Akemi no sekai

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Dessins du passé · Les dents de Chastel, roman

Megumi - Les Monts Enchantés deuxième version, roman

Publié le 27/06/2024 dans Mes écrits.

Megumi - Les Monts Enchantés deuxième version est la réécriture de mon roman éponyme, avec une héroïne plus petite et un environnement plus japonais. Il a été élaboré suite aux remarques d’une maison d’édition sur la première version.

couverture du livre

Megumi, 12 ans, se prépare à déménager en ville quand une énorme grenouille qui parle vient la chercher pour qu’elle vienne en aide au peuple magique. En effet, Megumi a hérité du don prophétique de sa grand-mère. Son père et sa mère finissent par la soutenir et reconnaître ses nouveaux amis magiques, même si de grands dangers les menacent.

Environ 4 heures de lecture.

Megumi
Les Monts Enchantés
Version 2

1 : Les dessins

Les lampadaires s’allumèrent au moment où le soleil disparaissait derrière les montagnes enneigées. Les habitants de Kitayuzawa étaient déjà rentrés pour se mettre au chaud et un calme plat régnait à l’extérieur.

Megumi était restée toute la journée assise dans sa chambre à trier et à emballer ses affaires. Elle fut soulagée de s’emparer de son dernier carton. Enrouler tous ses bibelots dans du papier et caresser les couvertures de ses livres préférés lui serrait le cœur. La plupart de ces objets finiraient au vide-grenier, le lendemain. À douze ans, après avoir passé toute son enfance dans cette paisible maison de campagne, un déménagement à Sapporo lui était imposé par ses parents. Sa vie allait changer, ses repères se volatiliser. Transférée dans un collège de la ville, elle serait confrontée à de nouveaux camarades et cette perspective l’effrayait. Le peu d’amis qu’elle était parvenue à se faire ces dernières années avait déjà été envoyé dans un établissement différent à la rentrée. Il lui était encore difficile de nouer d’autres liens. Mais si de grosses larmes se formaient aux coins de ses yeux bruns, c’était surtout parce qu’elle ne voulait pas se séparer de ses peluches. Entassées dans un carton jusqu’au moment fatidique, celles-ci attendaient de connaître leur sort. Le nouvel appartement en ville était trop petit pour toutes les accueillir et le père de Megumi avait été formel, il fallait faire un choix.

Elle se leva et renifla en regardant l’énorme nounours posé sur le dessus du tas. Il ne méritait pas d’être abandonné. Même s’il dormait depuis longtemps sur une étagère, elle l’aimait toujours autant ! Attrapé par le bras et serré contre sa poitrine, l’ourson l’accompagna pour allumer la guirlande de loupiotes colorées qui pendait au plafond. Sans le lâcher, Megumi ouvrit la baie vitrée. La brise glaciale s’insinua dans la pièce, faisant valser ses longs cheveux noirs sur ses épaules. Elle frissonna, mais cela ne l’empêcha pas d’apprécier la vision du jardin, illuminé par les reflets bleus, rouges et jaunes des lumières de sa chambre. Le pont qui surplombait la mare gelée était devenu blanc.

— Regarde comme tout est paisible, Miumiu, murmura-t-elle à la peluche. Ça m’étonnerait que ce soit pareil à Sapporo, profitons-en.

Après plusieurs minutes de contemplation silencieuse, elle saisit le volet et le fit coulisser avant de refermer la fenêtre. Ses orteils heurtèrent le coin du mur et un couinement lui échappa. Elle lâcha le nounours et s’attrapa le bout du pied à deux mains, sautillant et grimaçant de douleur. Elle détestait vraiment ses maladresses chroniques ! Ses parents lui répétaient sans cesse que cela la rendait adorable, mais ce n’était pas l’avis de ses camarades de classe, surtout lorsqu’un match était perdu par sa faute en cours de sport. Sa taille étirée lui donnait un air dégingandé qui accentuait plutôt sa gaucherie et expliquait ses difficultés à se faire des amis. Megumi pinça les lèvres en inspirant bruyamment. Les yeux fermés, elle intériorisa sa douleur en comptant mentalement. Au fil des années, c’était devenu son mantra personnel. À dix, ses paupières se soulevèrent, puis Miumiu regagna ses bras et le postérieur de Megumi, le coussin par terre.

Megumi déposait son compagnon poilu avec les autres peluches – bien décidée à toutes les garder – quand un vacarme assourdissant dans la penderie la fit sursauter. Elle s’y précipita en veillant à ne pas marcher sur les derniers objets qui traînaient. L’élancement dans ses orteils était encore vif.

À l’ouverture de la porte coulissante du placard, une boîte lui tomba sur la tête. Une bosse de plus ! Le couvercle céda et des dizaines de feuilles de papier s’éparpillèrent sur les tatamis. Trop sonnée pour penser à les ramasser, Megumi regarda vers l’étagère d’où avait jailli le projectile. Juste au-dessus, la trappe d’accès au grenier pendait de ses gonds. Le verrou était brisé. Cette découverte lui fit d’abord froncer les sourcils, puis hausser les épaules. Son père s’en occuperait. Il avait l’habitude de réparer les dégâts qu’elle causait, même si pour une fois, ce n’était pas de sa faute. En attendant, le placard resterait grand ouvert. Son attention se reporta enfin sur la boîte.

Il s’agissait d’un vieux cadeau que ses parents lui avaient offert pour ranger ses gribouillages, oubliés depuis bien longtemps. Megumi sourit. Les retrouver avant de devoir s’en séparer de nouveau lui faisait plaisir.

Une fois les feuilles réunies dedans, Megumi l’emporta avec elle et se réinstalla au milieu de ses cartons. Elle piocha un premier croquis. Ses yeux pétillant d’excitation reconnurent une petite maison à côté de laquelle un personnage tenait la ficelle d’un cerf-volant. Les chiffres griffonnés au dos lui indiquèrent que ce dessin avait déjà six ans. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire ravi. Elle se souvenait l’avoir fait l’été où ses parents l’avaient emmenée dans les montagnes pour la première fois. C’était son père qui faisait voler la voile.

Amusée par sa découverte, Megumi fouilla dans la boîte et s’empara de plusieurs croquis tracés au fusain. Ils affichaient une meilleure technique que le précédent et n’étaient pas datés. Étonnée par ce style et ne se rappelant pas avoir réalisé ou même imaginé cela un jour, Megumi se demanda si ces dessins étaient bien les siens.

Sur le premier, une armée composée de dizaines de soldats en tout genre était prête à combattre. La plupart des personnages portaient un casque et un équipement. Leur petit corps fin et leurs longs bras frêles pliaient sous le poids des épées qu’ils élevaient à deux mains au-dessus de leur tête. Ils étaient vraiment minuscules et difficiles à identifier, plusieurs d’entre eux ne semblaient pas humains. Certains faisaient penser à des oursons ou des bébés pandas alors que d’autres évoquaient plutôt, à cause de leur posture, de grandes grenouilles debout. C’était peut-être un groupe de kappas, souvent représentés sur deux pattes, légèrement arquées. Ces monstres légendaires étaient censés ressembler à des tortues, avec un bec et un trou rempli d’eau sur leur crâne chevelu, mais Megumi se les rappelait surtout parce qu’ils étaient adeptes de concombre. Elle les trouvait rigolos et avait toujours préféré oublier qu’ils étaient réputés pour hanter les rivières. Les yeux plissés de Megumi fixèrent le croquis. Aucune des caractéristiques des kappas n’était visible.

L’un des guerriers humains guidait cette étrange troupe, à califourchon sur le dos d’une énorme créature. Agrippé aux rênes d’une main, il brandissait une épée de l’autre. La spectatrice ouvrit la bouche de stupéfaction. La vision de ce duo était saisissante. Les cornes pointues et allongées de la bête rappelaient celles d’un dragon, et ses deux pattes avant, suspendues au-dessus du sol, étaient pourvues de puissantes griffes. Pour couronner le tout, les volutes de fumée dessinées autour de ses naseaux lui donnaient un air particulièrement hargneux.

