elle.

Un faible sourire réapparut sur le visage du Prince, mais il ne paraissait pas convaincu.

— Je ne croyais pas que tu viendrais. Je suis allé à l’université dès le premier jour des vacances, l’informa-t-il sur le ton très professionnel de celui qui sait désormais de quoi il parle, mais la fille avec qui tu habites m’a dit que tu étais déjà partie. Je pensais que tu avais rejoint tes parents, mais elle a précisé que tu étais avec un ami.

L’humanilis essaya de rester fier et de sembler ravi de finalement trouver Megumi chez lui, mais il ne pouvait masquer sa déception. La jeune femme comprit aussitôt le quiproquo. Elle ne fit cependant rien pour le démêler. Nathaniel paraissait en effet jaloux qu’elle ait pu aller passer du temps avec un ami – qu’il avait tout de suite imaginé comme étant un garçon – alors que lui avait espéré venir la chercher pour les vacances. Tiny avait été plus rapide, mais l’humanilis ignorait que c’était de lui que la camarade de chambre de Megumi lui avait parlé. Bien sûr, cette jeune femme n’avait pas vu l’animilis et elle ne savait absolument rien du voyage de sa colocataire, elle s’était contenté de rapporter au Prince le contenu du message que Megumi avait laissé sur son lit.

« Je suis partie avec un ami. Je ne sais pas quand je rentrerai. Amusez-vous bien à Tokyo. Bisous. »

Ce que Nathaniel imaginait était une aubaine pour Megumi. Il lui suffisait désormais de le laisser croire qu’elle vivait une vie classique d’humaine, avec des humains, pour que leur séparation s’avère plus facile à la fin. Car même si elle avait passé très peu de temps avec Nathaniel et qu’ils ne s’étaient guère revus après leur déclaration à la fin de l’hiver, Megumi tenait énormément à lui et cela lui brisait le cœur de devoir abandonner l’idée d’un avenir avec lui. Elle n’avait pourtant pas le choix, et le Prince ne devait pas connaître ses motivations.

Alors qu’elle réfléchissait à ce qu’elle pourrait lui répondre pour qu’il continue de croire qu’elle avait un petit ami parmi les membres de son espèce et que l’atmosphère pesante s’installe définitivement entre eux, Tiny fit irruption sous la tente avec son camarade Boursain, qui ressemblait à un ourson bien portant. La déformation de la toile à l’entrée du chapiteau suggérait que Bulstrod se tenait juste devant, à l’affût de la moindre information.

— Tu ne dois dwi pas accaparer le Prince pour toi toute seule Megumi, nous voulons tous dwi fêter son anniversaire avec lui !

La jeune femme vit là une occasion de mettre davantage de distance entre l’humanilis et elle. Elle rassembla tout son courage avant de lancer :

— Quel âge avez-vous ?

Le sang disparut aussitôt des joues empourprées de Nathaniel. Il nota que Megumi le vouvoyait encore malgré sa remarque un moment plus tôt, et l’idée qu’elle entende son véritable âge le répugnait. Il grimaça, à l’instar de Tiny qui, au lieu de baisser les yeux comme le pauvre Nathaniel, dévisagea Megumi, outré.

— Le nombre d’années que j’ai vécu n’a aucune importance, marmonnait le Prince.

Mais pendant qu’il contemplait ses doigts d’un air peiné, Megumi lançait un regard éloquent à l’animilis et celui-ci finit par comprendre. Il trouvait son amie étrange, et il s’interrogeait sur ses intentions depuis qu’elle avait souhaité retourner chez elle avant de revoir Nathaniel. Le fait qu’elle lui ait offert un cadeau différent du ponson avait déjà intrigué Tiny, mais cette fois, il pensait avoir saisi. Megumi et lui avaient souvent été sur la même longueur d’onde malgré leurs légers désaccords.

— Quelle dwi modestie ! lâcha-t-il tout à coup. Il a dwi cent vingt-cinq ans, ajouta-t-il à l’attention de la jeune humaine. Enfin, si on ne dwi compte pas les cent ans qu’il a dwi passé dans son hôte.

Nathaniel déglutit et Tiny ne put s’empêcher de ressentir une certaine peine pour lui. L’animilis savait bien que son ami voulait éviter au maximum de rappeler les différences qui existaient entre lui et celle qu’il aimait, mais malheureusement, cette femme avait décidé de lui faire comprendre qu’ils étaient bien trop opposés pour qu’ils puissent rester ensemble.

Puisque le Prince ne répondit rien et que l’ambiance sembla devenir glaciale, Tiny ajouta plus sérieusement :

— C’est dwi pourquoi tu mérites un cadeau exceptionnel.

Nathaniel releva la tête vers lui tandis qu’il lui tendait un objet rond enveloppé d’un mouchoir de soie violette. Il s’en empara et le déballa prudemment, dévoilant une balle rouge lumineuse. Sa membrane palpitait sous ses doigts, et à travers, baignant dans une lueur orangée, on pouvait voir flotter des grappes. Nathaniel songea d’abord que cette étrange sphère ressemblait un peu à la boule à neige que Megumi lui avait offerte. Il la ramassa alors sur la table et une boule dans chaque main, les agita pour noter leur ressemblance. Dans la transparente, les flocons artificiels retombèrent mollement sur les statues de glace tandis que dans la rouge, les grappes se désolidarisèrent en de multiples particules de la taille de graines.

— Qu’est-ce que c’est Tiny ?
— Bulstrod et moi sommes allés le dwi chercher dans les Terres dwi Sacrées, révéla Tiny. C’est un dwi ponson.

La mention de ce nom éclaira soudain le visage du Prince. Lui aussi connaissait l’histoire des ponsons, il avait également assisté aux enseignements de Zachaël.

— Mais, comment est-ce possible ? balbutia-t-il, les larmes aux yeux.

Il avait fini par abandonner la boule à neige sur la table et il ne s’occupait plus que de l’animilis dont il attendait des explications. Megumi souriait. L’effet qu’elle escomptait de son cadeau arrivait enfin. Nathaniel était bien plus intéressé par la magie et ses mystères que par sa stupide boule de neige. Il appartenait au monde des humanilis et elle, à celui des humains. S’il n’en avait plus suffisamment conscience depuis que Megumi lui avait avoué qu’elle l’aimait autant que lui, le Prince finirait pourtant par s’en apercevoir de nouveau.

26 : Après la fête, la défaite

Nathaniel et Tiny s’étaient éclipsés dans la tente personnelle du Prince pour parler du ponson. L’animilis devait expliquer à son ami ce qu’il connaissait du fruit et dans quel but il l’avait acquis.

Megumi était restée à l’écart et l’humanilis ne semblait pas s’en être aperçu. Fena, la compagne de Tiny, avait fini par accaparer la jeune femme pour qu’elle aide aux préparatifs de la fête. Megumi savait que les créatures magiques n’avaient nullement besoin de bras supplémentaires pour une telle tâche, car elles utilisaient volontiers leurs facultés spéciales. Pourtant, elle se laissa prendre au jeu. Elle accrocha des banderoles et fignola la décoration de la pièce montée aux végétilis que les animilis avaient commencé à préparer.


Le soleil était haut quand le Prince et Tiny rejoignirent tout le monde sur la place du campement, autour du feu. Nathaniel était le centre d’attention général et Megumi se sentait soulagée qu’il ne trouve pas un moment pour s’asseoir auprès d’elle. Tiny en revanche ne se fit pas prier.

— Je lui ai dwi tout raconté, dit-il à la jeune femme.
— Pourquoi ? grogna-t-elle. C’était une bonne chose qu’il ignore que j’étais avec Bulstrod et toi là-haut.
— Je sais dwi bien ce que tu dwi as en tête. Je n’ai dwi pas parlé de toi, uniquement du dwi ponson. Le Prince dwi connaît désormais la situation dwi critique de la Nature. Il a dwi compris et il dwi souhaite également pouvoir dwi créer de nouveaux humanilis. J’espère dwi seulement que ton brusque changement de dwi plan n’atteindra pas les dons du dwi ponson.
— J’y ai mis tout mon amour, affirma Megumi d’un ton las. Je crois que seul le souhait du Prince compte désormais.
— Tu as peut-être dwi raison.

Les deux amis observaient Nathaniel saluer et embrasser tous ses camarades. Il semblait heureux. Lorsqu’il fit un signe de la main vers eux d’un air mal à l’aise, ses yeux brillants d’émotion, Tiny dit à Megumi :

— Il a de la dwi peine parce qu’il dwi pense que tu ne l’aimes dwi plus.

Megumi soupira.

— C’est mieux comme ça, finit-elle par lâcher. S’il me croit avec un autre homme, il ne cherchera pas à me retrouver quand je retournerai définitivement dans mon monde. Pas vrai ?

La jeune femme essayait de se convaincre de la véracité de ses paroles, mais Tiny ne se laissa pas berner par ses faux semblants.

— Tu n’es dwi pas obligée, murmura-t-il.

Megumi le dévisagea avec de gros yeux, prête à lancer une réplique cinglante, mais Nathaniel se faufilait déjà jusqu’à eux et lorsqu’elle ouvrit la bouche, il la surprit en lui saisissant la main.

— Veux-tu danser avec moi ?

Étonnée, Megumi se laissa entraîner au milieu de la place sans dire un mot. Elle venait juste de réaliser qu’il y avait de la musique et la tournure de la situation l’horrifia tout à coup. Lorsque Nathaniel lui enserra la taille et commença à tourner, elle se dégagea vivement de ses bras. Surpris par sa brutalité et sa réticence à le toucher, il se figea, à l’instar de tous les membres de l’assemblée qui observaient désormais la scène.

— Euh, hésita Megumi, gênée. Je… je dois rentrer. Euh… Encore joyeux anniversaire Prince Nathaniel.

Elle se détourna de lui avec l’impression que tout s’écroulait autour d’elle et fut presque soulagée lorsqu’elle sentit les doigts de l’humanilis se refermer sur son poignet.

— Je t’accompagne.

Nathaniel était déterminé et la jeune femme comprit qu’il ne serait pas aussi simple que ce qu’elle pensait de lui faire ses adieux. Alors qu’un groupe d’animilis qui n’avait pas assisté à la scène apportait l’énorme gâteau en chantant, le Prince fit un pas à travers les flammes du feu de camp en entraînant Megumi derrière lui. La dernière chose qu’elle vit fut son ami Tiny qui paraissait terrorisé. Il lui sembla lire les mots « Bonne chance » sur ses lèvres avant de ne plus rien discerner des Monts Enchantés.

Lorsqu’elle quitta le passage magique, Megumi trouva Nathaniel assis sur son lit. Heureusement, sa camarade de chambre n’était pas là ! La jeune femme défroissa ses vêtements par habitude et déposa son sac à dos au pied du bureau. C’était à croire qu’elle n’avait pas lâché son bagage un seul instant dans l’attente de son départ. Elle s’efforçait de concentrer tout son courage pour se retourner et faire face à l’humanilis quand celui-ci rompit le lourd silence qui les oppressait :

— Je suis désolé…

Megumi inspira profondément, mais hésita toujours à se tourner vers Nathaniel. Elle posa alors les yeux sur le sac de sport de sa camarade et eut une idée.

— Sortons, lâcha-t-elle. Je veux te montrer quelque chose.

Nathaniel se sentit aussitôt soulagé. Megumi venait de le tutoyer, et elle souhaitait finalement passer un moment avec lui. Il ne s’attendait simplement pas à ce qui allait se produire.

27 : L’humanité

Posté face à Megumi, un filet bas s’étirant sur toute la largeur du terrain à une dizaine de mètres de lui, Nathaniel tenait la raquette que la jeune femme lui avait prêtée avec une certaine crainte. À l’autre extrémité du cours, dans le coin droit, Megumi lançait une balle jaune au-dessus de sa tête et s’apprêtait à la frapper pour l’envoyer vers lui.

— Rappelle-moi le but du jeu ! s’écria le Prince, inquiet.

Megumi laissa tomber la balle à ses pieds en soupirant.

— Il faut s’échanger la balle, mais le but est de gagner. Donc le mieux, c’est de tendre des pièges à son adversaire pour éviter qu’il ne la rattrape. Mais attention, on ne doit pas tirer à l’extérieur du cours.

Elle désigna les premières lignes tracées sur toute la longueur du terrain, des deux côtés du Prince.

Megumi s’empara d’une nouvelle balle au fond de sa poche et reprit sa position de service. Nathaniel sourit en la voyant ainsi. Elle avait troqué la robe qu’elle revêtait à la fête d’anniversaire pour un t-shirt blanc ornementé de petites poupées colorées et un short large qui lui descendait jusqu’au milieu des cuisses. Il était déformé à cause de toutes les balles qui remplissaient ses poches.

Le sourire de l’humanilis se changea en une sorte de grimace lorsqu’il se souvint qu’il portait le même genre de vêtements. Megumi les lui avait prêtés après avoir passé un moment à fouiner dans la buanderie de la faculté. Cette tenue de sport devait appartenir à un de ses camarades. Faute de poupées décorées, son t-shirt représentait une manette de console de jeux avec de gros boutons rouges.

Le service de Megumi fut rapide et sec, et Nathaniel en fut tellement surpris qu’il laissa la balle filer à côté de lui. Même en allongeant le bras, il n’aurait pas pu attraper un boulet pareil, songea-t-il alors que la jeune femme lui criait de se concentrer.

Lorsqu’elle effectua son deuxième lancer, l’humanilis était prêt. Il tendit son bras droit en inclinant légèrement le buste et en pivotant vers la droite tandis que ses jambes restaient plantées sur place. Après son premier rebond sur le sol, la balle rencontra alors le tamis de sa raquette et retourna en direction de Megumi qui dut courir jusqu’au fond du terrain pour la rattraper. Le projectile quitta finalement les limites quand elle la renvoya d’un revers un peu hasardeux.

