Akemi no sekai

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Les dents de Chastel, roman

Publié le 23/06/2024 dans Mes écrits.

Les dents de Chastel est un roman écrit en 2015 dans le cadre d’un concours pour lequel il n’a pas été retenu, évidemment.

couverture du livre

Egmont est un adolescent perturbé par la disparition de sa sœur. Ses parents l’envoient consulter un psychologue, Gildwin, qui l’emmène à Chastel où il a vu sa sœur pour la dernière fois, huit ans auparavant. Dans les bois, ils se font attaquer par un homme doté d’une force incommensurable. C’est alors qu’Alwine, une fillette blanche comme la craie et aussi agile qu’un singe, intervient pour leur venir en aide. Elle est assistée par Halvard, un vieillard robuste.

Environ 4 heures de lecture.

Les dents de Chastel

1 : Les souvenirs refoulés

Egmont n’avait jamais rien vécu d’extraordinaire. Il y avait bien un événement spécifique qui avait marqué son existence, mais il l’avait tout bonnement oublié. C’était pour cette raison qu’il était vautré sur un divan en cuir avec un casque audio sur la tête et un calepin sur les genoux. Il dessinait les branchages d’un arbre quand Gildwin Ditfrid lui tendit une tasse de thé. L’adolescent le remercia vaguement en dégageant une oreille. Le son qui s’échappa du casque évoquait une musique un peu trop braillarde pour le docteur qui fit tout de même semblant de s’y intéresser, un sourire bienveillant sur le visage. Egmont soupira et répondit :

— Vous voulez tout le temps savoir ce que j’écoute, mais vous ne connaissez jamais rien.
— J’ai fait des recherches sur le groupe de la dernière fois !
— C’est ça…

Il avala une gorgée puis remit son casque en place et traça quelques traits supplémentaires avant de relever la tête. Le docteur Ditfrid n’avait pas bougé. Il regardait le dessin avec intérêt et Egmont ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel, même si ses parents lui avaient toujours dit que c’était impoli. C’était plus fort que lui, il ne supportait pas de voir les iris bleus de cet homme pétiller de curiosité derrière ses lunettes.

Le docteur remarqua qu’il le dévisageait, mais il décida de ne pas tenir compte de son air désespéré, préférant considérer l’attention soudaine que l’adolescent lui portait comme une invitation à la discussion.

— Tu as une excellente technique, commenta-t-il avec entrain tandis qu’Egmont, résigné, glissait le casque autour de son cou pour mieux l’entendre. Quel crayon utilises-tu ?

Il soupira de nouveau en lui donnant son 2B taillé des deux côtés – juste au cas où. Ce qu’il détestait encore plus que les yeux du docteur, c’était ses bouclettes brunes qui rebondissaient sur son front à chacun de ses mouvements. Il était pourtant forcé de les endurer, bien trop souvent à son goût, car même le simple fait de tendre le bras pour s’emparer du crayon les faisait danser ridiculement sur sa tête.

— Que signifie ce dessin pour toi ? interrogea distraitement le docteur en buvant un peu de thé.

Egmont fronça les sourcils. Il savait qu’il essayait de l’inciter à parler en empruntant des chemins détournés. Il fallait bien que cela arrive, il était resté assis sur ce canapé sans lui dire un mot pendant la moitié de cette séance et quasiment l’intégralité des précédentes.

Ses parents l’avaient envoyé consulter un psychologue parce que ses résultats scolaires étaient devenus catastrophiques. Lui qui avait toujours été premier de la classe, il ne ramenait plus que des notes inférieures à la moyenne. Leur ambition la plus chère était de le faire entrer dans un lycée privé afin qu’il puisse y rester en internat et qu’eux soient tranquilles pour travailler tout leur soûl. La meilleure solution qu’ils avaient trouvée était de quémander l’aide d’un spécialiste. Lors du premier entretien, ils avaient brillamment exposé leur désespoir et le docteur Ditfrid les avait écoutés à grand renfort de regards curieux et de bouclettes sur ressorts – Egmont avait commencé à haïr ces dernières dès cet instant.

— C’est rien qu’un dessin, répondit-il finalement au docteur.

Il récupéra le crayon et s’apprêtait à se replonger dans sa musique quand le docteur lui demanda avec une perspicacité déconcertante :

— Représente-t-il une scène de ton rêve ? Ces deux enfants pourraient être Sunniva et toi, même s’ils ressemblent davantage à des personnages de BD.

Le sujet avait été abordé une seule fois, lors de leur deuxième séance, un mois et demi plus tôt. Le docteur Ditfrid avait débuté par des questions anodines sur l’école, ses amis et ses rapports avec sa famille, et Egmont s’était contenté de lui répondre vaguement tout en se demandant combien de temps il pourrait encore jouer à l’autruche avant que ses parents ne soient mis au courant. À la question « Est-ce que tu dors bien la nuit ? », il avait pourtant commencé à se sentir mal. Ses mains étaient devenues si moites qu’il ne pouvait plus prétendre s’intéresser au boulier posé sur le bureau, car il laissait de grosses empreintes humides sur les billes métallisées. Gildwin Ditfrid avait remarqué sa gêne, bien sûr, et il lui avait expliqué que bien dormir permettait de reposer le corps, mais aussi – et surtout – l’esprit, ce qui était indispensable pour travailler convenablement à l’école. À ce moment-là, le psychologue faisait encore comme s’il s’agissait du cœur du problème, même s’il avait compris qu’il y avait autre chose. Il avait appris à Egmont que pendant les différentes phases de sommeil, la conscience, confrontée à la réalité de tous les jours, se débranchait pour évacuer tout son stress. Le subconscient en profitait pour s’immiscer au premier plan et induire des rêves qui, la plupart du temps, étaient de nouveau enfouis au plus profond de l’esprit au réveil. Il avait fini par demander à Egmont si lui-même se rappelait ce dont il rêvait et l’adolescent, moins bête qu’il n’en avait l’air, avait compris que ses parents lui avaient mentionné son cauchemar. Ils n’en connaissaient pas les détails, car la seule fois où Egmont s’était réveillé en criant, ils avaient été trop préoccupés par ses draps souillés pour l’interroger sur ce qui l’avait bouleversé à ce point. Il avait treize ans et il n’avait plus eu de crises d’énurésie depuis bien longtemps, mais cette fois-ci, il n’avait rien pu contrôler. Incompris, il s’était fait gronder plus que nécessaire et avait dû finir sa nuit dans le salon pendant que le ramdam de la machine à laver étouffait le silence de la maison.

Lors de cette deuxième séance avec le docteur Ditfrid, Egmont avait senti toute son angoisse se décharger et exploser autour de lui parce qu’un adulte se souciait enfin de ce qui l’avait mis dans cet état. Il avait donc mentionné son cauchemar, sans toutefois le raconter précisément.

— Oui, c’est ça, c’est une scène de mon rêve.

Le docteur s’installa sur le fauteuil en face de lui et attendit qu’il poursuive. Egmont avait appris à se protéger des intrusions de ce genre depuis plusieurs semaines parce qu’il ne souhaitait parler de sa sœur à personne. La seule fois où il la lui avait mentionnée, il s’en était voulu sans pouvoir s’expliquer ce sentiment de culpabilité. Il agissait de cette manière avec tout le monde. Il était devenu irritable, voire insupportable et s’était efforcé de repousser ses amis qui tentaient eux aussi de comprendre ce qu’il lui arrivait – parce qu’à cet âge-là, les amis s’en soucient encore, pendant un certain temps –, puis il avait arrêté de faire ses devoirs et de réviser ses leçons pour se consacrer au dessin. Il passait des heures à tracer les croquis des scènes de son rêve dans l’espoir d’y accoler une signification quelconque, sans grand succès.

— Je me rappelle que nous sommes dans les bois, murmura-t-il en serrant son 2B entre son pouce et son index. Nous sommes petits, comme… à l’époque. Sunni me tient la main parce que j’ai peur. Il y a un homme qui apparaît et qui nous dit de le suivre et elle finit par me lâcher pour partir avec lui.

Le docteur garda le silence un moment, au cas où Egmont aurait quelque chose à ajouter, puis il hocha la tête d’un air conciliant et dit :

— Sais-tu ce qu’est le refoulement, Egmont ?
— Non.
— Quand quelqu’un vit un événement traumatisant, il se peut qu’il refoule ses souvenirs, qu’il les oublie involontairement pour se préserver. Il s’agit d’un mécanisme de défense de l’esprit. Il est possible que ton rêve soit lié aux souvenirs que tu as refoulés après la mort de Sunniva.

Egmont n’était pas certain de comprendre ce que cela signifiait. Il lui vint tout à coup en tête qu’il savait peut-être ce qui était réellement arrivé à sa sœur, qu’il avait tout vu et qu’il était tout bonnement resté là à regarder, sans rien faire pour l’empêcher. Il ravala difficilement la bile qui lui était remontée dans la gorge.

Cela s’était produit huit ans auparavant. Les parents d’Egmont étaient architectes et ils ne prenaient pas beaucoup de vacances. Cette fois-là, pourtant, ils avaient décidé de partir à Chastel, un charmant village de montagne réputé pour son magnifique château et les diverses ruines moyenâgeuses qui l’entouraient. Trop préoccupés par ces perles architecturales, monsieur et madame Almut avaient laissé Egmont et sa sœur aînée se balader seuls dans les bois. La fillette, âgée de dix ans, n’était jamais revenue alors que son frère avait été retrouvé en état de choc devant la porte du village. La police avait conclu à une noyade après qu’une des sandales de la petite ait été récupérée au bord de la rivière.

— Co… comment savoir si c’est réellement arrivé ? interrogea Egmont, de plus en plus nerveux.
— Nous ne pouvons être certains que ce que tu vois en rêve s’est réellement produit, précisa le docteur. Tu dois comprendre qu’il est possible que tu mélanges des souvenirs ou que tu les transformes pour pouvoir les supporter. Quoi qu’il en soit, il y a quelque part dans ton subconscient des éléments qui cherchent à remonter à la surface lorsque tu baisses ta garde.
— Mon subconscient ?
— Je t’en ai déjà parlé, tu te rappelles ? Il s’agit d’une partie de ton esprit que tu ne peux contrôler et à laquelle tu n’as pas accès. Elle se manifeste souvent la nuit, pendant que ta conscience se repose. C’est le subconscient qui induit les rêves. Des éléments s’y glissent tous les jours et y occupent une place plus ou moins grande selon leur importance. Les souvenirs du jour où Sunniva est partie se trouvent très certainement dedans. Tu les y as envoyés pour ne pas avoir à les surmonter.

Egmont imagina un vieux donjon dans lequel ses souvenirs de sa sœur étaient prisonniers derrière des barreaux. Il se demandait s’il existait une clé capable d’ouvrir la grille qui les maintenait scellés.

— Comment faire pour qu’ils reviennent ?

Il était de plus en plus inquiet et excité. Il savait que Sunniva était encore en vie. Il ne l’avait jamais dit à personne, mais il le sentait depuis qu’il avait commencé à faire ce rêve.

Le docteur Ditfrid fut ravi de constater que le fonctionnement de l’inconscient intéressait Egmont. Il le voyait depuis près de deux mois, à raison d’une séance par semaine, mais il ne réussissait pas à le soulager de ses souffrances. Il était temps d’aborder les choses sous un nouvel angle.

— Il existe une méthode de libération du subconscient qui s’appelle l’hypnose, lui dit-il sans plus hésiter. En as-tu déjà entendu parler ?
— Je crois que j’ai vu ça dans un film, hasarda Egmont – qui adorait le cinéma – en se remémorant une scène. Une psychiatre plongeait ses patients dans une espèce de transe pour leur faire revivre les pires moments de leur vie. Quand ils quittaient la pièce, ils lui donnaient cent dollars en souriant comme des enfants de chœur. C’était un peu comme… un lavage de cerveau en fait…

Cela le troubla quelque peu et il ne réussit pas à masquer son incrédulité. Son visage rond était si expressif avec son nez un peu tordu trônant en plein milieu que, dans n’importe quelle situation, il était facile de deviner ce qu’il pensait. D’autant plus que ses yeux, d’une couleur ardoise assez inhabituelle, étaient légèrement plus grands que la moyenne. Il tentait d’ailleurs désespérément de les cacher derrière les mèches de ses cheveux châtains, qui par bonheur, ne frisaient pas comme ceux du docteur. Sa mère disait que ses grands yeux étaient des fenêtres proportionnelles à la taille de son âme. Mais sa mère, elle ne comprenait rien à rien.

— Ce que l’on voit dans les films est parfois différent de la réalité, le rassura le docteur en souriant. L’hypnose permet en fait d’entrer dans un moment de rêverie. C’est un peu comme être dans la lune et cela fait tomber les barrières qui bloquent l’accès au subconscient.

Il semblait qu’il s’agissait de la clé dont Egmont avait besoin pour déverrouiller son donjon.

— Est-ce que mes parents vont accepter ? Ils sont vraiment à côté de la plaque alors…
— En fait, j’en ai déjà parlé avec eux et ils ne sont pas contre. C’est à toi de décider. Si tu le souhaites, je peux demander à un hypnothérapeute que je connais bien de te prendre en entretien pour en discuter.
— Quoi ? s’étonna Egmont, de nouveau tendu. C’est pas vous qui allez le faire ?
— Non, je ne suis pas spécialisé dans cette pratique.
— Mais je veux pas voir un autre psy.

Egmont se rendit compte de la puérilité de ses paroles et il se sentit rougir. Il était vite irrité par le docteur Ditfrid et ses particularités physiques désopilantes – notamment ses boucles –, mais finalement, il le trouvait rassurant. Il commençait tout juste à avoir confiance en lui et il n’avait pas envie de tout réitérer avec un inconnu.

— Nous avons fait des progrès, mais je ne peux pas t’aider à comprendre ton rêve, lui expliqua le docteur. J’aimerais beaucoup te permettre d’aller mieux, mais…
— J’ai eu de meilleures notes, bredouilla Egmont.

Il se mit à gribouiller dans un coin de son dessin d’un air mal à l’aise.

— Je le sais, admit le docteur en essayant de ne pas montrer qu’il était flatté par l’insistance de l’adolescent. Je suis surpris que ce soit cet argument que tu emploies pour me convaincre que je te suis utile, tu étais le premier à dire que tu te fichais de tes notes et du collège.

Egmont se rappela effectivement avoir dit, mot pour mot : « C’est pas moi qui ai eu l’idée de voir un psy et franchement, le collège, je m’en fous ». Il grimaça et finit par avouer qu’il se sentait plus en sécurité et que son rêve lui paraissait moins sombre depuis qu’il lui en avait parlé, la toute première fois. Tout était peut-être dans les lunettes, songea-t-il. Elles donnaient indéniablement un côté rassurant au docteur.

— Vraiment ? s’étonna celui-ci. Il m’a pourtant semblé que je ne servais pas à grand-chose. Tu passes la plupart des séances à écouter de la musique en dessinant.
— Je suis désolé.
— Je plaisante, avoua le docteur en souriant d’un air ému. C’est une très bonne chose en fait. Ce comportement m’a permis d’en apprendre énormément sur toi. Je sais que tu représentes les scènes de ton rêve depuis le début, j’attendais simplement le meilleur moment pour t’aider à en parler. J’ai remarqué que tout est plus clair pour toi désormais. C’est pourquoi je pense qu’il est temps que tu voies l’hypnothérapeute dont je t’ai parlé.
— J’en ai pas envie.
— Réfléchis-y, Egmont, s’il te plaît. De mon côté, je vais penser à d’autres solutions au cas où celle-ci ne te conviendrait vraiment pas.

2 : Un voyage s’impose

Une semaine était passée depuis la proposition du docteur Ditfrid de voir un hypnothérapeute et les parents d’Egmont avaient essayé de convaincre leur fils qu’il se sentirait mieux s’il acceptait. Étant donné que chaque fois qu’ils pensaient que quelque chose était bon pour lui – comme les leçons de judo ou la classe de montagne –, il arrivait une catastrophe – un nez cassé (celui d’Egmont) ou une langue collée sur un bâton de ski (celle qu’Egmont avait appliquée avec soin, mais qui n’était pas la sienne) –, il hésitait grandement à sauter le pas.

Il venait de quitter le cours de SVT qui traitait de la théorie de l’évolution de Charles Darwin, mais il songeait surtout à l’hypnose, assis sur le muret à l’entrée du collège, quand une jeune fille s’avança vers lui d’un air indécis. Il ne la remarqua pas tout de suite, trop plongé dans sa musique et perdu dans son esprit, mais lorsqu’elle agita ses doigts devant ses yeux, il sursauta. Elle recula d’un pas et lui sourit, gênée, en enfouissant ses mains dans les poches de sa salopette. Les joues d’Egmont avaient pris la couleur de la pomme qu’il avait mangée au déjeuner – pas rouge, mais verte. La compagnie des autres le rendait malade. Il se ressaisit rapidement en réalisant de qui il s’agissait, une chaleur plutôt agréable remontant tout à coup des profondeurs de son abdomen.

— Tiens Ottilia, bredouilla-t-il en ôtant son casque. Quoi de neuf ?
— Je me demandais si tu voulais aller voir un film avec nous cet aprèm.

Elle désigna son groupe d’amis, attroupés un peu plus loin. Ils les observaient en piaillant, mais Egmont ne leur accorda pas un regard. Il était trop occupé à remarquer le rose qui rehaussait les pommettes d’Ottilia et l’odeur de mûres sauvages qui se dégageait de ses cheveux.

Ottilia était jolie. Et elle était gentille. Il le savait parce qu’ils étaient proches depuis l’école primaire. Elle n’avait jamais cessé de venir chez lui le mercredi après-midi, d’abord pour échanger des cartes Pokémon – du CP au CE2 –, puis pour jouer à la console ou lire des mangas – jusqu’à l’année passée –, et enfin pour lui rabâcher les oreilles avec cet idiot de Leif Bjarni – le garçon sur lequel elle avait craqué – tout en étalant du vernis sur les ongles d’Egmont.

Depuis qu’il consultait le docteur Ditfrid et n’avait de ce fait plus un seul mercredi après-midi de libre, Ottilia sortait avec sa petite bande composée de trois filles dont Egmont ignorait l’existence jusqu’à ce qu’elles le traitent de fou au détour d’un couloir, d’un garçon un peu maladroit qui s’apparentait assez au bouffon de service et de ce cher Leif qui ne perdait pas une occasion de se moquer des autres. Egmont n’avait jamais compris ce que son amie lui trouvait, mais c’était peut-être parce que sa jalousie l’empêchait, par principe, de voir les meilleurs aspects du personnage, s’il en avait.

Egmont avait parlé de son mal-être à Ottilia et elle avait essayé de le consoler. C’était elle qui lui avait dit que ce n’était pas si mal de consulter un psychologue quand, outré, il était venu chez elle après le couvre-feu, en larmes – parce que devant elle, il ne cachait jamais ce qu’il ressentait, à peu de chose près –, pour se plaindre de l’idée insensée de ses parents. Ottilia l’avait finalement convaincu. Elle lui avait aussi promis que rien ne changerait jamais entre eux. Elle avait menti. Même si elle s’efforçait de considérer Egmont comme son ami, elle préférait indéniablement traîner avec sa bande plutôt que d’être vue en sa compagnie. Pourtant elle essayait encore de donner l’impression du contraire. Tout le monde au collège avait appris qu’Egmont allait voir un psychologue – sans doute de la bouche même d’Ottilia qui était la seule au courant –, et sa réputation de garçon cool était descendue en flèche en moins d’une journée. Il avait toujours eu les meilleures notes, mais comme il était aussi incollable en jeux vidéos, en cinéma et en musique, les autres élèves lui avaient pardonné depuis longtemps d’être intelligent. Seulement, depuis qu’il consultait le docteur Ditfrid, il était passé de « Salut mon pote, quoi de neuf ? » à « Yo le fêlé du crâne ! J’espère que tu vas péter ta crise aujourd’hui ». Ce genre de choses arrivait souvent. Egmont avait appris à ne plus y faire attention. De toute façon, il était trop préoccupé par son rêve et par le fait que sa meilleure amie dont il était secrètement amoureux le relègue au second plan derrière Leif Bjarni.

— Pourquoi tu me le proposes si tu n’as pas envie que je vienne ? demanda-t-il à Ottilia avant d’avoir réfléchi.

Il se répéta mentalement sa question et se flagella de la même manière pendant qu’elle répondait en fronçant les sourcils :

— Je pensais que ça te ferait peut-être plaisir.

Elle ne niait pas trouver sa compagnie indésirable. Quelque part, Egmont espérait qu’elle l’aurait contredit.

— Sortir avec Leif Bjarni et ses groupies ? Euh, non, ça ne me ferait pas plaisir. Merci quand-même.

Tant pis pour les liens d’amitié, sa fierté en avait pris un trop gros coup.

— Ce que tu peux être lourd parfois !

La jeune fille tourna les talons, ses longs cheveux roux flottant autour de ses épaules et venant gifler le visage d’Egmont pour le torturer un peu plus. Il hésita une seconde à en saisir une poignée pour la retenir, mais il se contenta de la regarder partir. Il réalisa alors qu’il ne l’avait jamais vue aussi en colère et hautaine.

Oui, Egmont avait du mal à supporter la compagnie des autres, mais Ottilia était toujours son amie, ou du moins, il essayait de s’en convaincre.


Pour se donner l’impression qu’il ne s’agissait pas de sa dernière séance avec le docteur Ditfrid, Egmont gagna sa place habituelle dans le divan et sortit son calepin. Lorsque sa mère pénétra à son tour dans le cabinet, il ôta rapidement ses longues jambes du coussin et glissa le cahier sous ses fesses. Il était surpris, il n’y avait aucun doute là-dessus. Il ne s’attendait pas à partager cet entretien avec elle. Il était venu jusqu’ici en bus, comme d’habitude, et il n’imaginait pas que ses parents l’auraient laissé emprunter ce moyen transport insupportable s’ils avaient pu passer le prendre au collège pour l’emmener. Or, sa mère était là. Cela n’annonçait rien de bon.

Quand son père entra à son tour, Egmont se leva pour de bon, abandonnant calepin et casque audio sur le divan.

— Qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? leur dit-il pour tout salut.
— Ils ont insisté pour être présents aujourd’hui, intervint le docteur Ditfrid d’un air mal à l’aise. Mais cela tombe bien puisque nous avons une décision importante à prendre.

L’adolescent ouvrit de gros yeux, du moins, plus gros que d’habitude. Il se sentait trahi. Il avait eu l’impression qu’il avait le choix, qu’il pouvait refuser l’hypnothérapie et continuer de travailler sur ses dessins avec le docteur – ou plutôt dans son cabinet, pendant qu’il était assis à côté et le laissait tranquille. Le fait que ses parents aient leur mot à dire signifiait qu’en réalité, Egmont n’était pas libre de décider lui-même.

— Je ne veux pas qu’un autre psy me mette sous hypnose, lâcha-t-il alors. C’est pas négociable. Ou c’est vous, ou j’arrête la thérapie.
— Egmont… commença sa mère.
— Cela ne fait rien, l’interrompit le docteur. Si Egmont pense qu’il peut arrêter, c’est qu’il n’a plus de problèmes. Je n’imaginais pas avoir réussi à le soulager à ce point. C’est un soulagement également pour moi.

Il hocha la tête et ses bouclettes se contorsionnèrent sur son front. Egmont grimaça.

— Bien, dans ce cas… marmonna monsieur Almut.

Il paraissait aussi désemparé que son fils. En s’y intéressant de plus près, on discernait d’ailleurs une légère ressemblance au niveau de leur regard. Le docteur Ditfrid hocha de nouveau la tête en appuyant davantage son sourire rassurant et madame Almut ouvrit la bouche comme si elle venait de comprendre quelque chose. Son mari restait dans le flou.

— Alors c’est tout ? lança Egmont, inconscient qu’un échange silencieux commençait à s’opérer devant lui.
— C’est tout, confirma le docteur. Bien sûr, tu es libre de changer d’avis à n’importe quel moment si tu te rends compte que tu en as besoin. C’est comme tu veux.
— Je… hésita l’adolescent. J’aimerais rester… C’est possible ou pas de continuer avec vous ?
— Est-ce que tu penses que tu en as encore besoin, mon grand ? interrogea monsieur Almut, toujours aussi perdu.

Il n’avait pas compris que le docteur Ditfrid essayait de faire réaliser à Egmont qu’il avait effectivement toujours besoin d’aide. Lui donner l’impression que son choix prouvait qu’il allait mieux devait l’amener à se demander si c’était bien le cas ou s’il ne se sentirait pas plus léger après l’hypnose. Egmont commençait à ressentir un certain malaise, mais il n’était pas près de changer d’avis. Il avait eu suffisamment de mal à accepter le docteur Ditfrid et ses regards au rayon X. Il ne pouvait pas renouveler un tel exploit avec un autre psychologue. C’était au-dessus de ses forces.

— Je ne sais plus, balbutia-t-il. J’ai encore fait ce rêve la nuit dernière…

Ses parents échangèrent un regard affolé et se tournèrent en même temps vers le docteur en quête d’une intervention qui, d’après leur air désemparé, aurait tout d’un miracle divin, quels que soient les mots qui pouvaient sortir de sa bouche.

— Écoutez tous les trois, lança-t-il. Je n’ai plus qu’une seule solution à vous proposer pour contenter tout le monde et essayer de délivrer Egmont de son mal.
— À quoi pensez-vous ? lâcha l’adolescent, presque soulagé qu’il existe encore une porte de sortie.
— Tu as besoin d’un soutien que tes parents ne sont pas en mesure de te fournir.

Monsieur et madame Almut commencèrent à se dandiner d’un air mal à l’aise sur leur chaise et Egmont fixa le bout de ses baskets en toile comme s’ils présentaient tout à coup un intérêt quelconque.

— Il est clair que je ne peux pas t’amener dans un état d’hypnose. J’en suis incapable. Je pourrais apprendre, mais il me faudrait des années et tu as besoin de comprendre ce qui te tracasse le plus tôt possible. Si tu ne souhaites voir aucun autre psychologue, je dois te proposer une thérapie différente que je suis en mesure de te prodiguer moi-même. Maintenant. Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il aux parents, toujours figés dans leur honte.

Il n’avait pas eu l’intention de les insulter, c’est seulement que la réalité peut parfois blesser les gens. Ils avaient bien conscience, au fond d’eux, de ne pas assurer en tant que parents.

— Euh, oui, marmonna le père. Que proposez-vous ?

Le docteur leur apprit alors que, contrairement à ce qu’il leur avait préalablement expliqué, le but de l’hypnothérapie était de faire revenir les souvenirs d’Egmont à la surface. Plutôt que de continuer à prétendre que lui et l’adolescent cherchaient encore ce qui le perturbait à ce point, il leur révéla de but en blanc que les souvenirs recherchés concernaient le jour où sa sœur avait disparu.

— Il est également possible de raviver la mémoire d’Egmont en retournant à Chastel, là où ses souvenirs ont été créés, afin qu’il puisse les affronter pleinement et les assumer.

S’ensuivit une conversation gênante et quelque peu traumatisante pour les trois membres de la famille Almut concernant le cauchemar d’Egmont. Il n’en avait jamais touché un mot à ses parents et ceux-ci furent choqués d’apprendre qu’il avait un rapport avec leur défunte fille. Pendant qu’Egmont retournait s’affaler dans le divan en oubliant de remettre son casque sur ses oreilles, monsieur et madame Almut interrogèrent le docteur sur leurs séances précédentes et sur ses raisons de leur avoir dissimulé tout cela.

— Je suis tenu de garder pour moi ce que me révèlent mes patients, rappela-t-il sur un ton calme.
— Mais notre fils n’a que treize ans, s’indigna madame Almut. Nous l’avons conduit jusqu’à vous pour que vous l’aidiez à régler son problème de résultats scolaires et nous en arrivons à la conclusion que ses mauvaises notes sont dues à la mort de sa sœur !

Elle avait baissé la voix et s’était penchée au-dessus du bureau qui la séparait du docteur en espérant ainsi éviter à son fils d’entendre cette dispute, mais évidemment, il entendait tout.

— Vous vous rendez compte ? poursuivit-elle. Sunniva est morte depuis huit ans. Egmont avait fini par s’en remettre. Je ne sais pas comment vous pouvez dire qu’il est perturbé à cause de cela, il était si jeune. Il a oublié.
— Eh bien non, madame, il a cru oublier, mais en réalité ce qui est arrivé ce jour-là plane encore dans son esprit. N’importe quel petit élément de la vie de tous les jours a pu raviver son besoin de compréhension.
— Nous avons perdu notre fille, docteur, nous savons bien qu’Egmont n’a pas pu oublier, intervint monsieur Almut en lançant un regard ténébreux à sa femme qui se laissa retomber sur sa chaise, choquée. Nous ne comprenons pas en quoi nous rendre à Chastel pourrait l’aider à aller mieux.
— C’est là-bas que tout a commencé pour lui. Il pourrait y trouver des éléments que seul son esprit serait capable d’appréhender. Il est très difficile d’expliquer ces choses, car elles concernent le subconscient.
— Bon, écoutez, nous n’allons pas nous amuser à retourner dans ce village pour de telles sornettes, trancha la mère, décidément sur la mauvaise route. Vous n’êtes même pas certain que ça pourrait l’aider !

Elle se leva et se précipita vers le divan. Les poings sur les hanches, elle lança :

— Egmont, tu vas suivre l’hypnothérapie ! C’est la seule solution.

Sur ce, elle quitta le cabinet, laissant son mari, son fils et le docteur Ditfrid dans un état de tension extrême. Alors que son père commençait à s’excuser maladroitement du comportement de sa femme, Egmont rejoignit les deux hommes au bureau et dit :

— C’est d’accord, allons à Chastel.


Monsieur Almut eut tout le mal du monde à convaincre sa femme que laisser leur fils retourner à Chastel était une bonne chose, mais elle finit néanmoins par admettre, après de nombreuses disputes et crises de larmes, qu’elle ne comprenait pas ce que ressentait Egmont et qu’elle ne pouvait vraiment rien faire pour lui. Elle devait se contenter d’attribuer sa confiance au docteur Ditfrid.

Il fut donc convenu que durant les vacances de Pâques, une semaine plus tard, Egmont se rendrait dans le village où sa sœur avait disparu. Son psychologue devait justement, par une coïncidence incroyable, aller à une conférence dans la région et cela ne le dérangeait pas le moins du monde de prendre l’adolescent avec lui. Il l’accompagnerait à Chastel et l’aiderait à affronter les souvenirs qui remonteraient à la surface.

3 : Chastel

Egmont et le docteur Ditfrid arrivèrent à Chastel en milieu d’après-midi. Ils avancèrent sur la place ensoleillée jusqu’à une grande fontaine ornée de tourterelles en pierre. Juste devant eux, un homme tirait deux chevaux qui semblaient prendre exemple sur le Petit Poucet pour marquer leur chemin en remplaçant les miettes de pain par du crottin. Chastel, en plus d’être apprécié pour ses monuments et son cadre, était aussi caractérisé par l’interdiction de circulation des véhicules à moteur. Les visiteurs s’émerveillaient toujours d’avoir l’impression de pénétrer dans un village médiéval authentique, ce que le port de costumes traditionnels renforçait lors de certaines manifestations.

Les deux nouveaux venus s’extasièrent devant la beauté de la place de laquelle partaient de nombreuses rues comme si elle était le centre d’un labyrinthe. Gildwin passa un moment à étudier le plan de la ville pendant qu’Egmont observait les devantures des boutiques. Elles étaient en bois et égayaient l’endroit de leurs couleurs diverses. Celle de la pharmacie était d’un vert eucalyptus détonnant avec le reste. En comparaison, les ruelles paraissaient assez sinistres. Le docteur indiqua finalement à l’adolescent le chemin qu’ils devaient emprunter pour se rendre à la maison d’hôte où ils avaient réservé une chambre. Egmont eut la confirmation qu’à l’exception de la place principale, le village faisait plutôt froid dans le dos. Les habitations étaient construites tout en hauteur et les passages étroits étaient obscurcis par leurs ombres grandissantes alors même que le soleil était encore perché loin dans le ciel.

Lorsqu’ils sonnèrent à une porte repeinte récemment et ornementée d’hortensias en manque de lumière, monsieur et madame Ugla les accueillirent avec chaleur. La mamie, petite et assez frêle, leur sourit en les scrutant intensément de ses yeux grisonnants. Avec ses lunettes rondes, elle ressemblait à une chouette. Elle prit aussitôt Gildwin et Egmont pour un père et son fils, ce qui déconcerta considérablement le premier sans faire sourciller le second. Il fit semblant de ne pas entendre cette remarque tandis qu’il se présentait au vieillard. Celui-ci, grand et large d’épaules, avait le menton rasé de près, une pipe ancienne coincée entre les dents, des petits yeux plissés et quelques mèches de cheveux repoussées en arrière pour dissimuler sa calvitie. Il donnait tout de suite l’impression d’être quelqu’un de sage et réfléchi.

La première soirée au gîte se passa dans une ambiance chaleureuse et les deux visiteurs apprirent qu’un défilé devait avoir lieu le lendemain. Le propriétaire du château médiéval qui se trouvait dans les bois faisait l’honneur à ses concitoyens de venir se promener dans Chastel avec ses serviteurs, vêtus de tenues originales de l’époque de la construction de sa demeure. Selon madame Ugla, messire de Chadelœuf était un très charmant jeune homme, apprécié de tous. Monsieur Ugla eut une toux désapprobatrice lorsque sa femme s’exclama avec vigueur, après son quatrième verre de vin :

— J’aimerais beaucoup avoir la chance de lui parler, ne serait-ce que pour lui demander quelle est sa crème de soin ! Il ne semble pas prendre une ride !