Le bras tendu pour observer l’ensemble, Megumi contemplait l’action avec l’impression que tous ces personnages avançaient en hurlant. Leurs craintes et leur excitation lui étaient palpables. Une odeur de sang et de boue lui chatouillait presque les narines. Les mugissements de la créature et le souffle du vent, provoqué par ses ailes, ne l’étonnaient même pas. La scène était figée, mais son imagination faisait tout le travail. Un sentiment de malaise lui oppressait pourtant la poitrine. Tous ces soldats se préparaient à un affrontement qui l’effrayait, comme s’il la concernait. Elle voulait connaître leurs adversaires.

Les autres croquis lui revinrent en mémoire et finirent par défiler sous ses doigts. Un mouvement en haut de la penderie attira son regard, qui se reporta presque aussitôt sur les feuilles qu’elle tenait. Elle n’avait pas encore compris que ce qu’elle venait de voir n’était pas normal. Il lui fallut précisément trois secondes et demie – soit le temps de se dire que le dessin n’était forcément pas le sien – pour assimiler l’information. Elle releva alors la tête et se figea.

Ses mains se mirent à trembler et son cœur entama un furieux concerto de percussions. Alors que son corps était paralysé, son sang mijotait dans ses veines. Mais ce ne pouvait être que son imagination… Ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser passer l’air qu’elle inspirait et expirait de plus en plus vite. Ses doigts prirent la consistance de guimauves et les feuilles lui échappèrent tandis que ses yeux s’écarquillaient et que sa bouche formait un ovale. Son cerveau venait de lui transmettre l’alerte : un monstre se trouvait dans sa chambre.

2 : Tiny

Le bas du corps de la créature dépassait de la trappe de la penderie. Ses fesses, recouvertes d’un short bleu, et ses courtes pattes gesticulaient à la recherche d’un appui. Elle se laissa finalement tomber sur une étagère et se redressa de toute sa hauteur. Son ombre, étirée sur le fond du placard, dessinait une forme inquiétante. Cet animal paraissait mesurer près d’un mètre. Megumi tressaillit lorsqu’il leva une paluche, apparemment pourvue de griffes, pour gratter sa tête ronde.

Megumi se hissa sur la pointe des pieds, tout en douceur, avec les bras tendus pour garder l’équilibre. Il ne fallait surtout pas qu’elle se fasse repérer. La créature s’était assise, les pattes dans le vide. Elle prit appui sur la planche avant de sauter par terre, son short flottant autour de ses cuisses comme la voile d’un parachute. Elle atterrit délicatement sur ses pieds palmés et fit un bond supplémentaire en avant, comme une grenouille, puis se redressa devant Megumi. Elle avait la peau orangée et ses paluches ne possédaient en fait pas de griffes, mais trois doigts effilés munis de petites boursouflures qu’elle frictionna comme pour les faire claquer. Aucun son ne se produisit. À la place, un chapeau gris feutré apparut dans les airs. Elle s’en empara et l’enfonça sur sa tête. Megumi se pencha sur le côté pour regarder dessous. Les paupières verticales du monstre ne cessaient de cligner devant ses iris violet et bleu, pourvus de grosses pupilles marron foncé. Il n’avait pas de nez, seulement des narines qui frémissaient au rythme de sa respiration. Malgré sa posture humanoïde et sa minuscule bouche, il ressemblait à une grenouille de dessin animé.

— Salut, lâcha-t-il d’une voix de gorge grinçante.

Megumi se rua aussitôt hors de la chambre. Elle fit coulisser la porte semi-opaque pour empêcher l’animal de la suivre et la bloqua.

— MAMAN !
— Ta-ma-man-est-dwi-sor-tie.

Agrippé à la poignée et les pieds appuyés contre le mur, le monstre se donnait beaucoup de peine pour ouvrir. Il finit par abandonner et s’assit.

— J’ai dwi attendu que tu sois seule pour apparaître, ajouta-t-il, essoufflé. J’étais sûr que tu risquais de mal réagir en me voyant, mais je ne pensais pas que ce serait à ce point. J’ai bien fait de te faire retrouver les dessins avant de me montrer. Tu m’écoutes ? Je pourrais me matérialiser derrière cette porte, tu sais.
— Les dessins…

Megumi humecta ses lèvres sèches tout en réfléchissant. L’un des soldats-grenouilles du croquis lui était apparu, c’était évident. Seulement, elle ne comprenait pas pourquoi et elle n’arrivait pas encore à déterminer si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Cette étrange grenouille était peut-être dangereuse.

— Qui êtes-vous ?

Les jambes flageolantes de Megumi ne la tenaient plus. Elle se laissa à son tour glisser sur le sol, dos à son visiteur, qu’elle entendit pousser un soupir de soulagement.

— Je m’appelle dwi Tiny.
— Doui Tiny ?
— Pourquoi tu dwi dis « dwi » ?
— Quoi ? hésita Megumi. Mais c’est vous qui…

Elle fronça les sourcils. Il lui semblait bien que, depuis le début de son discours, ce drôle d’animal n’arrêtait pas de répéter « dwi » alors que cela n’avait pas le moindre sens. Il devait s’agir d’une sorte de tic. Il valait mieux faire comme si de rien n’était.

— Vous êtes un nouvel ami imaginaire ? l’interrogea-t-elle finalement sur un ton de regret.

Elle était plutôt du genre solitaire et il lui était très souvent arrivé de se créer des compagnons du style escargot à fourrure muni d’une trompe d’éléphant ou ours à six pattes. Mais ces dernières années, même si ce n’était pas toujours évident et qu’elle se sentait seule, elle essayait de se lier avec les autres enfants de sa classe. Le fait de devoir tout recommencer dans sa nouvelle école avait dû l’inciter à choisir la facilité. Elle s’était laissée influencer par le dessin qu’elle avait découvert un peu plus tôt.

— Un ami dwi imaginaire ? Euh, non. Je suis bien réel.

Megumi fronça de nouveau les sourcils. Réel ? Que pouvait-il bien faire dans sa chambre dans ce cas ? Curieuse, elle inspira profondément avant de se relever, puis elle ouvrit la porte. L’animal se trouvait juste derrière, sur ses pieds. Megumi le détailla depuis son chapeau jusqu’à ses orteils palmés. Contrairement aux soldats-grenouilles qu’elle avait vus sur le dessin, il paraissait bien plus décontracté. Il ne portait ni armure, ni casque, ni épée.

— Avec cette tenue, vous ressemblez plus à une grenouille en vacances qu’à un soldat, lui fit-elle remarquer.
— Une dwi grenouille ?! s’égosilla Tiny en clignant plusieurs fois ses paupières verticales sur ses gros yeux. Je ne suis pas…

Ses narines frémirent d’indignation avant qu’il ne s’efforce de retrouver son sang-froid. Il expira quelques bouffées rapides puis essaya de se composer un sourire bienveillant. De toutes petites dents blanches, légèrement de travers, mais parfaitement aiguisées, pointèrent au bord de ses lèvres fines étirées sur une sorte de grimace. Il paraissait mal à l’aise. Megumi ne put s’empêcher de rire en le voyant ainsi. Elle se sentait beaucoup plus détendue et elle aimait l’idée qu’une créature aussi rigolote lui rende visite.

Tiny la dévisagea un moment sans comprendre et finit par sourire à son tour, plus naturellement cette fois. Il enfonça ses pattes dans ses poches.

— Le prince Nathaniel m’a dwi demandé de venir te chercher.
— Un prince ? Qui est-il ?

La joie de Megumi ne la quittait plus et son regard pétillait d’excitation. Quelque chose d’intéressant arrivait enfin pour la distraire du déménagement.

L’animal commença à faire les cent pas dans la chambre, les jambes arquées et les mains toujours dans son short. Il avait une allure de cow-boy prêt à dégainer.

— Il est le dwi guide de notre communauté.
— Une communauté magique ?

Tiny opina. Megumi avança pour se placer devant lui et se pencha, curieuse.

— Est-ce que le prince peut faire apparaître des choses ? Comme vous ?

Tiny fut flatté de la comparaison. Il réajusta son chapeau sur sa grosse caboche ronde, fier comme un paon, avant de hocher la tête d’un air entendu. Megumi sentit une agréable chaleur lui monter aux joues. Elle se redressa et joignit ses mains contre sa poitrine, imaginant déjà un magnifique prince, comme dans les histoires. Puis son regard se reporta sur Tiny et elle grimaça.

— Attendez, le prince Nathaniel est aussi une grenouille ?