— Qu’est-ce que c’était que ça ! s’écria-t-elle tandis que la balle roulait paresseusement jusqu’à Nathaniel.

Elle était pourtant partie vers l’extérieur du cours.

— Ce n’est pas comme ça qu’il faut jouer ? s’enquit poliment le Prince.
— C’est le principe… hésita Megumi, à peu près… Mais la balle a suivi une drôle de trajectoire. Et tu n’as même pas eu à bouger pour la renvoyer alors que je l’ai envoyée dans le coin.

L’humanilis haussa les épaules pour signifier qu’il ne voyait pas où était le problème. Megumi eut alors une révélation qui l’offusqua aussitôt.

— Attends, tu as utilisé la magie ?!

À la réaction de la jeune femme, Nathaniel comprit qu’elle était furieuse.

— Euh… Pas vraiment, hésita-t-il. J’ai juste attiré un peu la balle vers moi.
— Tu as attiré la balle vers toi ?! répéta Megumi, outrée. Le principe, c’est de courir pour la rattraper !

Le sang lui était monté aux joues et elle parvenait difficilement à maîtriser sa colère. Elle déglutit pour ravaler un sanglot de rage avant de poursuivre :

— Personne ne doit utiliser de tels pouvoirs ! C’est de la triche !
— Excuse-moi. On recommence si tu veux. Tu pourras gagner…

Nathaniel ne savait pas bien comment gérer cela. Il fut encore davantage pris au dépourvu lorsque Megumi se mit à hurler de plus belle :

— Je me fiche de gagner ! Tu ne comprends rien !

Le Prince finit par réaliser qu’il avait dû rater quelque chose et que la jeune femme ne parlait plus du tennis. Il posa sa raquette par terre et s’avança jusqu’au filet qu’il enjamba lestement pour rejoindre Megumi au fond du cours.

— Que se passe-t-il ? murmura-t-il en la saisissant par les épaules pour l’obliger à le regarder.

Megumi leva les yeux à contre cœur, laissant échapper une larme. Elle n’eut pas le temps de rouler jusqu’au bas de sa mâchoire, le Prince stoppa sa chute du bout de son doigt.

— Dis-moi ce qu’il t’arrive, supplia-t-il, perdu.
— Un humain ne peut pas utiliser la magie pour rattraper la balle, balbutia alors Megumi, c’est impossible.

Nathaniel comprit enfin le fond du problème et alors que Megumi pensait que cette réflexion le repousserait, il la serra contre lui si fort qu’elle suffoqua.

— Je suis désolé, répéta-t-il pour reprendre les excuses que la jeune femme avait interrompues dans la chambre. J’aimerais tellement être celui qu’il te faut. Je suis malade d’imaginer que tu puisses trouver un homme qui te corresponde alors que je ne suis qu’un être… différent, cracha-t-il. Je sais que tu mérites une vie normale, une vie qui te convient, et je regrette que tu ne puisses accepter que j’en fasse partie…
— Je…
— Je t’aime Megumi ! Je souhaite tellement devenir quelqu’un d’autre pour que tu le reconnaisses. Je suis sûr que si j’étais humain, les choses se passeraient autrement. Je comprends que tu sois partie avec un autre, j’aurais juste préféré l’ignorer…
— Nathaniel, j’étouffe, bafouilla Megumi contre le t-shirt du Prince.

Celui-ci s’écarta vivement pour laisser respirer la jeune femme, mais il s’empara de sa main libre – l’autre tenait toujours sa raquette de tennis – et la plaça contre sa poitrine.

— Es-tu certaine de ne plus m’aimer ? lui demanda-t-il sur un ton suppliant.

C’était à fendre le cœur, et Megumi ne souhaitait qu’une chose, l’embrasser. C’était la seule réponse qu’elle pouvait fournir pour lui faire comprendre à quel point elle tenait à lui. Elle s’exécuta alors, surprenant l’humanilis qui eut un léger mouvement de recul, mais se ressaisit vite et échangea volontiers le baiser de la jeune femme. Quelque chose le dérangeait cependant, comme un goût amer d’adieu. Alors que Megumi essayait de lui transmettre tout l’amour qu’elle lui portait, le Prince réalisait que c’était la dernière fois et qu’il devrait se résoudre à laisser l’humaine qu’était Megumi vivre parmi les siens, sans lui. Il libéra petit à petit les lèvres de la jeune femme qui n’arrivait pas à se détacher de lui et lorsque leurs bouches se séparèrent, il pressa délicatement le visage de Megumi contre son épaule.

— Je sais ce que tu penses, Tiny m’en a parlé…

« Forcément », songea Megumi, bouleversée. L’animilis ne pouvait pas tenir sa langue.

— Tu vas vieillir et mourir comme une humaine, lâcha-t-il abruptement, alors que moi je demeurerai toujours le même. J’ai cent-vingt-cinq ans, pfff, et j’ai l’apparence d’un homme de ton âge…

Megumi ne répondit rien. Elle pleurait.

— J’abandonnerai tout pour toi, poursuivait Nathaniel. Je voudrais devenir humain pour ne pas te perdre…

Alors que Megumi pensait qu’elle souhaiterait aussi que le Prince soit comme elle, ou qu’elle se change en créature magique immortelle pour rester avec lui, une lumière rougeoyante les enveloppa tout à coup, accompagnée d’un son strident inquiétant. Les deux amoureux se séparèrent pour constater que la lueur provenait de la poche du short de Nathaniel.

— C’est le ponson, balbutia-t-il alors.

28 : La réaction du ponson

Au moment où Nathaniel sortait le ponson de la poche de son short – lui n’y avait pas stocké de balles de tennis –, sa coquille se craquelait. Le bruit sinistre du craquement remplaçait désormais le son strident qui s’était mis à raisonner autour du Prince et de Megumi.

La jeune femme s’assurait que personne ne les observait, mais les terrains de sports du campus étaient déserts. Nathaniel s’était écarté d’elle et manipulait le fruit magique avec précaution.

— Que se passe-t-il ? lui demanda Megumi.
— Je l’ignore. Les palpitations se sont arrêtées. On dirait qu’il s’ouvre.
— Quoi ?! Les graines vont être endommagées ! Il faut vite les planter !
— Tu crois ?

Nathaniel approcha le ponson lumineux de son visage pour mieux voir les germes qui se balançaient à l’intérieur. La coquille éclata alors en morceaux. Le Prince sursauta, des éclats lui entaillant les pommettes et les mains, et Megumi se précipita vers lui. Elle souleva le t-shirt de l’humanilis pour réceptionner les dizaines de graines qui dégringolaient entre ses doigts.

— Ça va ? lui demanda-t-elle en s’assurant que le contenu intégral du fruit se trouver bien à l’abri entre les pans du coton.

Nathaniel la dévisageait nerveusement. Il y avait de quoi le perturber, car la jeune femme était penchée devant lui et le déshabillait presque. Lorsqu’elle releva les yeux et vit la réaction de l’humanilis, Megumi s’empourpra, mais elle eut la présence d’esprit de ne pas relâcher le tissu.

— Euh, balbutia-t-elle, allons jusqu’au sac, on pourra récupérer la sacoche des balles pour y mettre les graines.

Nathaniel hocha la tête sans dire un mot. Ils se déplacèrent alors en crabe jusqu’au bord du terrain – le plus éloigné, évidemment – et Megumi se pencha précautionneusement tandis que le Prince reprenait le t-shirt en douceur. La jeune femme songea brièvement qu’il aurait pu penser à le retenir à sa place avant qu’ils ne se retrouvent dans cette situation gênante. Elle chassa rapidement cette pensée et se concentra de nouveau quand elle dut transférer les graines dans le petit sac des balles de tennis. Nathaniel réajusta son maillot et Megumi remarqua pour la première fois son ventre. Elle n’y avait pas prêté attention sur le coup, mais elle découvrit la différence entre elle et lui. Il ne possédait effectivement pas de nombril.

Lorsque l’humanilis lui avait expliqué comment il était venu au monde — en s’extirpant du tronc d’un arbre à sa maturité –, il avait fait le parallèle entre le cordon ombilical des humains et le lobe en bois de ses oreilles, dernier vestige de son apparence végétale.

— Retournons dans les Monts Enchantés de Zachaël, proposa Nathaniel, inconscient de la gêne nouvelle de la jeune femme. Il faut que Tiny voie ça.

Megumi opina et se laissa prendre par la taille. Le Prince avait l’intention de les téléporter ensemble. Il n’avait réalisé l’opération qu’une seule fois, et elle avait été périlleuse. Il tenta néanmoins le coup et lorsqu’ils arrivèrent sur la place devenue déserte du campement magique, Megumi se sentait bien et Nathaniel ne montra aucun signe de faiblesse. Son pouvoir avait peut-être augmenté, ou bien il prit sur lui et contint sa douleur.

— Tiny, appela-t-il doucement tandis qu’il avançait vers sa tente personnelle.

Megumi hésita à le suivre, mais il l’incita à le rejoindre. Vaincue, la jeune femme passa à son tour la porte de toile en se disant que les adieux difficiles qui venaient de se produire avaient tout simplement été balayés par la réaction étrange du ponson, et qu’elle aurait tout à recommencer.

C’était la première fois que Megumi entrait chez Nathaniel. L’intérieur de la tente était sobre et épuré. Un grand lit en bois ouvragé occupait tout le fond et une commode reposait à gauche de l’entrée. La bassine de pierre posée sur le meuble rappela à Megumi le jour où elle avait aidé le Prince à se faire un shampoing dans l’abri où elle logeait à l’époque. C’était, en quelque sorte, leur premier moment d’intimité, et il les avait tous deux sérieusement ébranlés.

Nathaniel était assis sur un fauteuil haut, à côté du lit, et il avait fermé les yeux. Il ne semblait pas aller si bien finalement.

— Est-ce que la téléportation a été trop éprouvante ? lui demanda Megumi.

Elle hésitait à avancer vers lui, mais elle finit par se décider à prendre une serviette en éponge sur la commode. Elle l’humidifia dans la bassine et, accroupie à côté de Nathaniel, elle lui épongea le front. Il inspira profondément et soupira de soulagement au contact frais du linge.

— Ça va aller ? insista Megumi, désormais plus qu’inquiète.
— Je ressens quelque chose d’étrange, répondit enfin l’humanilis. Ce n’est pas dû au transport avec toi.

Tiny pénétra sous la tente à ce moment et quand il vit l’état du Prince, il appela aussitôt Fena par la pensée.

— Qu’est-ce qu’il s’est dwi passé ? interrogea-t-il d’emblée.

Megumi lui tendit le petit sac qui aurait dû contenir des balles de tennis.

— Le ponson a éclaté, lâcha-t-elle. Les graines sont toutes sorties et Nathaniel a été blessé.

L’animilis examina brièvement le visage partiellement tailladé de son ami en desserrant le cordon de la besace.

— Tu crois qu’il faut qu’on les plante tout de suite ? poursuivait Megumi. Elles risquent de s’endommager. Le ponson a dû éclater parce qu’elles sont mûres maintenant, non ?
— Je ne sais dwi pas…
— Bulstrod le sait peut-être, intervint Nathaniel. C’est un Gardien.

Il avait toujours les yeux clos et son pouls semblait s’être accéléré. Il transpirait beaucoup et avait du mal à reprendre son souffle. Lorsque Fena arriva à son tour dans la tente, elle se précipita vers lui et commença aussitôt son examen en repoussant Megumi sans retenue.

La jeune femme ne s’en offusqua guère, elle regardait Tiny comme s’il était son dernier espoir et lui dit :

— Où est Bulstrod ?
— Il est en mission, chère demoiselle, répondit une voix suave qui n’était pas inconnue aux deux amis.

29 : Un vœu

Megumi regardait partout autour d’elle et Tiny fixait l’entrée de la tente. Un centaure y pénétra alors gracieusement, ses sabots ne provoquant aucun son sur le sol.

— Vous vous souvenez de moi les amis ?
— Comment vous oublier ? répondit Megumi en souriant.

Sa dernière rencontre avec la créature avait eu lieu dans des circonstances angoissantes, mais de tous les Gardiens que Megumi avait découverts ce jour-là, celui qui venait de les rejoindre était de loin le plus sympathique.

Nathaniel ouvrit alors les yeux et regarda alternativement le centaure et la jeune femme d’un air soucieux.

— Ixion, salua-t-il l’hybride. Vous connaissez Megumi ?

L’étudiante se mordit la lèvre inférieure tandis qu’Ixion souriait largement.

— Évidemment Prince Nathaniel, j’ai l’honneur de faire la connaissance de tous les êtres humains qui voyagent dans les Terres Sacrées. Cela fait très peu, il faut l’avouer.
— Tu es allée là-bas ?! lança Nathaniel à Megumi.

Il paraissait à la fois inquiet, déçu et en colère. La jeune femme ne savait que répondre et Ixion vint à son secours. Ou du moins le pensa-t-il.

— Cette demoiselle doit beaucoup vous aimer, cher Prince, pour avoir accompli une telle prouesse. Elle voulait à tout prix vous ramener un ponson !

L’humanilis se redressa en faisant les gros yeux, ce qui lui arracha une grimace. Il souffrait physiquement pour une raison obscure, mais il se souciait quand même du voyage de Megumi dans l’espace alors qu’il s’était déroulé des jours auparavant.

— Ça n’a pas d’importance, trancha la jeune femme. Il nous faut découvrir pourquoi le ponson s’est ouvert et ce que nous devons faire des graines. Et aussi ce qu’il t’arrive, Nathaniel. Tu es malade.

Le Prince ravala sa remarque et se renfonça dans son siège.

— Pour le ponson, dit Ixion, toujours en souriant, c’est simple. Ce fruit a la particularité de se désintégrer lorsqu’il a exaucé le vœu qui lui a été formulé.