Le lendemain, Gildwin et Egmont décidèrent d’aller se balader dans les bois autour du village, là où l’adolescent pensait avoir vu sa sœur pour la dernière fois. Des ruines de masures anciennes couvertes de mousse et de champignons étaient disséminées un peu partout et une forte odeur de résine planait dans l’air, transportée par une brise légère. Il faisait bien plus frais qu’en ville et un brouillard épais s’éternisait de part et d’autre des troncs dégarnis. Gildwin frissonna pour la seconde fois en se demandant comment monsieur et madame Almut avaient pu emmener leurs enfants en vacances dans un endroit pareil. De plus en plus nerveux, il essayait de se rappeler pourquoi il avait entrepris cette visite quand Egmont lui dit :

— En fait, vous n’avez même pas de conférence. Pas vrai ?

Gildwin tourna la tête et remarqua que l’adolescent essayait de cacher son embarras. Le docteur savait qu’Egmont serait terriblement gêné s’il admettait avoir menti pour se trouver une excuse afin de l’accompagner à Chastel. D’un autre côté, il serait peut-être déçu s’il lui disait qu’il avait effectivement d’autres obligations. Il réfléchit un bref instant et décida de mentir une nouvelle fois.

— Eh bien si, je dois m’y rendre demain, en fin d’après-midi. Pendant ce temps, tu pourras rester au gîte et continuer tes dessins.

Egmont hocha la tête, ses grands yeux gris plissés de manière sévère.

— D’un autre côté, ajouta précipitamment Gildwin, s’il y a du nouveau avec tes souvenirs ou ton rêve, je préfère rester avec toi.

Il esquissa un sourire en direction de l’adolescent qui gardait résolument les yeux fixés sur ses pieds. Gildwin aurait peut-être mieux fait de l’imiter, car il coinça son mocassin dans une racine avant de s’étaler de tout son long par terre. Au moins, songea-t-il, cette chute devrait redonner sa bonne humeur à Egmont.

Il ne pouvait pas se tromper davantage. Egmont poussa un cri étouffé et Gildwin se releva brusquement lorsqu’il constata qu’un homme aux cheveux rouges, grand et musclé, avait empoigné l’adolescent par le col de sa veste pour le soulever du sol. Il se contentait de le fixer de ses yeux sombres comme s’il appréciait de le voir suffoquer. Le docteur eut la vision de sa propre main ramassant une branche pour l’abattre sur la nuque de l’agresseur et s’exécuta aussitôt. L’homme ne sembla même pas ressentir le coup. Il tressaillit à peine. Cette fois, Gildwin n’attendit pas de visualiser ce qu’il devait faire, il sauta au cou de cette armoire à glace et appuya ses deux bras contre sa gorge avant de tirer en arrière de tout son poids dans l’espoir de le faire lâcher prise. Egmont était passé au bleu et ses yeux, injectés de sang, pleuraient sans être capables de ciller.

L’homme fit un moulinet de l’épaule d’un air désinvolte et chassa le docteur comme s’il s’était agi d’une mouche. Gildwin fut projeté dans les airs et s’écrasa contre le tronc d’un arbre. Les côtes fêlées et le souffle coupé, il essaya aussitôt de se redresser en réprimant la vague grandissante de panique qui l’enveloppait désormais tout entier. Il parvint finalement à se remettre debout, mais une fillette surgissant de nulle part lui barra le passage en écartant les bras devant lui. Le docteur songea d’abord qu’elle devait être arrivée avec l’homme aux cheveux rouges. Elle paraissait plutôt menue dans sa robe en soie noire ornementée de rubans et de froufrous, mais son visage était joufflu. D’ailleurs, ses pommettes rondouillardes et son nez aplati – et apparemment tout mou – indiquèrent à Gildwin qu’elle ne devait pas avoir plus de douze ans. La puberté n’avait pas encore commencé à travailler ses traits ni son corps, raide et plat comme une planche à repasser. Que faisait-elle donc dans les bois avec cette brute, se demanda le docteur en faisant un pas vers elle. Les bras de la fillette, parfaitement parallèles au sol, se tendirent. Ils lui donnaient l’aspect d’une croix ou d’un épouvantail, en mieux habillé et sans le chapeau de paille. Elle avait la peau très pâle et ses yeux, d’un marron rougeoyant des plus étranges, ne lâchaient pas Gildwin. Elle s’accroupit devant lui en fronçant les sourcils et ses lourdes boucles noires descendirent jusqu’en bas de son dos, légèrement penché en avant comme si elle s’apprêtait à bondir. Ses lèvres nacrées se retroussèrent sur ce que le docteur prit d’abord pour un sourire. Lorsqu’il vit ses deux canines pointues dépasser de sa bouche, il imagina plutôt qu’il s’agissait d’une grimace ou d’un grognement silencieux.

Avant qu’il ne se rappelle à l’ordre en se forçant à assimiler le fait qu’il y avait devant lui une petite fille en robe de poupée qui sentait vaguement le fromage fondu – il venait de s’en apercevoir – et qui lui montrait les crocs, elle s’était redressée et lui tournait le dos. Bien sûr, tout cela ne dura pas plus de quelques secondes, et pendant ce temps, un autre homme avait fait irruption dans ce bois maudit. Il portait une cagoule dont les deux orifices ne laissaient apparaître que ses yeux noirs.

Le temps que Gildwin comprenne ce qui se passait, la fillette avait sauté sur les épaules de l’agresseur d’Egmont et le nouvel arrivant lui octroyait un croche-pied rotatif à ras du sol de manière très athlétique. Surpris, la brute roula par terre. Egmont s’effondra sur place en toussant et crachant, son visage se vidant instantanément de tout son sang. L’homme cagoulé le saisit par le bras et l’adolescent emprunta pratiquement le même parcours aérien que son compagnon quelques minutes auparavant. Au lieu d’atterrir contre le tronc de l’arbre, il s’écrasa contre la poitrine de Gildwin qui tomba en arrière sous le choc. À peine perturbé par toute cette brusquerie, le combattant plongea dans la mêlée de poussières et de grognements dont on ne distinguait plus que les cheveux bruns éclatants de la fillette et ceux, rouge sang, de l’agresseur.

En état de choc, Egmont ne dit pas un mot et Gildwin s’aperçut qu’il en était lui-même incapable. En fait, il avait perdu l’usage de la parole depuis l’arrivée de l’homme aux cheveux rouges. Lui et l’adolescent se baladaient tranquillement dans le bois qui entourait un charmant village médiéval réputé et très apprécié des touristes, comment diable en étaient-ils arrivés à se faire agresser ? Gildwin réalisa tout à coup qu’il avait égaré ses lunettes, mais il ne s’en soucia pas vraiment. Il s’interrogeait surtout sur l’identité de ces trois individus, imaginant déjà un laboratoire secret où ils auraient été gavés aux stéroïdes, quand Egmont murmura :

— Regardez, il se passe quelque chose.

Sa voix était enraillée, presque inaudible. Il avait encore du mal à faire circuler l’air jusqu’à ses poumons. Assis entre les jambes du docteur et écrasé contre son torse, il ne pouvait pas non plus profiter de sa liberté pour se redresser et inspirer un bon coup. Gildwin le relâcha légèrement pour se pencher et observer les combattants. Celui aux cheveux rouges était finalement maîtrisé. Emprisonné entre les bras de l’homme cagoulé, il avait les pieds attachés par une ceinture et les mains serrées derrière le dos, ce qui ne l’empêchait pas d’essayer de bouger d’un air revêche. L’homme à la cagoule était agenouillé pour le maintenir de force au sol et la fillette, debout à leurs côtés, le dévisageait avec ses lèvres retroussées. Elle avait retrouvé sa grimace aux longues canines. Gildwin ne voyait pas grand-chose, il avait toujours été myope et sans ses lunettes, il ne pouvait pas espérer discerner exactement l’expression de son visage. Il tira Egmont un peu plus contre lui et lui dit à l’oreille :

— Est-ce que tu peux courir ?

L’adolescent hocha la tête. Il s’accroupit tout doucement, imité par le docteur, mais au moment où ils firent un pas, la fillette recommença à bouger. Plus par terreur que par curiosité, les deux fuyards se figèrent en même temps pour regarder. Elle courut vers un arbre et en escalada le tronc jusqu’aux plus hautes branches sans utiliser ses mains. Alors que Gildwin ouvrait la bouche de stupéfaction et qu’Egmont avait déjà poussé une exclamation d’ahurissement, elle plongea vers l’homme aux cheveux rouges comme s’il s’était agi d’une piscine. Elle aurait, en toute logique, dû s’aplatir dessus et ne pas se relever. Il était d’ailleurs assez fou de faire un tel saut. Pourtant, elle sembla flotter au-dessus de lui pendant plusieurs secondes, les bras tendus en avant et les mains agrippées sur le long poignard qu’elle avait enfoncé dans son cœur. Gildwin attrapa vivement Egmont par le poignet pour l’inciter à le suivre, mais il se dégagea pour continuer de regarder.

La fillette sauta en arrière pour s’écarter du corps devenu inerte et l’homme cagoulé se releva. Alors que les deux témoins pensaient que la scène de barbarie était enfin terminée, il leva un bras derrière sa tête et tira une longue épée attachée dans son dos. Egmont et Gildwin ne l’avaient même pas remarquée. Craignant que l’usage de cette arme leur soit destiné, l’adolescent se souvint que lui et le docteur devaient fuir et il se laissa entraîner par son compagnon sans protester.

Gildwin souffrait le martyre à cause de ses côtes, mais il tint bon. Slalomant entre les pierres et les arbres, il priait – même s’il n’avait jamais été croyant – pour que les deux personnes supposées être à leurs trousses abandonnent devant autant de détermination. C’était sans compter que la fillette était bien plus rapide qu’eux. D’un bond, elle les doubla et leur barra le passage en étendant ses bras de la même manière que lors de son arrivée. Ses deux dents toujours visibles regagnèrent progressivement leur place derrière ses lèvres qui s’étirèrent en un léger sourire.

— Attendez un instant, je vous prie.

Sa voix douce et quelque peu aiguë fit dresser les boucles sur la tête du docteur. Au regard de la grimace de la fillette, de sa vitesse et de sa force, il ne put s’empêcher de la comparer aux vampires qu’il avait vus dans des films d’horreur. La ressemblance était frappante. Il imagina alors qu’une suceuse de sang se tenait devant eux, même s’il savait que c’était absurde. Il en était arrivé à se dire que lui et Egmont avaient atterri sur un tournage, ou quelque chose comme cela, quand l’adolescent demanda :

— Qui es-tu ?

Elle entrouvrit la bouche pour répondre, mais fut interrompue par le bruit d’une lame tranchant une citrouille particulièrement juteuse. C’était du moins ce que Gildwin s’efforçait de penser, ignorant volontairement le fait qu’il n’y avait pas la moindre courge dans cette forêt. Comme pour confirmer ses craintes, la fillette dit finalement :

— Il préfère séparer leur tête de leur corps, juste au cas où.

Au cas où quoi ? Le docteur fut pris de nausées en entendant ces mots et il se laissa tomber sur les fesses. Tout était devenu blanc derrière ses paupières et il avait de plus en plus chaud. Egmont ne semblait pas comprendre les paroles de cette étrange fille. Il était impossible qu’il en ait saisi le sens, sinon, il ne s’avancerait pas vers elle avec un regard aussi curieux. Gildwin s’en aperçut vaguement, mais il ne parvint même pas à lever le bras pour attraper le bas du pantalon de l’adolescent afin de le retenir.

— Qui es-tu ? répéta Egmont, fasciné.

Les dents de son interlocutrice ne semblaient pas le gêner. Il ne voyait que ses yeux. Tout autour de ses pupilles, des traînées rougeâtres fendaient le marron de ses iris comme des filets de vinaigre balsamique dans de l’huile.

— Je te connais, poursuivit Egmont.

4 : Une nouvelle

— Si tu connais Alwine, intervint l’homme à la cagoule en réponse à la remarque d’Egmont, c’est qu’on t’a déjà sauvé la vie.

Sa voix était grave et froide, complètement différente de celle de sa compagne, mais elle eut le même effet sur Gildwin qui sentit ses bouclettes se hérisser. L’inconnu se pencha et lui tendit ses lunettes. Le docteur les reposa sur son nez sans un mot, se contentant de l’observer. Il fut surpris lorsqu’il ôta sa cagoule, découvrant le visage d’un vieillard à l’air fatigué. Sa moustache, ses favoris et ses sourcils broussailleux de couleur argentée ne suffisaient pas à masquer à quel point il avait la peau tirée et cireuse. Son regard intense se posa un instant sur Gildwin qui le dévisageait.

— J’imagine que c’est dur à digérer, lança-t-il, mais reprends-toi un peu, mon vieux. Même ton fils encaisse mieux la nouvelle.
— Ce n’est pas son fils, fit remarquer la prénommée Alwine. Leur sang est différent.

Elle renifla comme pour percevoir une odeur, accentuant les frissons du docteur qui se décida enfin à se relever pour se forcer à ne pas perdre connaissance pour de bon.

— Bref, lâcha le vieillard. On doit se débarrasser de lui avant que d’autres rappliquent.

Durant un instant, Gildwin imagina qu’il parlait de lui, mais l’homme désigna le corps inanimé qui gisait toujours à plusieurs mètres de là.

— D’autres quoi ? bafouilla-t-il en rassemblant tout son courage. Qui êtes-vous ?
— Si tu m’aides à creuser, je t’expliquerai, lâcha le vieillard.

Egmont demanda pourquoi il fallait creuser, faisant sursauter Gildwin qui avait presque oublié que l’adolescent n’était pas au bord de l’évanouissement, comme lui. Il remarqua alors l’ecchymose rappelant des doigts sur sa gorge. L’homme leur fit signe de le suivre et Egmont obéit sans objection ni crainte. Le docteur commençait à se demander s’il était juste insouciant ou si c’était lui qui faisait toute une histoire de pas grand-chose. Il leur emboîta le pas avec la fillette et lorsqu’il vit le corps décapité par terre, il obtint la réponse à ses interrogations. Egmont ne réalisait pas l’énormité de la chose. Pire, il y contribuait !

Lorsqu’il vit le vieillard sortir deux petites pelles de l’intérieur de son long manteau, Gildwin se précipita vers l’adolescent pour le prier de ne pas se rendre complice d’un meurtre en aidant à enterrer la dépouille.

— Cet homme a essayé de me tuer, répondit Egmont en désignant le corps décapité, et celui-ci m’a sauvé la vie.

Il pointa un doigt vers le vieillard qui ne faisait décidément pas son âge. D’abord, il était venu à bout d’un jeune homme vigoureux et particulièrement fort à l’aide de prises de kung-fu, et ensuite, il portait un manteau en cuir dont l’intérieur était rempli d’objets et d’armes en tout genre. Sur son dos, accrochées à des bretelles, il y avait son épée et une arbalète, formant une croix contre ses omoplates. Il semblait tout droit sorti d’un film d’action à la Matrix.

— Il faut creuser deux trous pour enterrer sa tête et son corps afin qu’il ne revienne pas, insista le vieillard, impatient.

Gildwin perdit alors tout contrôle et éclata de rire.

— Vous êtes complètement dérangés, conclut-il. Je suis psychologue et je n’ai jamais vu cela ! Il vous faut une place à l’asile. Non ! En prison ! Bon Dieu, vous venez de poignarder et de décapiter un homme et vous vous apprêtez à l’enterrer dans les bois !

La fillette s’accroupit en grognant, découvrant de nouveau ses crocs.

— Je te saurais gré de ne pas parler de Dieu devant Alwine, lâcha le vieillard.

Gildwin baissa les bras d’un air vaincu.

— Mais enfin, expliquez-vous, finit-il par supplier.

Malgré toute la folie qui semblait émaner de ces deux personnages, il espérait qu’une bonne raison justifie leurs actes, si une raison pouvait être suffisamment bonne pour assassiner quelqu’un, ce dont il doutait fortement.

— Ce n’était pas un homme, reprit le vieillard en poussant le bras du cadavre du bout de sa botte, mais un vampire.

L’information plana un instant dans l’air de manière presque palpable.

— Non, murmura le docteur Ditfrid comme pour se convaincre.

Egmont se baissa à côté de la tête du mort et sans montrer le moindre signe de peur, il lui écarta les lèvres pour découvrir deux canines aiguisées.

— Tu es une vampire aussi ? demanda-t-il à Alwine sans détourner le regard des yeux vitreux du macchabée.
— En effet, approuva-t-elle.

Elle avança jusqu’à lui, le tira par l’épaule pour qu’il se relève et jeta un briquet sur le cadavre qui s’embrasa instantanément. Abasourdi, Gildwin se précipita vers l’adolescent et l’attira vers le sol où il s’assit avec lui. Il ne pouvait pas tenir debout une seconde de plus.

— Qu’espères-tu apprendre ? lui demanda-t-il d’un drôle d’air en surveillant le vieillard et la fillette qui regardaient danser les flammes. Tu ne crois tout de même pas à leurs histoires ?
— Vous n’avez pas vu leurs dents ?
— Il arrive que des gens aient des canines de cette taille, argumenta le docteur, plus pour lui-même que pour Egmont.

En effet, il n’avait jamais rencontré personne ayant des canines de près de deux centimètres, mais il ne voyait pas pourquoi ce serait impossible.

— Et leur force ? insista l’adolescent.
— L’usage de médicaments, je suppose.
— Non, trancha Egmont. Je m’en souviens maintenant. J’ai déjà vu cette fille. Alwine. Elle était là quand Sunni est partie avec cet homme. En fait, je… J’y serais allé aussi, mais Alwine m’en a empêché.

Le docteur resta interdit. Il avait espéré raviver les souvenirs d’Egmont en venant ici, mais il n’aurait jamais pensé qu’ils tomberaient sur des personnes susceptibles de les transformer davantage.

— Egmont, tu es bouleversé par ce que nous venons de voir. C’est tout à fait normal d’ailleurs, ajouta-t-il précipitamment. Je le suis aussi, tu sais.
— Oui, c’est évident.

Gildwin essaya de ne pas penser au sarcasme et poursuivit, le plus dignement possible :

— Écoute-moi. Ces gens sont perturbés mentalement. Tu ne dois pas les croire. Nous ne pouvons pas juste attendre ici que cet homme se consume. Nous devons nous enfuir et prévenir la police.
— S’ils voulaient nous tuer, nous serions déjà morts, répondit sagement l’adolescent. Ils sont suffisamment rapides pour nous rattraper de toute façon. Et ils sont armés.
— Egmont…
— Les cendres sont ensevelies, intervint le vieillard en désignant deux petits monticules de terre fraîchement retournée. Allons-y.

Egmont se leva aussitôt pour suivre la fillette qui marchait déjà en direction des profondeurs de la forêt. Gildwin songea vaguement qu’un feu allumé au briquet ne pouvait pas avoir consumé l’intégralité d’un corps humain – les os ne brûlaient pas comme cela, voyons –, mais il avait peur, alors cette information fut reléguée au second plan tandis qu’il se rappelait avoir promis de ramener Egmont en un seul morceau. Il se leva en soupirant et suivit l’adolescent.

Ils parcoururent plusieurs kilomètres sans dire un mot et sans rencontrer la moindre trace d’êtres vivants – ou morts. Le silence n’était troublé que par le grincement des arbres longs et souples. Cette partie du bois semblait vide. La lumière du jour parvenait encore moins à percer la canopée que dans la zone d’où ils venaient. Gildwin avait l’impression de ressentir davantage la gravité terrestre à chaque pas supplémentaire. Si son corps avait pu s’enfoncer dans le sol pendant qu’il marchait, il aurait sans doute atteint le noyau de la planète en un rien de temps. C’était comme si l’ambiance, lourde et oppressante, l’appesantissait comme un fardeau. Il aurait voulu dire quelque chose pour rompre le silence – et surtout, pour faire comprendre au vieillard et à la fillette qu’il ne croyait pas à leur histoire, mais l’atmosphère suffocante l’empêchait de parler. L’air avait du mal à arriver jusqu’à ses poumons et encore plus jusqu’à son cerveau. La moindre distraction aurait été la bienvenue, mais il n’y avait même pas un oiseau pour faire sursauter les promeneurs.

Ils atteignirent enfin un rempart de plusieurs mètres de haut et Gildwin soupira de soulagement en imaginant qu’ils retournaient au village. Ses ruelles avaient beau être glauques, elles étaient bien plus rassurantes que les allées sinueuses tracées entre les arbres. Alwine escalada rapidement le mur et pénétra de l’autre côté en un clin d’œil. Un clin d’œil durant lequel d’innombrables flèches fendirent les airs en se croisant de tous côtés pour venir se ficher dans les bouleaux alentour ou se perdre dans les branches chargées qui dissimulaient le ciel. Les genoux s’entrechoquant, les deux visiteurs réalisèrent tout à coup que si le vieillard ne les avait pas retenus, ils auraient été transpercés comme des passoires.

— Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cela ? s’égosilla le docteur Ditfrid, au bord de la crise de nerfs.
— C’est pour accueillir les intrus, expliqua fièrement le vieil homme.
— Mais Alwine est passée, remarqua Egmont, plus prompt à se remettre de ses émotions.

Le guide annonça que la fillette connaissait chacun des pièges et qu’elle s’apprêtait à désactiver les lances flammes pour qu’ils puissent entrer. Gildwin s’offusqua de toutes ces dispositions et lorsque le vieillard mentionna une porte secrète que lui et sa compagne n’empruntaient qu’avec des personnes de confiance, son humeur tourna à l’orage. Egmont affirma qu’il comprenait qu’ils restent vigilants, mais le docteur refusait d’accepter qu’ils leur aient fait courir un si grand danger en les amenant devant ces remparts piégés.

— C’est la guerre, lui fit remarquer le vieillard tandis qu’une porte s’ouvrait dans les murailles et qu’Alwine leur faisait signe d’entrer, une arbalète en joue.

L’homme les invita à avancer et poursuivit :

— Les vampires savent qu’on les traque. Tous les moyens pour nous atteindre sont bons. Certains ont déjà tenté de s’infiltrer ici. Ils sont morts.

Il désigna des petites mottes de terre de l’autre côté du mur, un air lugubre animant son visage émacié. Gildwin eut le cœur retourné en comprenant que des cendres étaient aussi enterrées ici.

La forêt se poursuivait derrière le rempart et bientôt, Egmont et Gildwin aperçurent une cabane en bois presque intégralement recouverte de tiges de lierre pas encore fleuri. Alwine se précipita à l’intérieur et quand le vieillard les invita à entrer, ils la trouvèrent assise à une table, une énorme tranche de fromage jaune posé devant elle. La bouche pleine, elle octroya un sourire serein aux invités.

— Asseyez-vous, proposa le vieux en tirant une chaise pour s’y laisser tomber d’un air las.

Il attrapa le fromage et en cassa un morceau qu’il avala rapidement, les yeux fermés. Ce petit en-cas avait tout l’air de faire partie de leurs habitudes.

— N’as-tu pas dit que tu étais une vampire ? demanda Gildwin à la fillette. Pourquoi manges-tu du fromage ?

Il paraissait plus irrité qu’effrayé désormais. Le vieillard rouvrit les yeux pour les trouver, lui et Egmont, debout près de la porte.

— Effectivement, répondit-il à la place d’Alwine, qui avait la bouche pleine de gouda, mais elle est pas comme les autres. Ne pas boire de sang humain a quelques effets secondaires.

Il leur fit signe de s’asseoir et tandis qu’il s’exécutait, le docteur songea que la fillette devait sentir le fromage à cause de sa gourmandise. Il chassa ensuite cette pensée en se rappelant que ce n’était pas le plus important. Egmont réfléchissait bien plus rapidement que lui, car il demanda à Alwine :

— Pourquoi ne bois-tu pas de sang humain ?

Gildwin lui fit les gros yeux et secoua les mains devant lui pour le prier de ne pas entrer sur ce terrain, mais l’adolescent était trop curieux et pas assez impressionnable. Apparemment, il avait déjà admis que les vampires existaient.

Alwine sortit le morceau de gouda qu’elle venait de croquer de sa bouche avant de répondre d’une voix tranchante :

— Je ne suis pas un monstre.

Elle reposa le fromage sur la table d’un air dégoûté et Gildwin remarqua que seulement deux petits trous y étaient visibles, espacés de la largeur de ses incisives.

— Je ne voulais pas t’offenser, s’excusa Egmont. J’aimerais seulement comprendre.
— Laissez-moi vous expliquer, intervint le vieillard en servant quatre coupes de vin.

5 : Halvard Wido et Alwine

Le vieillard apprit à Egmont et Gildwin qu’il s’appelait Halvard Wido et qu’il vivait dans cette cabane depuis toujours. Son père était un chasseur de vampires, tout comme son grand-père avant lui et ainsi de suite en remontant les générations. Halvard avait repris l’affaire familiale, si l’on peut dire, lorsque ses deux parents avaient été assassinés par des créatures de l’ombre. Il avait rencontré Alwine alors qu’elle venait juste de se transformer et il l’avait recueillie pour lui apprendre à combattre sa nature et les membres de son espèce. Egmont lui demanda comment on pouvait se changer en vampire tandis que le docteur Ditfrid avait de nouveau perdu l’usage de la parole. Il essuyait ses lunettes d’un air absent depuis le début de l’histoire d’Halvard Wido et même ses bouclettes avaient fini par se figer de stupeur. Le vieil ermite leur expliqua que quelqu’un qu’il appelait « le comte » créait de nouveaux vampires en mordant des humains. L’adolescent, fasciné que cela soit si semblable à ce qu’il avait vu dans des films, réclama plus de précisions, mais Halvard préféra changer de sujet. Il demanda à Egmont les raisons de sa présence à Chastel. Lorsqu’il lui répondit qu’il était déjà venu dans le passé et que sa sœur avait disparu à cette époque dans les bois autour du village, l’ermite lui lança :

— Alors elle est perdue.

Son ton glacial réanima le docteur Ditfrid qui s’enflamma aussitôt, imité par ses boucles.

— Je vous prie de garder pour vous vos pensées néfastes. Egmont est revenu ici dans le but de comprendre ce qui est arrivé à sa grande sœur. Il n’a pas besoin que vous lui sapiez davantage le moral.

L’adolescent grimaça, mais ne dit rien.

— Je crois que tu t’es pas présenté, mon vieux, lâcha Halvard. Si t’es pas son père, alors t’es qui ?
— Je m’appelle Gildwin Ditfrid et je suis son psychologue.
— Jamais entendu parler, trancha l’ermite en ignorant volontairement que le docteur avait déjà mentionné sa profession au moment où il les avait traités de fous, lui et Alwine.

Il se leva et s’excusa de devoir les laisser seuls. Lui et Alwine devaient aller chasser. Il les invita à passer la nuit dans la cabane pour être en sécurité et lorsqu’il s’apprêta à sortir, Gildwin lui dit :

— Je vous remercie pour votre hospitalité. Nous resterons ici cette nuit, mais cela ne signifie pas que nous croyons à vos histoires. Et soyez assuré que je garderai l’œil ouvert pour veiller sur Egmont.
— Si ça te chante.

Halvard quitta la pièce et Alwine fit un petit signe de la main à Egmont avant de le suivre.

— Je crois qu’il dit la vérité, lâcha l’adolescent après un moment de silence gênant.

Le docteur Ditfrid détacha enfin son regard de la porte et se tourna vers lui. Il le dévisagea, s’étonnant de ne discerner aucune once de peur dans ses prunelles ardoise. Au contraire, Egmont semblait animé d’une détermination nouvelle. Gildwin secoua la tête et répondit :

— Moi aussi, je le crains.


Egmont dormait sur un vieux canapé mangé aux mites. Couché sur le flanc, ses longues jambes repliées devant lui, il semblait plongé dans un sommeil agité. Il se réveilla en sursaut quand Halvard lui lança son sac à dos sur le ventre. Le soleil était déjà levé et éclairait la pièce par la porte grande ouverte. Egmont se redressa et s’étira longuement, bientôt imité par Gildwin qui avait dormi roulé en boule dans un fauteuil d’une place. Le docteur chercha ses lunettes dans les plis du tissu et dévisagea l’ermite avec des yeux ronds quand il les eut reposées sur son nez.

— Je vous ramène au village, lâcha Halvard en guise de bonjour.

Les deux visiteurs émirent quelques protestations et l’adolescent réclama de nouveau des explications supplémentaires sur les vampires. Gildwin soupira en réalisant qu’il n’avait pas rêvé la conversation de la veille avec le vieillard. Celui-ci râla, disant qu’il n’avait pas de temps à perdre à jouer au baby-sitter. Il voulait se débarrasser d’eux au plus vite. Ils insistèrent, le docteur en croisant ses bras sur sa poitrine d’un air déterminé et Egmont en fixant son regard intense sur celui de son hôte. Halvard finit par déclarer forfait et ils se retrouvèrent une fois de plus autour de la table, au plus grand étonnement des convives, devant un chocolat chaud. L’ermite ne se décida pas pour autant à ouvrir la bouche et ce fut Egmont qui rompit le silence.

— Où est Alwine ?
— Elle est à la cave. Elle s’abreuve.

Les mots, quoique plutôt simples, mirent quelques secondes à traverser le conduit auditif du docteur Ditfrid et à émettre un signal nerveux à son cerveau. Il dévisagea Egmont, s’attendant presque à apercevoir le même gyrophare clignoter à l’intérieur de sa boîte crânienne, mais l’adolescent ne réagissait pas.

— Vous voulez dire… hésita le docteur.
— Elle ne boit pas de sang humain, l’interrompit Halvard Wido. On te l’a déjà dit, non ?

Gêné, Gildwin détourna la tête pour dissimuler ses joues rouges. Sa gorge et ses oreilles le trahirent.

— En fait, reprit le vieil ermite d’un air lugubre, moi aussi je peux qu’imaginer ce qui se passe dans cette cave. J’ai pas eu l’autorisation d’y mettre les pieds depuis près de soixante ans maintenant. C’est le refuge d’Alwine. Elle hait ce qu’elle est et elle ne souhaite pas que je la voie se nourrir. Sauf pour le fromage bien sûr, ajouta-t-il en esquissant un demi-sourire. Elle en raffole tellement qu’elle ne pourrait pas s’empêcher d’en manger en ma présence de toute façon.
— Attendez… Vous voulez dire qu’Alwine a soixante ans ! s’écria Gildwin.

Il songea au succès qu’aurait cette fillette auprès des laboratoires de cosmétiques anti-âge, mais se ressaisit rapidement quand le vieillard répondit :

— Pas exactement. Elle avait onze ans quand elle s’est changée en vampire. C’était il y a…
— Cinquante-neuf ans, intervint Alwine.

Elle avait le visage bouffi et coloré comme si elle venait d’escalader une montagne en quatrième vitesse. Elle ne paraissait pourtant pas essoufflée.

Maintenant qu’il y pensait, Egmont avait déjà remarqué à quel point le langage d’Alwine était soigné ; absolument rien à voir avec celui des jeunes de son collège. Elle portait des robes assez anciennes, dans un style qu’il ne connaissait que par les gothiques lolitas. Il ignorait si cette mode était en vigueur dans les années cinquante, mais il ne s’en souciait pas vraiment. Il venait de réaliser que si Alwine ne s’était pas changée en vampire, elle serait probablement aussi âgée qu’Halvard. L’adolescent commençait à être de plus en plus curieux. Il se décida enfin à les interroger sur leur rencontre.

— Mes parents venaient d’acquérir une ferme au Nord-ouest de la forêt, répondit Alwine en les rejoignant à table. Je me baladais seule dans les bois et j’ai croisé un homme, que j’ai pris pour un promeneur. J’ai accepté de parcourir une partie du chemin avec lui. Je n’avais pas conscience qu’il me conduisait à l’opposé du village qu’il m’avait dit vouloir me faire visiter. J’étais déjà sous l’emprise de son pouvoir de suggestion.

Gildwin et Egmont échangèrent un regard éloquent. Cette histoire leur évoquait à tous les deux une chose, bien qu’elle était différente pour chacun d’eux. Egmont pensait indéniablement à sa sœur, qui avait suivi un inconnu dans la forêt en oubliant toute notion de bon sens et en abandonnant son frère. Le docteur quant à lui imaginait que cet homme disposait de la faculté d’amener un esprit dans un état d’hypnose. Il n’avait pas totalement tort, mais il n’avait pas compris qu’il ne s’agissait pas d’un être humain.

— Il m’a mordue, poursuivit Alwine.

Ses yeux semblaient perdus dans le vague, figés sur cet événement du passé encore vif dans sa mémoire. Egmont remarqua que ses iris étaient plus rougeoyants que dans la forêt. Il réalisa alors que leur couleur changeait quand elle était gorgée de sang.

— Ce vampire avait l’intention de boire mon sang avant de me tuer…
— Je… je ne comprends pas comment tout cela est possible, l’interrompit Gildwin en grattant les rainures du bois de la table d’un air piteux.
— Les vampires possèdent un venin très puissant qui se mélange au sang de leurs victimes lorsqu’ils les mordent, expliqua Alwine de manière pragmatique, comme si elle se contentait de répondre à une question en classe. Si la victime meurt de sa morsure, elle se changera en vampire. Au contraire, si elle est tuée avant que la morsure ne l’ait vidée de son sang, elle sera seulement morte.

Le docteur appuya ses coudes sur la table et enfouit sa tête dans ses mains en écrasant les branches de ses lunettes contre ses tempes. Egmont, tout aussi chamboulé, murmura :

— Alors il a bu tout ton sang ?
— Non, répondit-elle. Halvard et son père sont arrivés juste après que j’aie été mordue. Ils ont combattu le vampire et l’ont détruit. Le temps qu’ils étaient occupés à se battre, je me suis vidée de mon sang et je suis morte.
— Le changement est rapide, ajouta Halvard d’un air déconfit. On s’attendait à récupérer une fille blessée, mais on a trouvé une sangsue assoiffée à la place.