Les iris colorés de Tiny disparurent derrière ses paupières verticales, comme si, au lieu de lever les yeux au ciel, il les faisait basculer sur les côtés. Il croisa les bras sur son torse nu et lança :

— Pour la dernière fois, je ne suis dwi pas une grenouille !

Megumi plaqua une main sur sa bouche pour dissimuler son sourire.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser.
— Es-tu prête à dwi partir ? éluda Tiny, fâché.
— Je ne vais pas partir avec vous ! s’écria alors Megumi en agitant les mains dans tous les sens.
— Bien sûr que si, lâcha l’animal, exaspéré. Nous avons dwi besoin de toi.
— Vous devez faire erreur, essaya de le raisonner Megumi. Je ne peux rien faire pour des gr… pour un peuple magique. Je ne suis qu’une petite fille et je déménage bientôt.

Son visiteur la dévisagea d’un air ahuri.

— Vous vous êtes trompé de maison.
— Megumi, tu as été dwi choisie, lui assura Tiny en pointant un doigt boursouflé vers elle.

Il rejoignit les cartons au milieu de la chambre pour ramasser les dessins et ajouta :

— Il y a six ans, une dwi prophétie nous a annoncé le retour de la sorcière maléfique. Ça y est, elle est revenue.
— Une sorcière…

Megumi attrapa Miumiu et le serra nerveusement contre elle.

— Qu’est-ce qu’elle veut ?

Tiny baissa les yeux.

— Dwi prendre nos maisons et nos pouvoirs. Notre peuple tout entier est en danger.

Mal à l’aise, l’animal avait commencé à dodeliner d’un pied sur l’autre. Il semblait en savoir beaucoup plus que ce qu’il racontait. Megumi caressait les oreilles de sa peluche d’un air absent. Elle savait bien qu’il était très douloureux de perdre sa maison et elle songeait à la peine que le peuple de Tiny éprouverait si la sorcière parvenait à ses fins.

— Tu vas dwi venir avec moi ? insista Tiny, plein d’espoir.
— J’aimerais pouvoir vous aider, mais je ne vois pas comment faire…
— Megumi, je ne me suis dwi pas trompé en entrant chez toi. Je te l’ai dit, tu as été choisie. Je ne devrais pas t’en parler, mais tu apparais toi aussi dans la prophétie. Tu peux nous tirer d’affaire.

À ces mots, une intrépidité et une soif d’aventure encore inconnues s’éveillèrent en Megumi. Elle fixa Tiny de ses yeux emplis de curiosité.

— Je ne dwi peux rien t’apprendre de plus, se défendit-il aussitôt en agitant ses deux patounes devant lui.

Il semblait quelque peu inquiet par le changement d’expression et l’intérêt soudain de Megumi.

— D’accord. Allons trouver le prince Nathaniel.
— C’est dwi vrai ?

Megumi hocha la tête d’un air déterminé. Tiny sourit.

— OK, alors prépare tes dwi affaires. Je vais laisser un message à tes parents pour leur assurer que tu es entre de bonnes mains.

Megumi n’avait pas pensé à la réaction de ses parents. Elle grimaça avant de signaler à Tiny qu’il ne pouvait pas leur dire qu’un animal magique emmenait leur fille dans un monde enchanté pour affronter une sorcière.

— Ne t’inquiète dwi pas, répliqua Tiny, moitié fâché, moitié amusé, ton papa et ta maman comprendront.

Sur ces mots, il disparut dans un claquement de doigts. Megumi ne voyait pas très bien comment son père et sa mère pourraient comprendre une telle histoire, mais elle décida qu’elle s’en soucierait à son retour. Avec un peu de chance, elle serait rentrée avant l’heure du souper. Elle attrapa son sac à bento1 vide et y enfonça Miumiu. Après un moment de réflexion sur ce qu’il convenait d’emmener dans une aventure, elle ajouta une paire de chaussettes supplémentaires par-dessus la peluche et enfila un gilet. Lorsque Tiny réapparut une minute plus tard, elle passait ses bras dans les bretelles de son paquetage. L’animal lui tendit ses ballerines, ramassées dans l’entrée de la maison.

— Tu es dwi prête ?

Megumi les mit à ses pieds, puis acquiesça d’un air confiant. Tiny lui proposa son bras luisant et elle le saisit en s’efforçant de ne pas grimacer. Sa peau était froide et collante. Lorsqu’il fit vibrer les petits bourrelés présents au bout de ses doigts, la matière gluante qui les recouvrait éclaboussa Megumi de fines gouttelettes.

— Eurk !

Ce fut la dernière expression qui lui échappa avant qu’elle ne se sente soulevée du sol. Elle s’agrippa un peu plus à son compagnon et son dégoût se mua en stupeur. Une perche invisible semblait la tirer par le cou. Elle rentra la tête dans les épaules à l’approche du plafond et s’émerveilla de le traverser comme s’il n’avait pas été là. C’était incroyable, elle n’avait pas récolté la moindre bosse !

Notes de section
  1. Le sac à bento permet d’emporter une boîte de repas, le bento, pour déjeuner à l’école.

3 : Le portail

La neige avait commencé à tomber et de délicats flocons tournoyaient et s’insinuaient sous les habits de Tiny et de Megumi. Cette dernière, cramponnée au bras de son compagnon, baissa la tête pour se protéger les joues. Elle aperçut alors les éclairages du village. Toutes les maisons rétrécissaient et son jardin, plongé dans l’obscurité, n’offrait plus que la vision d’une masse sombre. Les lampadaires orangés formaient des auréoles sur les trottoirs en traçant un chemin vers l’immense complexe hôtelier qui surplombait la ville, sur les collines. Les fenêtres du bâtiment projetaient des carrés lumineux dans la nuit, révélant les volutes de vapeurs des onsen2 dans la grande cour. Les sources chaudes étaient l’un des principaux attraits de Kitayuzawa qui avait également l’avantage de se situer aux portes d’un parc naturel magnifique, dominé par le Mont Hororo. Tiny partit dans cette direction.

Après plusieurs dizaines de minutes de vol entre d’immenses sapins touffus, Tiny stoppa leur course pour redescendre vers le sol. Les genoux de Megumi fléchirent. Elle avait l’impression que tout ce qui se trouvait habituellement à l’intérieur de son corps était resté dans sa chambre.

Il avait cessé de neiger, mais le froid était plus mordant. Megumi frotta ses yeux embués avant d’examiner ses mains. Elles étaient toutes rouges et ses doigts ressemblaient à de grosses saucisses. Elle baissa ensuite la tête et fixa ses orteils qu’elle remua péniblement dans ses ballerines devenues rigides. Un frisson la secoua et elle commença à se frictionner les bras tout en regardant autour d’elle. Ils avaient quitté la forêt et Tiny arpentait le long de la rivière, à la recherche de quelque chose. Megumi s’immobilisa. La bouche entrouverte et les yeux écarquillés, elle dévisageait son compagnon comme si elle le découvrait pour la première fois. La lueur argentée de la lune se reflétait sur ses globes oculaires, lui donnant un aspect plutôt inquiétant.

— Tiny ?
— Dwi ?
— Êtes-vous… Êtes-vous un kappa ? hésita Megumi en reculant vers la lisière des arbres. Vous m’avez emmenée ici pour me noyer ?

Tiny plissa le front avant d’éclater de rire.

— Quelle dwi idée ! s’égosilla-t-il en agitant les bras.

Il sauta vers la rive et ajouta, une octave au-dessus :

— Grenouille, kappa… Tu as un dwi problème avec moi, ou quoi ?
— Non, je…

Une chouette s’envola en hululant. Megumi la regarda disparaître dans les arbres pour éviter d’affronter l’air accusateur de son compagnon. Elle avait honte d’avoir de nouveau succombé à l’inquiétude. En fait, peu lui importait ce qu’était Tiny, le temps qu’il ne décidait pas de la dévorer.

Quand elle entendit un gros « plouf », Megumi se précipita vers le bord de la rivière. Des ondes se dessinaient sur la surface là où Tiny avait plongé. Ce dernier émergea dans une gerbe d’éclaboussures en crachant de l’eau, une main tendue devant lui. Megumi s’en empara par réflexe pour l’aider à remonter. Elle commença à tirer sur son bras, mais au lieu de se hisser, l’animal l’entraîna vers lui. Il était beaucoup plus fort qu’il n’y paraissait. Megumi eut tout juste le temps d’inspirer une grande bouffée d’air et de se pincer le nez avant de se retrouver à son tour sous l’eau glacée.