Tiny et Nathaniel poussèrent un soupir de soulagement et l’animilis lança :

— Alors Megumi a dwi raison, il ne reste plus qu’à planter les graines qu’il nous a fournies.
— Mais elles étaient dedans depuis le début, rappela Megumi. Et quand tu as expliqué à Nathaniel le fonctionnement du ponson et ce que tu en attendais, il ne s’est pas ouvert. Le vœu n’avait donc pas été formulé ?

Elle posa cette dernière question sur un ton incertain en fixant le Prince.

— Si, hésita-t-il à son tour. J’étais d’accord avec Tiny. Ces semences sont le meilleur moyen de faire naître de nouveaux humanilis…
— Vous vous trompez, intervint Ixion sur un drôle de ton. Le souhait qui a été réalisé par le ponson a été formulé juste avant qu’il ne se brise. Et si je ne m’abuse, vu votre état, ce vœu n’avait rien à voir avec les humanilis…
— Que voulez-vous dire ? s’enquit Megumi. Qu’est-ce qui arrive à Nathaniel ?
— Il a souhaité devenir quelqu’un d’autre, lâcha Ixion avec un grand sourire. Et c’est en train de se produire.

Megumi et Nathaniel se dévisagèrent d’un air horrifié. Le Prince avait avoué à la jeune femme qu’il préférerait être humain pour la garder auprès de lui…


— C’est impossible, ne cessait de répéter Nathaniel.

Fena continuait de lui éponger le front, car elle commençait à penser que sa fièvre lui faisait perdre l’esprit. Ixion s’en était allé après leur avoir dit qu’ils détenaient désormais toutes les réponses dont ils avaient besoin et qu’ils pouvaient toujours essayer de planter les graines pour voir ce que ça donnerait. La liste d’hôtes potentiels pour humanilis, fournie au Gardien par la Créatrice elle-même, reposait sur les genoux du Prince qui n’y avait pas jeté un œil.

Megumi et Tiny se disputaient à l’extérieur de la tente.

— Je dwi croyais que tu voulais le dwi quitter ! Que tu allais lui dwi faire comprendre qu’aucun avenir n’était dwi possible pour vous deux ! Non pas que je le dwi souhaites, mais quand dwi même…
— J’ai essayé ! l’interrompit la jeune femme, la voix enraillée par l’émotion. Il… Il a dit que… Il a dit qu’il préférerait être humain pour ne pas me perdre…

Megumi s’empourpra durant un dixième de seconde, mais l’expression de l’animilis la paralysa tellement qu’elle pâlit aussitôt. Il avait l’air mortifié.

— Si le Prince dwi devient humain, il ne pourra pas implanter les dwi graines du ponson dans les hôtes qui en ont dwi besoin…

Megumi ne répondit pas. Elle le savait, et elle s’en voulait énormément. Lorsque Nathaniel lui avait dit ce qu’il ressentait sur le terrain de tennis, elle avait aussi souhaité qu’ils fassent tous les deux parties de la même espèce pour pouvoir rester ensemble. Elle n’avait seulement pas imaginé une seule seconde que l’humanilis pouvait se changer en humain. Elle ne pouvait tout bonnement pas y croire !

Elle retourna sous la tente en laissant Tiny dehors et avança directement vers Nathaniel. Il bafouillait toujours, à demi inconscient. Megumi l’observait attentivement, cherchant ce qui différait désormais en lui, mais elle ne savait pas vraiment par où commencer pour répertorier ses particularités. Elle souleva une mèche de ses cheveux – sa main tremblait –, et en huma l’odeur. Ils ne sentaient pas comme d’habitude, mais plutôt le shampoing au chèvrefeuille, ce qu’elle trouva très étrange. Ils avaient toujours été un peu gras et collants parce qu’ils étaient en permanence couverts de la sève que sécrétait son cuir chevelu. Il avait dû les laver le jour même, songea la jeune femme, inquiète.

Elle alla jusqu’à examiner le lobe de l’oreille du Prince et elle soupira de soulagement quand elle vit qu’il demeurait pointu et sculpté dans le bois.

Elle s’apprêtait à s’écarter de nouveau quand Nathaniel lui saisit le poignet. Il avait remarqué sa présence.

— Tu dois te reposer, lui conseilla Megumi en essayant de se dégager.

Il insista en la tirant vers lui. Il semblait vouloir lui dire quelque chose. Fena eut la délicatesse de les laisser seuls, repoussant Tiny à l’extérieur alors qu’il rentrait à son tour en continuant de protester.

Megumi pencha la tête devant celle de l’humanilis pour placer son oreille contre ses lèvres et entendre ce qu’il murmurait.

—… trop chaud. Je sou… je souffre.

La jeune femme frissonna. Elle tenta de nouveau de se dégager pour demander un calmant à Fena, qui était guérisseuse, mais Nathaniel posa sa main, toujours emprisonnée entre ses doigts, sur son ventre qui se contractait de manière incontrôlable. Il respirait difficilement, mais articula tout de même :

— Regarde… ce que j’ai…

Il plia ses phalanges par-dessus celles de Megumi pour soulever le tissu de son t-shirt. La jeune femme hésita, mais réalisant à quel point le Prince souffrait, elle finit par glisser le vêtement jusqu’au-dessus de ses côtes. Elle poussa alors un cri de surprise qu’elle n’aurait pu contenir malgré toute sa volonté. Ce qu’elle avait sous les yeux n’avait plus rien à voir avec le corps qu’elle avait entraperçu après leur partie de tennis.

Nathaniel serra davantage ses doigts en contractant ses abdominaux pour essayer de se redresser. Il voulait regarder ce que la jeune femme avait découvert, mais il était trop faible. Tiny et Fena venaient de se précipiter à son chevet et leur expression choquée ne le réconforta pas.

— Qu’est-ce… que… c’est ? balbutia-t-il, au bord de l’évanouissement.

Megumi avait détourné le regard, de grosses larmes roulant sur ses joues. Elle aurait souhaité sortir pour respirer un bol d’air pur, elle avait besoin d’oxygéner son cerveau, mais Nathaniel ne la lâchait pas. Fena paraissait désemparée. Elle contemplait le Prince, impuissante, les bras ballants sur le côté, les yeux écartés par l’étonnement. Quant à Tiny, après avoir gardé un bref instant cette même expression sur le visage, il se mit à sourire nerveusement en dévisageant son ami mal en point.

— Euh, Nathaniel, hésita-t-il enfin, euh… Il y a un dwi nombril qui… qui vient d’apparaître sur ton dwi ventre, euh… comme celui des dwi humains…

30 : Une sacrée aventure

Tiny et Fena étaient dans leur chambre, prêts à aller se coucher. Ils avaient laissé le Prince aux soins de Megumi qui avait insisté pour veiller sur lui toute la nuit.

— C’est finalement dwi arrivé…
— Ce ne doit pas être inéluctable, mon chéri…
— Comment dwi faire pour inverser le dwi cours des choses ? Il n’y avait qu’un seul dwi ponson dans l’Arbre !

Fena ne savait pas quoi répondre. Tiny, complètement bouleversé, était étendu en travers du grand lit en bois. Les bras tendus vers le sommet de la toile de tente, il regardait sans vraiment le voir le parchemin qu’Ixion leur avait transmis de la part de la Créatrice. Plusieurs espèces d’arbres y étaient inscrites, accompagnées des pays dans lesquels les trouver. Une mention manuscrite, légèrement penchée, était griffonnée en bas de la page en encre de chine :

« Il vous suffira de présenter une graine à chacun de ces hôtes qui les accepteront avec grand plaisir et soulagement. Merci. »

L’animilis avait relu la lettre des dizaines de fois depuis qu’il avait laissé le Prince Nathaniel au chevet de Megumi pour la nuit. Il avait invoqué Bulstrod qui était revenu en catastrophe de sa mission secrète. Le Gardien n’avait aucun indice à lui fournir pour rétablir la santé de Nathaniel, et il ignorait si la Nature approuvait sa transformation en humain. Ce qui était certain, c’était que le ponson avait exaucé ce souhait du Prince parce que le fruit était chargé de toute l’affection nécessaire pour accomplir les volontés de cet être en particulier. Il était trop tard pour faire machine arrière, bien que Fena aimait croire que c’était encore possible.

Tiny se sentait déchiré. Au fond, il était content que le vœu de son ami se réalise et que Megumi et lui puissent être heureux ensemble, à condition que Nathaniel se remette de sa métamorphose. Pour l’instant, son état était assez critique. Après que son nombril fut apparu, sa peau semblait également changer. Megumi veillait à ce qu’il ne manque de rien et l’hydratait régulièrement, car il paraissait se dessécher à vue d’œil. Tiny était donc inquiet pour Nathaniel, mais aussi pour la mission qu’il aurait dû accomplir afin de sauver le monde. La liste d’hôtes était interminable, proportionnelle en fait à la quantité de graines qui reposait désormais dans le petit sac de Megumi.

Tandis que Fena le repoussait gentiment pour pouvoir se glisser sous le drap à côté de lui, Tiny prit une décision qui serait importante pour les années et les générations à venir. Il décida qu’il allait lui-même se charger de faire naître les humanilis à travers le monde entier.


— Je ne peux pas te laisser faire ça, balbutia Nathaniel quand son ami l’informa de ses plans.

Il se sentait mieux après une longue nuit de sommeil. Il avait toujours mauvaise mine, mais la fièvre était tombée et il avait retrouvé une respiration plus régulière. Sa peau était redevenue lisse. Il était désormais assis sur le grand trône de la tente principale du campement. De nombreuses créatures s’affairaient autour de lui et dans tout le village comme si tout était normal.

— C’est à moi de partir à la recherche de tous ces hôtes et de leur offrir une nouvelle chance. C’est ce que je désire depuis toujours…
— Un autre de tes dwi désirs semble avoir dwi prit le dessus, répliqua Tiny, déterminé.

Il désigna du menton Megumi, installée tout au bout de la longue table sur laquelle elle était affalée. Le visage entre les bras, ses cheveux roux étalés jusqu’au banc d’en face, elle était tombée de sommeil.

Nathaniel la contempla avec un sourire candide durant un instant, puis son expression changea, passant de la tendresse à la dureté. Lui aussi était décidé à accomplir la tâche qui lui incombait.

— Je ne suis pas encore complètement humain, déclara-t-il, je le sens. J’userai de mes derniers pouvoirs pour remplir cette mission.

Tiny soupira, mais ses lèvres semblaient s’étirer malgré lui vers le haut. Il reconnaissait bien là son ami et était fier que ce soit lui qui dirige leur communauté.

— Alors je dwi viens avec toi !
— Et moi aussi !

Megumi s’était levée et glissée jusqu’à eux sans qu’ils s’en aperçoivent. Malgré sa petite voix endormie, elle paraissait tout à fait réveillée et disposée à participer au projet. Nathaniel allait protester, mais l’expression qu’il lut dans les yeux de la jeune femme l’en dissuada. Il comprit qu’elle avait décidé de le suivre et d’accomplir tout ce qu’il fallait pour qu’ils puissent rester ensemble. Il sourit de nouveau tendrement en songeant qu’il avait beaucoup de chance qu’une telle femme ait pu tomber amoureuse de lui.


Tiny, Megumi et Nathaniel se tenaient près du feu, au milieu de la grande place. Ils attendaient le bon moment pour partir, à savoir celui où leurs amis animilis auraient fini de charger des provisions dans leurs sacs à dos : onguent pour cicatriser les plaies ou hydrater la peau, végétilis plus légers que des plumes, potion contre la douleur, etc.

Lorsque Fena donna ses ultimes recommandations à Megumi pour appliquer correctement la pommade qui soulagerait les gerçures que Nathaniel présentait sur les lèvres, et que Boursain eut étreint une dernière fois Tiny et le Prince, tout était prêt pour le départ. L’humanilis, gêné de l’attention que tous ses compagnons lui portaient et encore plus par le rôle de guérisseuse personnelle que Megumi s’était octroyé pour lui, salua l’assemblée avant d’enfoncer un pied dans le portail. Les flammes lui léchèrent généreusement les jambes non sans lui picoter la peau. Il n’avait jamais senti la chaleur du feu lorsqu’il empruntait ce passage, mais la puissance de ses pouvoirs s’amenuisait rapidement et il en subissait déjà les conséquences.

Tiny disparut à son tour dans l’ascenseur magique, tenant Megumi par le bras pour qu’elle puisse traverser avec lui et arriver au bon endroit. La jeune femme se demandait vaguement à quoi pouvait ressembler le portail de l’autre côté. Leur voyage commençait par l’Afrique. Le premier arbre auquel ils devaient offrir une graine était un baobab, comme celui qui avait hébergé des siècles auparavant le Prince Zachaël.

31 : Les dangers de la savane africaine

Megumi dégringolait de plus de dix mètres en hurlant. Elle venait d’émerger du vide, ou d’un passage invisible suspendu entre la terre et le ciel. Nathaniel était déjà effondré par terre, apparemment mal en point, alors que Tiny atterrissait avec dextérité sur le sol couvert de graminées desséchées. Megumi tomba lourdement à côté de lui et se redressa aussitôt pour se précipiter vers le Prince en enfouissant très profondément dans son esprit les douleurs et les courbatures qu’elle ressentait elle-même.

— Ça va ? demanda-t-elle au demi-humanilis prostré dans la brousse.
— Si l’on veut, balbutia-t-il. J’aimerais devenir un humain costaud et résistant, pas un être aussi fragile… Je suis mal parti…

La jeune femme ne s’attendait pas à ce genre de réponse, mais elle se contenta de s’emparer d’une potion violette dans son sac et d’en administrer une goutte sur la langue de son compagnon, docile.

— Où sommes-nous ? interrogea ensuite Megumi en vérifiant vers le ciel si le passage dont ils venaient d’être crachés était toujours là.