Le docteur Ditfrid hocha la tête, compatissant, comme il le faisait toujours quand ses patients lui racontaient quelque chose de particulièrement éprouvant. Il ressentait la détresse d’Halvard et d’Alwine, mais aussi leur soulagement à l’idée de pouvoir parler à quelqu’un. Egmont avait fermé les yeux et il luttait contre la colère qui montait silencieusement en lui tandis qu’Alwine poursuivit :

— Les nouveaux vampires ont besoin de sang dès leur changement. C’est leur seule préoccupation.
— Ce besoin se contrôle pas, précisa Halvard. Mon père a voulu achever Alwine sur le champ pour pas qu’elle nous attaque, mais je l’ai supplié de pas le faire.

Une lueur de désespoir brillait désormais dans ses yeux sombres. Le docteur reconnut tout de suite le symptôme. Le vieil ermite était empli de regrets. Seulement, Gildwin ne voyait pas ce qu’il y avait à regretter puisqu’il avait finalement épargné Alwine et l’avait aidée à ne pas devenir une vampire-buveuse de sang.

— Je pensais qu’elle pouvait encore être raisonnée, poursuivit Halvard. J’avais pitié d’elle. J’avais onze ans, je commençais tout juste mon apprentissage et mon père voulait me faire comprendre les choses. Il affirmait qu’une fois que les victimes étaient changées, y avait plus aucun espoir, mais je le croyais pas. Un jour, je l’avais entendu dire à ma mère que si on aime vraiment les gens mordus, leur âme peut être sauvée. J’avais envie d’essayer avec Alwine. Je la connaissais pas, mais je pouvais pas me résoudre à abattre une fille de mon âge qui avait pas choisi de devenir un monstre.

Alwine l’interrompit pour dire qu’elle avait finalement attaqué Halvard et son père. Elle devenait impatiente et raconter son histoire la bouleversait. Elle expliqua à ses deux auditeurs qu’elle avait mordu Halvard jusqu’à le vider de son sang.

Gildwin s’écarta vivement du vieil ermite assis à côté de lui.

— Alors vous êtes également un vampire, monsieur Wido ! s’écria-t-il en tombant presque de sa chaise.

Halvard secoua la tête d’un air dégoûté comme s’il avait affaire à une tache particulièrement tenace. Encore que vu l’épaisseur de la couche de poussière sur le sol, il ne devait pas être très familier du ménage.

— Bien sûr que non ! Gildwin, t’as la berlue ou quoi ? Une fois que les gens mordus se changent en vampires, ils vieillissent plus, rappela-t-il en désignant Alwine. Je suis un vieux croulant alors que j’avais onze ans quand elle m’a mordu !

Le docteur rougit pour la énième fois, mais il était devenu trop curieux pour s’en soucier. Ses bouclettes s’agitaient dans tous les sens et Egmont avait rouvert les yeux. Ils échangèrent un regard qui en disait long sur leur perplexité et Halvard soupira comme un bœuf.

— Avant de continuer cette adorable histoire, lâcha-t-il, j’ai une question à vous poser.

Il plongea ses yeux noirs dans ceux de Gildwin comme s’il essayait de se montrer intimidant et il lui demanda ce qu’ils comptaient faire de ce qu’ils venaient d’apprendre sur lui et Alwine. Pendant que le docteur s’interrogeait sur un éventuel piège dans cette question, Egmont répondit naïvement :

— Que voulez-vous dire ?

Halvard ricana jusqu’à ce qu’Alwine lui lance un regard étincelant de menaces.

— Eh bien, reprit-il plus poliment, est-ce que vous comptez courir voir la police pour parler de nous et… – il secoua les bras au-dessus de la table – de tous les vampires qu’on a détruits ?
— Ne soyez pas ridicule, monsieur Wido, répliqua Gildwin d’un air nerveux. Vous l’avez dit vous-mêmes, les gens ne croient pas à ces histoires. Ils nous prendraient pour des fous et nous ne tenons pas à finir enfermés.
— Mais vous deux, vous nous croyez finalement, fit remarquer le vieil ermite, une lueur traversant son regard intense.
— Effectivement, admit le docteur.
— Pourquoi ?
— Parce que nous leur avons prouvé que nous disions vrai, répondit Alwine à la place des deux autres.
— Bon, concéda Halvard. Mais après ? Qu’est-ce que ça vous apporte de tout savoir sur nous ? Qu’est-ce que vous allez faire ; retourner à votre petite vie et faire comme si vous ignoriez que des créatures dépourvues d’âme errent pour enlever les enfants ?
— Je veux sauver ma sœur…

6 : Le partage des âmes

Tous les regards se tournèrent vers Egmont. Celui du docteur était compatissant, quoique quelque peu interrogatif – il n’avait pas réalisé qu’Egmont pensait qu’il était encore possible de venir en aide à Sunniva. Alwine le dévisageait d’un air étonné plein de révérence. Quant à Halvard, il semblait de nouveau accablé par la bêtise qu’il était forcé de côtoyer.

— Je t’ai déjà dit qu’elle était perdue, lâcha-t-il sur un ton bourru que les autres commençaient à bien lui connaître.
— Je ne suis pas d’accord, objecta Alwine. Halvard, elle est peut-être toujours en vie.

Le cœur d’Egmont se remplit d’une bonne dose d’espoir, le réchauffant encore plus que le chocolat qu’il avait bu. Ce sentiment s’essouffla néanmoins quand l’ermite répliqua :

— Ou elle a peut-être été changée !
— De quoi parlez-vous ? s’étonna Gildwin. Pensez-vous que Sunniva est toujours en vie ?
— Non, trancha Halvard.
— Oui, répondit Alwine en même temps.

Le vieillard frappa des poings sur la table pendant qu’Egmont implorait silencieusement la fillette de lui donner des explications.

— Mettez-vous d’accord, murmura le docteur en ôtant ses lunettes.

Il ferma les yeux et les essuya mécaniquement – ce devait être la dixième fois en à peine quelques heures. Il ne supportait pas de voir toute cette détresse ondoyer de nouveau autour d’Egmont alors qu’il avait passé de nombreuses semaines à la dissoudre du mieux qu’il avait pu. Inconsciemment, il devait penser qu’elle disparaîtrait une fois qu’il regarderait l’adolescent à travers des verres propres.

— Alwine, pourquoi leur donner de faux espoirs ? cria Halvard. Tu sais aussi bien que moi que cette fille a dû être changée depuis belle lurette maintenant.
— Nous ne pouvons pas en être certains, Halvard. Rappelle-toi ce que nous avons appris du code…
— On sait bien qu’il est pas toujours appliqué, l’interrompit-il. Sinon tu ne serais pas devenue toi-même une vampire !
— Euh, attendez, bafouilla Egmont alors qu’Alwine baissait les yeux d’un air navré. Vous êtes en train de dire qu’il y a un code des vampires ?
— Bon, ça suffit ! s’écria l’ermite en se levant.

Sa chaise se renversa sur le sol et il rejoignit la porte à grands pas, ses bottes claquant lourdement sur le plancher.

— Vous n’avez pas besoin de savoir tout ça. Je vous ramène au village ! J’espère qu’une fois là-bas vous aurez l’intelligence de disparaître et de ne plus venir mettre votre nez dans mes affaires.
— Mais, et ma sœur ! hurla Egmont en se levant à son tour.
— Ta sœur est perdue, gamin. Même si elle a pas encore été changée, elle a été conditionnée pour devenir une bête meurtrière. Si tu restes dans le coin, c’est peut-être bien elle qui te traînera jusqu’aux pieds du comte.

Les paroles du vieillard tétanisèrent Egmont et il sentit ses mains trembler sans pouvoir les retenir. Imaginer que Sunniva s’était changée en monstre et le sacrifierait volontiers comme repas le rendait malade. Il ne parvenait même plus à articuler la mâchoire.

— Pourquoi êtes-vous aussi cruel, monsieur Wido ? demanda le docteur Ditfrid sans détacher les yeux de la tasse à demi pleine de chocolat posée devant lui.
— Ce n’est pas de la cruauté, Gildwin, c’est la vérité et je suis navré qu’elle soit dure à entendre. Il vous arrivera rien de bon si vous restez ici. Vous devez partir.

Le docteur opina silencieusement en dévisageant Egmont qui ne parvenait toujours pas à bouger. Alwine enserra ses doigts autour des siens et murmura :

— Je suis désolée, Egmont.

Le contact de sa peau glaciale fit sursauter l’adolescent qui la regarda comme s’il la voyait pour la première fois. Il savait déjà que les cadavres devenaient froids parce que leur sang ne circulait plus et il se demandait par quelle espèce de magie le corps d’Alwine pouvait être si bien conservé alors qu’elle avait cessé de vivre depuis des décennies. Il finit par se dégager de son emprise et leva ses grands yeux ardoise remplis de détermination vers Halvard.

— Il y a une solution, lâcha-t-il, et vous la connaissez. C’est comme ça que vous êtes redevenu humain.

Le vieillard le dévisagea un instant, jaugeant sa force intérieure, puis il laissa tomber son regard sur Alwine qui, étrangement, souriait en contemplant le visage rond de l’adolescent. Lorsqu’il posa finalement les yeux sur Gildwin, occupé à le scruter d’un air inquiet, Halvard poussa un juron et revint vers la table.

— Je suppose qu’il est temps de poursuivre notre histoire.

Egmont se rassit lourdement sur sa chaise.

— Mais je dois te prévenir, gamin, si après avoir découvert cette solution miraculeuse tu décides de tenter le coup pour ramener ta sœur, tu vas devoir te battre. Pour l’instant, t’as pas plus de force qu’un pou. Et autant te dire qu’il est inutile de compter sur lui – il désigna le docteur d’un geste dédaigneux –, à part si vous voulez vous suicider tous les deux.
— Halvard… le réprimanda Alwine, son sourire s’étirant jusque ses oreilles translucides.
— Bien, bien, céda-t-il en levant les yeux au ciel. Alors oui, Alwine m’a mordu et je me suis changé. Les vampires n’ont absolument aucune notion de famille ou de clan ou je sais pas quoi. Ils vivent en nid seulement quand un chef leur apprend comment faire. Alwine a pas bénéficié de cet enseignement, évidemment. Après s’être repue de mon sang, elle s’est enfuie, elle avait pas l’intention de m’éduquer. J’en savais probablement plus qu’elle de toute façon. Bref, faut savoir que le vampire, comme la plupart des animaux, a un instinct de survie très prononcé. C’est une créature très intelligente, calculatrice et elle ne fait pas dans la finesse…
Comme vous vous en doutez, une fois changé, j’avais besoin de sang et j’ai attaqué mon père. Mortifié par ce que j’étais devenu, il n’a pas cherché à me tuer. Je contrôlais plus rien, bien évidemment, mais il m’a pas abandonné. Il m’a maîtrisé et enchaîné avant de me ramener à la maison. Ma mère a pleuré. Je me rappelle de tout, mais sur le coup, j’avais conscience de rien. Il n’y avait que la soif qui m’animait.
— Et votre père a fait ce que vous vouliez essayer avec Alwine, intervint Egmont, pressé d’apprendre la conclusion. Il savait qu’il existait une solution. Vous avez dit tout à l’heure que vous l’aviez entendu en parler. Il faut aimer la personne mordue pour pouvoir la ramener. Il vous aimait alors…
— Ouais, cracha le vieillard. Même après que j’aie tué ma mère, il m’aimait encore assez pour partager son âme avec moi.

Il était toujours debout près de la table, mais malgré sa hauteur et son corps massif, le docteur Ditfrid eut l’impression de voir un petit garçon en colère. Il en rencontrait beaucoup en consultation. Ils étaient tous différents, animés par des sentiments qui leur appartenaient, mais une chose les caractérisait tous : une culpabilité injustifiée qui se cachait derrière la haine.

Halvard leur avait dit, un moment plus tôt, que ses deux parents avaient été assassinés par des vampires. Il n’avait pas précisé que c’était lui qui avait tué sa propre mère. Cet aveu sembla le rendre encore plus mauvais qu’il n’en avait l’air, même s’il était profondément affecté par ce qu’il avait fait. Les deux visiteurs restèrent muets de stupéfaction.

— Ma mère voulait sauver mon âme elle-même, poursuivit-il, désormais enclin à se débarrasser de toute cette confession maintenant qu’il était lancé. Elle a dit à mon père qu’elle partagerait la sienne, mais elle ne savait pas comment s’y prendre, bien sûr. Mes ancêtres, qui avaient combattu les vampires avant nous, nous ont laissé des notes, mais elles sont vagues. Ils semblaient dire qu’il fallait vraiment aimer la personne changée pour la faire revenir parmi les vivants. Mais il n’y avait pas la moindre notice évidemment. Mes parents pensaient qu’il fallait montrer cet amour pour que ça marche, mais l’amour ne fait pas de miracles.
Ma mère a quand même essayé. Elle ne cessait de me répéter que je pouvais encore être bon, qu’elle et mon père m’avaient élevé pour que je sois quelqu’un de bien. Elle me disait que je devais croire en moi et en l’amour qu’ils me portaient tous les deux. Moi, j’écoutais pas. J’avais qu’une envie, lui sauter au cou. Elle avait pitié de moi et elle a fini par me détacher, pensant que ses bonnes paroles m’avaient apaisé. Je l’ai tuée. J’ai bu son sang et, comme elle se débattait, je lui ai brisé la nuque. Comme un lâche, je me suis enfui et j’ai retrouvé Alwine dans les bois. Elle partait vers le village et on a décidé d’y aller ensemble. En vérité, on préférait savoir où l’autre se trouvait pour être certain de ne pas se faire poignarder dans le dos. Mon père nous a rattrapés à temps.

Il se mit à faire les cent pas autour de la table. Il paraissait tellement agité qu’il aurait sûrement renversé de nouveau sa chaise s’il s’y était rassis.

— Le père d’Halvard était très fort, reprit Alwine. Il était extrêmement bien entraîné et équipé. Il nous a attachés à un arbre, de part et d’autre d’un tronc, et pendant que j’essayais de me libérer, il parlait avec Halvard.
— Il me disait des choses à l’oreille… précisa l’ermite en s’arrêtant près de la fillette.

Il posa ses mains sur ses épaules, enfonçant ses doigts rugueux au-dessus de ses clavicules.

— Quelles choses ?

Les voix de Gildwin et d’Egmont ne s’élevèrent pas plus que des murmures, bien qu’ils aient posé la question en même temps. Halvard sembla surpris de les entendre, comme s’il avait oublié que c’était à eux qu’il racontait son histoire.

— Des paroles incompréhensibles, avoua-t-il. Le même genre de couplet que ma mère m’avait offert avant que je ne la tue. Mais bref, il a partagé son âme avec moi et je… je suis revenu à la vie.

Il reprit son déplacement nerveux à travers la pièce.

— Co… comment est-ce possible ? s’étonna Egmont.
— J’en sais rien. C’est pour ça que je voulais pas t’en parler, gamin. J’ignore comment ça marche et si c’est possible pour tout le monde. Mon père m’a dit que mon âme avait été engloutie par les ténèbres dès l’instant où je m’étais laissé hypnotiser par Alwine. Elle n’avait pas conscience de me contrôler bien sûr, ajouta-t-il précipitamment sur un ton d’excuse en jetant un regard fuyant à la fillette. Mais le fait est qu’elle m’a poussé à croire que je pouvais lui venir en aide comme son créateur l’avait poussée à le suivre dans les bois. C’était pour que je m’approche suffisamment d’elle et qu’elle puisse me mordre sans risquer de prendre une flèche en plein cœur. Bref, dès lors qu’on est assujetti, notre âme s’obscurcit. Quand on meurt et qu’on se change en vampire, elle est définitivement perdue. Mais mon père disait qu’il est possible pour un humain de donner la moitié de la sienne à un vampire afin de lui rendre la vie. La lumière de cette demi-âme nourrit le cœur et le fait battre de nouveau, ou un truc comme ça.
— C’est absolument… commença Gildwin.
— Impossible ? suggéra Halvard. Pourtant je suis là et je suis humain.
— Pourquoi ne pas avoir rendu son humanité à Alwine ? demanda Egmont, complètement ébranlé.
— Comme je vous l’ai dit, je sais pas comment ça marche, cracha l’ermite entre ses dents serrées. Mais mon père m’a expliqué qu’une demi-âme peut pas être partagée à nouveau. Ni lui ni moi ne pouvions la ramener.

Alwine écarquilla les yeux de surprise juste avant qu’ils se remplissent d’énormes larmes qui s’écoulèrent rapidement sur son visage bouffi.

— Mais si tu l’avais pu, tu ne l’aurais sans doute pas fait, sanglota-t-elle, ni ton père.
— Bien sûr que si, s’offusqua le vieillard en se figeant devant elle, de l’autre côté de la table.

Il était parfaitement étonné par sa réaction. Elle secoua la tête en signe de dénégation et lança :

— Tu n’aurais pas tué ta mère si je ne t’avais pas mordu. Et… et ton père serait encore en vie.
— Non, il serait mort de toute façon. Il se faisait vieux…
— Attendez, qu’est-il arrivé à votre père ? s’enquit Gildwin qui commençait à avoir la nausée.

Le fait que la petite vampire ne semblait même pas être au courant qu’il était impossible pour Halvard de la rendre de nouveau humaine ne le perturba pas plus que tout cet étalage de sentimentalisme. Il avait l’impression d’avoir passé trois jours d’affilée dans son cabinet sans prendre le temps de boire ou de manger, en ne faisant qu’écouter des patients perdus qui le tiraient avec eux dans un gouffre.

— Je l’ai tué, répliqua Alwine d’une voix brisée.
— Tu ne l’as pas fait exprès, objecta Halvard en serrant les poings. Écoutez tous les deux, reprit-il en fixant ses yeux noirs sur Egmont et le docteur, mon père et moi on a gardé Alwine avec nous. Il l’avait enfermée dans la cave le temps qu’il s’occupait de moi. Après ce qui m’était arrivé, on ne voulait pas la tuer. On espérait qu’elle avait encore une chance de rédemption. On lui a appris à boire le sang des animaux de la forêt. Elle avait déjà commencé à tuer des rats dans la cave alors on s’est dit que c’était une bonne idée. Au début, elle était malade et faible, mais elle a fini par s’y faire. Elle se montrait parfaitement civilisée quand elle n’avait pas soif et on a pu la détacher après plusieurs années.
— Des années ?! s’écria Gildwin, complètement dégoûté cette fois.

7 : La foi et le fromage

Alwine expliqua à Gildwin et Egmont que le père d’Halvard n’avait pas eu le choix. Il devait la maintenir enfermée dans la cave parce qu’elle était dangereuse pour lui et son fils.

— Pendant qu’elle se battait contre elle-même, mon père et moi on a continué à traquer les vampires, reprit l’ermite, et on a réussi à empêcher quelques enlèvements d’enfants. Ces enfoirés sont trop nombreux à ne pas respecter le code… Bref, quand Alwine a appris à se maîtriser, on lui a demandé de combattre avec nous. On avait besoin de sa force.
— J’ai tout de suite accepté, expliqua la fillette. J’avais honte de ce que j’étais et du mal que je leur avais causé, je voulais me racheter.
— Je croyais que les vampires n’avaient pas d’âme, hésita Gildwin. Comment pouvais-tu ressentir tout cela ?
— Tous les vampires qu’on a croisés ressentent des émotions humaines, intervint Halvard en haussant les épaules. On sait pas pourquoi, mais mon père supposait qu’il s’agissait d’un de leurs pouvoirs. Ils peuvent plus facilement amadouer leurs proies avec ça.
— Je n’ai jamais cherché à amadouer Halvard et son père, lança Alwine devant les mines scandalisées de leurs interlocuteurs. Je suppose que l’éducation joue un rôle primordial dans l’utilisation des « pouvoirs », comme les nommait monsieur Wido. Les vampires de Chastel sont éduqués par le comte dans le but de suivre son code. Halvard et son père m’ont éduquée pour sauver les gens. Nos desseins sont différents.

Aucun des trois hommes ne trouva quoi que ce soit à répondre à cela, bien que l’esprit d’Egmont fourmillait d’interrogations sur le comte, le code et les pouvoirs des vampires. Ne lui laissant pas le temps de rassembler ses idées pour les poser, la fillette poursuivit :

— Ma force était au-delà de tout contrôle. J’ai tué le père d’Halvard pendant un combat contre un autre vampire. Je me suis laissée emporter et je lui ai tranché la carotide en pensant que j’avais la gorge de mon ennemi sous les crocs.
— C’était un accident, répéta l’ermite en soupirant.
— Mais je t’ai arraché le dernier membre de ta famille, objecta Alwine, désormais furieuse.

Elle s’était levée et le fusillait du regard, les poings sur les hanches.

— Tu devrais m’en vouloir au lieu de continuer à m’excuser, poursuivit-elle. Ce serait normal de ne pas souhaiter partager ton âme avec moi.
— JE PEUX PAS PARTAGER MON ÂME AVEC TOI, hurla le vieillard en frappant de nouveau sur la table, renversant la tasse de Gildwin.

Du chocolat s’écoulait sur le bois dans l’indifférence générale tandis que l’ermite continuait de crier :

— JE T’AIME ! TU CROIS PAS QUE SI J’EN AVAIS LE POUVOIR JE T’AURAIS DÉJÀ DONNÉ MON ÂME ?!

Toute cette histoire devenait insoutenable. Gildwin tourna la tête de tous côtés, secouant ses bouclettes sur son front, à la recherche d’une intervention quelconque. Il ne songea même pas à éponger le chocolat. Egmont était quant à lui occupé à dévisager Halvard et Alwine sans aucune retenue. Ses yeux, si expressifs, montraient tout son étonnement devant la révélation du vieil ermite. Jusque-là, l’adolescent était à des années-lumière d’imaginer que de tels sentiments existaient entre ces deux-là. Ils ressemblaient juste à un grand-père et sa petite fille. Bien sûr, il pouvait aussi y avoir de l’amour dans ce genre de relation, mais le visage rouge d’Halvard Wido ne pouvait pas tromper Egmont, devenu expert en la matière. Le vieillard venait bel et bien de faire une déclaration d’un véritable amour à Alwine et d’après l’expression de stupéfaction de la vampire, elle ne s’attendait pas à cela non plus. Elle avait toujours pensé qu’Halvard l’avait gardée avec lui pour poursuivre le souhait de son père. Elle imaginait qu’après avoir causé la mort de ses deux parents alors qu’il n’était encore qu’un enfant, il la haïssait. En vérité, il l’aimait en secret, vieillissant et veillant sur elle en s’apitoyant sur le fait que bientôt, il mourrait en la laissant seule derrière lui.

— Alors, euh, hésita finalement Gildwin, cette histoire d’âme… Cela paraît un peu divin, non ?
— Bien sûr, rétorqua Halvard, sans quitter la fillette des yeux.

Le docteur rit nerveusement avant d’ajouter :

— Vos ancêtres ont peut-être appris cela d’un prêtre. Si nous parvenions à en trouver un qui s’y connaît, nous pourrions découvrir comment fonctionne le… hum, le partage de l’âme. N’est-ce pas ?
— Sans doute…

Le vieillard se détourna enfin d’Alwine, restée silencieuse, et il regagna le seuil de la porte. Il contempla les bois en leur tournant le dos et ajouta :

— Les vampires craignent la foi. C’est la plus grande arme que nous ayons contre eux.

Alors que le docteur Ditfrid s’efforçait de se convaincre qu’il n’était pas en train de rêver – lui qui n’avait jamais cru en une quelconque déité –, Egmont, qui n’avait pas non plus une once de foi en lui, se leva et rejoignit l’homme :

— Assez d’explications pour le moment, lui dit-il. Apprenez-moi à me battre, à coups de Bible s’il le faut ! Je vais aller chercher Sunni.

Halvard Wido ne s’attendait pas à ce qu’Egmont décide de rester pour combattre. En fait, il ne s’attendait plus qu’à une chose depuis l’âge de dix ans : mourir d’une minute à l’autre. Lorsque son père lui avait expliqué la nature de son emploi et le rôle que lui-même devrait jouer dans cette entreprise, il avait été très enthousiaste et volontaire – pendant un temps –, un peu comme Egmont. Mais Egmont avait cet air dramatique qui déformait son visage, ce qui ne l’arrangeait pas du tout avec ses yeux globuleux et son nez en trompette, pensa Halvard avec une pointe de jalousie qui ne devait pas être étrangère aux nombreux sourires qu’Alwine attribuait à l’adolescent.

Halvard imaginait bien ce qu’Egmont devait ressentir et il ne pouvait pas s’empêcher de vouloir l’aider, même s’il détestait l’idée de l’avoir dans les pattes. Mais il devait bien le reconnaître, si quelqu’un lui avait appris qu’il était encore possible de sauver Alwine, il aurait sauté sur l’occasion. Protéger la fillette et la rendre plus forte était devenu son unique objectif. Exterminer les vampires servait en fait cette cause.

Il dévisagea une nouvelle fois l’adolescent qui ne le quittait pas des yeux.

— Qu’est-ce que tu crois ? Je peux pas te transformer en guerrier en une journée. Et puis, on a jamais trop donné dans la religion.
— Mais vous pouvez m’aider à devenir plus fort, n’est-ce pas ? éluda Egmont.
— Impossible. T’es qu’un gamin.

Halvard jaugea l’expression d’Egmont en fronçant les sourcils. Il était persuadé qu’il avait déjà réussi à le décourager.

— Alors apprenez-moi à manier les armes. Vous devez bien utiliser des crucifix ou de l’eau bénite… Je pourrais couvrir vos arrières.
— Tu manques pas de toupet !

Halvard éclata d’un rire caverneux et Alwine le fit taire. Une grimace sur les lèvres, elle admit qu’Egmont n’avait pas tort. Elle-même avait dû compenser le manque de force résultant de son régime alimentaire par le maniement des armes, même si elle s’était employée à utiliser un arsenal bien différent de ce que l’adolescent imaginait.

— Je ne serai pas un poids, promit Egmont. Je ferai tout ce qu’il faut pour vous faciliter la tâche.
— Alors t’es pas au bout de tes peines…
— Egmont, n’as-tu pas mesuré la puissance de cet ho… de ce vampire, dans la forêt ? interrogea Gildwin d’un air plus qu’inquiet.

En fait, il n’avait jamais été aussi proche de la crise de nerfs alors qu’il croyait la frôler depuis des heures, mais il essayait de contenir ses émotions. Il ne pouvait pas craquer quand Egmont, qui avait vingt ans de moins que lui, montrait autant de courage. À moins que ce ne fût de l’insouciance, comme celle de Gildwin qui pataugeait dans les rivières quand il était petit alors qu’il avait désormais peur de se faire pincer les orteils par des écrevisses s’il y mettait les pieds.

— Je sais que ce sont des monstres, répondit l’adolescent, c’est pour cette raison que je ne peux pas laisser Sunni avec eux. Est-ce que vous comprenez, docteur ?
— Egmont… Bien sûr que je comprends. Je vais tout faire pour te venir en aide.

Halvard toussa dans son coin pour étouffer son expression de stupéfaction.

— Oui, monsieur Wido, insista Gildwin qui n’était pas dupe. Je ne laisserai pas Egmont tout seul ici. J’ai fait une promesse à ses parents et je suis responsable de lui. Il est mon…

Il hésita à dire le mot « ami » et reprit finalement :

— Je dois l’aider à comprendre ce qui est arrivé à Sunniva et je le ferai.
— Ben voyons…

Le docteur croisa les bras et lança un regard furibond au vieillard.

— Bien, bien ! s’écria celui-ci en agitant les mains devant lui comme pour se défendre. Je suppose que vous pourrez couvrir les arrières du gamin, Gildwin.

Ce dernier hocha la tête d’un air déterminé avant d’ajouter :

— Mais avant de commencer, si vous voulez bien, il faut que nous retournions au village.

Halvard leva les yeux au ciel tandis qu’Egmont hurlait qu’ils n’avaient pas de temps à perdre.

— Je suis désolé, insista le docteur, mais si nous devons affronter des vampires, nous devons prévenir tes parents…
— Vous plaisantez j’espère !
— Nous devons les prévenir que nous resterons plus longtemps à Chastel, poursuivit Gildwin en haussant la voix pour couvrir les protestations de l’adolescent.
— Je crois que monsieur Ditfrid a raison, renchérit Alwine. Il ne faudrait pas que ton père et ta mère s’inquiètent, Egmont.

Celui-ci fit la grimace et Halvard s’écria :

— Bon, de toute façon je dois aller faire quelques courses. La réserve de fromage est vide.

Si le sang avait pu monter aux joues d’Alwine, elle n’aurait quand-même pas rougi. Elle n’avait nullement honte de son petit pêché.

— Je ne peux pas vous accompagner, dit-elle, il y a trop de soleil.

Halvard opina et expliqua qu’il devait prendre quelques affaires avant de partir. Il quitta la pièce avec Alwine et Egmont et Gildwin restèrent près de la table à se dévisager. Ils dirent finalement en même temps :

— Alors c’est vrai cette histoire de soleil ?


Halvard, Gildwin et Egmont se dirigeaient à grands pas vers le village. Le soleil éclairait gaiement leur chemin, donnant un côté plus vivant à la forêt. Alwine était restée à la cabane.

— Quand même, je m’attendais à quelque chose de différent, commenta le docteur en observant furtivement le vieillard. Je ne sais pas, un cabas ou un sac à dos, mais pas cela.

Il désigna le long fourreau qui pendait nonchalamment contre la cuisse d’Halvard.

— Un cabas ? railla ce dernier. Pour quoi faire ?
— Qu’est-ce que cette épée a de spécial ? interrogea poliment Egmont.

Il était perplexe. Il avait cru comprendre qu’il lui faudrait apprendre tout un tas de choses sur Dieu et la foi et il ne voyait pas en quoi l’arme de l’ermite s’y rapportait. Mais maintenant qu’il y pensait, il n’avait pas vu la moindre trace de crucifix dans la forêt quand Halvard et Alwine s’étaient débarrassés du vampire qui s’en était pris à lui. Il réalisa tout à coup que de nombreuses choses lui échappaient encore.

— Elle peut trancher des têtes, répliqua Halvard en rabattant le pan flottant de son manteau au-dessus de l’épée.

Il portait le même long manteau noir que la première fois que Gildwin et Egmont l’avaient vu. Le docteur songea tout à coup que l’ermite devait y avoir dissimulé d’autres armes, ce qui l’inquiéta un peu. Au moins, il n’avait pas mis sa cagoule. Lorsqu’ils l’avaient interrogé à ce sujet alors qu’ils quittaient tout juste la cabane, il leur avait vaguement expliqué qu’il l’enfilait uniquement quand il partait en chasse, pour ne pas risquer qu’un habitant du village le reconnaisse. Egmont avait beaucoup ri, assimilant la double identité de l’ermite à celle d’un super héros. Cela lui avait valu une grimace de mécontentement supplémentaire.

— Vous n’allez pas passer inaperçu dans cette tenue, râla Gildwin. C’est la plus belle journée que nous ayons eue depuis le début du printemps. Il fait plutôt chaud. Les gens vont vous regarder de travers avec ce manteau.

Il jeta un regard en coin à Egmont qui, lui, portait une écharpe pour dissimuler les bleus autour de son cou.

— Je n’ai que faire du regard des gens, lâcha Halvard. Ils peuvent me dévisager autant qu’ils le veulent, le temps qu’ils me font pas tuer.
— Les vampires ne se baladent pas dans Chastel, si ? demanda Egmont, gêné de ne pas parvenir à amoindrir la crainte dans sa voix.
— Ça leur arrive.

Le trio émergea finalement de la forêt près de la porte principale du village. Elle était toute en bois, hérissée d’énormes clous en étain et ancrée dans des gonds d’un diamètre égalisant sans complexe celui d’une grande tranche de salami. Ils empruntèrent le pont de pierres qui surplombait un mince ruisseau et Halvard attendit de franchir l’entrée pour vérifier que le fourreau de son épée était bien caché et fermer les boutons de son manteau. Gildwin jurerait qu’il vit briller un poignard au niveau de sa ceinture et il se demanda vaguement si l’ermite avait réussi à dissimuler son arbalète quelque part sous le vêtement. Toutes ces armes blanches le déstabilisaient un peu et, même s’il avait du mal à croire qu’il pouvait penser ainsi, il espéra qu’il y avait aussi un flacon d’eau bénite dans les nombreuses poches du vieillard.

— On a enfin du réseau, apprécia Egmont en consultant son smartphone entre deux pas. Il est faible, mais ça devrait suffire pour appeler mes parents.

Il le tendit au docteur Ditfrid et ajouta à l’attention d’Halvard :

— Où est-ce qu’on trouve du fromage ?

Il ne voulait pas traîner. Plus vite ils auraient terminé leurs emplettes, plus tôt il s’entraînerait à combattre les créatures ténébreuses qui lui avaient volé sa sœur.

Halvard lui désigna une ruelle adjacente, pavée elle aussi, et ils s’y engouffrèrent en slalomant entre les crottins des équidés qui déambulaient dans le village. Ils laissèrent le docteur Ditfrid derrière eux, le moindre mouvement risquant de lui faire perdre le réseau.

8 : Le défilé

Halvard et Egmont pénétrèrent dans la ruelle sous les regards curieux de plusieurs femmes encombrées de corbeilles de linges. L’adolescent avait l’impression d’avoir fait un bond dans le passé. Elles portaient de longues robes en coton blanc et en daim brun, ornementées de cordons croisés sur la poitrine, comme ceux de corsets anciens. Elles descendirent en gloussant sur la rive du ruisseau qui devait être le même qui coulait à l’extérieur des remparts. Egmont se sentit rougir quand une jeune demoiselle du groupe lui lança un regard de biche effarouchée.

— Les lavoirs, fit Halvard tandis que la fille plongeait une tunique dans l’eau claire.

Egmont dévisagea l’ermite d’une drôle de manière. Il ne s’attendait pas à ce qu’il joue au guide touristique. Halvard dut se douter de ce qu’il pensait, car il enfonça ses mains dans ses poches d’un air boudeur et se mit à avancer plus vite. L’adolescent le suivit en souriant.