Elle eut aussitôt l’impression que sa peau était transpercée par des milliers de lames tranchantes. Son cœur s’emballa. Son estomac se contracta. Elle ne put s’empêcher de souffler tout l’air qu’elle venait d’emmagasiner. Tiny l’entraîna vers le fond sans tenir compte des bulles qui s’échappaient de sa bouche. Le chapeau de l’animal semblait vissé sur sa tête. Même dans l’eau, il n’avait pas besoin de le maintenir en place.

Megumi n’y voyait rien de plus que la vase remuée par leurs mouvements. Elle s’efforça de bloquer son expiration et battit des jambes pour faciliter la tâche de son compagnon. Une onde oscilla autour d’elle, manquant de lui faire perdre son sac à dos. Ils venaient de franchir une sorte de barrière que Megumi ne pouvait pas discerner. L’eau qui lui lacérait la peau s’adoucit et tout devint plus clair. Tiny s’arrêta pour lui faire face, rayonnant. Elle lui tira alors sur le bras pour le prier de remonter. Elle aurait bien aimé explorer les profondeurs avec lui, mais ses réserves d’oxygène s’épuisaient et elle ne pouvait pas rester plus longtemps immergée. Lorsqu’il lui lâcha la main, elle commença à battre des pieds, mais il la retint et lui dit :

— Dwi respire.

Megumi écarquilla les yeux. Mis à part le fait que Tiny pouvait parler sous l’eau, elle était surprise de ses propos.

— Vas-y. Tu ne dwi crains rien, c’est de l’eau magique.

Megumi n’hésita pas longtemps. Tiny semblait confiant et lui-même n’avait aucun problème à respirer. Elle ferma les paupières et serra les doigts de son compagnon entre les siens avant de relâcher son nez. L’eau s’insinua sans douleur dans ses narines. Lorsque sa cage thoracique se gonfla, comme si ses poumons se remplissaient d’air, elle ne put s’empêcher d’inspirer plus fort et plus vite. Elle rejeta ensuite de grosses bulles derrière lesquelles Tiny hocha la tête, un sourire aux lèvres.

— Viens, nous y dwi sommes presque.

Il nagea comme un véritable amphibien devant Megumi, qui n’eut pas besoin de se faire prier davantage. Respirer sous l’eau était assez déstabilisant, mais c’était la chose la plus extraordinaire qu’elle avait jamais faite. Elle sentait enfin la magie qui imprégnait la rivière et elle était curieuse d’en voir plus. Peut-être que le monde d’où provenait Tiny se situait dans les profondeurs. Ils s’enfonçaient de plus en plus, mais Megumi ne discernait toujours pas le fond.

Pourtant, tout commençait à s’éclaircir. Des plantes aquatiques ondulaient, leur pollen phosphorescent dansant autour d’elles. Il fallait bien qu’elles sortent de quelques part. Probablement des bords, puisqu’il ne semblait pas y avoir de fin à cette descente. Megumi se retourna et vit qu’un énorme rocher pointait à la surface. Elle ne s’était pas aperçue qu’elle l’avait dépassé. Au-delà, tout était obscur, comme s’il était la limite entre la nuit glaciale à l’extérieur et la douceur des profondeurs magiques. Toujours entraînée par Tiny, qui nageait allègrement devant elle en suivant la lumière, Megumi passa au-dessus d’un banc de poissons différents de ceux qu’elle connaissait. Ils étaient aussi lisses et allongés que des tuyaux en plastique. D’ailleurs, ils ne possédaient pas de branchies. Leurs couleurs illuminaient l’eau.

Des roches parsemées d’algues et de jolies fleurs, dormant sur d’immenses feuilles vertes et jaunes, dégageaient un éclairage intense et magnifique. Megumi regardait dans toutes les directions, avide de voir le plus de choses possible. Elle aperçut les racines d’un arbre qui se baignait dans la rivière. Elle comprit que Tiny et elle étaient revenus vers la surface. C’était extraordinaire. Alors qu’elle avait eu l’impression de plonger de plus en plus profondément, elle était remontée. C’était comme si elle avait traversé la planète par son centre pour ressortir de l’autre côté à une vitesse incroyable.

Lorsque sa tête émergea enfin, Megumi battit frénétiquement des paupières pour voir où elle était arrivée. Le paysage était presque identique. La clarté qui les avait guidés sous l’eau n’appartenait qu’à la rivière. À la surface, le ciel était toujours noir, mais parsemé d’étoiles. La lune éclairait la forêt de sapins d’un côté et le Mont Hororo, couvert de son manteau de neige et d’un tapis de conifères, de l’autre. Megumi s’y laissa traîner par Tiny, toussant et crachotant. Elle se débarrassa de son sac, le balança sur la rive et attrapa une touffe d’herbe avant de se hisser par terre et de rouler sur elle-même. Allongée sur le dos, elle essayait de retrouver une respiration régulière. Elle passa une main dans ses cheveux et sourit. Ils étaient parfaitement secs, tout comme le reste de son corps qui ne se trouvait plus dans l’eau. Cela expliquait qu’elle se sentait si bien. La brise fraîche qui balayait le rivage la faisait à peine frémir. La magie était vraiment quelque chose de génial. Megumi resterait bien étendue là des heures, les pieds barbotant, mais le visage de Tiny apparut à l’envers au-dessus du sien, la sortant de sa rêverie.

— Viens, le dwi prince nous attend au village.

Notes de section
  1. Les onsen sont des sources chaudes naturelles, souvent d’origine volcanique, réputées pour leurs propriétés thérapeutiques.

4 : Le Prince Nathaniel

Tiny et Megumi se faufilèrent derrière les branches épineuses d’un buisson pour suivre un étroit sentier.

— Tu es dwi prête ?
— Prête à quoi ? répondit Megumi en fouillant l’obscurité du regard.

Ils étaient sortis des fourrés et aussi loin qu’elle pouvait voir grâce à la lueur des astres, ils s’étaient arrêtés devant une prairie.

Sans lui apporter plus de précisions, Tiny lui saisit le poignet et fit un grand pas en avant. Sa patte semblait suspendue au-dessus du sol et son pied redescendait au ralenti. Il continua d’avancer de cette manière tout en tirant Megumi derrière lui. Une sorte de gelée s’enroula autour d’elle comme si elle pénétrait dans une bulle de chewing-gum géante. Ses jambes paraissaient collées l’une à l’autre et si cette substance épaisse ne la retenait pas, elle tomberait par terre comme une planche.

Tiny finit par se libérer et redevenir maître de ses mouvements. Il tira un peu plus fort sur le bras de Megumi pour l’extirper de là. Il tendit une patte devant elle, prévenant.

— Ça dwi va ? Tu tiens debout ?

Megumi opina, tremblante. Elle était frigorifiée et ensevelie sous une couche de gelée malodorante.

— Génial ! s’écria-t-elle en essorant ses cheveux, ravie.
— Tu dwi diras ça à d’autres, mais pas à moi, râla Tiny en se frottant frénétiquement les jambes.

Il secoua les mains d’un air dégoûté, espérant ainsi chasser la substance de ses doigts.

— Vous exagérez, Tiny, lança Megumi en riant. Vous étiez déjà tout gluant avant que nous passions à travers ce… Qu’est-ce que c’était ?
— Ça, c’était une dwi barrière de protection, annonça Tiny en faisant comme s’il n’avait pas entendu sa première remarque. Elle permet de nous cacher. Seuls ceux qui savent où le village se trouve peuvent la traverser pour entrer. Pour les autres, s’ils arrivent jusqu’ici, leur chemin se poursuit à travers la plaine vide.
— Mais la plaine est vide, répliqua Megumi en regardant une nouvelle fois devant elle.

Elle faisait erreur. Les formes pointues de toits se dressaient désormais dans la prairie, éclairées par les flammes d’un feu de camp. Megumi avança de quelques pas hésitants.

— Incroyable !
— Rentrons nous dwi mettre au chaud, proposa Tiny, qui essayait toujours d’essuyer la gelée de son corps.