Rien n’était visible.

— Nous sommes dans la dwi savane africaine. Dwi regardez ces acacias parasols. Il va nous dwi falloir parcourir beaucoup de chemin pour apercevoir les dwi premiers baobabs. La région est encore dwi trop désertique par ici.
— Elle ne doit pas l’être tant que cela, remarqua Nathaniel, qui se sentait déjà mieux. Le passage a été ouvert par un humanilis. Le coin doit être occupé.

Peu intéressée par les conclusions de ses compagnons, Megumi regardait les acacias parasols avec envie. Ils avaient atterri en plaine broussaille, les herbes sèches lui lacéraient la peau et le soleil lui brûlait la nuque. Il devait être à son zénith, ou il avait à peine commencé à descendre. Quoi qu’il en soit, la jeune femme supportait mal la chaleur, et elle rêvait de se mettre à l’ombre et de boire jusqu’à plus soif. Elle allait proposer à ses amis d’atteindre le premier acacia pour profiter du couvert de ses branches quand elle réalisa qu’elle n’avait pas emporté d’eau dans son sac. Elle ne se rappelait même pas avoir vu les animilis en charger dans les paquetages de Nathaniel et Tiny.

Paniquée, Megumi regardait alentour pour discerner un ruisseau ou quelque chose comme ça, mais il n’y avait rien. Tout ce qu’elle savait de la géographie du coin, c’était qu’une immense rivière, qui abritait bon nombre de prédateurs tels que les crocodiles, et qui constituait le point de rendez-vous de toute la faune sauvage, traversait ce pays. Aussi loin que ses yeux pouvaient voir, elle ne découvrit que des buissons secs, des rochers pointés vers le ciel et des acacias, dressés à plusieurs centaines de mètres. Les hautes herbes et les graminées subissaient clairement les affres de la chaleur, leur couleur jaune ou ocre par endroit témoignant de leur état de dessèchement intense. Pourtant, il devait bien y avoir de l’eau quelque part pour que des arbres et des arbustes verdoyants puissent pousser ici. La jeune femme n’eut pas le temps de se poser plus longtemps la question, car un grand fauve surgit tout à coup de derrière le rocher le plus proche. Il devait guetter les trois compagnons depuis leur arrivée bruyante.

— Une dwi lionne, brailla Tiny en bondissant devant Megumi, les bras écartés.

Il tenait déjà son bâton de bambou qu’il avait dû attacher quelque part sur son sac ou dans son dos. Nathaniel se positionna également devant elle, mais il n’avait pas l’air très confiant.

— Elle ne doit pas être seule, murmura-t-il entre ses dents.

Il reculait doucement jusqu’à ses amis, un bras tendu devant lui. La lionne avait bondi, mais leur vive réaction l’incitait à la prudence. Elle avançait désormais lentement vers eux, ses yeux perçants ne ratant pas un de leurs gestes. Sa queue se balançait dans son dos, inquiétante, toute comme la masse imposante de son corps couleur crème qui semblait n’être composé que de muscles puissants.

— Je ne possède plus beaucoup de puissance, balbutiait Nathaniel sur un ton amer. Tiny, protège Megumi.

L’animilis hocha la tête, bien que son ami ne pouvait le voir, et la jeune femme commença à paniquer pour de bon. Manquer d’eau était une chose, mais regarder l’homme qu’elle aimait se faire attaquer par un fauve de la savane en était une autre. Elle ne le supporterait pas. Elle détourna les yeux du dos de Nathaniel qui lui cachait la vue de la lionne et se surprit à prier. Elle ne savait pas si cela servirait à quelque chose, mais elle espérait un miracle.

Des grognements derrière elle lui apprirent que le Prince avait raison, la bête ne chassait pas seule. Megumi tapota doucement sur l’épaule de Tiny qui se tourna lentement pour constater de ses propres yeux ce que ses oreilles venaient de lui révéler également. Il soupira de soulagement. Surprise, Megumi se retourna à son tour, plus brusquement qu’elle l’aurait voulu, et découvrit ce qui rassurait tant l’animilis. Un homme à la peau noire, vêtu d’une tunique rouge nouée autour de sa taille, se tenait derrière eux. Il portait une lance dont le bout brillant paraissait parfaitement aiguisé. À demi courbé, il prenait appui sur ses jambes fléchies, prêtes au saut, et le poids de son corps musclé s’équilibrait jusque dans ses bras écartés. Il y avait bien une deuxième lionne, mais cet autochtone l’incitait au respect. C’était lui qui grognait.

— On a du dwi renfort, lança Tiny d’un ton calme.

Nathaniel jeta un bref coup d’œil derrière lui pour comprendre la situation et lorsqu’il fit de nouveau face à son adversaire, qui en avait profité pour avancer plus vite, il souriait.

— Qu’est-ce qui vous dit qu’il n’est pas là pour nous chasser lui aussi ? lança Megumi entre ses dents.
— C’est un humanilis, répondit simplement le Prince.

Comme pour le confirmer, la lance que tenait le nouveau venu s’éclaira d’un seul coup, un halo verdoyant l’enveloppant entièrement. La lionne prit peur et lui bondit aussitôt dessus. Sans avoir pu l’approcher, son saut prit fin brutalement, comme si elle avait foncé dans un mur invisible, et elle s’écroula sur le sol, assommée.

De son côté, Nathaniel subissait aussi l’assaut du prédateur qui lui faisait face. L’humanilis étranger enjamba le corps inerte du fauve et s’avança lentement vers le Prince, tombé sur le dos. La lionne le maintenait à terre, ses longues canines à quelques centimètres de sa gorge. Megumi avait commencé à crier, mais le porteur de lance n’accéléra pas le mouvement pour venir en aide à son ami. Tiny faisait tournoyer son bâton devant lui, le halo significatif de son pouvoir enrobant complètement son arme, mais il craignait de blesser Nathaniel s’il attaquait alors que l’animal était aussi proche de lui. Il fit plusieurs tentatives qui ne déstabilisaient même pas le fauve. Nathaniel tenait désormais la gueule de la bête à deux mains, essayant de les refermer au maximum pour faire muselière. Ses paumes irradiaient de lumière violette, mais sa magie était faible, à peine perceptible. Megumi se précipita vers lui, dépassant le sorcier africain qui ne semblait pas voir l’urgence de la situation. Un bras tendu vers la jeune femme la stoppa net et la renvoya en arrière. Elle roula dans l’herbe jusqu’à ce que Tiny la retienne, cessant ainsi toute tentative d’aide auprès de Nathaniel.

Les deux amis, accroupis dans la brousse, contemplaient désormais la scène, complètement impuissants. Le chaman s’agenouilla près de la tête de Nathaniel et posa une main aux longs doigts fins sur le cou de la lionne. Elle s’immobilisa aussitôt. Tout le poids de son corps s’était alourdi, faisant suffoquer davantage le demi-humanilis écrasé sous ses lourdes pattes. Les yeux noirs de la bête se révulsèrent dans leurs orbites et elle tomba inconsciente, s’écroulant cette fois sur le Prince.

— Non ! hurla Megumi en se relevant d’un bond.

La main du chaman, tendue vers elle, l’incita à ne pas bouger. Elle n’en avait même pas la possibilité. Comme doté d’une force herculéenne, le sorcier glissa ses deux bras sous le corps inerte de la lionne et la souleva comme s’il s’était agi d’un polochon rempli de plumes. Nathaniel expira bruyamment et rampa tant bien que mal pour s’écarter de cet humanilis impressionnant. Il s’assit dans la brousse et commença à masser ses côtes sans quitter son sauveur des yeux.

Une aura verte ondulait autour de sa silhouette, son pouvoir en émanant de la moindre parcelle. Il déposa délicatement l’animal dans l’herbe et se tourna vers les trois compagnons. Megumi retrouva alors seulement la faculté de bouger et accourut jusqu’à Nathaniel. Elle se laissa tomber à genoux auprès de lui et se hâta d’examiner ses blessures. Il avait subi une lourde attaque, et son torse était tailladé d’entailles profondes. Le côté de son visage présentait également une plaie nette et sur sa gorge, des perles de sang commençaient à poindre. Il s’en était fallu de peu. Gêné, Nathaniel tenta de contenir la jeune femme en lui prenant les mains pour éviter qu’elle ne palpe encore ses bras et son cou. Il plongea son regard émeraude dans les profondeurs abyssales des yeux du sorcier africain et le remercia finalement.

32 : Le baobab et le chaman Maasaï

Sans un mot, l’humanilis avait conduit Megumi, Tiny et Nathaniel dans un passage dissimulé au creux des racines d’un grand acacia. Ils marchaient en silence le long d’un tunnel. Nathaniel n’avait pas lâché Megumi, et la paume de la jeune femme transpirait dans la sienne. Elle était terrorisée. Comme s’il pouvait percevoir ce qu’elle ressentait, le Prince déposa un baiser sur le dessus de sa main pour la réconforter. Au bout d’un moment, le sol commençait à remonter légèrement et Megumi ne discerna bientôt plus la tunique rouge de l’humanilis qui les guidait. Il était à la surface.

La lumière du soleil éblouit un instant la jeune femme et lorsque ses yeux s’y furent habitués, elle fut surprise de ce qu’elle découvrit. Un campement similaire à celui des Monts Enchantés de Zachaël se dressait au milieu d’une grande plaine broussailleuse entourée d’une ligne d’acacias et de buissons épineux. À l’intérieur même du camp, des arbres rougeoyants coloraient la place de leurs feuilles pourpres éclatantes. C’était un endroit magnifique.

— Ce sont des dwi flamboyants, murmura Tiny en contemplant lui aussi le lieu avec émerveillement.

Nathaniel s’intéressait davantage à l’immense baobab au centre même du village. Il possédait d’énormes palmes grasses et de gros pains de singe pendaient de ses maigres branches, mais il semblait néanmoins légèrement dégarni. Il pouvait même paraître malade bien que les yeux percés dans son écorce brillaient toujours de curiosité.

— C’est l’hôte de Zachaël, dit le Prince sans hésitation.

Il ne l’avait jamais rencontré, mais il sentait qu’il s’agissait de cet arbre. Le chaman invita d’ailleurs le demi-humanilis à se rendre auprès du baobab et il lui désigna une gravure sur le tronc gris enrobé.

Nathaniel sourit en la découvrant et il la montra à Tiny et Megumi qui n’en revenaient pas.

— On dirait que quelqu’un avait dwi prévu notre dwi venue, encore une dwi fois.
— C’est Nagisa, approuva Nathaniel en contemplant toujours le dessin prophétique sillonné dans le bois. Zachaël savait déjà tout, c’est incroyable.

Le baobab se mit à trembler d’un coup, comme secoué de spasmes. Les trois compagnons s’en éloignèrent prudemment tandis que certains de ses fruits s’écrasaient lourdement par terre.

— Il rit, réalisa tout à coup la jeune femme.

Effectivement, l’immense arbre riait de la remarque du Prince. Ses yeux avaient suivi leurs moindres faits et gestes, et sa bouche s’ouvrit enfin en travers de son tronc.

— Bien le bonjour, disciples de Zachaël.

Sa voix était brouteuse, comme celle d’un vieillard.

— Je vous attendais.
— Comment se dwi fait-il que nous ayons atterri au milieu des dwi fauves si notre venue était dwi prévue ? interrogea Tiny sur un léger ton de reproche.
— Lorsque votre pouvoir solliciter passage vers nos terres, moi craindre que vous vouloir envahir ma tribu.

Le chaman parlait pour la première fois depuis qu’il était apparu auprès des trois amis dans la brousse. Il désignait le camp d’un signe de la main, et Megumi remarqua les gens qui les observaient, à demi dissimulés dans l’ombre de leur hutte. Ils portaient tous une tunique rouge identique à celle du sorcier. Quelques enfants courageux s’étaient même échappés des bras protecteurs de leur mère pour avancer un peu plus près et entendre ce que les voyageurs disaient. Megumi fit coucou à un gamin accroupi derrière un rocher. Il s’enfuit aussitôt en courant.

— Moi vouloir vérifier identité avant d’autoriser entrée ici.

L’humanilis ne parlait pas très bien leur langue, mais il était évident qu’il avait déjà eu l’occasion de la pratiquer. Zachaël avait dû souvent venir dans sa tribu pour prendre des nouvelles de son hôte.

— Tribu Maasaï être amie avec Zachaël, poursuivait leur guide. Moi être comme lui, mais femmes et enfants être comme vous.

Il désigna Nathaniel et Megumi. Cette dernière ne voyait pas bien ce qu’il voulait dire puisque son compagnon et elle étaient tout ce qu’il y avait de plus différent, mais le Prince comprit assez vite la comparaison entre la famille du chaman et eux. En fait, il était un sorcier à part entière qui s’était marié avec des humaines. Leurs enfants ne possédaient que de très faibles pouvoirs magiques, tout comme Megumi et Nathaniel. Celui-ci était donc perçu par le chef de la tribu comme un homme détenteur d’une maigre magie, et non comme un humanilis en train de la perdre. Megumi se demandait vaguement pourquoi ses amis refusaient l’éventualité qu’elle aurait pu passer sa vie avec Nathaniel alors qu’il était encore immortel. En effet, Zachaël ne s’était pas gêné pour épouser son aïeule, et il n’était apparemment pas le seul membre de son espèce à avoir eu l’idée de vivre avec des humains. Ce chaman Maasaï en était la preuve. Perturbée, Megumi ne l’écouta que distraitement lorsqu’il poursuivit son discours :

— Moi pouvoir aider vous, si vous être d’accord. Votre mission être d’une grande importance.
— Merci, répondit Nathaniel, légèrement vexé de la façon dont ce sorcier le voyait. Nous cherchons un baobab qui a besoin d’un nouvel habitant pour se régénérer et faire perdurer son espèce.
— Et vous l’avez trouvé, brouta l’hôte de Zachaël.
— Mais vous avez dwi déjà hébergé le Prince, commença Tiny, ce n’est dwi pas…
— Possible ? l’interrompit l’arbre. Depuis que Zachaël est mort, je me meurs… Les humanilis ne sont pas éternels pour rien. Je suis sûr que tous ceux que vous devrez rencontrer ont autrefois accueilli les êtres qui ont péri ces derniers temps. C’est un cycle sans fin…

Nathaniel comprenait enfin le cheminement de sa mission et la raison pour laquelle il devait à tout prix l’accomplir lui-même – lui qui avait contribué à détruire tant de ses frères, amis ou ennemis, durant la guerre. Megumi quant à elle, venait de réaliser que l’hôte du Prince, l’érable qui vivait dans la grotte féérique au fin fond des Monts Enchantés, allait probablement disparaître en même temps que les pouvoirs de Nathaniel.