— Oh, ne serait-ce pas le jeune Egmont ? lança madame Ugla en les croisant près de la fromagerie.

Elle portait le même genre de robe que les femmes qui faisaient la lessive à la rivière, à la différence que la sienne était d’un bleu saphir soutenu.

— Je vous attends ici, dit Egmont à Halvard qui regarda sévèrement la nouvelle venue avant d’entrer dans la petite boutique.

Egmont ne put réprimer un autre sourire quand il vit l’ermite sortir un filet à commissions de la poche de son manteau.

— Mon mari et moi nous sommes inquiétés de ne pas vous voir rentrer hier soir, poursuivit la vieille tout en évaluant Halvard d’un regard inquisiteur.

L’adolescent la trouvait un peu trop curieuse et il imagina qu’elle devait songer aux nombreux voisins qu’elle pourrait inviter pour le thé rien que pour dire qu’elle avait vu Halvard Wido en ville. Il ne devait pas arriver très souvent à l’ermite de se montrer. D’autres personnes passèrent près d’eux en saluant madame Ugla avant de pénétrer dans la boutique.

— Euh oui, nous… hésita Egmont, distrait.
— Où est ton père ?
— Mon… euh. Il est sur la place. Il passe un appel.

Il sut tout de suite qu’elle parlait du docteur Ditfrid, car il l’avait entendue commettre cette erreur d’affiliation la veille, quand ils étaient arrivés chez elle. C’était d’ailleurs son manque de délicatesse à ce sujet qui avait poussé l’adolescent à la trouver curieuse, mais l’attitude qu’avait alors affichée Gildwin l’avait dissuadé de la contredire. Il semblait bien trop flatté qu’elle ait pris Egmont pour son fils.

— Pouvons-nous espérer vous avoir à dîner ce soir ? insista-t-elle en lui souriant.
— Oh, non. Je… je ne crois pas que nous allons revenir chez vous en fait. Nous avons l’intention de… de camper. Oui, nous allons camper dans les bois pour… visiter les… les ruines médiévales.

Il hocha la tête comme s’il était finalement satisfait de sa réponse. En fait, il improvisait et à chaque mot qui avait franchi ses lèvres, il avait senti une vague de panique supplémentaire s’insinuer en lui.

— Quel dommage. Vous allez passer prendre vos affaires, bien sûr, pour…
— Oh, bonjour madame Ugla. Comment allez-vous ?

Gildwin serra la main de la vieille dame avec un sourire charmeur que l’adolescent ne lui avait encore jamais vu. Il le soupçonna d’avoir entendu leur conversation et d’essayer d’amadouer la curieuse pour la dissuader de poser trop de questions.

— Monsieur Ditfrid ! Votre fils était justement en train de me dire que vous allez quitter mon auberge pour faire du camping.

Il avait de toute évidence échoué. Le ton suspicieux de madame Ugla provoqua chez lui le même sentiment détestable que chez Egmont.

— Effectivement, bredouilla-t-il en perdant son sourire. J’allais passer vous voir pour prendre nos affaires et régler la note.

Finalement, cette promesse effaça toute la curiosité des yeux de la vieille et, par le même coup, l’angoisse des deux autres.

— C’est parfait, mais il faut que vous veniez avant la fin de la journée, précisa-t-elle. Je ne voudrais pas manquer le défilé ce soir. Vous savez, je vous en ai parlé dès votre arrivée ?

Le docteur Ditfrid lui rendit poliment son sourire plein d’entrain en espérant qu’elle ne se laisserait pas emporter comme la veille, lorsqu’elle avait mentionné ce défilé pour la première fois. Il allait répondre que lui et Egmont ne comptaient pas le rater non plus quand Halvard descendit les marches de la fromagerie en grognant :

— Qu’est-ce que tu dis ?

Il tenait son filet rempli de fromages – principalement du gouda – du bout des doigts, comme s’il s’apprêtait à le jeter par terre. Il paraissait furieux. Egmont et Gildwin le dévisagèrent sans comprendre, surpris.

— Halvard Wido, scanda la vieille madame Ugla comme si un public se pressait autour d’elle. Cela faisait longtemps. Où te terrais-tu ?
— Loin de ta langue de pie, cracha l’ermite. De quoi tu leur parlais ?
— Je rappelais à monsieur Ditfrid que lui et son fils pourraient admirer le comte ce soir. C’est le jour de son défilé.
— Merde ! grommela Halvard tandis qu’Egmont s’écriait :
— Le comte !

Les paroles que la vieille chouette avait prononcées la veille au soir se rembobinèrent dans son esprit et il réalisa que messire de Chadelœuf, l’héritier du château de Chastel, était en fait le même comte dont Halvard leur avait parlé ; celui qui changeait de pauvres humains en vampires.

— C’est une catastrophe, murmura Gildwin dont l’esprit avait suivi un rouage identique à celui d’Egmont.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit madame Ugla.

Elle scruta le visage du docteur avec intérêt et interpréta son air paniqué comme un aveu de son absence préméditée au défilé.

— Vous ne pouvez pas rater cela ! s’offusqua-t-elle. Je pense que vous devriez remettre vos projets de camping à plus tard…
— Certainement, répondit-il vaguement en cherchant le regard d’Halvard qui ne lâchait plus la commère des yeux.

Le manque d’entrain du docteur à participer aux festivités déplut fortement à madame Ugla qui suivit la même direction que ses yeux affolés après avoir examiné brièvement les mouvements spasmodiques de ses bouclettes. Lorsque son regard plumé se posa finalement sur Halvard – qu’elle s’était efforcée d’ignorer depuis qu’il l’avait qualifiée par le nom d’un oiseau différent de celui qu’elle évoquait habituellement chez les autres –, elle grimaça.

— Je me demande bien ce que vous pouvez fabriquer avec lui de toute façon.

Elle mit un tel mépris dans la prononciation du pronom qu’elle fit tressaillir les trois hommes.

— J’espère que tu as fini par te sortir toutes ces idioties de la tête, reprit-elle à l’attention de l’ermite. Inutile d’embarquer d’honnêtes gens dans ton délire.

Elle lui tourna volontairement le dos, ignorant le bruit que provoqua le filet en s’écrasant par terre – la douzaine d’œufs qu’il contenait venait de se transformer en omelettes sur les pavés –, et ajouta, à l’adresse du docteur cette fois :

— Je vous attends donc un peu plus tard.

Gildwin, devenu plus blanc qu’un linge en coton tout neuf, opina d’un signe de tête. Elle s’éloigna alors, sans un regard en arrière.

— Cette femme sait ce que vous faites ? s’égosilla-t-il quand elle eut disparu au bout de la ruelle après avoir salué les filles aux lavoirs.

Egmont ramassa le filet sans quitter Halvard des yeux. Celui-ci essaya de se recomposer une mine revêche avant de tourner la tête vers la vitrine de la fromagerie derrière laquelle un homme barbu vêtu d’un tablier rouge se tenait. Lui et Halvard échangèrent un regard lourd de sens et l’ermite finit par lâcher, à l’attention de ses deux compagnons :

— Y a plus important que cette vieille chouette pour le moment. J’avais complètement oublié que le comte se pavanerait en ville ce soir. Il prévoit d’emmener des enfants pour donner leur sang à boire à ses vampires.

Il leur fit signe de le suivre en abandonnant les restes d’œufs tandis que les visages intrigués des clients qui avaient quitté la boutique derrière lui se tournaient dans leur direction. Le fromager affichait « fermé » sur la porte.

Halvard, Gildwin et Egmont traversèrent la forêt dans l’autre sens et contournèrent les remparts entourant la cabane à bonne distance – pour éviter les pièges – jusqu’à ce qu’Halvard les mène devant une petite porte. Elle était dissimulée derrière un emmêlement indescriptible de branches, de ronces et de plantes carnivores. Tandis que Gildwin essayait de libérer ses bouclettes de cet enchevêtrement végétal, il remarqua qu’un nid de guêpes de la taille d’un ballon de rugby pendait nonchalamment sous la rive du toit. Il se dit que s’ils passaient par cette entrée secrète, le vieil ermite devait désormais leur faire confiance. Mais l’idée qu’il tentait peut-être de se débarrasser d’eux lui effleura tout de même l’esprit.


Halvard et Alwine s’activaient dans une pièce étroite, jetant pêle-mêle dans les bras tendus de Gildwin toute sorte de lames, de pistolets et d’arcs. Egmont les récupérait rapidement pour les déposer sur la table en se demandant à quoi tout cela pourrait bien leur servir.

— Pourquoi sortez-vous toutes ces armes ? s’enquit finalement le docteur en pliant sous le poids de son chargement.

Egmont se figea à mi-chemin de la table, un fusil à baïonnette entre les mains, pour écouter la réponse.

— La récolte a lieu ce soir, dit Halvard, ça signifie que les changements aussi. On a un plan, mais j’avais complètement oublié que c’était pour aujourd’hui. Toutes ces cavalcades dans les bois, à toute heure du jour et de la nuit, et surtout votre irruption ici, m’ont fait perdre le cours du temps. Je sais même pu en quelle année on est !

Egmont écarquilla les yeux tout en fronçant les sourcils, ce qui dessina une étrange grimace d’incompréhension et d’étonnement sur son visage rond. La réponse de l’ermite étant aussi explicite que les messages de bonne aventure des biscuits chinois, Gildwin demanda plus d’explications. Halvard, la tête dans une caisse moisie à la recherche d’une autre arme qui n’avait rien de religieux, se plaignit de devoir tout apprendre à ces deux incultes, aussi Alwine se chargea-t-elle d’éclaircir les choses.

— D’abord, dit-elle, vous devez savoir que le code du comte de Chadelœuf comporte une règle principale : seuls ceux qui ont bénéficié de l’enseignement du comte peuvent être changés en vampire et ce uniquement lorsqu’ils atteignent l’âge adulte. Pratiquement chaque année, le comte et ses serviteurs récoltent deux ou trois enfants dans le but de les transformer quand ils auront grandi.
— Bon sang ! C’est tout sauf discret ! s’exclama Gildwin.
— Effectivement, reconnut Alwine, dit comme cela, on peut se demander comment les villageois font pour ne rien remarquer de suspect. Mais en réalité, durant le défilé, le comte ne fait qu’envoûter ses victimes. Les enfants qu’il choisit ne le suivent pas au château tout de suite, il les fait venir plus tard et il s’arrange pour mettre en scène leur mort. Étant donné que Chastel est situé dans une zone assez dangereuse, il réussit plutôt bien.
— Comment savez-vous donc que ce ne sont pas de véritables accidents ? interrogea le docteur tandis qu’Egmont songeait à Sunniva et à sa sandale retrouvée au bord de la rivière.
— En fait, le comte envoûte bien plus que deux ou trois enfants pendant le défilé parce qu’il sait qu’Halvard et moi parvenons à empêcher la plupart des enlèvements. Les pauvres malheureux qui nous filent entre les doigts sont transformés et nous en avons la confirmation lorsque nous les revoyons, des années plus tard, en vampires. Leur physique ne change pas tant que cela entre l’adolescence et l’âge adulte, nous les reconnaissons aisément même s’ils appartiennent à une autre espèce quand ils ressortent enfin du château. Regardez-moi, je ressemble toujours à une humaine.
— Donc, les deux ou trois enfants que le comte récolte sont ceux que vous n’avez pas réussi à sauver ? hésita Gildwin.

Alwine confirma d’un hochement de tête pendant qu’Halvard quittait la remise avec des boîtes de munitions dans les bras. Il avait une mine sinistre.

— Mais vous réussissez à sauver tous les autres, poursuivit le docteur, admiratif. Vous avez dû épargner des dizaines d’innocents… Comment faites-vous pour briser l’envoûtement du comte ? Comment empêchez-vous les enfants d’aller le retrouver à un autre moment ?
— Une bonne claque derrière les étiquettes et les garnements rentrent chez eux au pas de course ! s’exclama l’ermite en frappant dans ses mains.

Alwine sourit et Gildwin le regarda d’un air surpris. Halvard haussa les épaules.

— Bah quoi ? demanda-t-il innocemment. C’est vrai. C’est comme s’ils étaient somnambules. Si on les réveille, ils retrouvent leurs esprits.

Le docteur secoua la tête en souriant à son tour et dit :

— Et pour ceux qui sont finalement récoltés, que se passe-t-il ?
— Ils apprennent le code et sont élevés au milieu des autres vampires qui les préparent à leur future transformation. Ils fournissent également leur sang à l’ensemble du nid jusqu’à ce qu’ils soient eux-mêmes changés en vampires, quand ils seront adultes, et qu’ils se nourrissent du sang de leurs successeurs.

Gildwin et Egmont ouvrirent de gros yeux.

— Et dire que personne ne soupçonne le comte… s’indigna le docteur en essayant de ne pas penser aux pauvres enfants mutilés.
— Si, intervint Halvard. Des gens s’interrogent et ça fait des années que je tente de les faire adhérer à ma cause. On va pas tarder à les rencontrer pour exécuter mon plan.

9 : Un entraînement difficile

Gildwin avait de nombreuses questions à poser depuis le début du récit d’Alwine. Il avait pensé qu’Egmont se trouverait dans le même état que lui, mais l’adolescent avait l’air de quelqu’un qui ne parvient pas à comprendre ce qu’on lui dit. Les informations qu’il venait d’apprendre devaient être trop choquantes pour lui. Tout au long du discours de la fillette, il avait paru s’illuminer, durant quelques secondes, pour s’éteindre de plus belle ensuite. Le docteur savait qu’ils étaient désormais tous les deux plongés jusqu’au cou dans cette histoire et qu’ils ne pouvaient faire autrement que de connaître tous ses détails. Aussi commença-t-il par interroger les deux chasseurs de vampires sur ce qui lui paraissait le plus étrange en gardant volontairement pour la fin le plan d’action de l’ermite.

— Comment se fait-il que tu aies été attirée par un vampire en dehors du défilé ? demanda-t-il à Alwine tout en continuant d’observer les réactions d’Egmont. Et pourquoi Sunniva a-t-elle été capturée dans les bois, sans envoûtement préalable ?
— Il y en a eu un, intervint l’adolescent, mortifié. Sunni et moi avons assisté au défilé du comte peu de temps avant qu’elle ne disparaisse. Je m’en rappelle maintenant…

Les trois autres lui lancèrent des regards emplis de pitié jusqu’à ce qu’il répète la question du docteur au sujet de l’enlèvement d’Alwine. Il essayait de paraître indifférent, mais il avait grandement pâli et ses yeux semblaient s’être vidés de toute expression.

— Comme je vous l’ai dit, répondit la vampirette, les vampires doivent respecter le code. En m’emmenant, mon créateur l’avait déjà enfreint. Il devait être lassé des restrictions du comte et voulait sûrement du sang neuf.
— Pourquoi le comte a-t-il instauré ce code ? interrogea Gildwin.

Il n’avait en effet jamais entendu parler de vampires qui devaient se contenter de rations imposées par leur maître, bien que les seules informations qu’ils possédaient sur ces créatures provenaient de fictions. Maintenant qu’il y pensait, les livres et les films traitant ce sujet n’étaient peut-être pas si fictifs que cela.

— Nous l’ignorons, lui apprit Alwine. Le comte est mystérieux. Nous ne connaissons pas son histoire.

Gildwin ôta ses lunettes et les essuya distraitement avec un coin de son t-shirt, qu’il avait tiré sous son pull, avant de reprendre, en balayant les armes restées sur la table d’un signe de la main :

— Quel est le plan ?

Halvard leur apprit qu’ils devaient faire entrer les fusils et les épées au village afin de les partager avec les personnes qui allaient les aider à pénétrer dans le château de messire de Chadelœuf. À cause du soleil, Alwine devait une fois de plus rester à la cabane. Elle en profiterait pour se préparer convenablement pour le combat qui aurait lieu cette nuit-là – d’ailleurs, elle avait déjà disparu dans la cave. La remarque sur la vulnérabilité de la fillette rappela à Gildwin que sa ressemblance avec les vampires qu’il avait vus dans les romans était frappante, aussi ne put-il s’empêcher de demander :

— Pourquoi utilisez-vous toutes ces armes ? Où sont la Bible, les crucifix et l’eau bénite ?

Halvard eut un rictus incontrôlable avant de répéter aux deux novices qu’il n’était pas familier des choses religieuses.

— Mais c’est pourtant nécessaire pour détruire les vampires, intervint Egmont qui pensait comme le docteur.

Ils connaissaient les mêmes livres et avaient vu les mêmes films, sans aucun doute. Le préféré d’Egmont, Fright Night, était un long métrage des années 80 dans lequel Charlie Brewster, un jeune homme friand d’émissions d’horreur, devait combattre son nouveau voisin vampirique à l’aide de l’animateur de télé, Peter Vincent. La malle de monsieur Vincent contenait bon nombre d’objets utiles à reconnaître et à détruire les créatures aux longues canines comme le miroir – les vampires n’avaient pas de reflet – ou encore les incontournables crucifix et flacons d’eau bénite qu’Egmont aimerait tant utiliser aussi. L’adolescent songeait de plus en plus à ce film depuis qu’il avait appris que les vampires existaient bel et bien. Il voulait croire que ceux qu’affrontait Charlie étaient semblables à ceux créés par le comte de Chastel, ne serait-ce que pour savoir comment les annihiler – même s’il n’avait jamais été très assidu aux cours de catéchisme –, mais il craignait aussi les similitudes entre les créatures à cause de l’apparence effrayante de monsieur Dandrige, le voisin diabolique du héros du film. Et si Alwine, quand elle était affamée et enragée, lui ressemblait ?

— Je croyais que c’était ce genre d’outils religieux que vous alliez m’apprendre à utiliser, reprit l’adolescent, inquiet.
— Pas du tout, répliqua l’ermite. Je peux t’apprendre à lancer un poignard ou à tirer au fusil, mais certainement pas à prier ! Les vampires craignent la foi, pas ses outils. Tu peux frapper un vampire avec une croix ou l’asperger d’eau bénite si ça te chante, mais il te rira sûrement au nez. En revanche, si tu fais preuve de foi devant lui, là, il va morfler.
— Alors vous avez déjà essayé… balbutia Gildwin.

Halvard grimaça avant de secouer la tête en signe de dénégation, ses sourcils broussailleux frémissant furieusement. Il ne revenait pas de l’insistance du docteur.

— Quand tu te retrouves devant un vampire, lança-t-il, t’as pas trop le temps de t’agenouiller pour implorer Dieu, si tu vois ce que je veux dire. Le résultat, ça serait de te faire égorger plus vite.

Il haussa les épaules et ajouta :

— Les fusils sont plus efficaces. Et pour être sûr de se débarrasser d’un vampire, rien de tel qu’un poignard en plein cœur !
— En argent ? s’enquit Egmont, excité.

Il avait lu quelque part que ce métal était le seul à pouvoir tuer un vampire. À moins que ce ne soit les loups-garous… Il n’en était plus certain.

— Quoi ? grogna l’ermite. Non, pas en argent. En général, mes poignards sont en acier… Mais, reprit-il d’un air déconcerté, pourquoi veux-tu qu’ils soient en argent ?
— Eh bien, dans les légendes, les vampires craignent…
— Bon, l’interrompit alors le vieillard en levant les yeux au ciel. On a encore un peu de temps avant de partir au village. Le défilé ne commence qu’au coucher du soleil. Vous voulez apprendre à tirer, oui ou non ?

Egmont et Gildwin se dévisagèrent d’un air pas si résigné que cela avant d’accepter la proposition de l’ermite.


— Comment se fait-il que madame Ugla vous connaisse ? hasarda Gildwin tandis qu’il marchait avec l’ermite et l’adolescent dans les bois.

Halvard transportait un fusil de précision en bandoulière, mais il paraissait aussi détendu qu’il pouvait l’être – c’est-à-dire pas beaucoup –, aussi le docteur pensait-il qu’il ne craignait rien en faisant la conversation. Après tout, ils se trouvaient toujours derrière les remparts piégés qui encerclaient la cabane.

— C’est comme qui dirait ma sœur, répondit Halvard en enjambant une motte de terre due à la remontée à la surface d’une taupe.
— Comment ?! s’étonnèrent Gildwin et Egmont en même temps.

Ils étaient curieux de découvrir ce qu’il était advenu d’Halvard après la mort de ses parents et comment il en était arrivé à demeurer dans la vieille cabane de ses ancêtres avec son amie vampire.

— Ouais, enfin, ma sœur adoptive, reprit Halvard. Quand mon père est mort, j’avais à peine quatorze ans. Légalement, je pouvais pas encore vivre tout seul. Je suis resté en foyer pendant un ou deux mois, puis j’ai été recueilli par les parents de cette vieille chouette. Ils vivaient à Chastel et ils connaissaient bien mon père. Enfin, ils connaissaient son existence normale. Je suppose qu’ils se sont sentis obligés de s’occuper de moi à cause de lui.
— Comment avez-vous fait pour continuer à chasser les vampires ? interrogea Egmont en essayant de marcher à la même hauteur que lui pour ne rien manquer de son expression.
— Je me sauvais de la maison. De toute façon, Alwine était toute seule ici et je pouvais pas la laisser. J’ai fugué des dizaines de fois ! Les vieux en ont vite eu marre et ils m’ont demandé de faire le nécessaire pour m’émanciper à mes seize ans. J’ai travaillé à la fromagerie jusqu’à ce que je sois enfin majeur et que j’ai plus de compte à rendre à personne.
— Madame Ugla avait l’air de savoir que vous chassez les vampires, hésita Gildwin.

Halvard haussa les épaules et avoua qu’il lui en avait lui-même parlé. Une fois de plus, le docteur eut l’impression que l’ermite rajeunissait à vue d’œil. Il imaginait parfaitement le jeune Halvard Wido, renfrogné et bourru, raconter à celle qu’il devait désormais considérer comme sa sœur qu’il sortait en cachette de la maison pour tuer des vampires-kidnappeurs. Au début, elle avait dû croire à une blague, pour la punir de sa curiosité, mais à chaque nouvelle histoire de son frère, elle a sûrement commencé à penser qu’il délirait.

— Elle a essayé de me suivre une fois, lâcha l’ermite en bifurquant vers d’épais buissons couverts d’épines. On s’est fait surprendre par une bande de canines pointues et j’ai réussi à nous sortir de là. Je courrais assez vite et en général, ces idiots de vampires ne se fatiguent pas à pourchasser leurs proies quand ils ont déjà bu. Ils étaient lents et bouffis avec leur panse bien pleine !

Gildwin retint ces spécificités vampiriques en essayant de ne pas montrer sa surprise devant les appellations qu’Halvard avait octroyées aux créatures.

— Alors que s’est-il passé ? s’enquit Egmont, absorbé par le récit. Votre sœur vous a cru ?

Il posait la question parce qu’il n’avait pas eu l’impression que madame Ugla acceptait ses histoires lorsqu’ils l’avaient vue devant la fromagerie.

— Oh que non, confirma Halvard. Elle a cru que j’avais monté un coup pour lui faire une peur bleue et elle m’a détesté encore plus. Les gens sont prêts à inventer n’importe quoi pour ignorer ce qu’ils ont peur de connaître.

Il se pencha et écarta quelques tiges épineuses avec le canon de son fusil. Derrière, le buisson était creux comme s’il avait poussé autour d’une boule invisible. L’ermite fit signe à Egmont de s’approcher, mettant ainsi un terme à la conversation.


Egmont était allongé par terre, les épines des ronciers coincées par endroit dans les mailles de son pull. La terre sèche lui griffait le ventre, là où le vêtement s’était relevé, mais il n’osait pas bouger pour mieux se placer. Il avait écarté les jambes, tendues derrière lui, et replié ses orteils dans ses chaussures pour en encastrer le bout dans le sol, comme Halvard le lui avait montré, pour s’assurer une position stable.

La crosse du fusil de précision reposait sur son avant-bras et sa tête était très légèrement penchée sur le côté, de sorte que son zygomatique – l’os de sa joue – était en contact direct avec l’arme. Son œil gauche était fermé tandis que le droit, appuyé contre la lunette, fixait la pièce de monnaie dressée contre une pierre à cent mètres de là. Elle apparaissait en plein milieu des lignes croisées perpendiculairement sur le viseur. Halvard lui avait dit que cela s’appelait le réticule, mais cette information n’était d’aucune utilité pour réconforter Egmont. Il avait déjà vu un réticule d’arme à feu dans ses jeux vidéos. Il lui était même arrivé très souvent de tirer sur des cibles mouvantes, surgissant de nulle part, pour assurer sa survie – ou plutôt, celle de son personnage –, mais il n’avait jamais autant ressenti le stress qu’engendrait véritablement la manipulation d’une telle arme. Il faut dire que cette fois, les vies de plusieurs personnes étaient en jeu. Il était donc assez compréhensible qu’Egmont, allongé sous les ronces, soit en train de trembler, la respiration de plus en plus saccadée.

— Entrouvre la bouche, détend ton diaphragme et souffle, lui conseilla l’ermite, accroupi derrière lui.

Egmont s’exécuta maladroitement en se demandant comment il était censé détendre son diaphragme. Ses doigts oscillaient entre le vide et la gâchette, qu’il hésitait à toucher.

— Tes mains doivent être relâchées et tu peux pas toucher la gâchette le temps que t’es pas prêt, fit Halvard, qui ne manquait pas un seul de ses mouvements. Quand je serai dans le champ du viseur, je tiens pas à me faire trouer parce que tu joues des castagnettes. Contrôle le tremblement de tes muscles.
— Je ne peux pas, souffla l’adolescent entre ses dents serrées.

Par chance, Halvard ne l’entendit pas, distrait par les inspirations bruyantes de Gildwin, qui attendait son tour avec une grande anxiété. L’ermite finit par reporter son attention sur Egmont.

— Respire calmement ! lui cria-t-il.

Ses deux élèves obéirent en même temps.

— Si tu parviens à contrôler ta respiration, reprit Halvard à l’adresse de celui qui tenait le fusil, ton arme sera plus stable et ton tir plus précis. Pour éviter qu’elle tangue, tu dois maintenir une respiration calme et régulière pour ralentir les battements de ton cœur.
— C’est plus facile à dire qu’à faire ! se plaignit l’adolescent en se redressant sur un coude.

Il laissa le fusil glisser par terre et profita de ce répit pour replier ses jambes. Il commençait à avoir des crampes.

— Mais c’est nécessaire ! Tu peux tirer qu’entre deux pulsations, sinon ta balle va partir n’importe où !

Egmont sentit son pouls s’accélérer au lieu de ralentir. Il se rallongea et s’enfonça le caoutchouc du viseur dans l’arcade sourcilière dans sa précipitation. Il s’efforça néanmoins de reprendre une bonne position. Il pressa ensuite la gâchette si délicatement qu’il ne fut pas certain de la toucher jusqu’à ce qu’il rencontre une première résistance.

— Doucement… murmura Halvard.

L’adolescent continua d’appuyer en maintenant la même pression. Le percuteur se libéra alors et la crosse recula contre sa mâchoire qu’elle heurta dans un bruit sinistre.

— Tu as oublié d’ancrer tes pieds et de caler la crosse contre l’os de ta joue, l’informa Halvard d’une voix blanche. Recommence.
— Vous n’allez pas vérifier la pièce ? interrogea Egmont.

Il avait les larmes aux yeux, plus à cause de la fatigue oculaire due à sa concentration que de son mal de joue, évidemment.

— Recommence.

L’adolescent leva les yeux au ciel, le cœur étonnamment plus léger. Il avait tiré son premier véritable coup de fusil. Il s’était fait mal, certes, mais il avait l’impression qu’il pouvait désormais y arriver. Il se remit en position, enfonçant cette fois le bout de ses baskets en toile dans la terre. Il cala la crosse contre sa joue, compta les pulsations de son cœur et appuya sur la gâchette entre deux battements.

— Encore, lâcha Halvard sans bouger.

Egmont continua à s’entraîner ainsi, insérant de nouvelles balles dans la culasse à intervalles réguliers tout en se concentrant sur sa cible. Au bout d’un long moment correspondant à l’utilisation d’une dizaine de munitions, l’ermite finit par se lever. Il s’avança tranquillement jusqu’à la pièce, sans un mot. L’adolescent en profita pour se redresser en poussant un soupir de soulagement. Il commença à débarrasser ses cheveux des tiges vengeresses et Gildwin l’aida à se relever pour qu’ils puissent rejoindre Halvard. Celui-ci leur désigna la pierre contre laquelle la pièce était toujours posée. Elle était criblée d’impacts sur plusieurs centimètres de diamètre alors que la cible demeurait intacte.

— T’as pas tenu compte des facteurs que je t’ai dit de mesurer.
— Euh… si, hésita Egmont, déçu, en regardant la pièce comme s’il était persuadé que ce n’était pas celle qu’il avait vue dans le viseur du fusil.

Lors de ses premiers tirs, il avait bien remarqué qu’il ne parvenait jamais à la toucher, mais à la fin, il avait l’impression qu’il l’avait enfin trouée d’une balle. Il ne pouvait croire qu’il l’avait imaginé ; pas après tous les efforts qu’il avait mis en œuvre pour tirer.

— Surveiller le vent, l’élévation du canon et la distance de la cible, j’ai essayé, mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
— Je sais bien. Mais pourquoi t’as dû vérifier tout ça, dis-moi ? lui demanda Halvard, imperturbable.
— Pour toucher la pièce.

Egmont jeta un coup d’œil au docteur qui haussa les épaules. Il ne comprenait pas plus que lui où l’ermite voulait en venir.

— Et en quoi le poids de la balle, que t’as oublié de considérer, et la distance de la cible influencent la précision de ton tir ? insista Halvard.
— La gravité, murmura Gildwin avec une illumination dans le regard.
— Oui, lâcha Halvard. La balle s’effondre et ralentit avant d’atteindre la cible. T’en as pas tenu compte, gamin. Si cette pièce était le cœur d’un vampire et cette roche le mien, je serais mort et lui aurait tout le loisir de te courir après.

Egmont grogna entre ses dents, mais il ne répondit rien. Il se sentait bête. Il avait même honte. Mais d’un autre côté, il se demandait si face à un vampire il aurait le temps de calculer la vitesse et la chute de sa balle. Halvard, qui pouvait parfois se montrer prévenant et d’une gentillesse insoupçonnée, remarqua son trouble et ajouta :

— Mais bon, je m’attends pas à ce que tu les tues de toute façon. Si tu les ralentis, ça m’aidera à enfoncer un poignard dans leur cœur. C’est le plus important.

Il esquissa un sourire encourageant, mais Egmont n’arrivait pas à se débarrasser du sentiment d’impuissance qui l’avait submergé.

— Bon, à ton tour Gildwin, poursuivit l’ermite.
— Où est Alwine ? interrogea Egmont en suivant ses deux compagnons jusqu’au bosquet de ronces.

Il ne fut pas sensible au contraste désopilant qui s’offrait à sa vue : un homme fier, déterminé et imposant suivi d’un gringalet au dos voûté qui semblait porter une croix bien plus grosse que lui. Le docteur Ditfrid se rendrait à l’abattoir – pour son propre compte – que le résultat ne serait pas différent.

— Elle doit se préparer quelque part, répondit Halvard, le fusil sur l’épaule. Elle s’entraîne souvent derrière la grange, c’est toujours à l’ombre.
— Je vais la chercher, proposa Egmont, trop désireux de s’enfuir.

Il avait eu sa dose de leçon de tir et il pressentait que les aptitudes de son compagnon ne seraient pas meilleures que les siennes.

— Fais gaffe, le prévint Halvard. Il se peut qu’elle lance des trucs.
— Des trucs ? hésita l’adolescent.

Halvard ne lui prêta plus aucune attention, trop occupé à montrer au docteur comment se positionner pour tirer accroupi. Egmont s’éloigna le plus vite possible en se demandant quel genre de « trucs » Alwine pouvait bien s’exercer à lancer.

10 : Du sang sur les doigts

Egmont rejoignit la cabane en à peine quelques minutes. Il allait se laisser tomber sur le fauteuil pour reprendre son souffle, mais il remarqua que ses doigts étaient couverts de terre et de sang. Il préféra commencer par les passer sous le robinet de la cuisine, insistant sur les écorchures qu’il avait récoltées sous les ronces. Un mince filet rouge s’en échappa après qu’il en eut retiré toute la saleté. Il secoua ses mains pour les sécher, oubliant les petites plaies. Il se remplit un verre d’eau et s’installa enfin au salon pour le boire. C’est alors qu’il trouva le col de la robe d’Alwine, abandonné sur l’appui-tête du canapé. Il appela doucement la fillette puis commença à se ronger les ongles. Il voulait indiquer sa présence, mais en même temps, il avait peur qu’elle ait déjà remarqué qu’il était là. Elle l’intriguait beaucoup. D’abord parce qu’elle était une vampire, mais surtout parce qu’elle était très jolie – quand elle n’avait pas les yeux vermeils et les joues gonflées et pigmentées de tâches rouges.

Egmont n’avait été amoureux qu’une seule fois dans sa vie. Son amie Ottilia occupait toutes ses pensées et il n’imaginait l’avenir qu’avec elle. Du moins, c’était vrai avant qu’il commence à faire des cauchemars et qu’Ottilia le délaisse parce qu’il consultait un psychologue. Il n’avait pas beaucoup d’expérience ou d’éléments de comparaison, mais il était persuadé que les contractions qu’il ressentait à l’estomac et la chaleur qui lui remontait jusque dans la gorge pour l’empêcher de parler en présence d’Ottilia étaient de l’amour. Il avait donc été surpris de percevoir le même genre de symptômes avec Alwine.