Megumi désirait plutôt découvrir cet endroit merveilleux. Elle entendait de l’eau s’écouler, des oiseaux siffler et le vent souffler. Elle sentait l’odeur de l’herbe fraîche et des pins humides. Frétillante d’excitation, elle ne put résister à la tentation de courir dans tous les sens, s’accroupissant ici pour examiner une fleur ou se hissant sur la pointe des pieds là pour apercevoir un animal qui grattait. Tiny l’appela, mais elle s’éloigna un peu plus, attirée par un lac noir noyé dans la brume. Des feux follets d’un bleu éclatant flottaient au-dessus de l’eau dans un faible crépitement. Un clapotis retentit et des ondes troublèrent la surface.

— Tu pourras dwi visiter quand il fera jour.

Megumi sursauta. Elle n’avait pas entendu Tiny arriver. Essoufflé, ce dernier lui saisit le bras.

— Dwi viens dormir. Il est tard.
— Mais vous devez me présenter le prince, protesta Megumi en le suivant à contrecœur. Il faut qu’il réponde à mes questions.

Ils passèrent près du feu de camp. Tiny y déposa plusieurs bûches.

— Pendant que je te dwi courrais après, j’ai croisé un ami qui m’a dit que le prince était sorti. Il ne sera de retour que demain matin.
— Oh…

Megumi baissa la tête. Les choses ne se déroulaient pas comme elle les avait imaginées. L’heure du souper était passée depuis longtemps. Malgré le message que Tiny leur avait laissé, ses parents devaient être inquiets et elle ne semblait pas prête de rentrer. Non pas qu’elle en avait envie. Elle était trop curieuse de rencontrer le prince Nathaniel et de découvrir le monde magique, mais elle n’avait pas prévu de rester toute la nuit dans les montagnes sans avoir obtenu la moindre explication à sa venue. Elle n’avait même pas emporté de pyjama.


Megumi se réveilla quand l’air frais du matin lui caressa le visage. Elle se blottit davantage sous la couette. Sa mère avait déjà dû entrebâiller la fenêtre. Après une minute de paresse supplémentaire durant laquelle elle serra Miumiu dans ses bras, elle s’efforça de décoller ses yeux humides. Elle cligna plusieurs fois des paupières avant de parvenir à les maintenir ouvertes et ce qu’elle vit la fit se redresser brusquement. Elle n’était pas couchée dans son futon. D’ailleurs, elle ne se trouvait même pas dans sa chambre. Une lourde toile beige flottait autour d’elle. Elle déposa sa peluche sur l’oreiller, puis se leva maladroitement. Elle enfila ses ballerines tout en examinant la pièce. Il n’y avait qu’un lit, une chaise et une commode en bois, posés directement sur un sol en terre battue. La tente formait un chapiteau de plusieurs mètres de hauteur dont le sommet s’ouvrait sur un trou. Le feu, érigé au centre de l’abri, consumait ses dernières braises. Megumi tourna plusieurs fois sur elle-même en s’agrippant les cheveux à deux mains. Elle n’avait pas rêvé ! Tiny était bien venu la chercher pour l’emmener dans son monde. Un monde magique ! Et après avoir exploré les lieux, il l’avait conduite dans cette chambre où elle avait fait sa toilette et s’était changée avant de se mettre au lit.

Megumi baissa la tête pour examiner l’ensemble en lin, couleur chair de concombre, qu’elle portait. Une ceinture plus foncée maintenait la chemise et le pantalon trop larges, et le tissu était plusieurs fois replié autour de ses chevilles.

— Es-tu réveillée ? demanda une douce voix depuis l’extérieur de la tente.

La respiration de Megumi s’accéléra.

— Oui, couina-t-elle.

Elle ravala difficilement sa salive et aplatit ses épis sur son crâne. Un jeune homme, âgé d’une vingtaine d’années, passa la tête par l’embrasure de la toile.

— Puis-je entrer ?

Megumi s’inclina poliment.

— Oui.

Il lui semblait qu’elle ne savait plus rien dire d’autre.

Son visiteur se passa une main dans les cheveux d’un air nerveux. Ses longues mèches brunes, lisses et brillantes, encadraient sa mâchoire anguleuse et dissimulaient une partie de ses yeux émeraude éblouissants. Il sourit timidement, ses joues nacrées prenant une étonnante couleur dorée, et s’inclina à son tour devant elle.

— Bonjour Megumi. Je m’appelle Nathaniel. Tu as bien dormi ?
— Je… Oui, merci, balbutia Megumi, impressionnée de rencontrer enfin le prince dont Tiny lui avait parlé.

Il était très beau et dégageait une aura enivrante. La bonté émanait de lui. Il était vêtu d’une longue cape grise par-dessus un ensemble similaire à celui de Megumi. Celle-ci rougit en réalisant que c’était sûrement l’un des siens qu’elle portait.

— Je suis désolé de ne pas t’avoir accueillie hier soir.
— Ce n’est pas grave, marmonna Megumi.

Le regard fixé sur ses doigts, elle s’efforça de contrôler ses tremblements. Elle ne s’était jamais sentie aussi intimidée devant quelqu’un. Le prince souleva le pan de la toile pour l’inviter à sortir.

— Aimerais-tu manger quelque chose ?

5 : Les Monts Enchantés

Megumi suivit le prince Nathaniel. Ses pieds s’emmêlèrent dans le tissu replié sur ses chevilles et elle trébucha en sortant. Le prince rattrapa Megumi par le col de sa cape, l’étranglant à moitié, et l’aida à se remettre debout. Il s’accroupit devant elle et lissa le vêtement sur ses épaules. Habituée à ce genre de chute maladroite, Megumi était déjà passée à autre chose. Elle penchait la tête de gauche à droite pour voir ce qu’il y avait derrière le prince.

— Ouah ! s’écria-t-elle en découvrant les centaines de tentes claires qui s’étalaient dans la plaine.

Elle se dégagea lentement sans les quitter des yeux. En pleine nuit, elle les avait prises pour des maisons aux toits pointus. Un arbre bombé, un baobab peut-être, était brodé sur le tissu épais, comme un emblème. Megumi courut jusqu’à la tente la plus proche, l’herbe givrée craquant sous ses ballerines. Elle caressa le motif du bout des doigts. Le fil était fin et doux, parfaitement tissé pour former le tronc et les branches, qui se fondaient dans le cercle qui entourait le tout. C’était un véritable chef-d’œuvre. Le prince la rejoignit.

— Bienvenue dans les Monts Enchantés de Zacharys.

Quelques animaux vêtus de tabliers décorés du même emblème s’activaient dans tous les sens. Certains faisaient rouler d’énormes boules violacées sur le sol tandis que d’autres maintenaient des bûches en lévitation au-dessus de leur tête. Tout autour, des arbres verdoyants et des sapins bleutés s’étendaient jusqu’aux racines des montagnes dont les sommets enneigés se découpaient sur le ciel parfaitement dégagé, semblables à des gâteaux nappées d’un glaçage immaculé. Le lac que Megumi avait découvert la veille scintillait dans la vallée. Une grosse grenouille habillée d’un pull et d’un pantalon était penchée au bord de l’eau. Elle conversait de manière animée avec un être aquatique. La tête marine hérissée d’une couronne de cornes et les yeux laiteux de ce dernier donnèrent la chair de poule à Megumi qui frissonna. Elle aurait sans doute fait une attaque si elle l’avait aperçu en pleine nuit.

Le prince la conduisit vers une tente immense devant laquelle Tiny discutait allègrement avec un ourson brun ressemblant à ceux que Megumi avait vus sur son dessin. Il se tenait également sur deux pattes, mais était plus grand et plus large que Tiny, et son ventre proéminent ne lui permettait probablement pas de discerner ses énormes pieds poilus. Ses yeux, semblables à de minuscules billes noires, clignaient sans cesse et la fourrure fine de son visage rosissait. Sa tenue ne comprenait qu’une cape et un ceinturon de cuir équipé d’une épée dont la poignée était cachée derrière sa bedaine. Le fourreau bringuebalait contre sa cuisse épaisse et velue au moindre de ses mouvements. Tiny lui dit quelque chose qui le fit glousser. Son petit museau et ses pommettes virèrent au rouge tandis que ses oreilles frémissaient et scintillaient, illuminant le haut de son crâne. Cet ours était si mignon que Megumi aurait bien aimé le serrer contre elle comme une peluche.