33 : Rentrer à la maison

Adewunmi, le chaman Maasaï, Nathaniel, Tiny et Megumi partirent à la recherche de tous les hôtes mentionnés sur la liste de la Créatrice. Ils avaient déjà donné une graine du ponson au baobab de Zachaël qui avait aussitôt repris des couleurs plus vives.

La rencontre avec l’hôte d’Yvaniel fut bouleversante, mais Megumi était certaine que le nouvel humanilis qui prendrait vie en lui serait aussi bon et amusant que son ami disparu. L’hôte de Galaël était bouleversé par ce qui s’était produit. Il semblait se tenir pour responsable de ce qu’était devenu l’humanilis qu’il avait engendré. Pourtant, aucun des quatre compagnons n’aurait songé à le lui reprocher, ni même à imaginer que son nouvel invité pourrait évoluer de la même façon. Ils étaient ravis et soulagés de pouvoir apporter une nouvelle graine à cet arbre.

Le temps serait long avant que les humanilis n’aient suffisamment mûri, mais en attendant, les arbres reprenaient vie et pouvaient propager les éléments essentiels à leur survie aux autres membres de leur espèce grâce aux miracles de la Nature : les oiseaux qui butinaient leurs fruits, les insectes qui transportaient leur pollen ou encore le vent qui soufflait dans leurs branches pour faire voyager leurs semences.

Les quatre voyageurs se quittèrent après avoir trouvé le dernier hôte de la liste, un noyer de la forêt amazonienne, aux frontières du Brésil. Il leur restait une graine, mais Adewunmi était si bouleversé par ce qu’il avait découvert des agissements des Hommes sur les grands espaces sauvages qu’il tenait à rentrer au plus vite pour protéger sa tribu. Le chaman voyait d’un autre œil Nathaniel et Megumi, qu’il prenait pour des humains stupides, mais ceux-ci se promirent néanmoins de retourner lui rendre visite un jour, même s’ils n’étaient pas certains de pouvoir retrouver le passage magique qui menait chez lui lorsque le Prince aurait définitivement perdu ses pouvoirs.

Nathaniel était de plus en plus faible. Chaque fois qu’ils avaient dû emprunter un portail secret, il avait eu de plus en plus de difficultés à passer. Il ressentait une douleur atroce et lorsqu’ils devaient traverser des flammes, comme dans son propre campement, le pauvre éprouvait la brûlure du feu de plus en plus vivement. Il avait longtemps gardé le silence, mais en ramassant le végétilis qu’elle avait maladroitement fait tomber aux pieds du demi-humanilis, Megumi avait remarqué que la peau de Nathaniel commençait à marquer au niveau de ses chevilles – son pantalon était retroussé pour éviter l’eau des flaques. Le Prince était déjà couvert des cicatrices de l’attaque de la lionne malgré l’application des onguents que les guérisseuses des Monts Enchantés leur avaient fournis, et des cloques apparaissaient régulièrement après chaque traversée magique.

Bizarrement, Megumi pouvait emprunter les différents passages sans subir la moindre blessure. Il lui suffisait de tenir la main de Tiny, et le pouvoir de l’animilis la protégeait. Cela ne fonctionnait pas avec Nathaniel. Le chaman africain l’avait aidé à traverser chaque fois que c’était nécessaire, mais il sentait toujours la douleur. Maintenant qu’Adewunmi était parti, les trois compagnons se demandaient comment faire pour rentrer dans les Monts Enchantés avec le Prince en un seul morceau.


— Je n’y arriverai pas, dit Nathaniel après trois jours de repos dans un hôtel brésilien de premier prix.

Tiny avait usé d’une grande quantité de ses pouvoirs et de sa force mentale pour se métamorphoser, physiquement seulement, en humain, et ainsi passer inaperçu, à l’instar de ses deux amis. Il ressemblait à un nain de très mauvaise humeur. Il ne cessait de bouder, impatient de rentrer chez lui et surtout, de reprendre son apparence d’animilis bien plus adéquate et confortable. Il ne pouvait même pas redevenir lui-même dans la chambre de l’hôtel, car cela lui demandait beaucoup de puissance et il n’aurait pas été capable de se transformer de nouveau pour sortir.

— Tu ne peux pas te dwi téléporter ? Tu sais où se dwi trouvent le campement des Monts Enchantés, tu n’as plus besoin d’utiliser le dwi miroir !

Les créatures magiques pouvaient se déplacer où elles le souhaitaient grâce à leurs pouvoirs à condition qu’elles connaissent déjà l’endroit où elles voulaient se rendre. C’est pourquoi durant tout leur voyage, les trois compagnons, escortés par Adewunmi, avaient principalement emprunté le miroir doré. Celui-ci les conduisait à travers les passages existant les plus à proximité des hôtes qu’ils devaient rencontrer.

— Je ne peux plus me téléporter, répliqua Nathaniel d’une voix tremblante. Et même si je le pouvais, je ne serais même pas capable d’emporter Megumi avec moi. Tu ne le peux pas non plus, Tiny…

Megumi constata que le Prince semblait regretter son état. Elle ne pouvait s’empêcher d’être déçue. Elle pensait que Nathaniel avait vraiment désiré devenir humain pour être avec elle et vieillir avec elle, mais elle finit par se dire qu’il l’avait seulement envisagé sur un coup de tête. Il était malheureux et en colère de perdre sa puissance magique. La jeune femme songea qu’il devait la tenir pour responsable.

Recroquevillée dans le vieux fauteuil qui ornait le coin de la chambre, elle regardait ses deux amis se disputer. Quoiqu’il arrive, ils ne pourraient pas rester là très longtemps, Tiny n’avait réussi à matérialiser que très peu de billets et de pièces de monnaie, habituellement utilisés par les humains. La jeune femme voyait bien une solution, mais elle hésitait à la proposer, car elle ne savait pas si elle conviendrait au Prince. Tiny en serait ravi, c’était certain, même s’il lui fallait user d’une grande partie de ses pouvoirs pour que ce soit réalisable. Ce n’était peut-être pas une bonne idée après tout…

— C’en est dwi une, lâcha tout à coup Tiny. Tu as dwi raison et je peux encore faire dwi ça avant de partir.

Nathaniel le dévisagea sans comprendre, il n’avait pas ouvert la bouche depuis une minute et se demandait à laquelle de ses remarques son ami répondait finalement.

— Je dwi parle à Megumi. Elle a dwi trouvé la solution pour dwi rentrer.
— Je… bredouilla la jeune femme. Comment…
— Je le dwi sais, c’est dwi tout. Je commence à dwi bien te connaître et je dwi peux me brancher facilement sur la fréquence de ton dwi cerveau. Je dwi peux parfois lire tes pensées, quand elles ne sont dwi pas trop confuses.

Nathaniel soupirait. Il détestait ces moments où ses deux amis se comprenaient et étaient parfaitement sur la même longueur d’onde alors que lui nageait dans le vague.

— Si vous voulez bien m’expliquer votre plan, je suis tout ouïe.

Megumi interpréta la réaction du Prince comme de la colère à son encontre et se ratatina davantage dans les coussins défoncés du fauteuil tandis que Tiny répondait :

— Je vais me téléporter jusqu’au campement des dwi Monts Enchantés, et vous, vous prendrez un avion.

Nathaniel dévisagea d’abord l’animilis d’un air incrédule, et comme celui-ci ne s’écria pas « Je t’ai dwi bien eu ! » comme il s’y attendait, il se tourna finalement vers Megumi.

— C’est ce que tu as envisagé ? Que Tiny parte sans nous et que nous nous débrouillions avec les moyens humains pour rentrer, juste tous les deux ?

Megumi acquiesça, incertaine, craignant de recevoir une vague supplémentaire de colère en plein visage. Pourtant, Nathaniel lui sourit largement.

— C’est super, dit-il, on va enfin passer un peu de temps ensemble…

La jeune femme hésitait à se réjouir, ne sachant pas trop si le Prince était ironique ou s’il était vraiment ravi. Tiny finit par lever les yeux au ciel, à sa manière, et lui lança :

— Bien sûr qu’il est dwi ravi, petite maligne ! Bon, je dwi dois vous fabriquer quelques dwi dollars de plus…

34 : Un dernier hôte à sauver

Tiny avait disparu à l’aube, et Nathaniel et Megumi s’apprêtait à quitter l’hôtel. Un taxi les attendait devant l’office pour les conduire à l’aéroport de Brasilia. Évidemment, la jeune femme n’avait pas pensé à emporter son passeport, et Nathaniel ne possédait aucun document d’identité d’humain, mais l’animilis avait tout prévu. Ils arrivèrent donc sur le quai d’enregistrement avec tous les papiers officiels nécessaires leur permettant de regagner Sapporo. Il y avait deux escales. Une fois au Japon, ils atterriraient à l’aéroport de Chitose, en périphérie de Sapporo, et de là, ils prendraient le train pour se rendre chez les parents de Megumi. Ils emprunteraient alors le passage sous la rivière pour rejoindre les Monts Enchantés de Zachaël.

Dans l’avion, Nathaniel était assis près du hublot et Megumi, à ses côtés, se cramponnait aux accoudoirs. Le décollage s’était bien passé, mais la jeune femme n’était pas rassurée. Prendre un vol aussi long, nécessitant de changer d’appareil, de redécoller à deux reprises et d’atterrir trois fois, la rendait malade d’avance. Le Prince quant à lui ne se souciait pas du tout du voyage. Il était toujours mal en point. Son teint verdâtre et les perles de sueur sur son front pouvaient facilement être attribués, par les hôtesses, à un mal de l’air difficile à gérer, mais Megumi savait que son état était dû à sa transformation en humain.

Nathaniel avait posé sa main moite sur les phalanges contractées et les jointures saillantes de celle de Megumi et il avait fini par s’endormir. C’était la première fois que la jeune femme le voyait se reposer. Il semblait enfin paisible et serein. Megumi appuya sa tête sur son épaule et s’assoupit à son tour.


La seconde escale devait durer plusieurs heures et il était déjà 23 h – heure locale. Megumi ignorait complètement où ils se trouvaient. Elle demanda une chambre à l’hôtel de l’aéroport et pria l’hôtesse d’accueil, dans un anglais plutôt médiocre, de les faire réveiller une heure avant le prochain départ. Nathaniel accepta volontiers de se reposer dans un lit et tomba comme une masse sur le matelas rebondissant quelques minutes plus tard. Megumi quant à elle se précipita sous la douche. Elle avait pensé à emporter quelques affaires utiles au cas où ils auraient accès à une salle de bain digne de ce nom, et elle avait bien l’intention de se bichonner un petit peu.

L’eau chaude la détendit agréablement et elle sentit la pression de ce voyage retomber. Après tout, cela ne se passait pas si mal. L’état du Prince restait assez stable et il semblait heureux de se trouver en compagnie de la jeune femme, même s’ils étaient coincés entre deux rangées de sièges dans une boîte de conserve volante. Pour lui, tout cela relevait un peu de la magie. Pour Megumi aussi.

Elle craignait surtout que Nathaniel ne tombe vraiment malade et qu’elle ne puisse pas lui venir en aide sans aller voir un médecin ou se rendre dans un hôpital. Elle espérait vraiment éviter cela. Mais pour le reste, elle était très contente de voyager en sa compagnie. Quand ils ne dormaient pas dans l’avion, ils discutaient et se révélaient des tas de choses l’un sur l’autre. Ils apprenaient en fait à se connaître mieux et à s’apprécier encore davantage. Megumi avait été très touchée lorsqu’elle avait découvert, purement par hasard, que le Prince avait emporté dans son bagage la boule de neige qu’elle lui avait offerte.

Megumi quitta la cabine de douche lorsque la vapeur commençait à emplir la salle de bain. Le miroir était couvert de buée et l’humidité avait du mal à retomber. La jeune femme s’enroula dans la grande serviette moelleuse mise à disposition sur le dos d’une chaise. Elle sentait la lavande. Elle était apaisée, et songer que l’homme qu’elle aimait était allongé sur le lit dans la pièce d’à côté lui donna tout à coup plus chaud. Elle sentit ses joues s’empourprer et passa sa main sur le miroir pour vérifier la couleur de son visage. Elle sursauta quand elle vit dans la glace le reflet du Prince qui se tenait debout contre le cadre de la porte.

— Tu es magnifique, susurra-t-il en s’approchant d’elle.

Megumi se tourna vers lui en frissonnant malgré la chaleur étouffante de la pièce. Elle n’avait désormais plus besoin de vérifier pour savoir que son corps tout entier avait pris la couleur d’une écrevisse.

— Est-ce que tu… te sens mieux ? balbutia-t-elle, mal à l’aise.
— Ça va.