Il traversa la cabane et regarda par la fenêtre. La cour était vide. Il allait sortir pour vérifier derrière la grange si Alwine y lançait ses « trucs » quand il perçut un grincement sous le plancher. Il déglutit. Halvard avait dit qu’il n’avait jamais pu mettre les pieds à la cave depuis que c’était devenu le refuge de la vampirette, mais Egmont mourait d’envie d’y descendre pour voir ce qu’elle faisait. Il posa une main sur la poignée ronde de la porte et la tourna lentement en serrant les dents. Un grincement et le déclic du bec de cane qui se rétracte dans le mécanisme résonnèrent dans la pièce silencieuse. L’adolescent se figea, imaginant qu’Alwine devait en faire autant au sous-sol, puis il inspira bruyamment. L’air ne prit pas la peine de passer par ses poumons et son sang pour venir oxygéner son cerveau. Il en avait trop besoin. Il avait cessé de respirer depuis que sa tentative d’intrusion avait été révélée.

La main toujours collée à la poignée – sa paume transpirait abondamment – il se demanda s’il devait descendre ou rebrousser chemin. Il aurait préféré trouver Alwine en train de s’entraîner plutôt qu’être dans cette posture délicate. En même temps, il avait trop envie de savoir ce qu’elle faisait dans la cave. Il soupçonnait qu’elle devait se nourrir, mais il était quand-même curieux. Après tout, il l’avait déjà vue se battre à coups de dents avec son assaillant dans les bois et cela ne l’avait pas tant choqué. À moins qu’il n’ait justement été trop choqué par la situation pour réaliser l’horreur du comportement de la fillette. Au moins, songea-t-il, elle n’avait pas la même tête que Dracula ou Dandrige à ce moment-là.

Egmont finit par se dire qu’il n’avait pas le droit de faire irruption dans son domaine privé à cause de sa curiosité morbide et il relâcha la poignée comme s’il se rendait tout à coup compte qu’elle était chauffée à blanc. Il commença à s’éloigner de la porte quand il entendit la faible voix d’Alwine sous ses pieds :

— Viens.

Il avala de nouveau difficilement sa salive avant de regarder entre ses baskets. Il ne pouvait rien discerner entre les lames de parquet, mais il soupçonnait que depuis le sous-sol, la lumière de la cabane devait permettre de le distinguer par cet interstice.

— Tu veux que je descende ? murmura-t-il aux lattes en chêne usées sur plusieurs centimètres et incrustées de poussières.

La fillette lui répondit par l’affirmative et il n’hésita pas plus longtemps. Il dégota un interrupteur au moment où la porte de la cave claquait dans son dos. Lorsqu’il actionna le bouton, il ne se passa rien. Il n’y avait pas de lumière en bas. Il descendit les marches à tâtons, remarquant vaguement qu’elles étaient aussi en pierre.

— Alwine ?
— Par ici.

Il se laissa guider par le son de sa voix aiguë qui lui paraissait si fragile qu’il imagina tout à coup être un héros venu à sa rescousse. Ce bref moment d’excitation lui fit réaliser qu’il désirait en effet prendre soin d’elle et la secourir, dans n’importe quelles circonstances.

L’obscurité était totale. Il était aveugle et une odeur âcre et étouffante lui emplit les narines, le privant également des nuances de son odorat. Ses semelles lisses glissèrent sur un liquide poisseux au bas des marches et il se rattrapa à quelque chose de fin et de doux en battant des bras pour ne pas perdre l’équilibre.

— Aïe !
— Oh, excuse-moi !

Il relâcha sa prise sur ce qu’il identifia comme les cheveux d’Alwine et enfouit ses mains dans ses poches.

— Salut, lâcha-t-il nerveusement.
— Salut.

Un sourire était perceptible dans la voix de la fillette, ce qui rassura considérablement Egmont. Il ignora volontairement l’éventualité qu’il ait pu glisser sur du sang.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demanda-t-il d’un air mal à l’aise.
— Je me préparais pour tout à l’heure, répondit-elle sans préciser en quoi consistait sa préparation.
— Ah.

Egmont leva la tête comme pour regarder au plafond, mais il distingua à peine les rais de lumière émanant de la cabane, au-dessus.

— Tu sembles gêné, constata Alwine qui devait mieux voir que lui.
— Un peu, avoua-t-il.

Qu’il ne soit pas lui-même capable de discerner le visage d’Alwine le détendait légèrement, même s’il était conscient qu’elle pouvait percevoir ses expressions et le rythme frénétique de son cœur.

— Pourquoi me cherchais-tu ? lui demanda-t-elle.
— J’ai fini l’entraînement et je pensais que tu avais peut-être besoin d’aide.
— Tu t’es blessé avec la crosse du fusil.
— Comment le sais-tu ? fit-il, vexé de ne pas pouvoir lui cacher cet épisode malencontreux et l’inhabileté qui le caractérisait pour le tir.
— Les vaisseaux capillaires de ta mâchoire sont meurtris et du sang s’épanche dans tes tissus. Tu vas avoir une belle ecchymose.

La bouche d’Egmont s’ouvrit, mais il ne sut que répondre.

— Je peux percevoir ton flux sanguin, expliqua la vampire devant son expression étonnée.

Lui ne la voyait pas du tout, mais il pouvait ressentir la lassitude qui émanait de ses paroles.

— Est-ce que c’est dur ? finit-il par demander.
— Quoi donc ?
— De sentir le sang des humains et de… de ne pas pouvoir le boire ?

Il avait conscience que sa question était maladroite et que ce n’était peut-être pas le meilleur endroit pour en parler, mais il avait l’impression que c’était le bon moment.

— Oui, c’est difficile, répondit Alwine après une brève hésitation.

Elle lui prit la main – ce qui le fit frissonner – et le guida vers le fond de la pièce où elle l’aida à s’asseoir sur un fauteuil. Il sentit les coussins bouger à côté de lui et supposa qu’elle s’était également installée. Il chercha à récupérer sa main en tâtonnant entre eux et elle finit par enrouler de nouveau ses doigts autour des siens. Leur contact était extrêmement froid et Egmont eut l’impression qu’on lui plongeait la main de force dans un seau de glaçons, mais il aimait cela. Il aimait sentir qu’ils étaient proches et qu’un lien invisible pouvait les unir, car en plus du froid, il percevait un échange spirituel entre eux.

— Qu’est-ce que tu ressens ? lui demanda-t-il.

Il pensait à cette proximité qui le déstabilisait tant, aussi fut-il étonné lorsqu’elle lui répondit :

— Je suis tentée, mais je sais que je ne peux pas ; que cela détruirait la barrière que j’ai réussie à me créer grâce à Halvard. Ton sang est… attirant. C’est lui qui nous a conduits jusqu’à toi dans la forêt hier.
— Est-ce que tu aimerais le boire ? lui demanda Egmont, hésitant.
— Je ne veux pas te faire de mal.

Elle tenta de se dégager de son étreinte. Elle s’était méprise sur le sens de sa question tout simplement parce qu’il ne savait pas lui-même ce qu’il souhaitait véritablement lui demander.

— Je le sais, balbutia-t-il en retenant ses doigts. Je voudrais juste… Tu serais plus forte, non ?
— Je ne comprends pas ce que tu essaies de me dire, Egmont.

Il lui sembla qu’elle le dévisageait et il se sentit rougir. Puis, il réalisa qu’elle percevait sûrement l’affluence de sang dans les tissus de son visage et il eut l’impression qu’il s’en vida aussitôt. Il devait désormais avoir une couleur de craie.

— Tu n’as pas l’air bien, commenta Alwine comme pour confirmer ce qu’il imaginait. Tu ne dois pas avoir peur de moi, je ne te ferai aucun mal.

Elle insistait, de crainte qu’il n’ait pas compris. En vérité, elle se méprenait sur ce qu’il pensait et sur ce qu’il espérait puisque sans parvenir à se l’avouer, Egmont souhaitait qu’elle ait besoin de lui et qu’il lui soit indispensable grâce à son sang. Cette idée lui trottait dans la tête et quand il en prit conscience, une question quelque peu puérile lui brûla les lèvres. Il ne put s’empêcher de la poser :

— Est-ce que tu es aussi attirée par le sang d’Halvard ou du docteur Ditfrid ?

Il grimaça. Il savait que cela pouvait passer pour de la jalousie et il se sentait un peu idiot, mais Alwine ne réfléchissait pas du tout sur le même plan que lui. Elle n’était plus humaine depuis des dizaines d’années et les hormones, à l’instar du sang, ne circulaient plus dans son corps. Elle ignorait complètement ce que pouvait être l’amour d’un adolescent, même si elle ressentait des sentiments très forts pour Halvard, par exemple. En fait, elle ne voyait que le côté pratique des choses.

— Les vampires sont plus sensibles au sang des enfants, rappela-t-elle à Egmont.

Celui-ci se sentit soulagé. Au moins, songea-t-il, elle ne le prenait pas pour un amoureux transi. Ou bien, elle avait la délicatesse de ne pas le faire remarquer. Puis il réalisa que la révélation d’Alwine répondait à une autre question qu’elle avait éludée jusque-là.

— Alors si tu te nourris uniquement du sang des animaux, tu es plus faible, insista-t-il.

Alwine confirma.

— C’est dangereux, s’offusqua-t-il en se levant d’un bond.
— Je préfère courir ce danger que de tuer des enfants.

Egmont se rassit maladroitement, mais il ne chercha pas à reprendre sa main. Il devait sentir qu’elle ne la lui rendrait pas parce qu’il l’avait vexée.

— Je comprends que tu choisisses de ne pas boire le sang des enfants, essaya-t-il de s’excuser. Je ne voulais pas t’insulter.
— Tu devrais peut-être retourner t’exercer.

La voix de la fillette était devenue plus forte, mais elle paraissait un peu tremblante. Une grimace déforma le visage d’Egmont. C’était la première fois qu’il se retrouvait seul avec elle dans une situation quelque peu intime et il avait réussi à lui donner envie de pleurer. Il s’en voulait tellement qu’il serrât les poings sur ses genoux en grognant.

— J’aimerais que tu partes, insista-t-elle sur un ton presque désespéré.

L’adolescent ne pouvait pas croire qu’il lui ait causé autant de peine. Il la sentit se lever et les froufrous de sa robe caressèrent ses mains quand elle passa devant lui pour s’éloigner.

— Pourquoi est-ce que tu m’en veux ? hurla-t-il à l’obscurité. Je suis désolé, d’accord ? Laisse-moi rester avec toi. Je voudrais apprendre à te connaître, j’aimerais te comprendre…
— Egmont, l’interrompit-elle. Tu saignes.
— Qu… quoi ?

Il secoua la tête de tous côtés à la recherche d’une plaie quelconque, mais il était aveugle et il ne sentait plus rien que l’odeur nauséabonde de la cave. En tout cas, il n’avait pas mal.

— Tes mains sont couvertes d’écorchures, précisa Alwine.
— Oh. J’étais allongé dans les ronces, expliqua-t-il, presque soulagé. Je me suis un peu griffé.
— Je pensais que ce serait supportable, murmura la vampire, mais j’ai eu tort.
— Alwine…

Egmont venait de comprendre ce que cela signifiait pour elle. Il croyait qu’elle s’inquiétait qu’il ait pu être blessé, mais en réalité, elle lui faisait juste remarquer qu’elle devait subir l’odeur de son sang. Il se leva à son tour, quelque peu gêné d’être aveugle et anosmique à cause de l’obscurité et de la puanteur étouffante de la cave, et il essaya de se diriger vers la voix de la fillette en priant pour qu’elle n’ait pas l’idée de s’enfuir. Il n’avait pas peur. Il savait qu’elle ne sortirait pas ses canines pour le mordre, elle en avait trop eu l’occasion auparavant. Elle avait seulement besoin d’être certaine qu’il était là pour elle et même s’il la faisait souffrir en restant à ses côtés et en lui exposant le fruit de la tentation sur un plateau, il ne pouvait pas partir. Cela signifierait qu’il n’avait pas confiance en elle et qu’il la pensait capable de craquer – et croquer.

Comme il l’espérait, Alwine n’avait pas bougé et il finit par la rejoindre, sa main rencontrant son épaule. Il fit deux pas supplémentaires pour éliminer la distance de son bras tendu entre eux et la serra contre lui. Elle était plus petite et elle hésita à poser sa tête contre son torse. Egmont plaça une main dans ses cheveux soyeux et la pressa contre lui, son autre bras enroulé autour de ses hanches menues.

— Je suis là pour toi désormais, murmura-t-il.

Il la sentit renifler son pull, mais il savait que ce n’était pas pour faire remonter le mucus qui coulait de son nez. Elle humait son odeur. Il s’efforça de ne pas tressaillir, de crainte qu’elle imagine qu’il avait peur. En réalité, le comportement de la fillette le mettait dans un drôle d’état, un état de dépendance qu’il n’avait pas ressenti depuis que sa sœur avait disparu. Il commença à s’interroger sur ses sentiments à l’égard d’Alwine quand celle-ci souffla :

— Merci, Egmont.

Parce qu’il ne savait plus où il en était et ne contrôlait plus rien, Egmont se sentit tout à coup inspiré. Il leva la main et passa ses doigts éraflés sur les lèvres d’Alwine qui se figea de stupeur.

— Si je te l’offre, ce n’est pas mal, dit-il.

Il n’avait pas encore compris – et il ne s’en doutait pas une seconde – que la fillette venait de passer le dernier quart d’heure à s’efforcer de ne pas lui sucer les doigts pour aspirer les quelques gouttes de sang qui palpitaient sous ses griffures. Elle n’avait pas bu de sang humain depuis qu’elle avait tué le père d’Halvard. Elle s’était alors juré de ne jamais recommencer, se persuadant que c’était nécessaire pour que son compagnon l’accepte et lui pardonne les meurtres de ses parents. Et surtout, elle s’était convaincue qu’elle n’était pas aussi monstrueuse que les vampires qui rodaient dans la forêt pour enlever les enfants. Elle avait appris à se contenter de sang animal. Bien sûr, comme l’avait souligné Egmont, ce régime strict la rendait plus faible et elle sentait la différence lorsqu’elle devait affronter un vampire. Mais ce n’était pas grave, elle compensait avec l’utilisation des armes, comme Halvard le lui avait enseigné.

Alwine huma l’odeur de fer qui émanait de la main d’Egmont comme elle l’avait fait un moment plus tôt avec la sienne, après qu’ils s’étaient tenus et que son sang à lui s’était collé sur sa peau à elle, déjà souillée de celui du chevreuil qu’elle avait abattu. À ce moment-là, elle avait résisté à la tentation.

Elle inspira fortement alors qu’elle n’avait pas besoin de respirer, puis écarta les lèvres et les glissa autour de l’index de l’adolescent. Elle avait fermé les yeux et Egmont en fit autant quand il ressentit la pression de la bouche de la fillette sur son doigt. Elle commença à sucer, d’abord doucement, en passant le bout de sa langue sur les éraflures, puis elle aspira plus fort et bientôt, Egmont sentit sa main se remplir de fourmillements. Il la maintint tout de même en place. Alwine changea de doigt et répéta l’opération avec chacun d’eux, insistant un peu plus sur le pouce qui était davantage égratigné. Les deux enfants avaient l’impression d’être dans une autre galaxie, mais ils furent brutalement ramenés à la réalité par des pas pesants au-dessus de leur tête. Alwine sursauta et s’écarta d’Egmont aussi vite que possible. Il ne pouvait toujours pas la voir, mais il imaginait qu’elle était déjà de l’autre côté de la cave.

11 : Des alliés et un plan d’attaque

— Alwine ? murmura Egmont en essayant d’avancer à travers la cave obscure.
— Ne bouge pas. Tais-toi, le pria-t-elle.
— Alwine ? Egmont ?

C’était la voix de Gildwin. Egmont soupira de soulagement. Si Halvard les trouvait tous les deux en bas et apprenait que l’adolescent avait corrompu Alwine en lui proposant son sang, il le tuerait sans doute dans la minute. Le docteur, lui, ne ferait rien.

— Ils doivent être dehors, grommela l’ermite.

Egmont grimaça. Le vieillard était entré dans la cabane aussi finalement.

— Viens avec moi, souffla Alwine.

Elle lui saisit le poignet et le traîna à travers la pièce, le conduisant dans un tunnel sans le prévenir de baisser la tête. Avec les bleus sur sa gorge et sa mâchoire et maintenant, cette bosse sur son front, les parents d’Egmont allaient penser que le docteur Ditfrid l’avait maltraité pendant leur séjour.

L’adolescent se laissa guider par la vampire dont la nervosité était palpable. Bizarrement, le contact de ses doigts contre les siens rassurait Egmont. Il discerna enfin une faible lumière et sentit que le tunnel remontait en pente douce. Alwine lui lâcha la main et disparut par une ouverture creusée dans le sol, au-dessus de leur tête. Il se hissa derrière elle et se redressa péniblement avant d’observer les alentours.

— Où sommes-nous ? finit-il par demander à voix basse.

Ses yeux se posèrent sur le visage bouffi de la fillette et il s’empourpra aussitôt. Leur échange dans l’obscurité était toujours aussi vivace et il se sentait gêné de se retrouver ainsi à la lumière. Alwine paraissait quelque peu mal à l’aise, ce qui n’était pas habituel chez elle. Egmont remarqua que sa robe était couverte de taches de sang et il examina ses doigts avec inquiétude. Leur bout était un peu plus blanc que sur l’autre main, mais ses éraflures étaient propres et il ne ressentait plus aucun fourmillement. Ils étaient encore tous entiers et n’avaient pas pu souiller le vêtement à ce point.

— Dans la grange, finit par répondre la fillette. Viens.

Elle ne murmurait plus. Elle l’entraîna dehors et contourna le bâtiment pour revenir vers la cabane. Egmont la suivit en comprenant qu’elle avait dû se nourrir d’un animal avant d’aspirer le sang de ses doigts. Et heureusement, durant leur étreinte, ses habits à lui n’avaient pas été tachés. Comment aurait-il pu expliquer cela à l’ermite sans lui révéler la vérité ? Egmont savait qu’il aurait dû se sentir coupable d’avoir tenté Alwine, mais il n’y arrivait pas. Il ne pouvait s’empêcher de penser que s’il pouvait au moins être utile à la rendre plus forte, il devait le faire. Il n’était même pas capable de tirer convenablement sur une cible immobile, alors la seule façon qu’il avait de contribuer au combat et de laisser une chance aux enfants attrapés par le comte de ne pas êtres changés en vampires, c’était de partager son sang avec Alwine.

— J’imaginais que tu étais en bas, dit Halvard à l’attention de la fillette quand elle entra dans la cabane avec Egmont.

Il lui tendit le col immaculé de sa robe resté sur le fauteuil tout en détaillant le vêtement sali qu’elle portait.

— Je suis sortie faire de l’exercice quand j’ai eu fini, répondit-elle en récupérant son col.

Les jambes d’Egmont avaient commencé à trembler.

— T’as fait courir le gamin on dirait, commenta l’ermite en souriant.
— Il en avait besoin, répliqua la vampire sur un ton glacial. Je vais me changer.

Elle disparut dans l’escalier menant à l’étage en abandonnant une ambiance froide derrière elle.

— Est-ce que tout va bien ? interrogea Gildwin.

Il dévisageait déjà Egmont avec ses rayons X et l’adolescent déglutit malgré lui en essayant de ne pas détourner le regard. Il échoua lamentablement.

— Ouais, mentit-il.

Il cacha ses doigts dans sa poche sans s’en apercevoir, mais ce mouvement attira l’attention d’Halvard.

— On ferait bien de soigner tous tes bobos avant de sortir. Moins ton sang sera à l’air libre, moins les vampires du coin te sentiront.

Egmont sourit d’un air mal à l’aise et se laissa traiter par le docteur après que celui-ci eut inspecté la trousse à pharmacie de l’ermite avec un regard courroucé. Les antiseptiques et les compresses avaient dépassé leur date limite d’utilisation de plusieurs années.

— Ce ne sont que des éraflures de toute façon, le rassura Gildwin en sortant une boîte de pansements bleus décorés d’oursons en salopette de son sac à dos.
— Euh, c’est à vous ? interrogea Egmont, plus détendu.
— Ce sont ceux que j’utilise quand les petits se blessent avec les jeux ou les crayons, au cabinet.

Rougissant, Gildwin regarda brièvement si Halvard ne les écoutait pas, mais il était occupé à nettoyer le fusil qu’ils avaient sorti pour s’entraîner.

— Pourquoi vous les avez emportés ? railla Egmont que l’attitude du docteur Ditfrid amusait beaucoup.
— J’ai pensé que cela pourrait servir. Et j’ai eu raison !

Gildwin pointa un index victorieux sur les phalanges désormais couvertes d’oursons de l’adolescent. Le sourire de ce dernier s’évanouit alors qu’il regardait à son tour les pansements. Quelques instants auparavant, c’était les lèvres d’Alwine qui soignaient ses plaies et il préférait largement cela.

— Alors, vous avez tiré sur la pièce ou quoi ? demanda-t-il finalement, histoire de se changer les idées.
— Oui, avoua fièrement Gildwin. Une fois.
— Vous vous êtes pris la crosse ?

Le docteur secoua la tête en signe de dénégation et ajouta rapidement, devant la mine déconfite de l’adolescent :

— C’est parce que tu t’es exercé avant moi. J’avais appris l’astuce avant d’essayer.
— Ouais…

Egmont s’efforça de se montrer rassuré par la réussite de son compagnon, mais il ne cessait de penser à Alwine. Elle ne lui avait rien dit et elle était partie sans même lui accorder un regard. Est-ce qu’elle lui en voulait ? Est-ce qu’au moins ce qu’il avait fait avait servi à quelque chose ? Il aurait aimé qu’elle lui montre que cela l’avait rendue plus forte et qu’elle le remercie. Avec le comportement qu’elle adoptait, il avait plutôt l’impression de l’avoir forcée à boire son sang et à briser la promesse qu’elle s’était faite. Il ne pouvait pas être plus près de la vérité, mais l’apprendre ne l’aurait pas soulagé. Egmont se posait trop de questions qui commençaient à le consumer de l’intérieur.


Egmont, Gildwin et Halvard étaient installés dans le petit salon de madame Ugla. Celle-ci leur avait servi du thé et elle essayait de paraître aimable bien que chaque fois que son regard croisait celui de l’ermite, elle grimaçait et disparaissait derrière sa tasse pour dissimuler sa gêne. Ses mains tremblaient légèrement, faisant tinter la porcelaine contre la coupelle quand elle la reposa sur la table. Après un long moment, monsieur Ugla pénétra dans la pièce en compagnie d’une dizaine de personnes qui semblaient presque aussi nerveuses que la vieille chouette.

— On peut commencer, décréta monsieur Ugla en tapotant un carnet en cuir usé sur la paume de sa main.

Les trois compagnons se levèrent avec soulagement, laissant leur hôtesse mécontente derrière eux. La pauvre madame Ugla venait seulement d’apprendre que durant toutes ces années son frère adoptif n’était pas fou, que les vampires étaient réels et que son mari était au courant et ne lui avait jamais rien dit. Elle avait du mal à encaisser que quelques villageois parmi ses plus proches amis faisaient également partie de la confidence et qu’ils avaient déjà établi un plan d’action tous ensemble. Monsieur Ugla lui avait appris la nouvelle quand, surprise de trouver Halvard devant sa porte, elle avait refusé de le laisser entrer. Durant leur dispute dans le couloir, l’ermite s’était faufilé dans la maison avec Gildwin et Egmont et ils avaient sagement patienté dans le salon jusqu’à ce que la vieille leur apporte du thé en annonçant que son mari était parti chercher leurs camarades. Elle avait les paupières inférieures rougies et les yeux coléreux.

Le groupe se laissa guider jusqu’à un atelier au fond de la cour. La pièce était étroite et tout le monde essaya de se serrer contre les murs, se tordant le cou de manière inquiétante pour éviter de se cogner la tête contre des placards ou des outils suspendus.

— Bon, puisqu’on est tous là, lâcha Halvard quand Egmont eut refermé la porte, on va attribuer les postes et vérifier nos armes. Le docteur, le gamin et moi avons déposé la plus grande partie de mon arsenal devant les portes du village, derrière les troncs siamois du vieux hêtre. Alwine apportera le reste directement au château ce soir.
— Halvard, intervint monsieur Ugla, certaines personnes n’ont pas encore assisté aux réunions, tout comme tes amis. Nous devrions faire un point sur le plan.

L’ermite posa ses yeux sombres sur les visages tournés vers lui, animés de mines anxieuses ou curieuses. Egmont observa à son tour ses nouveaux compagnons avec intérêt. La moitié d’entre eux était des hommes assez âgés, barbus et presque tous chauves. Ils portaient des tenues de camouflage kaki et pour certains, un bonnet noir. L’un d’eux arracha hâtivement son brassard orange fluo quand il remarqua le regard de l’adolescent. Celui-ci comprit qu’il s’agissait de chasseurs, mais pas des chasseurs de vampires, comme Halvard, des chasseurs de gibiers, tout simplement. Ils ne paraissaient pas assez sûrs d’eux pour donner l’impression qu’ils avaient déjà mené ce genre de missions. L’autre partie du groupe était plus hétéroclite. Il y avait une fille d’une vingtaine d’années qu’Egmont reconnut comme étant celle avec qui il avait échangé un regard au lavoir. Elle portait toujours sa robe moyenâgeuse. Il y avait également une dame plus âgée, le fromager barbu et deux jeunes hommes aux cheveux blonds qui avaient tout l’air d’être des frères jumeaux. Egmont fut déçu de ne voir aucun prêtre parmi eux – il ne pouvait pas envisager que s’il y en avait un, il revêtirait une tenue différente de celle de l’église.

— Tu as raison Eirik, finit par répondre Halvard à monsieur Ugla. Explique-leur, tu es plus doué que moi pour blablater.

Sur le chemin qui les avait menés au village, Halvard avait raconté à Egmont et Gildwin qu’Eirik était son plus vieil allié. Ils étaient amis depuis leur enfance et l’ermite et son père avaient parlé des vampires au garçon et à ses parents. Depuis lors, tout ce qu’Eirik entreprenait était dans le but de servir leur cause. Seul son attachement pour Frida, la sœur adoptive de son ami, n’avait rien à voir avec leur combat. Eirik avait appris le latin pour pouvoir traduire les carnets de notes des ancêtres d’Halvard qui n’allait pas à l’école et dont le paternel ne s’était jamais soucié de les feuilleter parce qu’il avait compris que les armes à feu étaient suffisamment efficaces. Il n’avait pas besoin d’en savoir plus. Eirik avait ensuite étudié la médecine pour pouvoir soigner les blessures de ses compagnons. Il avait établi le plan d’intervention dans le château de messire de Chadelœuf quasiment tout seul, demandant parfois à Halvard s’il pensait que ce qu’il envisageait était réalisable. L’ermite étant très optimiste et toujours prêt à foncer droit devant, il faisait entièrement confiance aux prédictions de son ami.

Eirik sortit une vieille feuille jaunie qui était pliée à l’intérieur de son carnet en cuir, qui – il l’apprit à l’assemblée – avait appartenu aux ancêtres d’Halvard. Il la déplia et la mit à plat sur la table. Tout le monde se pencha au-dessus et réalisa qu’il s’agissait d’un plan grossier du château de Chastel, tracé au charbon. Alors que le vieillard expliquait que certaines zones ne correspondaient peut-être pas à la réalité, Egmont sentit quelqu’un pousser sur la porte, dans son dos. Il s’écarta en tirant la poignée et madame Ugla apparut sur le seuil.

Elle était mal à l’aise à cause de la réaction qu’elle avait eue vis-à-vis de son mari, mais elle ne paraissait plus aussi fâchée. Elle s’était d’abord sentie trahie parce qu’elle avait été mise à l’écart, mais elle avait fini par comprendre que si Eirik lui avait caché toutes ces choses, c’était uniquement pour la protéger. Elle avait décidé qu’il était temps qu’elle agisse aussi. Elle sourit timidement à Eirik dont le visage s’illumina aussitôt. Il lui fit signe d’entrer avant de reposer son gros index à la peau noircie sur le plan d’un air bien plus gai.

— Comme je le disais, la structure extérieure est correcte, nous l’avons bien analysée, mais l’intérieur du château peut être complètement différent de ce qui est indiqué ici.
— Qui a dessiné ce plan ? demanda Gildwin.
— Un vampire, répondit Halvard.
— Il y en a d’autres de notre côté ? s’enquit l’un des chasseurs, apparemment nouveau venu dans le groupe.

Ils avaient tous entendu parler d’Alwine, mais certains ne l’avaient pas encore rencontrée. La perspective de collaborer avec l’une des créatures qu’ils devaient exterminer les inquiétait déjà, alors s’il y en avait plusieurs…

— Non, lâcha l’ermite. Celui-là a été torturé par mon grand-père jusqu’à ce qu’il cause. C’est pour ça qu’on peut pas être sûr que le plan est bon. On sait qu’on doit entrer dans le château, mais une fois qu’on y sera, on pourra se fier qu’à nous-mêmes.
— Comment torture-t-on un vampire ? interrogea la jeune fille en robe ancienne.
— On le prive de sang, répliqua Halvard.

Tout le monde frissonna et un silence pesant s’installa.

— Comment allons-nous entrer dans le château ? demanda finalement Gildwin.
— J’y viens, reprit Eirik.

12 : Messire de Chadelœuf

Egmont et Gildwin étaient assis sur le rebord de la fontaine de la place. Halvard avait déjà récupéré toutes ses armes à l’orée du bois, aidé de plusieurs chasseurs du groupe d’intervention. Ils étaient retournés à l’atelier d’Eirik pour vérifier les munitions et se répartir les fusils tandis qu’il avait demandé au docteur et à l’adolescent de veiller l’arrivée du comte, comme deux touristes ordinaires venus voir le défilé. Ils devraient prévenir leurs compagnons de sa présence afin que ceux-ci puissent se positionner autour du château. L’ermite ne voulait pas prendre le risque qu’ils se fassent repérer par messire de Chadelœuf lui-même, c’est pourquoi il préférait attendre qu’il ait quitté la forêt pour commencer à intervenir. La seule consigne qu’Halvard avait donnée à Gildwin et Egmont était de ne surtout pas entrer en contact direct avec messire de Chadelœuf. Dès qu’il apparaîtrait sur la place du village, ils devraient courir le lui dire. Il n’avait pas précisé pourquoi il tenait tant à ce qu’ils restent à distance, mais ils n’avaient pas besoin de se faire prier. Le fait de monter la garde et, ne serait-ce, que de croiser le regard du comte suffisait à faire trembler les deux acolytes.

— Est-ce que les amis d’Halvard ont… perdu quelqu’un ? hésita l’adolescent après un long moment de silence.
— Je ne suis pas sûr, répondit le docteur Ditfrid en lui lançant un regard compatissant. Je crois que la jeune fille, Ana, a vu son petit frère être emmené l’an passé. À moins que ce ne soit son cousin. Je l’ai entendue en parler avec Rorik, mais je n’ai pas osé intervenir. C’est assez délicat…

Egmont hocha la tête. Il ne savait pas qui était Rorik, mais il ne posa pas la question. Ce devait être l’un des chasseurs, ou bien le fromager. La vérité, c’était qu’il avait peur de trop en savoir sur ses nouveaux compagnons et de s’attacher à eux. Il craignait de devoir encaisser davantage de souffrance si l’un d’eux devait périr ce soir.

Ana, la fille des lavoirs, était comme lui. Elle s’était jetée dans cette aventure pour secourir un membre de sa famille. Il la comprenait et il ressentait une empathie encore plus intense à son égard. Il ne voulait pas qu’elle soit blessée. Il aurait aimé être assez fort pour se charger du comte lui-même et que personne n’ait à s’impliquer dans ce combat risqué. Il se sentait impuissant et cela le rendait fou. Il avait l’impression de ne servir à rien. Il était incapable de tirer correctement au fusil et, comme Alwine le lui avait expliqué, son sang d’enfant serait attirant pour tous les vampires. Une fois qu’il serait à proximité du château, leur présence serait connue des créatures qui y demeuraient en dépit du défilé. Pourtant, il ne pouvait pas se cacher au village pendant que les autres allaient risquer leur vie pour sauver des innocents prêts à être changés en monstres, dont sa sœur faisait probablement partie.

L’eau éclaboussait faiblement le dos d’Egmont, bien trop occupé à contempler distraitement la façade en pierres noires de l’église, perdu dans ses pensées, pour le remarquer. L’édifice paraissait plus récent que le reste du village. Son architecture – Egmont le savait parce qu’il avait dû endurer les interminables leçons de ses parents – était de style gothique et datait plutôt de la fin du Moyen Âge. La structure extérieure était rectiligne. Elle s’étirait vers le ciel avec des colonnes droites et des arches pointues, mais l’adolescent se doutait qu’à l’intérieur, d’immenses voûtes dessinaient un plafond haut à vous donner l’impression de tomber à la renverse quand vous le regardez. D’ici, les vitraux étaient simples et grisés, mais leurs couleurs devaient sans aucun doute se refléter sur les dalles de la nef. Egmont s’intéressait aux sculptures qui ornaient le dessus de la porte principale au moment où celle-ci s’ouvrit, découvrant un homme, tout de noir vêtu, qui tenait un panier en osier. Il commençait à descendre les marches de l’église quand Egmont reconnut sa tenue. Il portait une longue tunique assortie d’une veste courte aux manches ajustées. Un petit carré blanc apparaissait sous son col rigide.

— Je reviens tout de suite ! s’écria l’adolescent, animé par une nouvelle idée.

Il sauta de son perchoir pour poursuivre le prêtre qui avait déjà tourné dans une ruelle.

— Attends ! l’apostropha Gildwin en se relevant avec moins d’aisance.

Il ne le suivit pas cependant. Il fallait que quelqu’un reste sur place pour guetter l’arrivée du comte. Le soleil était bien bas derrière les remparts du village, il n’allait plus tarder.

Egmont réduisit la distance qui le séparait du curé en courant, trébuchant sur quelques pavés avant de parvenir à attirer son attention.

— S’il vous plaît ! supplia-t-il, essoufflé.