Lorsque les deux compagnons aperçurent le prince, ils s’inclinèrent devant lui. Celui-ci les salua d’un geste embarrassé avant de pénétrer sous la toile. Megumi l’y suivit, imitée par Tiny qui portait toujours son chapeau et son short. Il avait ajouté un pull-over pour compléter sa tenue.

— Excusez le dérangement, baragouina Megumi en entrant dans la tente.

Une longue table en bois était dressée devant elle et quelques hommes absorbés par leur conversation y déjeunaient. Le prince croquait déjà dans une pomme lorsqu’il tira le banc et s’y assit, invitant ses compagnons à en faire autant. Megumi s’installa tout au bord dans l’espoir de passer inaperçue. Ratatinée sur elle-même, elle lançait quelques coups d’œil intrigués aux individus attablés plus loin, à la cheminée et au prince qui dégustait son fruit d’un air détendu. Tiny bondit sur le siège en face d’elle et lui tendit une corbeille. Megumi avait l’estomac noué, mais par politesse, elle prit une boule noire aux reflets colorés. C’était la première fois qu’elle en voyait. Elle la fit tourner entre ses doigts pour l’examiner. Elle ne possédait aucune tige ou queue. Une étrange banane orange l’avait déjà remplacée dans le panier et Tiny s’en empara d’un geste vif. Tout le monde semblait apprécier ces fruits exotiques. Megumi haussa les épaules. Après tout, c’était l’occasion pour elle de découvrir de nouvelles choses. Elle mordit à pleines dents dans la balle noire et écarquilla aussitôt les yeux. Un liquide frais et pétillant lui envahit la bouche, libérant un goût à la fois acidulé et amer sur sa langue. Elle avala tout rond et frémit en le sentant glisser dans son gosier. C’était agréable, mais inattendu.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle lorsqu’elle réussit à réanimer ses lèvres, figées sur une grimace de surprise.
— Ce sont des dwi végétilis, répondit Tiny avant d’engloutir le reste de sa banane.
— Qu’est-ce que ça signifie ?

Megumi examina la chair juteuse de son fruit. Elle était verte et parsemée de paillettes qui semblaient palpiter à l’intérieur. Megumi avança un doigt hésitant puis se ravisa, gênée de sentir tous les regards posés sur elle, même ceux des gens qui ne lui avaient pas été présentés. Elle sourit vaillamment et lança :

— Ce sont des fruits magiques ?
— Exactement, répliqua Tiny en plongeant de nouveau sa patte dans le panier.

Les hommes reprirent leur conversation et Megumi en profita pour appuyer sur une des paillettes. Elle éclata en libérant une goutte de liquide jaunâtre terriblement semblable à du pus. Megumi grimaça.

— C’est assez bizarre, lui murmura le prince, qui s’était glissé jusqu’à elle sur le banc, mais c’est délicieux. N’est-ce pas ?

Megumi hocha la tête et poursuivit son investigation. Elle voulait tout savoir : d’où provenaient ces étranges fruits, s’ils étaient tous des végétilis ou si c’était uniquement le nom de celui qu’elle avait goûté et enfin si les autres avaient la même saveur. Elle était intriguée par les bananes que Tiny ne cessait de dévorer. Pour répondre à sa dernière question sur le goût des végétilis, le prince l’invita à manger tout ce qui lui faisait envie sans hésiter, car cela constituerait la plupart de leurs repas. Il lui expliqua ensuite que les végétilis provenaient des arbres magiques des Monts Enchantés. Lorsque l’on en cueillait un, il repoussait aussitôt. Celui qu’elle avait goûté était issu d’un prunier enchanté. Fascinée, Megumi se pencha vers la corbeille. Elle s’empara de la dernière banane orangée qu’il restait et batailla quelques instants avec Tiny, qui la tenait de l’autre côté. Il la lui céda finalement d’un air boudeur. S’il l’aimait à ce point, Megumi ne doutait pas que ce devait être délicieux. Le prince tendit une main hésitante vers elle en se mordant la lèvre comme s’il hésitait à lui dire quelque chose, mais il renonça. Megumi cherchait à éplucher le végétilis quand Tiny s’écria :

— Qu’est-ce que tu dwi fait ?
— Je voudrais enlever la peau.

Le prince éclata de rire tandis que Tiny ouvrait de gros yeux secoués de spasmes.

— Mais y’a pas de dwi peau ! s’égosilla-t-il. Si tu le gaspilles, je le dwi mange à ta place.

Il tendit une main ferme pour réclamer le végétilis. Megumi fronça les sourcils.

— Pas question, lâcha-t-elle avant de le croquer sous le regard offensé de l’animal.

Une nouvelle grimace déforma aussitôt son visage. Cette drôle de banane avait une saveur âcre. La consistance de sa chair était pâteuse et collante. Megumi eut bien du mal à avaler sa bouchée. Les larmes aux yeux, elle rendit le végétilis entamé à Tiny sans ajouter un commentaire. Il renifla d’un air dédaigneux avant de l’engloutir tout entier.

— J’ai hésité à te prévenir, avoua le prince en tendant un mouchoir à Megumi. Ceux-ci ne font pas l’unanimité.

Megumi s’essuya la bouche en fronçant le nez. Il fallait qu’elle boive quelque chose. Un pichet en bois glissa alors le long de la table pour s’arrêter devant elle. Elle se pencha pour voir d’où il venait et un homme, assis tout au bout, lui fit un signe de la main sans lui accorder le moindre regard. Ses longs cheveux blonds dissimulaient complètement son visage.

Megumi se souleva un peu du banc pour examiner le contenu du pot. Le liquide était transparent. Elle en huma l’odeur, mais ne décela rien de particulier.

— Tu peux y aller, la rassura le prince, c’est de l’eau.

Megumi se rassit et s’empara du pichet à deux mains pour en avaler une gorgée. Lorsqu’elle le reposa, elle regarda tout autour d’elle et soupira de soulagement. Ses compagnons s’intéressaient de nouveau au panier de végétilis.

6 : Le Prince Zacharys

Lorsque tout le monde eut terminé son petit déjeuner, le prince Nathaniel se tourna vers Megumi et lui dit :

— Je te dois des explications.

Megumi opina, le regard sérieux.

— Les Monts Enchantés ont été fondés par le prince Zacharys afin de réunir les êtres magiques et de lier leurs pouvoirs.
— Avant, intervint Tiny, les animilis étaient dwi obligés de se cacher.
— Les animilis ? répéta Megumi, le front plissé.
— Ce sont des créatures magiques qui peuvent se faire passer pour des animaux communs, précisa le prince.

Megumi sourit largement, une étincelle éclairant son regard. Elle pensait comprendre de quoi il s’agissait.

— Oh, alors Tiny en est un, n’est-ce pas ? Il ressemble à une grenouille.

Le prince serra les dents, n’osant pas confirmer, tandis que les joues de Tiny se gonflaient et que ses yeux s’ouvraient comme des billes.

— Ne lui en veux pas, Tiny, c’est vrai que tu as l’air d’une belle grosse grenouille ! lança l’homme aux longs cheveux blonds, de l’autre côté de la table.

Tout le monde les écoutait désormais et plusieurs de ses compagnons s’esclaffèrent. Tiny brandit son petit poing dans leur direction.

— Les gens ne souhaitent pas croire en l’existence de créatures telles que nous, reprit le prince, calmant aussitôt les ardeurs de son ami. Ils ont peur. Nous étions forcés de nous cacher pour survivre. Zacharys était comme nous en fait. Il avait du mal à s’en sortir. Mais lui a eu l’idée de fonder notre communauté.

Megumi l’écoutait attentivement, ouvrant un peu plus la bouche à chaque nouvelle information.

— Alors vous n’êtes pas humains ? hésita-t-elle en plongeant ses yeux de hibou dans ceux du prince.
— Non, nous sommes tous des animilis.
— Mais…
— Nous pouvons aisément nous faire passer pour des humains, car nous leur ressemblons beaucoup. C’est un peu comme Tiny qui ressemble à un amphibien, si tu veux.

Il lança un regard d’excuse à l’intéressé qui haussa les épaules d’un air résigné.