Nathaniel s’était arrêté devant elle, hésitant. Il avait ôté ses baskets craquées et déboutonné sa chemise. Megumi resta un moment hypnotisée par la vue de son torse et, notamment de son nombril tout neuf qui n’était plus infecté. La jeune femme déglutit avant de poser une main tremblante sur le visage de son compagnon. Il ferma les yeux tandis qu’elle caressait les contours de sa mâchoire, jusqu’à ses oreilles. Elle remarqua qu’elles étaient toujours légèrement pointues, mais le cartilage des pavillons était parfaitement flexible, tout ce qu’il y avait de plus humain. Elle passa son doigt dessus et Nathaniel emprisonna son poignet pour maintenir sa paume contre sa joue. Megumi déposa alors un baiser furtif sur ses lèvres et il le lui rendit plus fougueusement. Ils s’étreignirent en ne pensant à rien d’autre qu’à l’instant magique qu’ils vivaient ensemble.


Après le doux et agréable moment qu’ils avaient partagé, et qui était une première pour l’un comme pour l’autre – évidemment, puisque les humanilis n’avaient pas pour coutume de pratiquer ce genre de choses et que Megumi n’était jamais sortie avec un garçon –, le Prince et la jeune femme gagnèrent rapidement la plate-forme pour monter à bord du nouvel avion, pas plus reposés qu’auparavant, mais bien plus heureux. Main dans la main et le sourire aux lèvres, ils s’installèrent à la place qui leur était attribuée sans un mot. Megumi ne cessait de ressasser cet échange incroyable qu’elle venait de vivre tandis que Nathaniel, quoiqu’absorbé aussi par cette pensée, essayait surtout de dissimuler à sa compagne le malaise qui s’était emparé de lui. Sa vue se troublait et il avait la sensation qu’un nuage noir obscurcissait et étouffait son cerveau. Il finit par gémir sans pouvoir s’en empêcher et lorsque Megumi tourna la tête vers lui, son sourire s’évanouit.

— Qu’est-ce qu’il y a ?! murmura-t-elle rapidement en plaquant sa main fraîche sur le front du Prince.

Il était de nouveau fiévreux.

— Ça va se dissiper, affirma-t-il sans soulever les paupières.

Megumi réclama de l’eau à l’hôtesse et aida Nathaniel à boire.

— Je pensais que c’était fini, poursuivit-il après avoir pris de profondes inspirations. Je ne ressens plus aucun pouvoir maintenant. Je ne sais pas ce qu’il se passe.

Megumi paniquait. Que son compagnon vienne subtilement de lui révéler qu’il était désormais complètement humain en mentionnant l’absence totale de magie en lui ne la secouait pas tant. Ce qui l’inquiétait, c’était ce qu’il risquait d’arriver à Nathaniel. Une pensée qu’elle avait eue plusieurs semaines auparavant lui revint. C’était au moment où le baobab du Prince Zachaël leur avait appris que les hôtes qui nécessitaient la présence de nouveaux humanilis manquaient de protéines et d’autres nutriments parce que leurs locataires étaient morts. La réflexion que Megumi s’était faite à ce moment-là s’imposa de nouveau à son esprit.

— Nathaniel, je crois que tu ne guéris pas parce que ton érable est sans doute malade depuis que tu as commencé à perdre ta magie. C’est pour ça qu’il nous reste une graine de ponson. Tu n’es pas mort comme les autres humanilis, mais la disparition de tes pouvoirs a forcément affecté ton hôte. Quelque chose vous relie encore l’un à l’autre, j’en suis certaine. Il faut qu’on lui donne la graine avant qu’il ne soit trop tard. J’ai peur que tu ne survives pas…

Megumi s’était mise à pleurer sans s’en apercevoir. Nathaniel ouvrit de nouveau les yeux et lui sourit, bien que cela lui arracha en même temps une grimace.

— Une fois de plus, tu dois avoir raison, bafouilla-t-il. Je te dois beaucoup, tu vas encore me sauver la vie…

35 : Le passage immergé

Lorsqu’ils arrivèrent chez les parents de Megumi, ceux-ci étaient absents. La jeune femme se précipita dans la maison pour prendre de l’aspirine et du paracétamol en espérant pouvoir faire tomber la fièvre de Nathaniel. Ils avaient épuisé les stocks des guérisseuses et ils avaient encore du chemin à parcourir avant d’atteindre les Monts Enchantés. Le Prince était déjà installé sur le siège passager du pick-up du père de Megumi. Celle-ci ressortit une dizaine de minutes plus tard avec son sachet de médicaments sous le bras.

Megumi n’hésitait pas à foncer sur les pistes de terre et à travers les prairies pour gagner la grande forêt du Nord. Elle roulait sans relever le pied de l’accélérateur, passant les vitesses régulièrement. Lorsque la boucle de la rivière apparut enfin de l’autre côté du pare-brise, Megumi ralentit la voiture. Nathaniel était inconscient. La jeune femme sauta à terre et ne remarqua même pas qu’elle avait atterri dans une flaque d’eau. Couverte de boue, elle contournait déjà le capot. Elle détacha d’abord la ceinture de sécurité du Prince, puis lui tapota délicatement les joues. Il ouvrit brusquement les yeux et la dévisagea d’un air ahuri :

— Que se passe-t-il ? balbutia-t-il tandis que Megumi enroulait ses bras autour de son cou pour le faire quitter le pick-up.
— On est arrivé à la rivière, il faut plonger maintenant.

Le ton de la jeune femme était pressant, et Nathaniel ressentit nettement toute l’anxiété qui s’en dégageait.

— Megumi…
— Chut, tais-toi. Garde tes forces. Je vais t’aider à traverser.
— Tu ne sais pas où se trouve la pierre…
— Je m’en souviens, l’interrompit Megumi avec une note de désespoir dans la voix. On va y arriver. Allez, viens !

Elle hissa le Prince contre son épaule et le traîna jusqu’au bord de la rive. La première fois qu’elle avait emprunté le passage magique sous la rivière, il faisait nuit et c’était en plein hiver. Aujourd’hui, le soleil était haut et chaud, mais le niveau de l’eau était toujours impressionnant. Il s’agissait plus d’un fleuve, songea la jeune femme, mais au moins, il faisait jour. La traversée devrait être moins pénible, même si Megumi ne devrait pas lâcher Nathaniel une fois qu’ils seraient immergés. Elle devrait se débrouiller pour nager correctement en lui tenant le bras.

— Prends une grande inspiration, conseilla-t-elle à son compagnon après qu’ils eurent mis les pieds dans l’eau. Il faudra nous dépêcher, alors accroche-toi, s’il te plaît.
— Tout ira bien, la rassura Nathaniel. Les molécules que tu m’as administrées sont efficaces. Je me sens mieux.
— Profitons-en.

Ils plongèrent complètement dans le lit de la rivière. Megumi ne reconnaissait rien, évidemment, mais elle savait qu’elle devait trouver une sculpture de pierre dans les profondeurs. Le dessin emblématique des Monts Enchantés y était gravé, et sous l’eau, on ne pouvait distinguer que les racines du baobab de Zachaël.

Megumi scrutait tous les rochers qu’elle croisait. Le Prince nageait derrière elle, elle n’avait pas lâché sa main et elle peinait à se propulser en avant avec la force d’un bras en moins. Si seulement Tiny pouvait percevoir ses pensées et comprendre qu’elle avait besoin d’aide.

Cela faisait trop longtemps qu’ils avaient plongé. Megumi savait qu’une fois le passage magique atteint, le manque d’oxygène ne serait plus un problème, mais pour l’heure, elle sentait ses poumons qui commençaient à s’asphyxier. Un coup d’œil derrière elle lui suffit pour réaliser que Nathaniel était dans le même état. Elle se tourna plus franchement vers lui pour lui faire comprendre qu’ils devaient remonter, mais sa tête heurta un rocher et plongea dans les ténèbres. Elle eut tout juste le temps de sentir une force la tirer vers le haut, à moins que ce ne fût plus profondément encore sous l’eau. Elle perdit connaissance.


Megumi se réveilla sur la rive herbeuse de la rivière. Elle toussa et essaya de retrouver son souffle, mais cela ne l’empêcha pas de remarquer qu’elle était complètement sèche. Nathaniel se tenait debout à côté d’elle, accompagné de Tiny. La jeune femme poussa un soupir de soulagement.

— J’ai dwi perçu tes pensées. Je dwi crois que je suis dwi arrivé juste à temps.
— Merci…

Megumi se sentait rassurée. Elle avait enfin réussi à pénétrer dans les Monts Enchantés de Zachaël et Nathaniel était sain et sauf.

— Tu t’es dwi cognée la tête contre le rocher qui dwi marque le passage. C’était dwi juste.
— Comment vas-tu ? demanda Megumi au Prince, qu’elle trouvait bien trop silencieux.

Il lui sourit difficilement et elle comprit qu’il n’allait pas bien du tout.

— J’ai dû lui dwi faire du bouche-à-bouche, révéla Tiny d’un air mal à l’aise. Il se dwi noyait.
— Le sort qu’il a essayé pour faire sortir l’eau de mes poumons n’a pas fonctionné, ajouta Nathaniel. Le bouche-à-bouche semblait être la meilleure solution.

Megumi hocha la tête. Le temps pressait de plus en plus, elle en était consciente. Elle expliqua brièvement à l’animilis qu’il leur fallait se rendre immédiatement dans la grotte où habitait l’érable qui avait hébergé Nathaniel. Il s’empara aussitôt de la fiole de cristal dans sa poche et la secoua vigoureusement pour invoquer Bulstrod.

Nathaniel s’installa sur le dos du dragon et Megumi se cramponna derrière lui pour le maintenir en place et éviter qu’il ne bascule dans le vide. Bulstrod décolla rapidement et fila directement vers les montagnes. Tiny les regarda disparaître dans le ciel avant de se volatiliser à son tour dans un « ploc ».

36 : La grotte féérique et l’érable rouge

Le dragon atterrit lourdement devant l’entrée de la grotte, à peine visible dans les recoins de la roche. Tiny était déjà là. Il aida Megumi à descendre du Gardien et ensemble, ils soutinrent Nathaniel qui se laissait glisser par terre.

— C’est maintenant ou jamais, dit le Prince en esquissant un faible sourire.

C’était certain. Il ne lui restait que quelques minutes à vivre. Megumi s’engouffra dans le tunnel étroit de la montagne. Tout en courant, elle sortait la sacoche qui contenait la dernière graine de ponson. Les pas précipités, mais maladroits de Nathaniel résonnaient derrière elle. La jeune femme jura intérieurement et revint en arrière pour le soutenir. Tiny avait disparu.

— Où est-il ?! s’écria Megumi.
— Il est allé au campement cherché de nouveaux onguents.
— Il aurait dû les prendre avant ! se plaignit Megumi en hissant son compagnon derrière elle.
— Il est parti précipitamment pour nous rejoindre, expliqua Nathaniel. Il a dit qu’il faisait au plus vite.

Tiny n’avait pas tort, reconnut Megumi, le Prince avait besoin de soins et c’était le moment ou jamais de récupérer les potions nécessaires. Elle aurait seulement aimé que son ami conduise Nathaniel dans la grotte pendant qu’elle passait devant pour réveiller l’érable.

Megumi s’enfonçait de plus en plus loin, le bras tendu derrière elle, la main serrée autour des doigts frêles de son compagnon. L’absence de lumière était inquiétante. Ils s’engageaient de plus en plus profondément dans les entrailles d’une montagne, donc il semblait normal que les ténèbres englobent tout, sauf que l’endroit était censé luire des multiples couleurs de pierres précieuses et de lucioles. Tout était empli de magie et de féérie la première fois que Megumi avait découvert la caverne. Le scintillement des cailloux dans les parois rocheuses et les petites bestioles bleues qui voletaient partout ne pouvaient pas avoir disparu.

— Il est mal en point, murmura Nathaniel dans son dos.

La jeune femme n’eut pas besoin de demander de quoi il parlait. Ils venaient d’arriver à la sortie du tunnel et de pénétrer dans la grande salle de la grotte. L’eau du lac était noire, tout comme les rochers autour. Au loin brillait une faible lueur rougeoyante. L’érable se mourrait.

— Réveillez-vous ! hurla Megumi.

Sa voix se répercuta en échos contre les parois de pierre et la lumière, qui palpitait faiblement, s’intensifia quelque peu. L’hôte se dévoila alors aux yeux abasourdis de la jeune femme. Il était complètement différent. Plus aucune feuille rouge ne décorait ses branches fortes et hautes, et son écorce avait une drôle de teinte. Il semblait être en train de pourrir. Megumi resta immobile un moment à contempler ce spectacle désolant. Elle finit par sursauter quand Nathaniel s’effondra par terre derrière elle.

— Oh non, balbutia-t-elle en se jetant à côté de lui. Non, non, non…

Le Prince ne bougeait plus. Megumi plaça deux doigts tremblants contre sa gorge, cherchant son pouls, mais elle ne sentait rien. Les larmes lui envahissant les yeux, elle se rabattit sur le poignet du jeune homme, mais ne perçut pas plus de palpitations à cet endroit. Elle posa alors une oreille contre sa poitrine, espérant entendre son cœur. Il n’y avait rien, pas même le mouvement de sa cage thoracique qui aurait dû se gonfler au rythme de sa respiration.

— Non ! Nathaniel !

La lueur rouge qui faiblissait de nouveau autour d’elle la ramena à la raison. Elle se redressa brusquement et se précipita dans le lac. Elle avança péniblement sur les premiers mètres et dès qu’elle put nager sans que ses jambes raclent le fond, elle se dirigea directement vers l’île d’où dépassait la base de l’érable. Il faisait complètement noir désormais. Aveugle, Megumi se cogna contre les premiers rebords de la rive et s’agrippa aux racines pour se hisser à terre.

— S’il vous plaît, sanglota-t-elle en martelant le tronc inerte de ses poings, ouvrez-vous !