Le prêtre hésita un instant, se penchant un peu sur la balustrade de l’escalier qu’il venait de gravir, pour regarder l’adolescent. Il paraissait étonné de se faire ainsi pourchasser dans la rue, mais il consentit enfin à redescendre pour le rejoindre.

— Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-il à Egmont qui, les mains appuyées sur les genoux, essayait de retrouver une respiration régulière.
— Je m’appelle Egmont, souffla-t-il. Je voulais savoir… Vous êtes croyant ?

La question semblait peut-être ridicule, ou un peu déplacée, mais le curé ne s’en formalisa pas. Il pouvait tout aussi bien porter un déguisement dans un souci de cohérence avec l’histoire du village.

— Oui, répondit-il simplement.

Ses yeux en amande, d’un bleu pâle à peine nuancé, scrutaient le visage d’Egmont avec intérêt. Le prêtre ne l’avait jamais vu à Chastel et si cet enfant lui demandait s’il était réellement croyant, alors il ne le connaissait pas non plus. Or, tous les chasteliens le connaissaient. La curiosité n’étant pas trop acclamée par la Bible, contrairement à l’altruisme, le curé réitéra sa question sur un ton bienveillant.

— J’ai l’intention d’arrêter les vampires, lâcha Egmont, sans préambule. J’ai besoin de votre aide !
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler…

Le regard fade du prêtre devint fuyant. S’il s’était attendu à cela, il ne se serait pas arrêté pour écouter l’adolescent. Egmont se redressa, sa main libre appuyée derrière son rein, et s’étira brièvement tout en l’observant. Ce curé devait être à peine plus vieux que Gildwin et il avait l’air bâti de la même manière. Pourtant, il paraissait beaucoup plus chétif et bien moins courageux. Le docteur avait donné une première impression de trouillard à Egmont qui avait rapidement changé d’avis en constatant qu’il avait bien l’intention de se battre et qu’il ne fuirait pas pour sauver sa peau. En revanche, il lui semblait que le prêtre lui dissimulait la vérité afin de ne pas avoir à s’engager dans ce combat. Egmont était persuadé qu’il savait que les vampires existaient.

— Dites-moi juste ce que vous savez sur eux, fit-il d’un air déçu.

Le curé tressaillit légèrement, mais il parut plus soulagé lorsqu’il répondit :

— Ce sont des créatures damnées, c’est tout ce que je sais.

« Au moins, songea Egmont, il finit par être honnête ». Le mensonge était proscrit par Dieu.

— Quelqu’un m’a dit qu’il était possible de leur rendre leur âme, insista l’adolescent, de plus en plus excité. Savez-vous comment il faut faire ?

Cette question lui brûlait les lèvres depuis qu’il avait reconnu le vêtement du prêtre sur la place. Il avait aussitôt pensé à la suggestion que Gildwin avait faite de rencontrer un homme d’Église pour tenter de percer le mystère du partage des âmes.

— Tu ne comprends pas, lâcha le curé. Les vampires sont damnés. Ils n’ont pas d’âme. Celle qu’ils possédaient de leur vivant est déjà perdue dans les enfers.

Egmont secoua la tête d’un air impatient et lui expliqua qu’il existait un moyen de les ramener à la vie, qu’il en avait eu la preuve. Il cita l’expression « partage de l’âme » qu’Halvard avait employée, ce qui sembla surprendre son interlocuteur.

— J’aimerais seulement découvrir comment cela fonctionne, conclut l’adolescent.
— Je ne sais pas, avoua le prêtre, déconcerté. Je n’en avais jamais entendu parler. Cela signifierait que la personne qui a ramené un vampire à la vie a scindé sa propre âme en deux pour lui en donner une partie. C’est…

Egmont haussa les épaules devant son air hésitant. Il pensait qu’interroger cet homme d’Église était une bonne idée, qu’il apprendrait sûrement comment sauver sa sœur, mais il avait finalement l’impression de perdre son temps. Le curé fronça les sourcils et posa une main délicate sur son bras.

— Je ne sais rien de cette pratique, mais je peux peut-être t’éclairer.

L’adolescent soupira de frustration, mais l’écouta néanmoins.

— Marc, chapitre 9, verset 23, énuméra-t-il. Jésus lui dit : Si tu peux !… Tout est possible à celui qui croit.

Les grands yeux d’Egmont furent soudain emplis d’incertitude et le prêtre sourit.

— Tu serais surpris d’apprendre à quel point la foi peut résoudre de nombreux problèmes.
— J’ai déjà entendu ça, balbutia l’adolescent. Écoutez, ajouta-t-il précipitamment, il me faut une Bible et de l’eau bénite. Un crucifix aussi.

L’homme le dévisagea d’un air inquiet et Egmont s’écria :

— Ces objets peuvent les détruire, j’en suis sûr !

Le prêtre opina et rejoignit rapidement les quelques marches du porche qu’il gravit avant de disparaître derrière une porte en bois. Quand il reparut, il tenait un gros livre relié en cuir et un flacon transparent rempli d’eau. Il les tendit à l’adolescent et lui dit :

— Sache que l’âme humaine est un cadeau de Notre Seigneur Tout Puissant. Nous nous devons de la chérir.

Egmont s’empara des objets et hocha la tête d’un air perplexe en marmonnant quelque chose comme : « J’y penserai ». Le prêtre ôta alors son propre crucifix et en passa la chaîne autour du cou de l’adolescent.

— Bonne chance, Egmont.

L’homme toucha son front, sa poitrine et ses deux épaules avec son index en priant avant de disparaître de nouveau dans la maison, laissant Egmont seul et rempli d’interrogations au milieu de la ruelle.

— Où étais-tu ? râla le docteur Ditfrid lorsqu’Egmont le rejoignit sur la place cinq minutes plus tard.

Une foule dense s’était rassemblée près de la porte principale et un carrosse noir conduit par deux magnifiques chevaux à la robe brune patientait à côté de la fontaine.

— Je ne pouvais pas aller prévenir Halvard sans toi ! reprit Gildwin, plus agité que jamais.
— Vous avez vu le comte ? éluda Egmont en glissant la croix du prêtre sous son pull.

Le flacon d’eau bénite était déjà dans sa poche et il tenait la Bible sous son bras. Le docteur fronça les sourcils en repérant le livre, mais il ne posa pas de questions. Il lui dit que messire de Chadelœuf ne s’était pas encore montré au moment même où plusieurs cavaliers pénétraient dans l’enceinte de Chastel sous les applaudissements des spectateurs. Leurs montures étaient tout aussi soyeuses que les chevaux de trait et les hommes se laissaient bringuebaler comme s’ils avaient à peine conscience d’être sur le dos d’un animal, sans selle. Ils portaient tous une tenue noire identique qui semblait repousser la lumière jaune des réverbères. Leurs manteaux étaient assez semblables à celui d’Halvard et leurs pans battaient contre leurs bottes en cuir à chaque pas du canasson. Leurs vêtements pouvaient passer pour des costumes médiévaux, mais d’un rang bien plus élevé que ceux des jeunes femmes qu’Egmont avait rencontrées près des lavoirs.

— Le comte est dans la voiture, dit une fillette en sautillant sur place, tout excitée.

Egmont la regarda d’un air affolé. Alors que la mère de la petite lui proposait d’avancer pour mieux voir, l’adolescent réalisa que tous les enfants présents risquaient d’être les prochaines victimes de messire de Chadelœuf. Il décida qu’il en ferait partie. Cela éviterait à un autre de se mettre en péril, si jamais le groupe d’intervention échouait ce soir.

Il proposa à son compagnon d’avancer, mais celui-ci lui tira le bras en lui rappelant qu’Halvard leur avait demandé de le prévenir immédiatement.

— Nous perdons du temps, argumenta-t-il en chuchotant. Nous devons être entrés dans le château avant le retour du cortège.

À peine eût-il fermé la bouche que le cocher du carrosse, chaussé d’un haut de forme en soie mate, descendit lestement de son siège pour ouvrir la portière. Il portait un costume ancien avec une longue veste en queue de pie. Un homme de haute stature apparut avec des mouvements fluides et délibérément lents. Egmont et Gildwin se figèrent en même temps pour regarder ses bottes se poser sur les pavés. Les bouclettes du docteur tressaillirent.

Le comte revêtait le même genre de tenue que ses cavaliers, mais la couleur en était différente. Elle tirait plutôt sur le bordeaux. Il ôta son chapeau, dévoilant des cheveux mi-longs d’un blond si clair qu’ils en étaient presque blancs. L’adolescent avait l’impression qu’ils étaient similaires à du duvet de poussin. L’invité d’honneur leva la tête vers la foule, un sourire se dessinant sur ses lèvres pâles.

— Bonsoir à tous, susurra-t-il d’un air amusé.

Sa voix était lente et douce, presque semblable à une caresse. Ou à une cerise, songea Egmont. Il adorait les cerises. Il pouvait en manger des corbeilles entières sans se lasser, mais au bout d’un moment, il avait mal au ventre. C’était l’effet que lui faisait la voix du comte.

Egmont dévisagea le vampire avec ses grands yeux remplis d’incompréhension et de fascination. Il n’était pas du tout comme il l’avait imaginé ; rien à voir avec monsieur Dandrige, le fameux voisin de Charlie Brewster dans Fright Night. Encore que, avant de boire du sang, ce démon se montrait tout aussi élégant, raffiné et poli que messire de Chadelœuf. Celui-ci avait tout l’air d’un gentleman figé dans la trentaine alors que l’adolescent se l’était représenté comme un vieux monstre sanguinaire – sans doute parce qu’il s’était également laissé influencé par l’image qu’il connaissait de Dracula. Seuls les cheveux légers et aérés de messire de Chadelœuf, dansant gracieusement sur sa tête avec une allure quelque peu débridée, lui donnaient un air sauvage. Sa peau était si claire qu’elle en paraissait crémeuse et il était évident qu’il ne s’était pas nourri depuis longtemps. Ses iris étaient verts et ses joues aussi laiteuses que le reste de son corps. Quand Alwine avait bu, elle avait les yeux rouges et les pommettes bouffies.

Comme s’il avait pu percevoir ce qu’il pensait de lui, le comte observa tout à coup Egmont avec une intensité déconcertante et une curiosité encore plus indiscrète que celle du docteur Ditfrid. Il s’avança dans sa direction, glissant à travers la foule comme s’il se déplaçait sur roulettes. Les gens étaient en extase. Les cavaliers descendus de cheval se mouvaient derrière leur maître comme son ombre et bientôt, le groupe de vampires s’arrêta près de l’adolescent. Figé, celui-ci ne tressaillit même pas quand messire de Chadelœuf se pencha et lui posa une main longue et fine sur l’épaule.

— Je connais ton sang, lui murmura-t-il à l’oreille. Il est presque identique à celui de ta sœur. Le tien semble tout de même un peu plus sucré.

Un nouveau sourire appréciateur se dessina sur ses lèvres nacrées, d’une couleur presque semblable au reste de son visage. Gildwin observa du coin de l’œil la réaction des familles qui se pressaient tout autour d’eux. Personne ne paraissait trouver le comportement du comte suspect. Sans doute s’entretenait-il de la sorte avec les enfants chaque fois qu’il venait au village. Le docteur réalisa alors qu’il exerçait très probablement son pouvoir de persuasion de cette manière. Il tira un peu plus sur le poignet d’Egmont, qu’il n’avait toujours pas lâché, et le vampire releva la tête vers lui.

— Ah, Gildwin Ditfrid, soupira-t-il, visiblement ravi de son intervention.

Le brouhaha était tellement soutenu que le docteur dut tendre l’oreille pour l’entendre.

— Vous savez ce que je suis, reprit le comte en le dévisageant profondément, la tête légèrement inclinée sur le côté, mais vous voulez comprendre comment c’est arrivé. C’est amusant. D’aucuns penseraient qu’il vaut mieux en finir au plus vite, mais votre curiosité et votre esprit rationnel vous poussent à réclamer des explications avant qu’il ne soit trop tard. Si vous n’étiez pas aussi pressé de partir, vous oseriez sans doute me poser la question. J’ai rarement rencontré quelqu’un de plus brave que vous, mon cher docteur.

Gildwin resta muet. Le comte ferma alors les yeux comme s’il réfléchissait puis déclara d’une voix suave et autoritaire :

— Très bien. Egmont, tu auras l’honneur de te joindre à nous.

Il inclina de nouveau la tête et ajouta :

— Nous nous reverrons bientôt.

Puis il se redressa et adressa quelques saluts à la foule en poursuivant son chemin d’un air nonchalant. La même fillette qui s’était ravie de trouver messire de Chadelœuf dans son carrosse tira sur la manche d’Egmont et lui lança :

— Il t’a parlé ! Tu as trop de chance.

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et courut derrière la procession de vampires dont les cavaliers ne prenaient pas la peine de sourire.

13 : L’infiltration du château

— Vous en avez mis du temps, râla Halvard quand Egmont et Gildwin le rejoignirent chez les Ugla. On a entendu les acclamations de la foule depuis au moins cinq minutes. J’ai déjà envoyé tout le monde sur place, ils sont sortis par la porte annexe du village. Qu’est-ce que vous foutiez ?
— Nous avons été pris dans le défilé, répondit le docteur d’une voix tremblante.

L’ermite le dévisagea d’un air suspicieux, les sourcils froncés et les favoris frémissants.

— Vous avez pas approché le comte, pas vrai ? hésita-t-il.

Egmont déglutit. Il avait gardé les yeux baissés et n’avait pas encore ouvert la bouche depuis que messire de Chadelœuf lui avait parlé du sang de Sunniva.

— Si, conclut Halvard devant le silence gêné de ses compagnons. Je vous avais pas demandé grand-chose ! s’emporta-t-il alors en agitant les bras. Il vous a causé ?

Gildwin hocha la tête, une mine déconfite déformant ses traits, tandis que l’adolescent ne bougeait toujours pas.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? aboya Halvard.

Le docteur Ditfrid révéla ce qu’il avait entendu et il précisa d’un air coupable que le vampire avait également murmuré des choses à l’oreille d’Egmont. Celui-ci sentit les yeux perçants du vieillard rivés sur le sommet de son crâne et il daigna enfin relever la tête. Il lui répéta mot pour mot les paroles du comte et la moustache d’Halvard frémit d’indignation.

— Je voulais pas que vous l’approchiez parce qu’il peut lire dans les pensées, lança-t-il tout à coup.

Sa voix était redescendue d’une octave et il paraissait bien plus calme. Pourtant, ses mains tremblaient autour de la bandoulière de fusil qu’il avait à l’épaule. L’arme reposait contre son dos et quelques couteaux étaient visibles à sa ceinture, sous son manteau.

— Il n’a sans doute pas pris la peine d’user de son pouvoir de persuasion sur toi, ajouta-t-il à l’attention d’Egmont. Il savait déjà que tu viendrais à lui de toute façon. Il a très probablement découvert que tu veux sauver ta sœur et qu’on prépare un truc pour ce soir.

Gildwin rougit et la chaleur qui lui envahit le corps le fit se sentir mal. Et s’ils avaient compromis leurs chances de réussite et mis en danger tous leurs compagnons ?

— On ferait bien de se grouiller, reprit l’ermite. Il faut qu’on soit au château avant le vampire que le comte va renvoyer pour prévenir sa garde de notre arrivée.


Egmont regarda le dos d’Alwine dont les petits trapèzes étaient tendus sous son pull serré. Elle avait troqué sa robe habituelle contre une tenue similaire à celle d’Halvard. Elle ressemblait à un militaire nain avec son pantalon noir équipé de poches sur les cuisses et ses lourdes bottes ; sans compter les deux revolvers attachés à ses bretelles. L’adolescent aurait aimé savoir ce qu’elle pensait à propos du fait qu’il l’avait laissée sucer son sang. Ils n’avaient pas encore eu l’occasion d’en parler. Il lui semblait que ce n’était pas grand-chose, mais il se sentait mal à l’aise.

— Le comte est… hésita-t-il, comme s’il n’était pas bien sûr qu’il pouvait faire la conversation. Il est différent de ce que j’imaginais. Il a l’air plus…
— Il a mis la main sur ton esprit, trancha-t-elle avant de s’éloigner.

Elle ne paraissait pas encore disposée à discuter avec lui.

— Tu es une proie facile, ajouta distraitement Halvard.

Il était occupé à surveiller les alentours pendant que le fromager et l’un des jeunes hommes blonds – qui était forgeron – essayaient d’ouvrir la grille des égouts. Ils avaient traversé les douves du château, pratiquement asséchées, en sachant exactement où trouver cette entrée insoupçonnée des vampires. Apparemment, aucun n’avait encore remarqué leur présence. Ceux qui circulaient sur le mur de garde, au-dessus des remparts, ne firent pas de détours dans leur direction.

— Le comte connaît tout de toi maintenant, reprit l’ermite, même tes faiblesses. Tu peux être sûr que quand on va lui tomber dessus ce soir, il brandira la gorge de ta sœur sous ton nez.

Le docteur Ditfrid fit claquer sa langue sur son palet d’un air réprobateur, mais il ne dit rien. Il était certain qu’Halvard avait raison. Il l’avait lu dans les yeux du vampire. Celui-ci était calculateur et foncièrement mauvais. Il ne croyait en rien d’autre qu’en son pouvoir et il savait que le désespoir pouvait briser un homme. Il comptait bien s’en servir contre les faibles humains naïfs qui avaient décidé de s’en prendre à lui.

Tandis qu’il guettait de nouveau les bois, allongé par terre avec son fusil dans le prolongement de son bras, Egmont songea à Sunniva. Messire de Chadelœuf lui avait dit que leur sang était pratiquement similaire. Cela ne signifiait-il pas qu’il avait déjà bu celui de sa sœur ? Puis il réalisa que le vampire n’avait jamais eu l’occasion de goûter le sien. Il devait baser sa comparaison sur leur odeur, comme Alwine l’avait fait pour déterminer que le docteur Ditfrid n’était pas son père. Cela le rassura quelque peu, même s’il ne pouvait être sûr de rien. La prédiction d’Halvard ne l’aidait pas à se sentir mieux.

Le docteur, accroupi contre un arbre à quelques pas de là, se pencha vers lui en abaissant le canon du fusil que l’ermite lui avait donné.

— Egmont, murmura-t-il, est-ce que tu vas bien ?

L’adolescent opina, mais fut incapable d’émettre un son.

— Tu as discuté avec le prêtre tout à l’heure, n’est-ce pas ? reprit son compagnon.

Surpris qu’il décide de lui parler de cela plutôt que de sa faiblesse devant messire de Chadelœuf, Egmont tourna la tête vers lui et le dévisagea d’un air interdit. Le docteur lui demanda alors ce que l’homme d’Église lui avait dit et il finit par le lui raconter.

— J’ai vu que tu étais revenu avec une Bible, insista Gildwin. À quoi peut-elle servir ?
— À prier, j’imagine.
— As-tu d’autres objets ?

L’adolescent opina et lui montra le crucifix avant de se tortiller sur le sol pour sortir le flacon de sa poche.

— C’est de l’eau bénite, dit-il d’un air peu assuré.
— Que comptes-tu en faire ? s’enquit le docteur.

Egmont haussa les épaules et Gildwin s’approcha un peu plus de lui en marchant en canard avant de murmurer :

— Ne pourrions-nous pas plonger nos munitions dedans ?

La lune gibbeuse éclairait largement la clairière et malgré l’ombre du château et des collines autour, Egmont vit que les yeux du docteur Ditfrid pétillaient derrière ses lunettes et que ses mains tremblaient sur la crosse du fusil. L’adolescent réfléchit un instant. Cette idée n’était pas mauvaise. Après tout, Halvard leur avait certifié que les balles faisaient énormément de dégâts aux vampires, suffisamment pour les ralentir et avoir l’opportunité de leur planter un poignard dans le cœur. L’eau bénite ne pourrait qu’accentuer les souffrances des créatures. Il hésitait cependant.

— Si les balles sont mouillées, dit-il, ça ne risque pas d’enrayer l’arme ?

Gildwin grimaça en se mordant la lèvre.

— Je ne sais pas, avoua-t-il.

Egmont tourna la tête vers Halvard, imaginant déjà sa réaction s’ils cassaient deux fusils de précision avec leur expérience qu’il trouverait insensée. L’ermite discutait avec Alwine à voix basse. Ils paraissaient anxieux. L’adolescent ne supportait pas de voir la fillette dans cet état. Il aurait voulu être capable de tout pour pouvoir lui épargner cela et lui permettre de vivre une vie normale. Aux grands maux, les grands moyens, songea-t-il. S’il pouvait protéger tous les gens qui avaient décidé de mettre un terme au règne du comte en utilisant l’eau bénite du prêtre, il n’y avait pas à hésiter. Il finit par dire au docteur que son idée était bonne et il lui fit signe d’approcher davantage avant de s’accroupir à son tour. Ils devaient monter la garde, mais ils savaient qu’Halvard avait les yeux rivés sur les arbres, même s’il parlait avec la petite vampire, et que d’autres chasseurs arpentaient les alentours.

Gildwin sortit le thermos qu’il avait emporté dans son sac à dos et en ôta le bouchon – qui servait aussi de tasse – pour y verser l’eau bénite. Egmont ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel en se demandant pourquoi son compagnon transportait cette bouteille de café chaud. Croyait-il qu’ils étaient partis en pique-nique et qu’il aurait le temps de la boire ? La moitié du flacon d’eau était désormais dans la tasse. Le docteur déchargea rapidement son fusil et fit glisser les munitions, longues et pointues, dans le récipient. L’adolescent s’attendait à une sorte de réaction chimique, mais rien ne se produisit. Sceptique, il regarda Gildwin les récupérer et les remettre dans la culasse de son arme avant de l’imiter. Ils réitérèrent l’opération avec toutes les balles qu’ils possédaient. Egmont faisait finalement couler les dernières gouttes de la tasse dans son flacon quand Halvard remarqua leur comportement étrange. Il les réprimanda sévèrement puis retrouva sa vigilance.

— On bouge ! finit-il par lâcher après qu’un claquement métallique eut résonné dans la nuit.

La musique et les cris euphoriques des villageois se faisaient toujours entendre au loin, derrière les remparts de Chastel, et il était peu probable que quelqu’un perçoive le vacarme de la grille. Celle-ci avait été plus longue que prévu à forcer, car la clé que le forgeron avait façonnée ne correspondait pas à la serrure du cadenas. Eirik tenait absolument à ce que leur entrée passe inaperçue, notamment auprès des autorités qui, après qu’Halvard et les autres auraient sorti les enfants de là, viendraient inspecter les lieux. L’empreinte de la serrure avait donc été faite depuis des mois avec la pâte à explosif des chasseurs. Le forgeron avait ensuite fabriqué la clé qui leur permettrait d’infiltrer le château. Seulement, il semblait que le cadenas avait été changé. Eirik et Halvard s’étaient brièvement entretenus jusqu’à décider qu’il fallait finalement le couper, car ils n’avaient plus le temps de trouver une solution alternative. Le comte n’allait pas tarder à revenir chez lui. La première étape du plan ne se déroulait donc pas comme prévu et leur entrée passerait pour une effraction.

Le groupe de volontaires pénétra précipitamment dans les égouts, laissant derrière eux le fromager, la vieille dame et Ana. Cette dernière avait insisté pour venir dans le château avec eux et aider à la recherche des enfants – dans l’espoir de voir son frère le plus vite possible –, mais Halvard avait refusé. Son aptitude au tir à l’arc, développée durant les cinq étés précédents où elle avait été animatrice de centre aéré, était cruciale pour garder l’accès et leur assurer une sortie sans encombre. Le fromager savait tirer depuis qu’il était tout petit. Il avait appris avec Halvard, qui travaillait à l’époque pour son père. Quant à la mamie, elle avait beau ne maîtriser aucune arme de ce genre, elle avait une vue infaillible à force de se concentrer sur ses aiguilles de tricot ou ses mots croisés – et, à l’occasion, d’observer furtivement ses voisins. Elle était indispensable pour repérer les éventuels vampires qui attaqueraient par l’extérieur.

Egmont et tous les autres courraient dans les égouts, remontant les couloirs humides dans le sens inverse de celui des rats. Il semblait à l’adolescent que les lourds pas de ses compagnons, clapotant dans l’eau, feraient bien pire que d’effrayer la vermine. Avec ce raffut, tous les vampires de garde allaient bientôt leur tomber dessus. Coincé entre Gildwin et un chasseur aux biceps particulièrement larges, il freina brusquement en retenant le pull du jeune homme qui le précédait.

— Il faut faire moins de bruit ! murmura-t-il entre ses dents. Ils vont nous entendre.
— Le gamin a raison, chantonna une voix au-dessus de leur tête.

Tout le monde leva les yeux d’un air inquiet et Gildwin braqua sa lampe torche sur le plafond. Deux iris rouges luisirent sous les faisceaux lumineux.

— Oh mon Dieu, chuchota le grand costaud en tendant un bras devant Egmont pour le faire reculer.

Le vampire cracha de mécontentement en entendant l’expression puis il se laissa tomber lestement au milieu du groupe. Le forgeron recula contre le mur en saisissant le bras de son frère pour l’attirer avec lui. Les chasseurs hésitèrent une seconde avant de décider de les imiter alors qu’Alwine avançait vers la créature en se penchant d’un air menaçant. Un grognement sourd remontait dans sa gorge. Gildwin et le gros costaud qui avait repoussé Egmont s’éloignèrent à leur tour, entraînant l’adolescent avec eux, tandis qu’Halvard dirigeait le canon de son fusil sur le front du vampire.

— Toi, dit-il, t’aurais pas dû te pointer ici.

Egmont se dégagea de l’emprise des deux hommes et se jeta sur le bras de l’ermite au moment où il allait presser la détente.

— Non ! souffla-t-il. Le tir va tous les attirer !
— Il a raison, intervint Eirik.

Le vieillard se tenait un peu à l’écart, protégeant sa femme en brandissant une épée. Il regarda son ami d’un air entendu, espérant le faire changer d’avis. Le vampire n’osait pas bouger. Il suivit l’échange des yeux et se mit à ricaner en louchant finalement sur le canon du fusil de l’ermite qui glissa entre ses deux sourcils.

— Je vais sûrement pas le laisser filer, grogna Halvard. Il va dire à tous les autres qu’on est là.
— Mais ils savent déjà que vous êtes là, roucoula la créature.

Fixant son regard sur Egmont, il ajouta :

— Ton cœur palpite tellement fort qu’on a tous senti l’odeur de ton sang. Je peux même le voir tressauter dans tes veines.

Il sourit largement, dévoilant des dents mal entretenues et un vilain pli au creux de ses joues bouffies. Ses yeux étaient plus serrés que la normale et son nez prenait toute la place au milieu de son visage. Egmont songea que finalement, tous les vampires n’étaient pas séduisants, puis il se ressaisit.

— Halvard, supplia-t-il après avoir difficilement ravalé sa salive. Il ment probablement. Ligotons-le et continuons.

L’ermite lui signala que ligoter un vampire était aussi utile que de lui faire manger de l’ail. L’intéressé n’avait rien manqué de la conversation, mais sous l’œil avisé d’Alwine, il n’avait encore rien tenté pour se dérober. Halvard hocha la tête en direction de la fillette qui sauta aussitôt sur le monstre. Celui-ci essaya de la mordre au moment où elle allait l’égorger. Le chasseur costaud s’avança alors courageusement et lui enfonça un chiffon sale et informe – qui ressemblait affreusement à une chaussette roulée en boule – dans la bouche. Alwine put ainsi achever son travail, enfouissant un peu plus la chaussette entre les dents du vampire, lui brisant une canine au passage, et le poignarda en plein cœur.

Bien qu’il ait déjà assisté à ce genre de scène, Egmont était choqué. À côté de lui, le docteur Ditfrid avait retiré ses lunettes et les essuyait d’un geste maladroit sur les mailles en laine de son pull. Ses boucles étaient affaissées sur son front, collées par la sueur. L’adolescent jeta un coup d’œil aux autres et constata qu’ils étaient aussi en état de choc. Les jumeaux avaient la bouche ouverte de manière presque comique, Frida sanglotait dans son coin et les chasseurs manifestaient diverses réactions de stupéfaction et d’effroi. Seul celui qui avait aidé à maîtriser la créature semblait conscient de ses mouvements. Il recula jusqu’à ses compagnons en essayant de paraître assuré, mais Egmont remarqua que ses jambes tremblaient. Il ramassa sa lampe, tombée pendant l’affrontement, et la glissa dans la ceinture de son pantalon.

Halvard et Eirik échangèrent de brefs regards gênés. Egmont supposa que c’était la première fois qu’ils se retrouvaient face à un vampire ensemble, le vieil hôte n’en avait sans doute jamais vu jusque-là, mise à part Alwine. Celle-ci demanda à tout le monde de s’écarter et lança un briquet sur la créature inerte. L’adolescent s’interrogea vaguement sur le nombre de ces objets qu’elle trimbalait dans ses poches. La dernière fois qu’il l’avait vue achever un vampire, elle avait agi exactement de la même manière. Comme à ce moment-là, le corps s’enflamma et se consuma aussitôt malgré l’humidité ambiante. Egmont comprit que la fumée allait bientôt emplir complètement le conduit.

— Il faut bouger, dit-il.

Puis, réalisant que l’affrontement avait duré assez longtemps, il ajouta :

— Nous avons perdu trop de temps. Le comte doit être rentré maintenant.

La seconde partie de leur plan ne se déroulait pas comme prévu non plus.

— Si y en a qui veulent partir, marmonna Halvard, vous avez qu’à faire demi-tour.

Quelques murmures, des regards gênés, mais finalement, personne ne se défila. Craignant un peu ce qui les attendait au bout du tunnel, Halvard les invita alors à le suivre.

14 : Sunniva

Le ciel commençait à se couvrir et la lune éclairait la cour du château par intermittence. Tout était désert, ce qui inquiéta quelque peu le groupe d’Halvard qui venait d’émerger des égouts. Dissimulé dans l’ombre de l’édifice, chaque individu armé avait les doigts crispés sur la crosse de son fusil. L’ermite leva la main par-dessus son épaule et fit un geste significatif qui entraîna une dispersion immédiate et furtive. Quatre chasseurs se postèrent au pied des tours pour surveiller les vampires des murs de garde. Les jumeaux filèrent en direction d’un long bâtiment pourvu de nombreuses fenêtres qui avait été désigné sur le plan comme les appartements du comte et de ses serviteurs. Et Eirik et Frida courraient déjà jusqu’aux donjons, près de l’entrée principale. Les deux binômes devaient fouiller ces endroits pour trouver les enfants.

— C’est trop calme, murmura Halvard à ses compagnons restants.

Il devait se rendre au poste de garde avec Gildwin tandis qu’Egmont et Alwine se chargeraient de la chapelle. Un mauvais pressentiment l’empêchait pourtant de quitter la fillette. Il doutait fort que le cortège de vampires soit encore au village et qu’aucune créature ne surveille le château et les prisonniers, d’autant plus que le comte de Chastel avait très certainement lu leur intention de pénétrer chez lui dans les esprits du docteur et de l’adolescent.

— Ils préparent quelque chose, ajouta-t-il, restez sur vos gardes.

À peine eût-il prononcé ces mots qu’Egmont poussa un cri de surprise et de douleur quand il se fit traîner en arrière par les cheveux. Les chasseurs-sentinelles appelèrent aussitôt Halvard pour savoir ce qu’ils devaient faire. Ils craignaient de blesser l’adolescent s’ils tiraient.

— Bande d’idiots, grommela l’ermite en visant la tête de la créature qui avait saisi le garçon. S’ils étaient restés discrets, ils auraient eu une chance.

C’est alors qu’il remarqua que les gardes du mur n’intervenaient pas et que c’était très étrange. Alwine avait commencé à faire les cent pas sans quitter Egmont des yeux. Elle n’osait pas s’approcher davantage à cause des mains du vampire, pressées de part et d’autre de la gorge de son ami.

Un feu d’artifice éclata dans le ciel, illuminant les remparts de Chastel de couleurs éblouissantes. Presque au même moment, des détonations de tirs retentirent à l’intérieur du château, résonnant sinistrement contre les pierres froides de l’édifice. Tout le monde se figea et Halvard cria aux sentinelles d’aller aider les autres. Comme eux, les vampires s’étaient finalement divisés en groupes et attaquaient séparément. L’infiltration silencieuse était un véritable échec.

Prisonnier contre le corps du monstre qui l’avait attrapé, son sac à dos écrasé entre eux, Egmont essayait de se débattre à coups de pieds et de coudes. La créature lui intima d’arrêter en grognant à son oreille. Le son était bestial, particulièrement menaçant. L’adolescent se figea et laissa retomber ses bras contre ses flancs. C’est alors qu’il sentit la petite protubérance contre sa cuisse : le flacon d’eau bénite. S’il parvenait à glisser discrètement sa main dans sa poche, il pourrait le sortir. Il n’aurait qu’à le briser sur le crâne de son adversaire et attendre le résultat. Face à eux, Halvard et Alwine se préparaient à intervenir dès que possible. Egmont essaya de pencher la tête sur le côté pour libérer l’accès à celle du vampire – et par la même, allonger son bras contre sa jambe –, mais son geôlier le ramena brusquement devant son menton en lui tordant presque le cou. La chaîne du crucifix du prêtre pinça la peau de l’adolescent, lui donnant une autre idée. Il porta ses mains à sa gorge comme s’il tentait de desserrer l’emprise de son adversaire et il commençait à faire délicatement remonter le bijou entre ses doigts quand il remarqua que le docteur Ditfrid était sorti de son champ de vision. Egmont se mit à paniquer. Il voulait prévenir Halvard, lui dire que leur compagnon avait dû se faire attraper aussi, qu’il était sûrement en danger quelque part, mais l’ermite lui fit les gros yeux pour l’inciter à se taire. L’adolescent ravala ses paroles en s’étouffant presque. Il se passait quelque chose. Oubliant complètement son intention de plaquer le crucifix sur la peau du vampire, il essaya de ne pas trop raidir ses muscles afin de ne pas éveiller les soupçons de la créature, mais il fallait qu’il se prépare. Il allait certainement y avoir un choc.