Megumi ne comprenait toujours pas. Là où Tiny adoptait un comportement différent d’une grenouille – en se déplaçant sur deux pattes, en portant des vêtements ou en parlant, par exemple –, le prince Nathaniel et ses amis étaient en tout point semblables à elle et au reste de l’humanité. Ils auraient dû réussir à s’insérer parmi son peuple en dissimulant leurs pouvoirs.

Le prince observait Megumi comme pour juger son expression. Il finit par se pencher vers elle.

— Regarde.

Il dégagea ses mèches de son visage. Megumi eut un mouvement de recul. Son oreille était allongée, avec un pavillon torsadé vers l’arrière de son crâne. Elle semblait aussi dure que du bois. Megumi lui demanda si c’en était bien, une main hésitante tendue vers lui. Il confirma en s’écartant un peu d’elle, ne lui laissant pas l’opportunité de toucher.

— C’est ce qui nous différencie vraiment des membres de ton espèce. Les cheveux longs sont devenus une habitude chez nous, n’est-ce pas Yvahou ?

Son ami, qui avait donné le pichet d’eau à Megumi, approuva :

— Y’a pas mieux, même si les humains n’aiment pas ça.
— Tous ne sont pas de cet avis, rétorqua Megumi pour réorienter la conversation vers un sujet moins délicat.

Elle aurait voulu en apprendre plus sur les animilis, mais elle sentait que le prince était gêné d’en parler. Il nourrissait encore une sorte de rancœur vis-à-vis des humains et de leur mauvais accueil. Ce sentiment était partagé par tous ses compagnons. Megumi était une étrangère et même si elle n’était âgée que de douze ans et ne pouvait pas effacer la peine qu’ils avaient subie, elle se devait de tout faire pour leur prouver qu’elle les acceptait tels qu’ils étaient. Elle s’en voulait d’avoir eu peur de Tiny au début et d’avoir sursauté quand le prince lui avait montré son oreille.

Yvahou haussa les épaules en étirant les lèvres d’un air content. Megumi se sentit rougir, mais elle lui rendit son sourire.

— Comment se fait-il que personne n’ait encore découvert les Monts Enchantés ? poursuivit-elle, espérant ainsi dissiper sa gêne.
— Les Monts Enchantés se dwi situent dans une autre réalité et le village est protégé par des enchantements. Il faut qu’un animilis lui montre le chemin pour qu’un humain trouve l’endroit.
— Et donc quand vous sortez, vous êtes forcés de vous déguiser pour ressembler aux créatures non magiques ? Pourquoi êtes-vous venus jusqu’à chez moi avec ce short ? demanda Megumi en pointant un doigt accusateur sur le vêtement de Tiny.

Toute la tablée éclata de rire, mais Tiny ignora la remarque.

— Depuis que nous sommes tous dwi réunis, nous pouvons réaliser des enchantements qui nous cachent aussi à l’extérieur, répliqua-t-il sur un ton victorieux.

Il aurait terminé sa phrase par « Et tac ! » en lui tirant la langue que le message n’aurait pas semblé différent. Ils s’entendaient bien tous les deux, leurs chamailleries commençaient à tisser un lien entre eux.

— Tu as été capable de voir Tiny uniquement parce qu’il a désactivé les enchantements dans ta maison, précisa le prince Nathaniel.

Megumi hocha la tête. Grâce au prince Zacharys, qui était aussi perdu et solitaire qu’eux, tous les animilis s’étaient réunis et avaient acquis suffisamment de pouvoirs pour créer leur propre monde. Ils pouvaient toujours se rendre chez les humains, mais ils étaient désormais protégés d’eux. Zacharys semblait avoir eu une grande influence sur le peuple magique. Megumi s’étonna de ne pas l’avoir encore rencontré.

— Il est dwi mort, lâcha Tiny lorsqu’elle demanda où il se trouvait. Il a été assassiné par la sorcière maléfique.

Le prince Nathaniel révéla à Megumi qu’en plus d’avoir réuni leur communauté, le prince Zacharys avait décidé de former les jeunes animilis afin qu’ils contrôlent leurs dons.

Yvahou, Tiny et bien d’autres étaient devenus les apprentis de Zacharys. L’un d’eux, Galaël, cherchait toujours à dépasser ses limites et à être le plus fort de tous. Il avait fini par assassiner leur maître. Il se faisait appeler « sorcière maléfique » pour mettre en avant l’étendue de ses facultés et de sa noirceur d’âme.

— Les « sorcières » étaient des femelles animilis qui ressemblaient à des humaines, précisa le prince. Elles étaient extrêmement puissantes. Durant une longue période, de pauvres femmes de ton monde furent exécutées sur des bûchers parce qu’elles étaient accusées de sorcellerie. En vérité, les actes dénoncés étaient uniquement le fait des animilis. L’équilibre a fini par se rétablir quand les sorcières ont disparu. La crainte qu’elles inspiraient ne s’est jamais éteinte et Galaël en a profité. Malheureusement, certains animilis l’ont suivi, probablement par peur, et presque tous ceux qui se sont enfuis ont été traqués et tués. J’ai eu bien du mal à rassembler des alliés pour nous opposer à lui.
— Je dwi possède une sorte de radar mental, révéla Tiny en se tapotant le crâne d’un doigt rebondi. Je pouvais sentir la magie des animilis qui se cachaient et j’allais leur demander de se joindre à nous. Ils avaient pratiquement tous fui chez les humains.

Megumi hocha avidement la tête. Elle ne cessait de remuer les jambes et de se tortiller les mains sous la table, impatiente de découvrir ce qui était finalement arrivé.

— J’ai fini par dwi trouver une gamine en train de dessiner les Monts Enchantés alors qu’elle n’y avait jamais mis les pieds !
— Qui était-elle ?

Megumi avait les joues rouges et les yeux brillants. Elle avait l’impression que la fillette dont il était question, c’était elle, mais certains aspects de l’histoire ne collaient pas.

— Elle s’appelait Nagisa, intervint enfin le prince. Tu es sa petite-petite-fille et tu as hérité de son don.

Megumi posa le coude sur la table, enfonça son menton dans la paume de sa main et commença à se pincer les lèvres du bout des doigts. Cette révélation ne la surprenait pas vraiment. Son arrière-grand-mère avait toujours été spéciale, elle disait la bonne aventure ; et la mauvaise aussi. La seule fois où elle avait lu l’avenir de Megumi, cette dernière s’était rendue à l’école avec un plâtre dès le lendemain. Elle avait raté une marche en sortant, comme Nagisa le lui avait annoncé.

Megumi plongea son regard dans celui du prince Nathaniel. Il paraissait attendre une réaction de sa part pour poursuivre ses explications. Elle sourit largement.

— Trop cool ! murmura-t-elle en fixant ses doigts, espérant presque en voir jaillir quelque chose. Alors les dessins que j’ai retrouvés dans ma chambre ont quelque chose de magique.

Tiny attrapa un tas de papiers pliés dans sa poche et les tendit à Megumi.

— C’est toi qui as dwi prédit le retour de Galaël.

Megumi leva la main, mais il les garda volontairement trop loin. Elle ne pouvait pas s’en emparer.

— Vous saviez donc que Galaël allait revenir et vous avez pu vous préparer à le vaincre, non ? demanda innocemment Megumi, le bras toujours tendu. Pourquoi m’avez-vous fait venir ici dans ce cas ? Ce n’est pas que je ne veux pas vous aider, au contraire, s’empressa-t-elle d’ajouter devant les mines déconfites de ses compagnons. Dites-moi juste ce que je peux faire.

À demi penché vers elle, le prince paraissait indécis quant à la formulation de sa réponse. Il ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit de nouveau, puis finit par souffler avant de lancer, d’une traite :

— Tu apparais toi aussi sur les dessins. Nous ne savons pas si nous allons gagner cette bataille, mais ce qui est certain, c’est que tu as un rôle à y jouer. Et il semblerait que tu doives utiliser la bague magique que Nagisa possédait déjà à l’époque.