Rien ne se produisit. Megumi regarda en arrière, mais elle ne pouvait pas discerner l’autre côté du lac où Nathaniel était étendu. Désespérée, elle tomba à genoux en pleurant sans retenue. Quelques supplications franchissaient parfois ses lèvres, et ses paumes frappaient occasionnellement l’écorce rêche de l’érable, mais celui-ci ne réagissait toujours pas. Elle resta ainsi durant plusieurs minutes, ou peut-être des heures, elle ne savait plus. Elle grelottait à cause de ses vêtements trempés. Elle songea brièvement que la première fois qu’elle avait pataugé dans ce lac, l’enchantement magique qui en émanait lui avait permis d’en ressortir complètement sèche, comme avec la rivière qui marquait l’entrée des Monts Enchantés. Ce jour-là, Nathaniel l’avait embrassée…

Les sanglots de la jeune femme redoublaient alors qu’elle s’asseyait contre le tronc de l’arbre, entre deux racines, et se pelotonnait en serrant ses bras autour de ses genoux fléchis. Elle était perdue. Elle était arrivée trop tard.

Après une minute interminable de dilemme durant laquelle elle se demandait si elle devait continuer à chercher un moyen d’ouvrir l’érable ou plutôt s’occuper du corps de Nathaniel, Megumi déposa la graine de ponson à l’endroit dont elle venait de se redresser et descendit de nouveau dans l’eau. Après la traversée qui lui sembla durer une éternité, elle se hissa sur la rive, rampant dans la terre et les cailloux, jusqu’à s’asseoir à côté du Prince. Elle lui releva la tête et la posa sur ses genoux trempés en serrant le jeune homme désormais mort contre elle.


Quand Tiny arriva dans la grotte une heure plus tard, il se glissa à tâtons jusqu’à Megumi qu’il trouva dans cette même position d’étreinte mortuaire. Il fut accablé par la disparition de son ami et il regardait ses pots de médicaments magiques sans savoir quoi en faire. Megumi ne lui dit rien, elle ne pleurait même plus. Son regard était vide.

— Je suis dwi désolé… Les onguents n’étaient dwi pas… J’aurais dwi dû…

La jeune femme ne réagit pas. Ses yeux fixaient l’obscurité devant elle, comme s’ils scrutaient les profondeurs invisibles de la grotte. Elle priait. Elle priait pour que tout ce qui venait de se produire soit un cauchemar. Elle priait pour que le Prince se réveille dans ses bras.

Une faible lumière scintillait faiblement au-dessus de Megumi, mais elle ne la remarqua pas. Ce ne fut que lorsque plusieurs lucioles se mirent à virevolter autour d’eux que Tiny comprit que quelque chose changeait. La jeune femme discerna enfin les différentes couleurs des rubis, des émeraudes ou encore des diamants incrustés dans la roche, ce qui la tira de sa torpeur. L’eau du lac s’agitait, des halos ondulant à sa surface.

— Qu’est-ce qu’il se dwi passe ?

Megumi haussa les épaules. Elle ne comprenait pas ce qui pouvait bien arriver. Une clarté soudaine aveugla les deux camarades et une voix brouteuse toussa au fond de la caverne. Une voix ? Oui, le cœur de l’érable, de nouveau visible sous son écorce, palpitait en diffusant une lumière rougeoyante et une large entaille s’était creusée au milieu de son tronc. C’était sa bouche.

— Elle est plutôt pas mal cette petite graine. Ça me fait un bien fou !

Megumi ouvrit de gros yeux ébahis tandis que Tiny applaudissait frénétiquement. La jeune femme baissa la tête vers Nathaniel au moment où il soulevait les paupières.

— Que se passe-t-il ? murmura-t-il dans un demi-sourire. Vous avez commencé la fête sans moi ?

Une énorme goutte s’abattit sur sa joue, mais il n’eut pas le temps de comprendre de quoi il s’agissait. La chevelure rousse de Megumi lui tomba en cascade sur le visage et ses lèvres ruisselantes de larmes s’écrasèrent sur les siennes.

37 : Une nouvelle vie

Megumi et Nathaniel se reposaient au campement des Monts Enchantés. Le jeune homme se remettait de sa mort récente comme d’une grippe. Les onguents magiques que Tiny avait amenés dans la grotte l’avaient soulagé des courbatures qu’il endurait au moment de sa résurrection. Il allait désormais mieux, tout comme son hôte végétal qui s’épanouissait de nouveau dans sa caverne illuminée de pierres précieuses.

Megumi essayait toujours de comprendre ce qui avait pu se produire là-bas. Elle était heureuse que Nathaniel se soit remis, évidemment, mais elle avait tellement pensé qu’elle avait échoué que la vérité avait du mal à se frayer un chemin jusqu’à son esprit. Elle interrogea une nouvelle fois son compagnon, allongé près d’elle dans l’herbe. Il faisait nuit, ils contemplaient les étoiles.

— Est-ce que l’érable a fini par avaler la graine comme les autres hôtes ? Il était pourtant complètement éteint, complètement vide. Il n’a pas ouvert la bouche quand je l’ai supplié de le faire…
— Je ne comprends pas plus que toi, murmura le Prince après un moment d’hésitation. Je me contente de penser qu’il s’agit d’un miracle.
— Comment serait-ce possible ? insista la jeune femme en se redressant sur un coude.

Nathaniel soupira. Ressasser cet événement particulier le mettait mal à l’aise. Il avait trouvé très étrange et déplaisant de se sentir disparaître tout à coup sans parvenir à dire au revoir à Megumi, et il s’en était beaucoup voulu lorsqu’il avait découvert à quel point elle souffrait à son réveil. Il aurait aimé comprendre ce qui était arrivé lui aussi, il avait d’ailleurs eu un entretien à ce sujet avec son hôte, mais l’arbre ne pouvait lui expliquer la chose. Il lui avait simplement confié qu’une douce voix l’avait incité à résister et à se battre, l’obligeant à percevoir ce qui l’entourait.

L’érable avait appris à Nathaniel qu’il avait ressenti toute la peine de Megumi et qu’il avait essayé de répondre à son appel sans y parvenir. Il n’avait pas abandonné cependant, même lorsque la jeune femme était partie, et il avait fini par sentir une nouvelle force, une montée de puissance à l’intérieur même de ses rainures et de ses veines. Le Prince soupçonnait en fait la Créatrice d’avoir tout prévu depuis le début et d’avoir doté cette dernière graine de ponson d’un pouvoir supplémentaire alors qu’elle gisait, seule, au creux des racines de son hôte. Celui-ci l’avait absorbé par la terre, et l’ancien humanilis doutait qu’un être magique naisse à nouveau de son tronc. Tout cela relevait bien sûr d’une simple hypothèse qu’il avait préféré résumer à Megumi en un mot : un miracle.

— Je crois que nous ne saurons jamais vraiment, finit-il par répondre à Megumi. Oublie ça.
— Impossible…
— Que comptes-tu faire désormais ? éluda Nathaniel en se redressant à son tour pour regarder la jeune femme.
— Retourner à l’université, je suppose. J’ai raté la rentrée de septembre, et je vais probablement être forcée de redoubler cette année, mais j’aimerais rester là-bas. Qu’en penses-tu ?
— C’est très bien, répondit-il, pris au dépourvu. Tu dois étudier si tu en as envie.
— Mais seras-tu là ? insista Megumi. Si tu veux qu’on aille ailleurs, je te suivrai…
— Oh…

Le Prince ne s’attendait pas à cela. Il avait souhaité devenir humain pour pouvoir prétendre à l’amour de Megumi, mais maintenant que la situation se présentait en leur faveur, il ne savait plus quoi faire. Malgré sa nouvelle condition et son absence de pouvoirs magiques, son peuple le considérait toujours comme un dirigeant et tous les habitants des Monts Enchantés étaient prêts à accepter ses instructions. Il ne pouvait pas envisager de les quitter. Il ne s’imaginait pas non plus vivre sans Megumi, alors quant à décider ce qu’il pensait des projets de sa compagne, il était complètement perdu.

Il hésita un moment avant de se confier à la jeune femme qui l’écouta sans un mot jusqu’à ce qu’il lui demande :

— Alors ?

Megumi s’assit en tailleur face à lui et commença à tirer sa lèvre inférieure entre son pouce et son index tandis qu’elle réfléchissait. Son expression était indéchiffrable et pendant un instant, le Prince craignit de l’avoir offensée. Elle finit pourtant par sourire et lui dit :

— Je suppose qu’on pourrait se voir les week-ends et pendant les vacances. C’est peu, mais avec le miroir magique, on se rejoindrait très vite. Tiny pourrait sans doute venir me chercher, si ça ne l’embête pas.

Le visage de l’ancien humanilis s’illuminait davantage à chaque mot supplémentaire prononcé par Megumi.

— Tu accepterais cela ? hésita-t-il.
— Si je te le propose…

Nathaniel réfléchit à son tour et secoua la tête en signe de dénégation.

— Non, dit-il, ça ne me convient pas. Les week-ends et les vacances ?

Megumi approuva d’un air hésitant, une grimace déformant son sourire.

— Ce n’est pas assez, poursuivit le jeune homme.

L’étudiante soupira. Elle avait pensé, durant une minute, que le Prince ne désirait plus rester avec elle.

— J’espère que tu ne comptais pas te débarrasser de moi aussi facilement, lança Nathaniel, parce que je viendrai te voir tous les soirs ! Tiny nous aidera volontiers, j’en suis certain, ajouta-t-il précipitamment.

Megumi se leva d’un bond en criant de joie et se mit à danser sur place. Nathaniel éclata alors de rire et lui attrapa les chevilles pour la faire tomber dans ses bras.

— Je vais former mon successeur, poursuivit-il, et quand il sera prêt, je m’installerai avec toi, dans ton monde.
— C’est notre monde désormais…
— Oui, approuva Nathaniel d’un ton hésitant. Enfin… pas encore tout à fait… Que pourrais-je bien faire chez les humains ?

Megumi haussa les épaules. Elle n’en avait aucune idée, mais pour l’heure, elle était heureuse et ne se posait plus trop de questions.

38 : L’étudiant transféré

La première heure de cours allait bientôt commencer. Megumi ne cessait de penser à la soirée merveilleuse qu’elle avait passée avec Nathaniel la veille. La jeune femme avait appuyé sa tête contre ses bras, croisés sur son pupitre, et elle avait fermé les yeux. Les doux moments qu’elle visualisait dans son esprit l’empêchaient presque d’entendre son amie Kitami, assise à sa droite, qui la harcelait sur son changement de comportement depuis son retour à l’université, une semaine auparavant.

Megumi lui avait raconté qu’elle s’était rendue à l’étranger, mentionnant vaguement le Brésil, mais elle ne s’était évidemment pas étendue sur les détails. Kitami soupçonnait pourtant l’implication d’un garçon, et elle avait fait le rapprochement avec Nathaniel qui était venu pour retrouver Megumi directement sur le campus le premier jour des vacances d’été. Heureusement, songeait Megumi, la curieuse avait oublié que le jeune homme lui avait déjà rendu visite l’hiver précédent, pendant le Festival de la Neige.

L’arrivée du professeur dans la pièce fit taire tout le monde. Megumi s’était redressée et attendait en silence, comme ses camarades, que la vieille dame à lunettes qui leur faisait face commence son enseignement.

— Bonjour à tous, dit-elle. Aujourd’hui, nous accueillons parmi nous un étudiant transféré d’une université de Kyoto. Veuillez le laisser se présenter et le traiter convenablement comme l’un de vos collègues d’étude s’il vous plaît.
— Ohh, chuchota Kitami. Du sang neuf, ce n’est pas du luxe. J’espère qu’il est mignon.

Megumi lui sourit tant bien que mal, devenue étrangère à ce genre de réflexions depuis qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie. Elle se contenta de regarder vers la porte en attendant que le nouveau venu fasse son entrée. Lorsque le professeur revint dans la classe, elle maintint le battant ouvert pour que l’étudiant entre.

— C’est pas possible ! s’exclama alors l’amie de Megumi tandis que celle-ci rougissait jusqu’aux oreilles.

Elle avait la bouche figée dans une exclamation de surprise silencieuse quand Nathaniel lui sourit largement en se postant devant l’ensemble de ses nouveaux camarades.

— Bonjour, salua-t-il gaiement, je m’appelle Nathaniel. Je viens de Kyoto et je me suis installé ici pour, euh… des raisons personnelles.

Les quelques curieux qui s’étaient laissés intriguer par la réaction bruyante de Kitami avaient fini par reporter leur attention sur Nathaniel et certains le hélèrent pour qu’il s’asseye avec eux. Il les rejoignit volontiers, pressé par le professeur qui attendait désormais de commencer son cours.


— Mais que fais-tu ici ?! s’écriait Megumi.

Les étudiants étaient tous partis déjeuner à l’extérieur et Nathaniel et Megumi s’étaient installés à l’ombre d’un cerisier dans le parc après que le Prince eut décliné l’invitation de ses nouveaux camarades à les accompagner au centre-ville et que Megumi ait gentiment refusé que Kitami reste avec eux durant la pause. Elle avait dû promettre à son amie qu’elle aurait tout le loisir de faire connaissance avec Nathaniel plus tard pour parvenir à s’en débarrasser. Kitami était très gentille, mais elle était parfois trop curieuse et son enthousiasme pouvait être écrasant.

— Je me suis dit que c’était le meilleur moyen pour qu’on passe plus de temps ensemble, répondit Nathaniel en piochant nonchalamment dans le bento de sa compagne. Hier soir, c’était tellement merveilleux que je ne pouvais imaginer retarder encore notre prochain rendez-vous.

Ses joues avaient rosi, mais il tentait de préserver l’air détaché qu’il affichait une minute auparavant.

— Mais, et le campement ? balbutia Megumi en sentant la chaleur envahir tout son corps. Et ton boulot de Prince ? Tu as tout laissé tomber finalement ?