Alwine avait ralenti son pas tandis que le vampire reculait doucement, sans la quitter des yeux et sans desserrer son étreinte sur l’adolescent. Le comte avait dû donner des instructions, sinon il n’aurait probablement pas attendu pour tuer Egmont.

Halvard regardait Gildwin, qui avait miraculeusement réussi à se faufiler sans être vu derrière Egmont et son ravisseur. Il s’accroupit en calant parfaitement son pied gauche sous ses fesses et son genou droit devant son menton afin d’y poser son fusil. Il colla le carreau de ses lunettes contre le viseur et inspira lentement puis il fit sauter le cran de sûreté et pressa la gâchette comme un damné. La balle s’extirpa de la culasse, glissa dans le canon et fendit l’air jusqu’à transpercer le mollet de la créature qui s’affaissa aussitôt sur Egmont en hurlant. Sa jambe prenait la consistance d’une mauvaise gelée de fruits rouges restée plusieurs jours hors du frigidaire. L’adolescent donna un coup d’épaule pour le repousser avant de rouler sur lui-même et de se redresser un peu plus loin tandis que le docteur rechargeait l’arme comme un professionnel. Il se remit rapidement en position et explosa la tête du vampire qui se changea presque aussitôt en un tas inerte et fumant. La créature avait fondu comme un morceau de plastique sur un barbecue. Egmont n’en revenait pas. Impressionné, il ne pouvait détacher ses yeux globuleux de son compagnon. Il était incapable de s’empêcher de le trouver cool, même avec ses bouclettes brunes qui semblaient suspendues au-dessus de son front en attendant un autre moment fatidique. Comment avait-il pu s’éclipser aussi facilement ? D’où pouvaient bien lui venir cette technique de tir et cette précision ?

Alwine se précipita vers Egmont et se laissa glisser à genoux auprès de lui avant de reculer brusquement en fronçant le nez.

— Tu as été touché ! piailla-t-elle, couvrant sa bouche d’une main.

Egmont baissa les yeux sur sa jambe, qu’il sentait trembler sous son corps, et remarqua qu’il était effectivement blessé. La balle avait traversé le mollet du vampire et frôlé celui de l’adolescent – en l’entaillant assez profondément au passage – avant de finir sa course dans la cour du château. Par chance, elle n’avait atteint ni la fillette ni l’ermite, qui se tenaient juste devant la cible.

— Je n’avais pas le choix, s’excusa Gildwin en s’accroupissant auprès d’Egmont. C’était le seul endroit où vos deux corps étaient les plus éloignés.

Il brandissait toujours son fusil comme s’il s’apprêtait à faire feu à tout moment. Il ressemblait étonnamment aux soldats que l’adolescent avait déjà vus dans les films ou au journal télévisé et Egmont se demanda si le docteur n’avait pas fait l’armée. Puis il repensa à sa maladresse et à l’air terrorisé qu’il affichait chaque fois qu’il apprenait quelque chose au sujet des vampires et il en conclut qu’il ne devait pas être assez courageux pour avoir été militaire. Il oublia seulement que le comte, qui pouvait lire les esprits, avait affirmé avoir rarement rencontré un homme aussi brave que le docteur Ditfrid. Ses motivations dépassaient la compréhension de l’adolescent qui hocha simplement la tête, toujours admiratif. Le résultat de ce tir improvisé aurait pu être bien pire.

— Qu’est-ce qu’il avait celui-là ? interrogea Halvard en regardant le tas de gelée fumante avec un air dégoûté.
— C’est l’eau bénite, lança précipitamment Egmont. On a trempé nos balles dedans. C’est – complètement – dément.

L’ermite ouvrit de gros yeux assombris par ses sourcils froncés jusqu’à recouvrir l’intégralité de ses paupières. Il sembla qu’il s’apprêtait à protester, peut-être pour ses fusils, mais il se ravisa.

— Vous avez l’air bien équipés tous les deux, dit-il finalement. Je garde Alwine avec moi pour éviter qu’elle te dévore – il désigna le mollet ensanglanté d’Egmont qui rougit aussitôt comme une tomate. Gildwin, tu vas à la chapelle avec le gamin. Donnez-moi quelques balles enduites de… d’eau bénite.

Il grimaça en tendant la main, mais n’admit pas qu’il avait eu tort de dénigrer cet outil précieux. Gildwin lui remit de bon cœur une poignée de munitions encore humides et ils se séparèrent.


Egmont poussa le lourd battant en bois de la porte de la chapelle. Gildwin se tenait juste derrière lui, prêt à faire feu. Ils s’émerveillèrent néanmoins durant quelques secondes de la beauté du lieu. La pièce était tout en longueur et les murs en pierre brute accueillaient de magnifiques peintures représentant différentes scènes de la Bible. Des chandelles, suspendues au plafond, éclairaient faiblement les rangées de chaises alignées dans l’allée centrale. Le regard d’Egmont s’attarda sur un tableau du Christ attaché sur sa croix. Il repensa au verset que le prêtre de Chastel lui avait cité en réalisant qu’il était censé avoir été prononcé par l’homme de l’iconographie.

Le docteur et l’adolescent – qui traînait sa jambe blessée et fraîchement bandée derrière lui – avancèrent jusqu’à un autel au-dessus duquel reposait une magnifique statue de la Vierge Marie. De nombreux cierges illuminaient son visage blanc teinté de la lueur jaune des flammes. Elle tenait son enfant dans les bras et couvait la chapelle d’un regard maternel attendrissant. Les reflets des vitraux, traversés par les rayons de la lune, dessinaient des formes argentées parsemées de paillettes de couleurs sur la sculpture et sur le dallage en pierre.

— Je savais bien que nous nous reverrions bientôt, Egmont, lança une douce voix depuis le haut de la chaire en bois délicatement ouvragée qui surplombait l’autel.

Les visiteurs levèrent la tête et reconnurent aussitôt le comte. Lorsqu’il se leva, Egmont sentit son pouls s’accélérer. Il trouvait que la présence du vampire dans cet endroit était inconvenante, comme la devanture verte de la pharmacie sur la place de Chastel. Qu’il reste là avec toutes ces représentations religieuses autour de lui dépassait complètement l’adolescent. Comment la foi pouvait-elle constituer une arme contre lui alors qu’il n’y attachait pas la moindre importance ?

Messire de Chadelœuf commença à descendre les marches et Egmont remarqua qu’il était suivi par une jeune fille. Tandis qu’ils avançaient de leur démarche gracieuse vers l’autel, le costume blanc du comte – il avait même pris le temps de se changer – jurant d’une manière presque insultante avec l’éclat de la sculpture de Marie, Egmont sentait la panique monter en lui. Il observa le visage animé d’une grimace de la vampire, s’attardant sur ses grands yeux rouges étonnamment semblables aux siens, mise à part leur couleur.

— Oui, tu arrives trop tard, confirma messire de Chadelœuf en lisant dans son esprit. J’ai pensé qu’il serait plus amusant de te présenter à ta sœur après que je l’ai changée. Nous avons passé un moment en… intimité, si je puis dire, avant de venir vous attendre ici. Elle te plaît ?

Sunniva tourna le regard vers l’adolescent dont les yeux ardoise s’étaient remplis de larmes. Ses cheveux étaient si longs qu’ils n’avaient pas dû être coupés depuis la dernière fois qu’Egmont l’avait vue. Ils tombaient dans son dos, aussi raides et dorés que de la paille.

— Sunni…
— Elle a très faim, poursuivit le comte en chassant délicatement une mèche du front nacré de Sunniva. Je l’ai nourrie avant de venir, mais pour la calmer, il a fallu que je lui promette ton sang, Egmont.

Il sourit, dévoilant ses longues canines acérées et Sunniva l’imita comme son reflet.

— Salut petit frère, susurra-t-elle d’une voix cristalline. Contente de te revoir.

Gildwin pointait son arme sur les deux vampires, hésitant devant la réaction d’Egmont. Lui aussi aurait aimé pouvoir faire quelque chose pour la sœur de l’adolescent, mais il avait perdu tout espoir. La seule chose qui empêchait le docteur de tirer était son désir d’obtenir des réponses et de comprendre comment l’existence de ces créatures pouvait être réelle.

Egmont secoua la tête pour chasser ses larmes et pointa le canon de son fusil en direction du comte à qui il demanda de laisser partir Sunniva.

— Mais je ne la retiens pas ! s’exclama le vampire en levant les deux mains d’un air innocent.
— Sunni, viens avec nous, balbutia alors l’adolescent.

Il se sentait suffoquer comme s’il avait plongé dans l’eau glacée.

— Il n’est pas trop tard… ajouta-t-il sur un ton désespéré qui indiquait pourtant le contraire.

Sunniva lui octroya un joli sourire teinté de pitié.

— Il est trop tard, le contredit-elle doucement. Messire déteste gaspiller un sang prometteur, je ne te tuerai pas.

Elle lui tendit la main et Egmont hésita, abaissant légèrement son canon.

— Egmont… souffla le docteur Ditfrid entre ses dents.

Il secoua la tête pour le dissuader de bouger, mais l’adolescent ne le vit pas. Il était obnubilé par sa sœur. Il posa sa paume sur la sienne en laissant retomber son fusil qui se balança sur son flanc après avoir buté contre son sac à dos. La vampire sourit tandis que le comte applaudissait faiblement, les dévisageant avec des yeux pétillants comme s’il regardait un film romantique.

— Notre Père qui es aux cieux… improvisa subitement l’adolescent.

Les deux créatures cessèrent aussitôt de se réjouir et Sunniva rejeta brusquement la main de son frère.

— Que ton nom soit sanctifié, que ta volonté soit faite sur la Terre comme au ciel…
— Tais-toi ! cracha Sunniva en reculant, penchée en avant comme une bête prête à bondir.

Le doux son de sa voix s’était perdu dans ses grognements et la condescendance de son regard s’était envolée. Ses yeux hargneux flamboyaient, s’agitant dans tous les sens jusqu’à se poser sur le visage du comte. Elle l’implora d’intervenir, mais il haussa les épaules d’un air neutre et se retira derrière l’autel pour continuer à profiter du spectacle.

— Donne-nous aujourd’hui, hésita Egmont, regrettant de ne pouvoir sortir sa Bible pour prier plus justement, du pain… et… et pardonne-nous nos pêchés…
— Sunniva, murmura alors le docteur Ditfrid en s’approchant doucement, les bras tendus devant lui.

Il avait lui aussi baissé son arme. L’attitude de messire de Chadelœuf le dégoûtait. Il avait changé cette jeune femme en vampire uniquement pour jouir du désespoir d’Egmont. Il ne tenait pas à elle. Maintenant qu’elle était là, face à eux, désemparée devant la foi de son petit frère, le comte l’abandonnait à son sort en attendant de voir ce qui allait lui arriver. Le docteur ne pouvait pas tolérer cela. Il voulait finalement croire qu’il y avait encore une chance de rédemption pour elle.

La vampire tourna la tête vers lui, distraite de la prière, et le regarda d’un air dément.

— Tout n’est pas perdu, lui promit Gildwin. Tu peux choisir de vivre autrement. Tu n’es pas à ta place ici.

La grimace de la jeune fille se transforma en un rictus sardonique quand elle répliqua :

— Je sais parfaitement où est ma place et je ne m’en plains pas.

Elle se tourna ensuite vers Egmont et s’écria, pour couvrir sa prière :

— Tu crois pouvoir me sauver, comme une espèce de héros, mais tu te trompes ! Mon cœur ne bat plus. Tout ce qui pourrait me soulager, ce serait que tu me rejoignes dans les ténèbres.

Sur ce, elle bondit vers lui comme une panthère. Egmont sursauta et Gildwin se lança entre eux deux. Il attrapa les poignets de Sunniva, mais elle enroula ses jambes autour de sa taille et le fit tomber par terre dans un craquement sinistre. Egmont espéra durant une seconde de terreur démesurée que c’était ses lunettes qui s’étaient brisées sous son corps, mais le hurlement de douleur du docteur confirma ses pires craintes. L’adolescent se jeta en avant pour lui venir en aide. Il fut retenu en plein élan par les bras puissants du comte, passés sous ses aisselles.

— Regarde le spectacle, lui murmura-t-il à l’oreille.

Gildwin essayait de reculer, rampant sur les coudes sans tourner le dos à son adversaire, mais ses jambes traînaient lourdement derrière lui. Il ne semblait plus pouvoir les bouger. Il avait fait tomber son fusil et tâtonna le sol pour le rattraper, sans quitter Sunniva des yeux. Celle-ci s’installa convenablement sur le ventre de sa victime et plongea sa tête au creux de son cou.

— NON !!! hurla Egmont en se débattant et en tirant sur ses bras.

15 : La naissance d’un monstre

Messire de Chadelœuf souleva aisément Egmont et l’entraîna de l’autre côté de l’autel pour qu’il puisse parfaitement voir la gorge du docteur Ditfrid.

— Là, dit le vampire, regarde. Ce n’est pas aussi terrible que ce que tu penses.

Ils étaient désormais si proches que si le comte ne lui retenait pas les bras, Egmont aurait pu toucher celui de son compagnon. Il pouvait discerner les artères qui palpitaient sous sa peau fine, juste au-dessus du nez de Sunniva. Celle-ci avait planté ses crocs dans un des sillons bleutés et elle aspirait le sang avec gourmandise. Le haut du corps du docteur se contractait sous le sien alors que ses jambes demeuraient immobiles. Il avait probablement le bassin brisé. Il cambra le dos en émettant un gémissement, essayant de se dégager, mais il ne parvenait presque plus à bouger. Il cracha une bulle vermeille au moment où un filet de la même couleur glissait entre les dents de la vampire. Sunniva se redressa, méconnaissable, et elle plaqua ses deux mains sur les oreilles de sa victime en souriant d’un air triomphant. Egmont, impuissant et en larmes, sentait que le pire était encore à venir. Il se dégagea brusquement de l’emprise du comte et se précipita sur sa sœur. Elle serra plus fort le crâne du docteur Ditfrid, pratiquement inconscient, et juste avant qu’Egmont se jette sur elle, elle fit tourner sa tête d’un mouvement sec. L’adolescent enfonça le flanc de Sunniva comme un boulet de canon et roula avec elle sur les dalles de pierre de la chapelle.

— Les enfants, un peu de tenue, les réprimanda messire de Chadelœuf. Notre cher Gildwin mérite votre attention, il me semble.

Il s’était avancé jusqu’au docteur Ditfrid dont la tête dodelina un instant avant de basculer complètement par terre comme si elle n’était plus rattachée à son corps. Egmont se figea, regardant le visage rassurant et les bouclettes animées de son compagnon s’éteindre.

— Non, sanglota-t-il.
— Encore un cadeau du Bon Dieu, commenta le comte.

Egmont se releva et se précipita vers Gildwin comme dans un rêve. Il n’avait pas conscience de poser les pieds sur le sol, l’un après l’autre. Il ne sentait pas ses muscles se contracter à chacun de ses pas ni son cœur battre. Il avait l’impression d’être vidé. Impuissant. Inutile. Mort.

— Tu es prêt à nous rejoindre cette fois ? lança Sunniva dans son dos.

L’adolescent se retourna sans y penser. Ses yeux, presque aussi grands que ceux de son frère, paraissaient exorbités. Injectés de sang, ils luisaient à la lueur des chandelles de l’autel. Elle avait le visage gonflé comme si elle faisait une allergie et ses lèvres auparavant fines et nacrées étaient désormais charnues et rouges. Elle s’essuya le menton d’un revers de main avant de faire un pas vers Egmont. Celui-ci frissonna juste assez pour donner l’impulsion nécessaire à ses membres pour bouger. Il s’empara de son arme à deux mains et la pointa sur la poitrine de la vampire. Il savait désormais que la créature qui se tenait devant lui n’était pas sa sœur et que tous ses espoirs étaient vains. Le coup partit alors qu’il n’avait pas vraiment conscience d’avoir appuyé sur la gâchette. Le recul que la libération de la cartouche provoqua repoussa brutalement le fusil contre l’épaule d’Egmont qui tomba en arrière comme une planche, son sac à dos amortissant sa chute. Un bourdonnement lui obstrua les tympans tandis que Sunniva se contorsionnait et arrachait ses cheveux, fondant et s’écoulant entre les joints usés des dalles de pierre.

Egmont se releva maladroitement, gêné par la douleur et le poids de son arme. Il se débarrassa de la bandoulière et l’abandonna par terre. Il sentit alors la tranche d’un gros livre s’enfoncer dans ses côtes. C’était la Bible que le prêtre lui avait remise. Se pouvait-il qu’elle l’aide à se sortir de là ? Lorsqu’il avait récité la prière, un moment plus tôt, le comte n’avait pas réagi aussi violemment que Sunniva. Peut-être que cela ne l’atteignait pas autant que les autres vampires.

L’adolescent chercha rapidement son ennemi des yeux et le vit, toujours debout auprès du corps du docteur Ditfrid. Il n’avait pas bougé et il regardait l’emplacement où Sunniva venait de se désintégrer avec un air ahuri.

— Qu’as-tu fait ? lui lança-t-il en désignant la masse de gélatine dégoulinante.

Egmont ne répondit pas. Il entendait des coups de feu à l’extérieur et il s’inquiétait plus pour ses compagnons que pour ce qu’il venait de faire. Et si d’autres étaient… Non, il ne pouvait pas se résoudre à y penser. La mort du docteur Ditfrid sonnait comme un cauchemar dans son esprit. Il refusait d’admettre que c’était arrivé. Il n’avait pas le droit de se laisser abattre, pas quand messire de Chadelœuf se tenait devant lui.

Le comte leva tout à coup les yeux au ciel et lui lança d’un air agacé :

— Ils ont fait sortir les enfants. Pratiquement tout le monde est dehors maintenant.

Egmont comprit qu’il avait suivi ce qui se déroulait dans les autres parties du château grâce à sa faculté de télépathie. Seulement, l’adolescent ignorait si c’était ses compagnons qui avaient évacué les prisonniers, ou ceux du vampire. Celui-ci sourit.

— C’est la petite Alwine qui mène la danse, précisa-t-il. Vous êtes tous drôlement déterminés. Je n’arrive pas à croire que tu te sois débarrassé de ta sœur, ajouta-t-il en lançant un regard indéchiffrable aux restes de Sunniva.

Egmont avait l’impression qu’il était effrayé ; effrayé, mais aussi disposé à parler. L’adolescent ne savait plus quoi faire. Il était épuisé. Il lui semblait que depuis qu’il était à Chastel, il vivait dans une autre dimension. Comment tout cela avait-il pu se produire ? Pourquoi le comte s’était-il changé en vampire ? Rien n’avait de sens. Il s’assit sur les marches de l’autel et passa ses mains dans ses cheveux dans un geste désespéré.

— Comment est-ce possible ? murmura-t-il en soupirant.

Messire de Chadelœuf vint s’installer à côté de lui et, lissant les plis de sa chemise, répondit de manière presque amicale :

— J’ai l’impression que tu mises beaucoup sur la foi, Egmont. Je suis désolé de t’apprendre que tout cela est de la faute de Dieu lui-même. C’est lui qui a commencé.

L’adolescent ne put s’empêcher de rire. Le comte présentait son histoire comme une simple querelle. C’était absolument ridicule. Il sentit néanmoins qu’il y avait autre chose et que son adversaire était enclin à le lui révéler.

— Alors, dit-il, que vous a-t-il fait ?
— Tu es curieux, répliqua le vampire en souriant comme si Egmont s’était proposé de lui servir son propre sang sur un plateau. Tu préfères comprendre plutôt que d’agir, tout comme ton ami Gildwin. Vous vous ressemblez beaucoup. Je suppose que tu t’es découvert un courage insoupçonné grâce à lui.

Egmont soutint son regard en s’efforçant de ne pas réagir. Il ne souhaitait pas l’entendre parler du docteur Ditfrid. Il détailla les différentes nuances de rouges des yeux de son adversaire pour ne pas détourner les siens. Leur couleur provenait du sang qu’il avait volé à Sunniva, mais l’adolescent ne voulait pas y penser non plus. Il venait de discerner des paillettes dorées quand le comte commença son histoire sur un ton morose. Egmont l’écouta lui raconter qu’il était né en 1208 à Chastel, dans ce château, et que toutes les terres des environs appartenaient à sa famille. Il fut élevé comme un riche seigneur et lorsque ses parents périrent de la peste alors qu’il n’avait que seize ans, il hérita de leur domaine. Pendant un voyage dans un village voisin pour récolter les taxes, il rencontra une femme. Il avait trente-trois ans.

— Elle s’appelait Tiril, murmura-t-il tristement, et elle était la beauté incarnée. Nous nous sommes mariés. Un an plus tard, elle attendait mon enfant. Je nageais en plein bonheur, mais elle est morte en donnant naissance à notre fille.

Un silence pesant s’abattit. Egmont avait l’impression que les yeux des tableaux et des statues de la chapelle étaient braqués sur leur nuque. À l’extérieur, la cour semblait s’être complètement vidée. Il n’entendait plus un tir, plus un cri. Rien.

Le comte lui parut tout à coup plus grand. Il s’était redressé alors qu’un instant auparavant il avait l’air ratatiné sur lui-même comme un vieux pruneau.

— Dieu me l’a arrachée ! tonna-t-il, indifférent au silence. Il s’est joué de moi pendant des mois, à me faire croire que j’avais droit au bonheur pour finalement me le reprendre alors que je l’avais à peine effleuré du bout des doigts.

Il se leva brusquement et gravit les marches pour se précipiter sur l’autel. Il en arracha une coupe en or, sertie de petites pierres précieuses d’un rouge éclatant.

— Je suis venu dans cette chapelle, raconta-t-il en brandissant la coupe devant Egmont, et j’ai prié. J’ai prié le Seigneur de me la rendre. Je lui ai dit que j’accomplirai sa volonté, que je lui serais toujours fidèle s’il la ramenait à la vie. Et sais-tu ce qui est arrivé ?

Egmont secoua la tête en signe de dénégation.

— La jeune sœur de Tiril, Vilde, est entrée avec le bébé dans ses bras. Elle aussi était encore une enfant, mais elle s’occupait de ma fille comme si elle était la sienne. Elle me l’a amenée et je l’ai regardée pour la première fois depuis sa naissance. Je ne voulais pas la toucher, je ne voulais même pas en entendre parler… J’étais fou de chagrin et je la jugeais coupable de la mort de sa mère. Mais quand je l’ai vue, enveloppée dans la couverture que Tiril avait brodée pour elle, je l’ai aimée. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai remarqué que ses yeux étaient identiques à ceux de la femme qu’on m’avait arrachée. J’ai alors pensé que Dieu avait finalement exaucé ma prière, qu’il m’avait rendu une part de celle que j’avais perdue.

Il berçait un enfant invisible, le regard fixé sur le vide qu’il tenait, puis il éclata d’un rire qui résonna dans la petite chapelle. Egmont en eut la chair de poule.

— Ce n’était qu’une blague ! poursuivit le comte. Il se moquait encore de moi. Vilde me l’avait amenée pour me dire qu’elle était malade. Elle avait attrapé la fièvre, sans doute transmise par le lait des chèvres qui servait à la nourrir. Je suis devenu fou…

Il tenait toujours la coupe sainte et balançait les mains au-dessus de sa tête comme s’il ne savait pas quoi en faire. Ses yeux étaient secoués de spasmes. Egmont se leva et s’écarta de lui, réalisant à quel point les émotions qu’il ressentait encore avaient cultivé sa haine durant ses siècles d’existence.

— J’ai sorti la dague que j’avais dans ma poche et j’ai tranché la gorge de Vilde, reprit le comte. Elle s’est écroulée ici même, sur ces dalles, jubila-t-il en s’accroupissant, posant la paume de sa main libre sur une pierre. J’ai rempli une coupe de son sang avant de la brandir vers le ciel puis de la boire.

Il mima la scène et Egmont eut un haut-le-cœur. Le comte poursuivit son récit sans remarquer sa réaction. Il lui dit qu’il avait ensuite simplement quitté la chapelle avec sa fille pour regagner ses appartements. Il passa des jours dans le noir à se morfondre sans essayer d’arrêter les pleurs de plus en plus virulents du bébé. Au bout d’une semaine, sa faim devenait insupportable et au lieu de continuer à renvoyer les serviteurs qui tentaient de venir s’occuper de lui et de l’enfant, il avait commencé à les laisser entrer un par un. Il avait besoin de se venger, de défier Dieu, mais le suicide lui paraissait être une bien maigre consolation pour lui. Il désirait répandre sa rancœur autour de lui et assister au désastre qu’il pourrait engendrer dans la foi inébranlable des croyants. Il décida donc, plutôt que de se nourrir des repas apportés par les bonnes, de boire le sang de ces dernières après les avoir égorgées.

Après plusieurs semaines, sa fille, qui aurait pu s’en sortir s’il l’avait convenablement soignée, était plus proche de la mort que jamais. Le comte ne pouvait supporter de se retrouver de nouveau seul. Les serviteurs ne venaient presque plus parce qu’ils ne voyaient jamais revenir leurs camarades qui lui avaient rendu visite précédemment et il n’avait plus rien à manger. Il était temps d’en finir.

— J’ai vu la gorge de ma fille, si petite, toute molle et fragile, couverte de la sueur provoquée par la fièvre. Je l’ai prise dans mes bras et je l’ai serrée contre moi. J’ai décidé que je ne la laisserai pas souffrir davantage. Je devais boire son sang pour mettre un terme à son supplice, et au mien.

Egmont plaqua une main contre sa bouche, ses immenses yeux ardoise remplis de terreur et de dégoût. Le comte n’y prêta pas attention. Il avait fini par se calmer un peu et il murmurait comme s’il se trouvait de nouveau auprès du berceau du bébé.

— J’ai posé mes lèvres sur sa gorge et j’ai aspiré sa peau. Je sentais le sang affluer dessous et je me délectais de son goût métallique, à peine perceptible. J’en voulais plus. Je l’ai mordue. C’était la première fois que j’utilisais mes dents pour récolter ma boisson et j’ai réalisé que mes canines s’étaient allongées et aiguisées. Elles étaient faites pour transpercer les gorges afin que je puisse m’abreuver du liquide précieux qui palpitait dans leurs artères. J’ai tué ma fille et j’ai ensuite essayé de mettre fin à mes jours en me taillant les veines. Je n’ai pas pu. Plus aucun sang ne coulait en moi. Je ne pouvais pas mourir. Telle était ma punition pour avoir critiqué la Volonté Divine et avoir bafoué la foi. J’étais condamné à vivre une éternité de souffrance dans laquelle mon désir du sang me rappellerait mes péchés.

Egmont s’attrapa les cheveux à deux mains tout en secouant la tête d’un air désemparé. S’il avait toujours eu des doutes sur l’existence d’une force supérieure, il venait d’obtenir la preuve qu’elle n’était pas le fruit d’un fantasme collectif. Messire de Chadelœuf avait bel et bien été puni pour les actions monstrueuses qu’il avait commises, mais l’adolescent était convaincu que cela allait bien au-delà d’une malédiction. Depuis ce jour fatidique, le comte s’évertuait à accomplir le plus d’atrocités possible pour faire regretter à Dieu de lui avoir accordé une éternité de souffrances sur Terre. Le code qu’il avait instauré ne servait qu’à éduquer les futurs vampires pour qu’ils soient aussi mauvais que lui et qu’ils perpétuent sa vengeance. Le fait qu’il ne choisisse que des enfants lui permettait également de rappeler à Dieu que tout était parti de là, de la vie d’un bébé.

— Regarde-toi, persifla le comte qui venait de réaliser qu’Egmont était plus agité. Tu voulais savoir, n’est-ce pas ? Ne te plains pas. De toute façon, tu n’en as plus pour longtemps.
— Je… Comment… Comment avez-vous pu assassiner votre propre fille ? balbutia l’adolescent, bouleversé.

Le vampire sembla réfléchir à la question, une expression de doute animant son visage, puis il répondit simplement qu’il l’ignorait.

— J’ai changé dès que j’ai posé la main sur la dague qui a tué Vilde, je le sais. J’étais damné avant même d’avaler une goutte de son sang. Je suppose que le Tout Puissant m’avait déjà condamné à ressentir le besoin de me sustenter de cette manière.

Il haussa les épaules comme si cela n’avait aucune importance et Egmont comprit que le comte croyait définitivement en l’existence du Seigneur et de tout ce qui avait trait à lui.

— Vous vous trompez, lâcha-t-il en faisant passer son sac à dos contre son ventre.

Il ouvrit la fermeture éclair et sortit la Bible. Le vampire l’observa avec intérêt, puis eut un rictus quand il réalisa quel ouvrage l’adolescent lui montrait.

— C’est vous qui avez donné cette idée à Dieu, précisa Egmont en tapotant la couverture en cuir.

Il avait laissé tomber son sac à ses pieds et brandissait le livre saint comme s’il s’était agi du détonateur d’une bombe. Le comte le dévisagea d’un air interdit, ne comprenant pas un mot de ce qu’il disait.

— Dieu n’aurait jamais songé à faire boire le sang d’êtres humains à quelqu’un, ajouta l’adolescent, sûr de lui. Il vous l’a imposé parce que vous l’avez fait de votre propre chef sous ses yeux, dans sa coupe. Vous avez cru le punir ainsi, mais vous vous êtes puni vous-même. « Tout est possible à celui qui croit. »

La citation partielle du verset de Marc que le prêtre lui avait sorti semblait être de circonstances. Egmont s’y raccrocha comme à une bouée de sauvetage.

— Pour l’amour du ciel, Egmont, s’écria le vampire, ne me cite pas la Bible ! J’ai passé près de huit siècles à la lire, je n’ai pas besoin que tu m’éclaires à ce sujet.

16 : Bible, eau bénite et crucifix

— La Bible n’est rien de plus qu’un conte avec une morale, improvisa Egmont, déçu.

Il avait espéré que le verset que le prêtre lui avait appris aurait autant d’effet sur messire de Chadelœuf que sur lui. Il lui fallait trouver autre chose s’il voulait convaincre le comte qu’il pouvait changer.

— Vous connaissez peut-être ce passage, ajouta-t-il, mais vous ne le comprenez pas. Vous avez choisi de croire que Dieu cherchait à vous punir pour vos actions et c’est ce qui vous a amené là où vous êtes.
— Mais encore ?
— Dieu n’a rien fait du tout. Vous avez cru qu’il vous changeait en monstre, mais moi je crois qu’il vous a juste fait évoluer par rapport au mode de vie que vous aviez entamé : vivre dans le noir, boire de force le sang d’humains et retarder sans cesse le moment de votre mort… Vous êtes passé de l’état d’homme à celui de vampire.
— Brillant, ironisa le comte. J’imagine que le fait que je n’ai plus l’once d’une âme en moi n’a rien de divin non plus.

Egmont hocha la tête. Évidemment, ce qu’il disait n’avait pas beaucoup de sens. Il avait juste repensé à ce que la professeure de SVT lui avait appris sur le modèle darwinien de l’évolution. L’écosystème et l’environnement pouvaient, selon cette théorie, transformer le patrimoine génétique d’une espèce afin qu’elle puisse continuer à survivre. Peut-être était-ce cela qui était arrivé à messire de Chadelœuf, ce qui pourrait expliquer les canines acérées et la force et la vitesse des vampires, nécessaires à leur nouvelle fonction de prédateur. Ils devaient craindre la lumière du soleil parce que le comte, à l’origine, avait passé trop de temps dans les ténèbres. Quant à la couleur mouvante de leurs yeux et à leur immortalité, Egmont ne savait pas comment les interpréter, mais il n’avait pas encore approfondi son apprentissage de la théorie de l’évolution de Darwin. Il n’était pas certain que les changements génétiques pouvaient s’opérer en quelques semaines. Il lui semblait même parfaitement insensé de rendre éternel un être – en arrêtant son cœur et en le privant de toutes les hormones et de tous les fluides nécessaires à la survie de ses cellules – uniquement parce qu’il avait la volonté de demeurer en vie. Dans ce cas, aucun être vivant ne périrait. Egmont s’efforça néanmoins de prendre le ton d’un instructeur bien avisé lorsqu’il précisa au vampire :

— Vous avez cru perdre votre âme dès que vous avez assassiné la sœur de votre femme. La folie et le chagrin l’ont rongée, pas Dieu. Elle était devenue pire qu’une passoire, vous n’en aviez plus besoin, elle a disparu.

Le comte fit quelques pas devant l’autel, emprunt à une réflexion intense et Egmont crut, pendant une minute d’incrédulité, qu’il avait réussi à le convaincre. Il consulta sa montre et calcula rapidement que le soleil devrait être levé d’ici une quinzaine de minutes. Il s’étonna de ne pas avoir vu la nuit passer. Mais si le vampire ne changeait pas d’avis et qu’il attaquait l’adolescent, il pourrait au moins l’attirer à la lumière du jour pour essayer de s’en débarrasser.

Lorsque le comte s’arrêta finalement devant lui et le fixa profondément, l’évidence refit surface. Tandis que le vampire se moquait de sa candeur, abasourdi que même face à la réalité des faits l’adolescent refusait d’admettre la puissance du châtiment divin que le comte avait subi, Egmont lui jeta la Bible au visage avant de s’enfuir en courant, s’engageant sans y penser dans un escalier qui descendait sous l’autel.

— J’ignore ce que tu as prévu, lui lança le comte après avoir cessé de crier et parjurer, mais tu es pris au piège. Ceci est une crypte. Il n’y a qu’une seule sortie.

Egmont regarda tout autour de lui et se désola de constater l’absence de fenêtres. La lumière du jour ne lui serait d’aucun secours en fin de compte. Il avait été convenu avec le reste du groupe que chacun devait se contenter d’accomplir sa tâche, sans revenir en arrière pour aider les autres. C’était trop dangereux. Personne ne pouvait prévoir si le comte allait intervenir, mais ils avaient tous pensé qu’il s’attaquerait à la plus grande menace : Halvard. L’ermite savait que cette infiltration dans le château était leur dernière chance de détruire messire de Chadelœuf. Si ce monstre pouvait s’échapper, il fuirait et finirait par refaire surface plus fort et avec plus de serviteurs, afin de se venger. Egmont doutait qu’Halvard ne fasse pas demi-tour pour trouver et tuer lui-même le vampire afin d’éviter ce drame. Au moins, cette conversation invraisemblable sur Dieu et l’évolution avait permis à Egmont de gagner un peu de temps. Il espérait désormais que ses compagnons n’allaient plus tarder à intervenir.

Accroupi derrière la statue du saint qui devait être enterré là, l’adolescent s’empara de son flacon d’une main et de son crucifix de l’autre. Peut-être que ces objets seraient efficaces contre le vampire et qu’ils le retiendraient un peu en attendant que l’ermite entre en scène. Après tout, les balles enduites d’eau bénite fonctionnaient à merveille et la prière avait sérieusement déstabilisé Sunniva. Egmont espérait encore, même s’il avait compris que le comte ne réagissait pas comme ses sous-fifres. Il était indéniablement plus fort et surtout plus confiant. La seule manière de l’exterminer serait de le brûler, songea-t-il.

Il se pencha sur le côté de la statue pour évaluer la distance qui le séparait des escaliers. Le vampire se tenait sur son chemin, vrillant la crypte d’un regard assassin. La peau de son visage était tuméfiée, cloquée, sans doute à cause de la Bible. Lorsqu’il remarqua le mouvement de l’adolescent derrière la sculpture, il se rua sur lui et le saisit par le col de son pull pour le relever.

— Je n’arrive pas à croire qu’un sale gamin comme toi me cause autant de problèmes, cracha-t-il.

Le venin de ses paroles devait être aussi mortel que ses canines elles-mêmes. Egmont sourit en essayant d’avoir l’air provocateur et il lâcha :

— Pourtant je vous l’ai dit, tout est possible pour celui qui croit.

Le comte écarta les lèvres sur ses crocs et grogna lourdement. Le son venait du fond de sa gorge, de ses tripes. Egmont leva la main et balança son crucifix entre leurs deux visages comme un pendule. Surpris, le vampire jeta l’adolescent contre la statue du saint et recula contre le mur.

Egmont s’efforça de garder le bras tendu pour que la croix reste visible et messire de Chadelœuf observait le bijou d’un air terrorisé avant de sourire de manière narquoise.

— À l’envers, constata-t-il en affaissant les épaules comme s’il était blasé. Merci beaucoup.

Egmont regarda à son tour le crucifix et remarqua qu’il était effectivement coincé dans la chaîne et pendait dans le mauvais sens, ce qui était une provocation à l’encontre du Seigneur. Il se dépêcha de la retourner en demandant mentalement pardon. Il avait cru que ce dispositif marcherait sur le comte, mais seule la surprise l’avait poussé à reculer. L’adolescent souffla en gonflant les joues comme pour évacuer la pression de son corps. Il fallait qu’il trouve quelque chose. Les minutes s’écoulaient et il ne percevait toujours aucun bruit au-dessus, dans la chapelle. Il devait s’occuper lui-même de mettre le vampire hors d’état de nuire au cas où personne ne reviendrait pour l’aider.

Il se laissa trop absorber par ses réflexions et le comte en profita pour avancer subrepticement jusqu’à lui. Egmont vit ses pieds bouger, puis le mouvement devint trop rapide pour ses yeux et il remarqua qu’il se jetait sur lui uniquement quand il sentit son poids l’écraser par terre. La colonne vertébrale et le crâne de l’adolescent cognèrent violemment le sol en pierre, faisant apparaître des étoiles dansantes derrière ses paupières.

Le comte lui emprisonna les mains au-dessus de la tête pour l’empêcher de résister et Egmont lâcha son flacon d’eau bénite sous la violence de cette poigne. Il roula près de son visage, mais le vampire n’y prêta pas attention. Il enfonça ses canines sur les bras de sa victime – là où il pouvait atteindre sa peau – puis essaya d’exposer sa gorge. L’adolescent rentra le cou pour lui bloquer l’accès à sa jugulaire ou sa carotide, mais il souffrait beaucoup et il sentait ses forces l’abandonner. Les morsures provoquaient des élancements aigus accompagnés de décharges électriques. Son adversaire serra fermement ses poignets d’une seule main et utilisa finalement l’autre pour tirer sur sa tignasse, offrant ainsi l’artère palpitante. Egmont perçut la pointe de ses dents et contracta les muscles de son dos et ses abdominaux pour le repousser. Le prédateur releva légèrement la tête et répondit à ce mouvement en lui arrachant davantage les cheveux avant de fermer ses longs doigts autour de son cou comme s’il allait l’empêcher de bouger en l’étranglant. Il les retira aussitôt, se redressant brusquement avec une expression de dégoût.

Egmont sentit de nouveau la chaîne du crucifix lui pincer la gorge et il comprit la réaction du comte. Celui-ci avait levé ses mains devant son visage et les contemplait d’un air interloqué. La pâleur et la perfection de leur peau disparaissaient sous ses yeux ébahis, remplacées par des lambeaux de chair carbonisée qui se détachaient de ses os et tombaient lentement vers le sol comme des cendres.

Egmont se redressa sur un coude et ramassa son flacon d’eau bénite. Il était à moitié vide, mais d’après l’action immédiate du crucifix, une seule goutte pourrait suffire. Le vampire avait montré beaucoup de haine à l’encontre du Seigneur et sa croyance en lui ne pouvait être remise en cause. En revanche, la foi en son pouvoir lui faisait défaut. Le comte pensait être plus malin et plus fort que Dieu lui-même, aussi la soudaine confiance d’Egmont dans les outils saints et sa conviction d’être capable de venir à bout de son adversaire avaient finalement un impact. Le vampire n’avait jamais cru que sa condition était due à ses propres actions avant que l’adolescent le lui fasse remarquer. Il ne s’était jamais blâmé pour ses péchés, il avait toujours accusé Dieu de s’être joué de lui. La foi d’Egmont, récente et pure, lui rappelait à quel point son ennemi pouvait être puissant et influencer les esprits. Le simple fait qu’Egmont utilise un crucifix ou de l’eau bénite contre lui le prouvait.

Le comte était furieux. Il refusait de se laisser impressionner. Il se jeta de nouveau sur Egmont qui, dans un mouvement de réflexe pour se défendre, lui brisa le flacon sur la tête. Le liquide coula sur l’arête du nez du vampire qui loucha dessus un instant avant d’émettre un hurlement épouvantable. D’énormes cloques poussèrent sur son visage comme des champignons, éclatant et suintant sans qu’il puisse intervenir. Toutes dents sorties, il se pencha sur l’adolescent en ignorant l’agression du crucifix sous son menton cette fois. Il était décidé à user de ses dernières forces pour tuer Egmont qui avait été, selon lui, envoyé directement par Dieu pour l’anéantir. Egmont sentit une fois de plus les canines du comte sur sa peau. Elles paraissaient vraiment aiguisées et étaient d’une tiédeur détonnant avec la température glaciale de son corps. Egmont ne put retenir son exclamation de stupeur quand elles s’enfoncèrent brusquement dans sa chair. Ses veines palpitèrent fugacement et son sang s’en échappa en même temps que toutes les tensions qu’il ressentait. Il ferma les yeux, conscient qu’il ne pouvait plus rien faire. Il se sentait étrangement bien. Plus le vampire aspirait, plus son cœur s’emballait et plus il goûtait l’endorphine qui envahissait son corps. Un immense sentiment de béatitude l’accompagnait et il cligna des paupières à plusieurs reprises en laissant la chaleur remonter de son ventre et lui envelopper les membres. Il lui sembla que quelques points lumineux se mettaient de nouveau à danser devant ses yeux et qu’une aura éblouissante se décidait enfin à le libérer du monde obscur où il se tenait. Il avait l’impression qu’il était une fusée sur le point de décoller. Tous ses sens se mélangeaient et son cerveau ne parvenait plus à établir aucune connexion. La seule chose à laquelle il pensait de manière cohérente, c’était que le docteur Ditfrid avait probablement ressenti la même chose quand Sunniva l’avait mordu et que toutes les souffrances s’étaient très certainement évanouies à ce moment-là. Il avait eu une mort assez paisible en fin de compte.

Le corps du vampire s’écrasa tout à coup sur lui. Son poids compressa la poitrine d’Egmont qui suffoqua en ouvrant les yeux en grand. La lumière apaisante avait disparu. Il se trouvait de nouveau dans la crypte qui sentait le moisi. Son dos le faisait atrocement souffrir et il avait l’impression d’avoir rencontré un pistolet à clous. Partout où les canines du comte lui avaient percé la peau, une sensation de froid intense lui serrait les pores. L’adolescent essaya de se dégager quand il entendit la voix d’Alwine appeler son prénom. La masse qui lui comprimait la poitrine bougea légèrement et retomba d’un seul coup sur lui, lui apprenant que si ses poumons pouvaient encore recevoir de l’air, ils le prendraient volontiers. Il se mit à se tortiller sur lui-même et discerna une petite silhouette penchée au-dessus d’eux, les deux paumes posées sur le flanc de son adversaire.

— Egmont, aide-moi ! râla Alwine.

Il ramena ses bras contre son torse pour pousser le comte sur le côté, réveillant le courant électrique qui circulait entre les différentes morsures de ses poignets. Le vampire s’écrasa par terre et Egmont s’empara de la main secourable que son amie lui tendait.

— Que s’est-il passé ? lui demanda-t-il en se relevant.

Elle lui désigna le dos de la créature et il remarqua que le manche d’un poignard en dépassait, à l’emplacement du cœur. Elle l’avait achevé.

— Il faut le brûler, dit Alwine en tournant la tête du comte pour voir son visage.

Il se liquéfiait lentement sous l’effet de l’eau bénite. Egmont détacha le crucifix qu’il portait toujours autour du cou et le plaça sur le torse du vampire où il se colla aussitôt en faisant fondre son costume en cuir blanc.

— Que fais-tu là ? demanda-t-il finalement à son amie comme s’il venait de faire quelque chose de normal comme punaiser une affiche au mur. Et les autres ? Où est Halvard ?
— Les enfants sont au village avec Eirik et Frida. Les blessés s’en sortiront. Halvard est mort.

Ces mots firent disparaître l’expression de soulagement qui s’était dessinée sur le visage de l’adolescent. Alwine essaya de lui sourire, mais une grimace de douleur déformait ses traits. Egmont remarqua qu’elle aussi avait été mordue, mais ses plaies intactes n’étaient pas à l’origine de ses souffrances. Elle paraissait épuisée, abattue. Elle manquait de force.

Elle s’avança vers son ami et pressa un instant sa main contre sa gorge pour arrêter l’hémorragie. Le sang ne semblait pas la perturber. Elle laissa retomber son bras et s’empara d’un briquet dans sa poche. Comme habituellement, elle enclencha la pierre en écrasant le bouton avec son pouce et jeta l’objet pourvu d’une petite flamme bleue sur le corps du comte avant de lui tourner le dos.

— Viens, dit-elle à Egmont. Sortons.

Elle lui prit la main et l’entraîna dans les escaliers. Ils regagnèrent la chapelle en silence et s’arrêtèrent devant le docteur Ditfrid. Son pull était relevé et l’adolescent remarqua un hématome violacé sur ses côtes. Il était probablement apparu quand le vampire aux cheveux rouges l’avait balancé contre un arbre, juste avant qu’Halvard et Alwine n’interviennent pour les sauver dans la forêt, le lendemain de leur arrivée à Chastel. La douleur devait être insoutenable et pourtant, Gildwin ne s’était pas plaint une seule fois.

Alwine jeta un coup d’œil à Egmont et serra un peu plus fort ses doigts dans les siens. L’adolescent détourna la tête et ferma les paupières pour tenter de rejeter cette vision atroce de son ami hors de son esprit. Lorsqu’il les rouvrit, son regard tomba sur la coupe en or ornementée de rubis. Il lâcha la vampire et se baissa pour la ramasser.

— Alwine, murmura-t-il, je vais te soigner et après, je te raconterai une histoire.
— De quoi est-ce que tu parles ? Viens.

Elle essaya de lui saisir le poignet, mais il se dégagea et aperçut les marques de dents sur son avant-bras. Il avait encore l’impression de déambuler dans un rêve, ou dans une prémonition. Il ne savait pas comment agir jusqu’à ce qu’un élément s’ajoute aux informations qu’il possédait déjà et lui dicte quoi faire. Il tenait la coupe sainte qui avait nourri le sacrilège du comte de Chadelœuf dans une main et des plaies vampiriques s’imposaient à son regard, sur son autre bras. Il appuya le récipient dessus.

— Qu’est-ce que tu fais, Egmont ? lui demanda Alwine, apeurée.

Quelques gouttes de sang coulèrent dans la coupe. Il avait conscience que ce n’était pas beaucoup, mais ce serait suffisant. Il la tendit à Alwine qui la refusa d’un signe de tête.

— Je ne boirai plus jamais ton sang, Egmont.
— Pourquoi ? balbutia-t-il.

Il ne put cacher son ravissement. Il était trop soulagé qu’après deux tentatives infructueuses – auprès de Sunniva, puis du comte – il obtienne enfin la réponse qu’il souhaitait. Alwine espérait réussir à aller à l’encontre de sa nature. Elle l’avait toujours voulu pour Halvard, et même après que celui-ci eut disparu, elle n’avait pas changé d’avis. Egmont désirait l’aider. Il garda la coupe tendue dans sa direction, mais elle secoua de nouveau la tête.

— Je ne veux pas m’y habituer. C’est mal.

Egmont sourit.

— Alwine, crois-tu que tu possèdes encore ton âme ?

Elle le dévisagea sans comprendre et finit par lui demander ce qu’il entendait par là.

— Est-ce que tu penses que tu es damnée ? reformula-t-il en utilisant les mots du prêtre.
— Je… hésita-t-elle. Je ne sais pas. Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Moi, je crois que ton âme est toujours en toi. Je suis sûr que tu es plus humaine que la plupart des gens que je connais. Si tu voyais les autres, au collège…
— Egmont, l’interrompit-elle, où veux-tu en venir ?
— Alwine, si tu crois que tu peux redevenir humaine, tu le redeviendras. Moi j’y crois.

Il lui proposa de nouveau son sang, histoire de lui montrer encore une fois ce contre quoi elle devait se battre, et elle repoussa sa main avec une telle violence que la coupe traversa la chapelle et roula en bas des escaliers de la crypte d’où s’échappait une épaisse fumée blanche. Egmont serra alors son amie contre lui. Il l’étreignit si fort qu’il s’en coupa lui-même le souffle. Après avoir gardé le silence durant un moment, il lui dit d’une voix assurée et sincère :

— Je partage mon âme avec toi si tu la veux.

Alwine tressaillit et ses bras, pendant le long de son corps, se mirent à trembler. D’énormes larmes apparurent au coin de ses cils jusqu’à ce qu’elles soient trop nombreuses pour éviter de couler.

17 : Une toute autre histoire

Un bruit épouvantable réveilla Egmont qui eut l’impression de dormir au milieu d’un poulailler jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il entendait en fait des voix. Il essaya de soulever ses lourdes paupières et ne discerna que du flou avant de parvenir à faire le point sur un vieux lustre en cristal. Il faisait sombre et les rideaux, pas complètement tirés devant les fenêtres, laissaient filtrer une lumière orangée provenant de la rue. Ce devait être le soir. Egmont réalisa qu’il était allongé sur les coussins moelleux d’un grand canapé. Un chat dodu ronronnait sur l’appui-tête. L’adolescent se redressa sur un coude pour regarder autour de lui. Sa tête lui sembla peser dix fois plus que d’habitude et lorsqu’il leva une main tout aussi lourde jusqu’à son front, il remarqua qu’il était entouré d’un turban épais. Ses avant-bras et sa gorge étaient également couverts de compresses. Les pansements à oursons que Gildwin lui avait mis avaient disparu et il se sentit peiné.

Il prit appui sur son autre coude et retomba aussitôt sur le divan en geignant de douleur. Son épaule ne lui avait jamais fait autant mal. Il inspira pour chasser les ténèbres qui lui obscurcissaient la vue et souleva sa chemise – propre, elle aussi – pour vérifier que son bras était entier. Une énorme marque rouge, pigmentée de taches plus foncées, s’étendait sur toute la largeur de son épaule, depuis le creux de son aisselle jusqu’à la pointe de son humérus qui saillait toujours sous ses vêtements comme s’il portait de vieilles épaulettes. Il se remémora le tir au fusil sur Sunniva et le recul de la crosse qui l’avait projeté en arrière et secoua la tête pour oublier.

Les voix qu’il avait entendues à son réveil provenaient de la pièce d’à côté. Par la porte entrouverte, il remarqua un petit vaisselier où était rangé un service de thé en porcelaine. Il comprit alors qu’il se trouvait chez Frida et Eirik. Il se rappelait avoir quitté le château, bras dessus bras dessous avec Alwine, mais pas être arrivé jusqu’à la maison d’hôte.

Quand ils étaient sortis de la chapelle, il avait vu des tas de cendres fumantes un peu partout et son amie lui avait appris que certains vampires avaient été surpris par le soleil. Cela l’avait consolé, car même si lui n’avait pas réussi à attirer le comte dehors pour obtenir ce résultat, il avait l’impression que le monde en général leur était venu en aide pour combattre ces créatures démoniaques.

— Tu es réveillé, constata Alwine en entrant dans la pièce par une autre porte qu’Egmont n’avait pas encore remarquée.

Elle souleva ses jambes et s’assit au bout du canapé avant de les reposer sur ses genoux. Ils restèrent silencieux un moment sans oser se regarder.

— Je l’ai abandonné, dit-elle tout à coup. Nous avons été pris en embuscade dans la tour de garde. Halvard est parvenu à abattre plusieurs vampires, mais nous avons été submergés. Ils avaient reçu l’ordre de nous attraper, pas de nous tuer. Apparemment, le comte voulait s’occuper de nous lui-même. Nous étions ligotés l’un à l’autre, assis au pied d’un bureau, quand Halvard s’est écroulé sur mon épaule. Il a fait une crise cardiaque. Son cœur a cessé de battre d’un coup. J’ai fini par réussir à me détacher et quand je me suis relevée, je l’ai seulement laissé tomber par terre et j’ai couru. Son corps était encore chaud. Il s’est affaissé sur lui-même comme s’il avait trop bu. Alors j’ai couru en espérant que je fuyais un mauvais rêve et que lorsque je m’arrêterai, il m’attendrait au bout.

Egmont sentit son cœur se serrer. Il ne connaissait pas très bien le vieil ermite, mais depuis qu’il l’avait rencontré dans la forêt, il l’avait trouvé fascinant. Son combat était incroyable et sa bonté n’avait pas d’égal. Il savait parfaitement doser sa brusquerie et son côté bourru spécialement pour amener les gens à se dépasser. C’était dommage qu’il ait dû mourir durant cette aventure et qu’il laisse la fillette seule derrière lui. Halvard ressemblait beaucoup au docteur Ditfrid.

Egmont se rappela le jour où il avait rencontré le docteur et son agacement quand ses bouclettes s’étaient mises à tressauter sur son front. Il réalisa alors qu’il ne les verrait plus dodeliner, pas plus que ses iris bleus si intenses qui l’avaient rassuré chaque fois qu’il s’y était plongé. Il comprit que cet homme était bien plus que son psychologue, il était son ami.

— J’ai vu la vie s’échapper des yeux de Gildwin, lâcha-t-il sans y penser. Il avait le corps broyé. Sunniva l’a détruit.

Ces derniers mots restèrent coincés quelque part dans sa gorge et il se mit à pleurer à chaudes larmes. Alwine lui caressa la main en sanglotant en silence.


Frida tendit une grande tasse de thé à Egmont. Il était de nouveau tout seul dans le salon. Même le chat l’avait abandonné à son chagrin. Alwine s’était éclipsée quand il s’était rendormi et il avait fini par rouvrir les yeux, emplis d’un sentiment de malaise indéfinissable, au moment où la vieille était entrée dans la pièce.

— Bois, lui dit-elle gentiment. J’ai aussi préparé du bouillon et des croûtons, tu pourras venir manger quand tu seras prêt à te lever.

Il la remercia et hésita à poser les questions qui l’empêchaient de se vider l’esprit pour oublier tout ce qui s’était passé. Il lui semblait qu’il ruminait dans le noir depuis des jours. Frida prit finalement la parole avant lui :

— Je suis désolée pour Gildwin. Alwine nous a dit qu’il n’était pas ton père, mais je sais à quel point il comptait pour toi.

Egmont hocha la tête en avalant difficilement son thé. Il ne trouvait pas les mots pour exprimer ce qu’il ressentait. Il était vidé. Perdu. À vrai dire, il espérait encore se réveiller et constater que tout cela n’était qu’un cauchemar.

— Les policiers veulent te parler, reprit-elle. Je leur ai dit que tu dormais. Tu les verras demain matin.

Cette information l’affola un peu. Il ne savait pas ce qu’il devait raconter. Il ne pouvait pas mentionner des vampires sans être considéré comme un fou. Il fit part de ses doutes à Frida qui le rassura.

— Eirik s’est occupé de tout, commença-t-elle en s’asseyant sur la table basse en bois. Il a expliqué à la police que nous vous avons emmenés, Gildwin et toi, faire une balade nocturne pour photographier le feu d’artifice au-dessus des remparts du village. Il a dit que nous avons vu le cortège de messire de Chadelœuf revenir au château et que, peu de temps après, nous avons entendu des cris. Il a prétexté que le pont était resté descendu et que nous avons pu entrer dans la cour. Personne n’a remarqué que le cadenas de la grille des égouts avait été forcé, précisa-t-elle d’un air soulagé. Dans la cour, nous sommes tombés sur le comte lui-même qui essayait d’emmener de force un enfant dans le donjon. Eirik et Gildwin se sont jetés sur lui et j’ai récupéré le garçon qui m’a indiqué qu’il y avait d’autres captifs. Toi et moi sommes allés les libérer et pendant ce temps, messire de Chadelœuf a tué Gildwin et s’est échappé en blessant Eirik.

Egmont resta bouche bée, la tasse de thé suspendue devant ses lèvres. Comment avaient-ils pu inventer cette histoire ? Tellement d’éléments ne collaient pas, à commencer par le corps d’Halvard dans la tour de garde.

— Nous l’avons enterré près de sa cabane ce matin, avant d’avertir la police, lui expliqua Frida quand il eut partagé sa réflexion. Il était distant avec tout le monde et peu de gens l’appréciaient, ajouta-t-elle d’un air coupable. Si certains remarquent sa disparition, ils penseront qu’il a déménagé, je suppose.
— Et pour les autres vampires ? insista Egmont, abasourdi.
— Ils se sont désintégrés au soleil ou sous l’effet de l’eau bénite ou des flammes de briquet. Nous avons juste éparpillé leurs restes, comme de la poussière. La… gelée bizarre était plus difficile à dissimuler. Nous l’avons jeté dans les douves. Nous avons dit à la police qu’il n’y avait personne d’autre dans le château, que les serviteurs du comte avaient dû partir plus tôt, mais que nous ne les avons pas vus passer dans la forêt.

Egmont opina et demanda :

— Vous avez aussi balayé le comte ? Dans la crypte ?

Frida secoua la tête en signe de dénégation.

— Nous n’avons rien trouvé dans la crypte.

L’adolescent fronça les sourcils. Se pouvait-il que le crucifix et l’eau bénite aient intégralement fait disparaître le vampire, avec l’aide des flammes, comme s’il avait été dissous dans de l’acide ? Peut-être…

— Mais le corps de Gildwin était dans la chapelle, se rappela-t-il tout à coup. Et il avait une morsure…

Frida secoua la tête en posant une main apaisante sur son épaule douloureuse.

— Nous avons ramené Gildwin dans la cour, dit-elle, et Eirik a masqué la morsure en allongeant la plaie avec un couteau, comme s’il s’était fait trancher la gorge.

L’adolescent ferma les yeux et inspira profondément pour refouler ses larmes. Une telle mise en scène, souillant encore davantage la dépouille de son ami… cela lui donnait envie de vomir.

— Je sais que c’est difficile à entendre, s’excusa la vieille, mais c’était nécessaire. De cette façon, Egmont, la famille de Gildwin saura qu’il est mort en héros. Il a permis de sauver la vie de seize enfants et adolescents.

Seize enfants… Ils avaient réussi. Egmont poussa un soupir de soulagement, puis il songea à Halvard. Oui, les gens allaient voir Gildwin comme un héros, mais l’ermite n’aurait pas sa part de gloire. Il sourit en imaginant la tête que le vieillard ferait si les villageois le remerciaient et l’acclamaient pour son intervention. Il n’aurait probablement pas voulu cela. Tout ce qui l’importait, c’était de maintenir Alwine à l’écart du danger et de sauver les enfants que le comte avait enlevés. Il avait réussi.

— Les enfants ! s’exclama tout à coup l’adolescent en se redressant, faisant gicler du thé partout sur lui. Ils ne vont rien dire ?!
— Ils sont choqués, ils n’ont pas ouvert la bouche depuis que nous les avons évacués, lui apprit Frida. Seul le petit frère d’Ana paraissait vigoureux. Nous lui avons expliqué qu’il devait confirmer que nous l’avons trouvé dans la cour avec messire de Chadelœuf et il a accepté. Il est très intelligent. Il a été enlevé l’année dernière, Eirik pense qu’il n’était pas encore complètement sous l’emprise du pouvoir du comte.
— Tant mieux, souffla Egmont en se renfonçant dans les coussins.

Il était soulagé que le frère d’Ana soit vivant. La jeune fille devait être contente. Lui n’avait pas eu la chance de sauver sa sœur, mais il en avait trouvé une nouvelle durant toute cette aventure. La compagnie et la bienveillance d’Alwine avaient guéri une partie des maux d’Egmont. Malgré tout ce qui était arrivé depuis qu’il était à Chastel, il était heureux de sa venue rien que parce qu’il avait pu rencontrer la fillette. Il lui devait beaucoup.

— Alwine m’a dit qu’il y avait des blessés, hésita-t-il en se remémorant comment elle l’avait secouru dans la crypte et ce qu’elle lui avait appris de la situation des autres membres du groupe. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Eirik a eu l’épaule déboîtée et Aksel et Olav ont quelques côtes fêlées et la cuisse ouverte. Pour Eirik, nous avons dit que c’était le comte qui l’avait agressé. La police ne sait pas que les chasseurs étaient avec nous. Ils sont allés à l’hôpital de Bordebure en prétextant qu’ils ont eu un accident de quad. Les tirs de fusils n’ont pas été entendus à cause du feu d’artifice, alors…

Oui, la fête au village leur avait été d’un grand secours. Egmont sourit malgré lui, imaginant les deux chasseurs sur un quad. Ils étaient peut-être un peu trop vieux pour cela.

— Vous avez pensé à tout, reconnut-il au bout d’un moment.
— Tu n’auras qu’à dire aux policiers que tu es resté avec moi et que nous sommes allés chercher les enfants dans le donjon.
— D’accord.

Frida lui sourit d’un air compatissant avant d’ajouter :

— Ils ont appelé tes parents. Ils seront là demain matin. Nous te conduirons au commissariat de Bordebure et ils te retrouveront là-bas.

Egmont opina puis ferma les yeux pour essayer de remettre toutes ses idées en place. Frida se leva et s’apprêtait à quitter la pièce quand il lui demanda où était partie Alwine.

— Elle est retournée chez Halvard. Personne ne savait qu’elle vivait avec lui. Personne ne la connaît. Nous ne pouvions pas l’inclure dans l’histoire.
— Je ne vais pas pouvoir lui dire au revoir ? hésita l’adolescent, une boule dans la gorge en imaginant son amie seule dans la cabane.
— Je l’ignore…


L’agent de police venait de terminer de prendre la déposition d’Egmont quand monsieur et madame Almut entrèrent en trombe dans le commissariat. Ils se ruèrent sur leur fils qui leur désigna son épaule en écharpe pour leur éviter de l’écraser contre eux. Sa mère avait les mêmes yeux bouffis que lorsqu’elle pleurait devant ses séries télévisées préférées et son père semblait avoir perdu le peu de couleur qui l’habitait habituellement.

— Tu veux patienter un moment ici, mon petit, dit le policier à Egmont avant d’inviter ses parents à entrer dans son bureau.

Il appelait Egmont « mon petit », mais il était pratiquement aussi grand que lui. L’adolescent le regarda ajuster son uniforme dans lequel il avait trop chaud. Des mèches grisonnantes retombaient sur son front moite et la commissure de ses lèvres pincées luisait de sueur. L’homme lui proposa de manger un beignet en attendant qu’il ait fini de parler avec son père et sa mère, puis il referma la porte et le laissa seul dans le couloir.

L’adolescent se leva pour regarder par la fenêtre. Le ciel était sombre et le vent poussait sur le carreau qui tremblait faiblement. La voix de madame Almut s’éleva tout à coup dans la pièce voisine. Elle interrogea le policier sur les enfants qui avaient été retrouvés dans le château de Chastel. Egmont sentit toute sa peine remonter à la surface quand le prénom de sa sœur fut prononcé sur un ton plein d’espoir. L’agent s’excusa de ne pouvoir leur apporter la bonne nouvelle que Sunniva était encore en vie et monsieur Almut étouffa un sanglot. Egmont s’étonna alors d’entendre sa mère le réconforter en lui disant qu’il valait peut-être mieux que leur fille soit morte noyée plutôt qu’elle ait vécu enfermée dans un donjon médiéval avec un fou furieux pendant toutes ses années. Elle demanda ce qui était prévu pour messire de Chadelœuf et le policier lui apprit qu’un mandat d’arrêt avait été émis contre lui et qu’il était recherché activement. Bien sûr, songea Egmont, personne ne savait que le comte n’existait plus.

Monsieur et madame Almut quittèrent finalement le bureau avec la carte d’un spécialiste des chocs post-traumatiques et Egmont soupira en regagnant le parking avec eux. Il n’avait aucune envie de consulter un nouveau psychologue. Avant de monter dans la voiture, il entendit une douce voix l’appeler. Il pensait justement à Alwine et au fait qu’il ne la reverrait probablement jamais quand il se retourna et la vit au pied des marches du commissariat.

— J’en ai pour une minute, annonça-t-il à ses parents qui paraissaient étonnés.

Il se précipita vers elle et elle lui sauta au cou, ce qui le surprit un peu. Après une étreinte chaleureuse – et quelque peu douloureuse –, elle s’écarta de lui tout en maintenant sa main non prise dans l’écharpe emprisonnée dans les siennes.

— J’espère que tout va bien aller pour toi, lui dit-elle en souriant.

Elle semblait soulagée, allégée d’un poids, bien qu’une once de tristesse demeurait visible dans son regard brun.

— Que vas-tu faire maintenant ? éluda Egmont, qui avait l’impression que plus rien ne pourrait jamais tourner rond autour de lui.
— Je vais aller à l’école.
— C’est vrai ?! s’étonna-t-il.

Il songeait déjà qu’au bout de deux ans à peine elle devrait changer d’établissement pour que personne ne remarque qu’elle ne vieillissait pas. Mais elle opina vivement d’un air ravi.

— Eirik et Frida m’ont proposé de vivre avec eux. Ils sont tellement gentils. Ils me font passer pour leur petite fille.

Son sourire s’étirait jusqu’à ses oreilles.

— Oui, ils sont gentils… approuva Egmont en repensant à tout ce qu’ils avaient fait pour lui.
— J’ai toujours aimé apprendre, reprit son amie. Halvard m’a enseigné beaucoup de choses et j’ai lu des tas de livres. J’espère pouvoir me débrouiller en classe.
— Je suis sûr que tu seras géniale.
— Je vais m’inscrire dans un collège pour l’année prochaine. Cela me laisse encore quelques mois pour me mettre au point. Frida a dit qu’elle m’aiderait.

Elle était tellement radieuse qu’Egmont en eut les larmes aux yeux. La seule pensée de regagner son propre collège le rendait malade. Il avait déjà songé qu’il reverrait Ottilia, mais c’était une bien maigre consolation au fait qu’il devait quitter Alwine. Il savait qu’il l’aimait depuis qu’elle l’avait secouru dans les bois et il avait fini par comprendre qu’elle était comme une sœur pour lui. Une sœur qu’il retrouvait alors qu’il devait faire le deuil de Sunniva. Seulement aujourd’hui, ils se séparaient et cela lui déchirait le cœur.

Alwine exerça une pression un peu plus forte sur ses doigts et se pencha vers lui d’un air de conspiratrice.

— C’est toi qui m’as sauvée, Egmont. Je ne pourrai jamais te remercier suffisamment.
— Tu n’as pas à le faire. Je n’ai rien fait qui…
— Bien sûr que si, l’interrompit-elle en le relâchant pour déballer un bâtonnet de fromage qu’elle prit dans sa poche.

Elle offrit un large sourire à Egmont et croqua avec enthousiasme dans son en-cas. L’adolescent la trouva encore plus jolie que d’habitude. Son regard était épanoui et ses yeux brillants. Ses lèvres et ses joues étaient légèrement rosées, mais comme celles d’une fillette excitée, pas d’une vampire repue. Egmont nota que si ses iris étaient bruns, elle n’avait pas dû boire de la journée et il se demanda pourquoi sa peau était colorée quand elle écarta les lèvres pour dégager ses dents afin de prendre une nouvelle bouchée. Il resta alors estomaqué en constatant que ses canines étaient désormais aussi courtes que les siennes. Il ouvrit la bouche de stupeur, les mots se bloquant au fond de sa gorge, et Alwine s’empourpra davantage en remarquant sa réaction, ravie de l’effet que sa récente transformation provoquait chez lui.

FIN