La jeune femme était perdue. L’ancien humanilis avait pourtant émis le souhait de rester avec le peuple magique qui souhaitait qu’il continue à les guider jusqu’à ce qu’un successeur soit en mesure de prendre sa place.

— Non, je m’en occupe toujours, affirma-t-il, mais je peux aussi bien le faire d’ici.

Megumi fronça les sourcils. Tout d’abord, elle ne voyait pas comment Nathaniel pouvait gérer sa communauté depuis l’université alors qu’il ne disposait plus d’aucun pouvoir, et en plus, elle se demandait pourquoi il avait si subitement changé d’avis. Cela ne pouvait pas être dû uniquement aux moments intimes qu’ils avaient passés ensemble la veille…

— Il y a une semaine de ça, tu avais décidé de rester dans les Monts Enchantés pour former ton successeur. Comment vas-tu t’y prendre d’ici ? Pourquoi revenir sur ce que tu as dit ?
— Tu n’es pas contente ? s’inquiéta tout à coup Nathaniel, une petite saucisse rondouillarde découpée en forme de poulpe coincée entre les deux baguettes qu’il tenait devant son nez.
— Si, répondit précipitamment Megumi en s’empourprant davantage. Bien sûr que je suis contente ! Je trouve juste ça si… soudain ! Tu ne peux pas arriver ici comme ça en prétendant venir d’ailleurs sans rien savoir !
— Sans vouloir paraître prétentieux, je crois tout de même savoir un certain nombre de choses.
— Évidemment, ce n’est pas ce que je voulais dire, bafouilla Megumi.
— Que veux-tu dire alors ?

Le Prince s’amusait de la réaction déconcertée et déconcertante de sa compagne.

— Eh bien, tu n’es humain que depuis peu et il y a tout un tas de trucs à connaître sur… eh bien, sur l’humanité ! Pour pouvoir vivre en société et tout ça… Tu comprends ?
— Je sais ces choses-là, répondit Nathaniel en haussant les épaules d’un air entendu.
— Je ne crois pas. Écoute, l’université est la dernière étape de l’éducation. Il faut avoir appris tout ce qui s’apprend avant pour pouvoir y survivre ! Les autres parlent déjà de nous, ils se demandent pourquoi on déjeune tous les deux… Et puis, les humains ne vivent pas comme les humanilis, ça ne va pas être facile pour toi de…
— Tu t’inquiètes beaucoup trop Megumi, soupira le Prince. Et tu exagères aussi. Survivre à l’université ? Voyons… Et qu’en avons-nous à faire que les autres parlent de nous ? Si ça peut les occuper…
— Je ne plaisante pas, Nathaniel, souffla-t-elle entre ses dents serrées.

Le jeune homme s’étonna qu’elle soit si angoissée.

— Je pensais que tu savais qui j’étais, lui lança-t-il. J’ai été le disciple de Zachaël, l’as-tu oublié ?
— Non, bien sûr que non…
— Alors tu devrais te souvenir que je connais l’humain, que je sais tout de son mode de vie, de ses habitudes et de ses coutumes. Je sais ce qu’il aime et ce qu’il déteste, je sais qu’il est doté de sentiments. Nous ne sommes pas si différents, vois-tu ?
— Tu es un humain maintenant, lui rappela l’étudiante en faisant la moue.

Elle vivait mal le fait de se faire réprimander par le Prince. Il semblait qu’ils étaient en train d’avoir leur première vraie dispute de couple.

— Justement, je voulais t’en parler…

Megumi releva la tête vers lui, subitement plus inquiète encore. De quoi Nathaniel pouvait-il bien vouloir lui parler au sujet de son humanité alors qu’il venait de s’inscrire à l’université pour étudier la littérature ?

— Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé, mais…
— Tu n’es plus humain ? lâcha-t-elle d’une voix rauque.
— Euh… pas tout à fait…

39 : Une nouvelle génération d’humanilis

Le teint rouge de Megumi venait de virer au blanc. Le sang avait quitté son visage et elle se sentait quelque peu nauséeuse.

— Si, si, je suis toujours humain, lança précipitamment le Prince en dressant ses deux mains devant lui comme pour se protéger de la fureur de son amie, mais j’ai, comme qui dirait, retrouvé mes pouvoirs.

Il dévisageait la jeune femme d’un air crispé, s’inquiétant de la manière dont pourrait évoluer sa réaction. Le calme plat qui s’abattit alors sur elle le surprit et il se sentit quelque peu désarçonné lorsqu’elle lui demanda dans un souffle :

— C’est vrai ?

Le Prince hésita. Megumi attendait-elle vraiment une réponse, ou était-ce une simple question rhétorique ? Voyant qu’elle ne bougeait plus et que ses yeux, fixés sur lui et plutôt déstabilisants, ne cillaient plus, Nathaniel finit par hocher la tête pour confirmer.

— Comment… commença la jeune femme.
— Je l’ignore, je te l’ai dit, l’interrompit-il. Je m’en suis aperçu quelques heures après notre retour au campement après que… après ma « résurrection ».
— Tu sais depuis tout ce temps ?!
— Je n’avais pas vraiment réalisé ! se justifia aussitôt Nathaniel devant le regard plein de reproches de Megumi. Je percevais quelque chose de différent en moi, mais je ne pouvais pas l’attribuer à cela. Je venais de mourir et en toute honnêteté, j’ignorais comment j’étais censé me sentir après ça.

Megumi opina presque malgré elle. Évidemment, personne ne savait comment réagir dans une situation pareille.

— J’ai eu confirmation de la présence de magie en moi quand, après ton départ, je suis parvenu, par accident, à allumer un feu. En fait, j’ai quasiment incendié la totalité du campement, mais heureusement tous les animilis présents ont stoppé la progression des flammes.

Il souriait, mais la jeune femme sentait le trouble qui l’habitait. Elle fit un effort pour étirer ses lèvres dans un sourire encourageant et se força à se taire afin de le laisser poursuivre son récit. Nathaniel lui apprit qu’il était désormais plus fort et qu’il maîtrisait parfaitement ses pouvoirs.

— Alors tu n’es plus humain ? murmura Megumi.

Elle n’était pas certaine de poser la question. Elle se sentait à la fois heureuse pour son ami qui semblait ravi d’avoir retrouvé sa condition de toujours, mais elle était triste aussi. Elle avait de la peine, car elle avait rêvé à un avenir complètement normal avec lui.

Sans ajouter un mot, Nathaniel abandonna ses baguettes sur le couvercle de la boîte à bento et souleva le bas de sa chemise pour montrer son ventre à Megumi. Elle fixa son nombril d’un air ahuri.

— Je pense que je suis toujours humain, lâcha-t-il enfin. Je ne sais pas comment te l’expliquer, mais je sens que je suis vulnérable, mortel. Le temps agit sur moi, sur mes cellules. Je le sens. C’est tout. Je ne peux pas te fournir de preuve supplémentaire. Je suis désolé…
— Euh, hésita Megumi. Je… ça n’a aucune importance en fait. Excuse-moi… Ça ne change rien à ce que je ressens de toute façon.

Nathaniel rayonnait, mais il se retint de renverser les boîtes à repas disposés devant eux pour enlacer la jeune femme. Il se contenta de lui prendre la main.

— Tu peux donc te téléporter ici sans l’aide de Tiny ?
— Effectivement. Je me suis débrouillé tout seul chaque fois que je suis venu te voir. C’était moins gênant comme ça. Je me sens indépendant.

Il rougit légèrement et ajouta :

— Je pense constamment à toi et à nos… câlins. Tu me manques trop quand tu es loin de moi. Maintenant que je suis inscrit à l’université, on sera toujours ensemble.

Il souriait à pleines dents et Megumi ne put s’empêcher d’en faire autant.

— Comment vas-tu faire pour la communauté ?
— Je m’y rendrai en cas de nécessité absolue, ou une fois par semaine pour vérifier que tout se passe bien et pour rappeler Tiny à l’ordre. Il est devenu fou depuis que Fena lui a appris qu’elle attendait un petit.
— Quoi !!! Un petit Tiny ! Mais c’est génial ! hurla Megumi.

Elle avait les yeux grossis par la surprise et humides d’émotions. Nathaniel éclata de rire.

— Tu es aussi enthousiaste que lui on dirait !

Une sonnerie les interrompit. Nathaniel en chercha l’origine en regardant partout autour d’eux et Megumi lui tendit le bras pour l’aider à se relever.

— Il faut y retourner, l’informa-t-elle d’un air déçu.
— Où dois-je me rendre maintenant ?

La jeune femme examina l’emploi du temps de son compagnon et lui indiqua la salle de linguistique. Elle-même n’étudiait pas cette matière. Elle déposa un baiser fugace sur la bouche de Nathaniel et le laissa pour aller directement à sa chambre sur le campus. Quinze minutes plus tard, elle était roulée en boule sur son lit et pleurnichait comme un bébé.

— Qu’est-ce que t’as ? la harcelait Kitami. Il fait super beau, viens dehors avec moi !
— Je peux plus bouger, articula Megumi dans une grimace.
— Pourquoi ? Tu es malade ?
— On dirait…

Kitami s’approcha précautionneusement de son amie et lui posa une main sur le front.

— Pas de fièvre, lâcha-t-elle. Tu peux sortir.
— J’ai trop mal au ventre, je ne ferai pas un pas si je me lève.
— Tu as mangé un sale truc ?
— Je ne crois pas… Peux-tu ramener l’infirmière s’il te plaît, je vais mourir.
— Pfff, tu dis n’importe quoi, ronchonna Kitami en quittant la chambre.

Elle revint cinq minutes plus tard accompagnée d’une jeune femme aux longs cheveux argentés et aux grands yeux verts. Elle dégageait un sentiment de supériorité et de calme apaisant si puissant que Megumi se sentit rassérénée et parvint enfin à s’asseoir sur le lit.

L’infirmière l’examina de la manière habituelle sans toutefois détecter le moindre signe de virus. Elle lui posa une série de questions sur ce qu’elle avait mangé et sur ses activités récentes. La mention du voyage de Megumi à travers le monde ne la rassura pas. Elle lui fit quelques tests supplémentaires à l’aide de bandelettes imprégnées de divers produits et finit par soupirer de soulagement quand elle fut convaincue qu’aucune maladie exotique ne s’était emparée de l’étudiante.

— Je ne vois plus qu’une seule chose, lâcha l’infirmière après vingt minutes d’auscultation.

Elle tendit à Megumi une boîte rectangulaire blanche et lui montra la porte de la salle de bain. Sans comprendre de quoi il s’agissait, la jeune femme s’engagea dans l’autre pièce et s’y enferma. La soignante souriait à Kitami qui n’avait pas bougé d’un centimètre depuis le début de l’examen. Elle s’inquiétait pour Megumi, et lorsque celle-ci poussa un cri alarmant, Kitami bondit sur ses pieds en agrippant le bras de l’infirmière.

— Qu’est-ce qu’elle a, madame ?
— Elle vient de découvrir qu’elle attend un enfant, mademoiselle.

Kitami écarquilla les yeux, mais conserva suffisamment d’esprit pour soutenir son amie qui titubait jusque dans la chambre, le teint livide et le regard vide. Megumi marmonnait :

— C’est trop rapide, c’est impossible.

L’infirmière lui tapota gentiment l’épaule en l’informant qu’il lui faudrait faire une consultation à son cabinet pour réaliser une prise de sang et s’assurer du résultat du test. Megumi opina vaguement.

— C’est avec Nathaniel que tu… que vous… balbutiait Kitami, rayonnante.

Megumi hocha de nouveau la tête.

— Mais c’est trop tôt, répéta-t-elle.
— Mais tu l’aimes ?

Megumi restait livide.

— Bon, je vais le chercher ! décréta Kitami.

Elle disparut de la chambre avant que Megumi ait pu ajouter quoi que ce soit et lorsque Nathaniel arriva peu de temps après, tout essoufflé – il avait semé Kitami en chemin –, la jeune femme n’avait pas bougé.

— Ton amie dit qu’il s’est passé quelque chose ? Ça va ?

Megumi se tourna lentement vers lui et s’empara de la main qu’il lui tendait. Elle la posa sur son ventre toujours plat, évidemment, et regarda profondément le Prince dans les yeux.

— Qu’est-ce que…
— Il semblerait que je sois enceinte…

Sa voix était faible, un murmure de petite souris, mais elle eut l’effet d’un coup de masse dans l’estomac de Nathaniel qui suffoqua sous le choc.

— C’est impossible, pas vrai ? lui demanda Megumi.

Elle se raccrochait à lui comme s’il s’était agi d’une bouée de sauvetage, mais le pauvre n’était même pas capable de nager pour sortir la tête de l’eau.

— Je… je l’ignore…
— C’est trop rapide, insista Megumi. La première fois qu’on… c’était dans ce pays… sur le chemin du retour avant de prendre l’avion pour Chitose… C’était il y a deux semaines, trois tout au plus. On ne devrait pas encore le savoir. Il ne devrait y avoir aucun signe…

Nathaniel resta silencieux, mais il commençait à sourire de plus en plus.

Ce que Megumi ignorait, et que le Prince venait de comprendre, c’était que tout avait changé en eux depuis l’intervention du ponson magique. Ils allaient très prochainement voir naître le premier membre de la nouvelle génération d’humanilis. Megumi et lui seraient les parents d’un être extraordinaire parfaitement capable de s’intégrer parmi le peuple humain. Lorsque Nathaniel serra sa compagne dans ses bras, sans crier gare, elle sursauta et finit par l’étreindre à son tour en souriant également. Megumi réalisait enfin que cette nouvelle rendait son amoureux heureux et qu’elle-même ne pouvait rêver mieux. Elle comprendrait plus tard ce que cela impliquait pour l’avenir du monde, pour l’instant, le couple partageait un pur moment de bonheur.

FIN