Megumi haussa les sourcils, puis tendit un peu plus le bras vers Tiny. Celui-ci déposa enfin les croquis dans sa main. Elle hocha la tête pour le remercier, puis les lissa sur la table. L’un d’eux représentait une fillette, elle-même, pensa-t-elle, enfermée sous un dôme avec des dizaines d’animilis ; un autre, une haute silhouette encapuchonnée au centre d’un groupe recroquevillé à ses pieds ; et le dernier, une armée composée de soldats forts et bien équipés. Maintenant qu’elle connaissait un peu mieux le monde magique, Megumi devina que ces combattants étaient des animilis qui ressemblaient aux humains, comme le prince Nathaniel. Elle n’avait aucun doute non plus sur le fait qu’ils étaient au service de Galaël. Ils piétinaient un amas de corps inertes.

Tiny se pencha en avant, le postérieur pointé vers le plafond de la tente, et posa un doigt ferme et gluant sur le dôme qui emprisonnait Megumi sur le dessin.

— Ceci est la clé qui nous dwi permettra de gagner.

7 : Nagisa et la pierre de jade

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Megumi en repoussant la main de Tiny.

Son doigt laissa une empreinte dégoulinante sur le papier. Megumi essaya de l’essuyer avec un pan de sa cape, mais elle ne fit qu’étaler le crayon. Lorsque le prince Nathaniel se leva et leur proposa d’aller prendre l’air, elle renonça à sauver le dessin. Elle espérait bien en apprendre plus sur ce mystérieux dôme. Tiny ramassa rapidement les feuilles, les replia et les enfouis dans sa poche avant de plonger sa patte dans la corbeille de végétilis. Il s’empara d’une poignée d’algues qu’il glissa aussi dans son short, puis lança un regard innocent à Megumi. Celle-ci secoua la tête en souriant.

— Le temps que les dessins ne ressortent pas tout poisseux, fit-elle en quittant la tente.

Le prince les attendait déjà auprès du feu de camp, au centre du village. Il envoya un long bâton de bambou à Tiny qui le rattrapa au vol dans un bond majestueux et le fit tournoyer autour de lui comme une majorette. Le prince amorça un nouveau lancer dans la direction de Megumi. Paniquée, cette dernière balança les mains devant elle avant de se protéger le visage avec. Elle écarta deux doigts. Le prince lui tendait précautionneusement le bâton et ne le relâcha que lorsqu’il fut certain qu’elle le tenait bien. Il recula de quelques pas.

— Les animilis sont capables de jeter des maléfices. Ce bambou te permettra de les contrer.

Megumi baissa la tête. Son arme devait être au moins deux fois plus grande qu’elle. Les délimitations des tronçons et les aspérités du bois, dégagé de son écorce verte et lisse, étaient visibles sur toute la longueur, sauf au milieu, où un bracelet de tissu entourait complètement le tronc. Megumi y plaça ses deux mains jointes et tendit les bras devant elle, tenant le bâton parallèle au sol.

Le prince hocha la tête d’un air satisfait et expliqua :

— Le dôme que tu as vu sur le dessin est une protection générée par la pierre de jade de la bague de Nagisa. Il a besoin d’absorber l’énergie des maléfices pour se matérialiser.

Il fit un signe du menton à Tiny qui écarta les pattes et se mit en position de combat. Il tenait son propre bambou par l’une des extrémités et pointait l’allonge vers Megumi. Celle-ci abaissa le sien en haussant les sourcils.

— Comment Nagisa a-t-elle obtenu cette bague ? demanda-t-elle en ignorant les moulinets du bâton de Tiny sous son nez.
— C’est Zacharys qui la lui a donnée.
— Nous parlons de la même bague qu’Obāchan3 a laissée à maman ?
— Je l’espère bien, répondit le prince qui parut soudain inquiet par la perspective que la bague de Nagisa ne soit pas parvenue jusqu’à Megumi. Montre-la moi.

Il tendit la main et Megumi baissa les yeux, confuse.

— Elle est à la maison.

Tiny lui flanqua un coup de bâton sur le crâne.

— Pourquoi je n’y ai dwi pas pensé ? s’égosilla-t-il tandis que Megumi se frottait la tête en le dévisageant d’un air outré. J’aurais dû te parler de la bague quand je suis venu te chercher. On l’aurait prise avant de revenir ici.
— Oui, et vous n’auriez pas dû me donner un coup sur la tête ! protesta Megumi, les larmes aux yeux. C’est plutôt vous qui le méritez !

Elle leva à son tour son bâton, déterminée à l’écraser sur le chapeau de Tiny, quand leur instructeur intervint :

— Ce n’est pas grave.

Megumi se figea. Elle n’en croyait pas ses oreilles. Tiny en profita pour se mettre hors de portée.

— Tiny a… commença Megumi sur un ton légèrement trop haut.
— J’irai récupérer la bague, poursuivit le prince, songeur et complètement indifférent à l’injustice qui venait de se dérouler sous ses yeux. Il faut que je parle à tes parents.

La mauvaise humeur de Megumi se volatilisa aussitôt. Ses parents n’avaient jamais mentionné les pouvoirs magiques du bijou. Étaient-ils seulement au courant de la puissance qu’elle renfermait ? Megumi posa la question au prince Nathaniel qui sembla émerger de ses pensées. Le regard vague et un sourire triste sur les lèvres, il lui répondit :

— Ma rencontre avec ton papa et ta maman ne s’est pas très bien passée. Apparemment, Nagisa leur avait raconté son aventure dans les Monts Enchantés, mais ils avaient jusque-là refusé de croire que tout cela était réel. Ils ont eu un choc quand ils m’ont vu.
— Je suis désolée, s’excusa Megumi.
— J’irai leur dwi parler, proposa Tiny en posant une patte compatissante sur l’avant-bras de son ami.
— Et je viendrai avec vous, lança Megumi, plus motivée que jamais.

Une nouvelle lueur se répandait en elle. Il fallait qu’elle montre à ses parents que les animilis étaient des créatures extraordinaires qui méritaient que l’on fasse tout pour les aider.

— Je ne sais pas… hésita le prince en écrasant une motte de terre meuble avec son talon nu.
— Je dwi protégerai Megumi. Et puis, tu ne peux pas te balader chez les humains, tu attirerais trop l’attention de Galaël. Il ne doit pas découvrir que nous nous préparons.

Le prince plongea son regard dans celui de Tiny qui hocha la tête d’un air déterminé. Megumi se sentait rougir. Elle n’avait pas réalisé qu’il s’inquiétait pour sa sécurité. Elle baissa les yeux sur son bâton de bambou. Elle ne savait pas vraiment comment l’utiliser et elle n’avait pas grande confiance en sa capacité à le manier, mais elle devait apprendre pour réussir à se défendre. Elle le planta verticalement à côté d’elle.

— Alors c’est décidé. Nous irons voir mes parents dès que je serai au point pour repousser les maléfices !

Tiny bondit d’un air ravi et le prince retrouva le sourire.

— Ce ne sera pas simple.

Megumi haussa les épaules.

— Raison de plus pour s’y mettre.

Elle replaça le bâton devant elle, parallèle au sol. Les yeux plissés et les mains enroulées autour du bracelet de cuir, elle tenta de faire tournoyer l’arme comme Tiny en avait fait la démonstration. Ses premiers mouvements paraissaient hésitants, mais ils formaient un bel arc de cercle. Megumi sourit. De cette manière, aucun maléfice ne pouvait passer ! Elle se sentait plus confiante. Le prince l’observait avec attention. Il serra les dents quand le bâton de Megumi racla le sol en arrachant une touffe d’herbe qui atterrit sur le chapeau de Tiny.

— Tu vas dwi voir ! s’écria ce dernier en secouant son couvre-chef.

Le prince s’avança vers Megumi qui recula d’un pas et trébucha sur les ourlets improvisés de son pantalon trop grand. Il la rattrapa par la broche qui maintenait sa cape fermée et l’empêcha de tomber en arrière. Cela finirait par devenir une habitude. Il posa finalement ses mains sur celles de Megumi pour qu’elle tende les bras loin devant.

— Tu seras à la hauteur.

La respiration de Megumi s’accéléra. Elle souffla le plus discrètement possible en espérant évacuer la chaleur qui lui montait aux joues.

— Recommence, lui enjoignit le prince en reculant de nouveau.
— Oui, dwi recommence !

Tiny l’encourageait également. Megumi bougea aussitôt les poignets pour faire tourner le bâton. En face d’elle, Tiny l’imitait, mais son arme était presque devenue invisible tant elle ondoyait rapidement. Une lueur violette l’enveloppa tout à coup. Megumi ouvrit la bouche de stupéfaction avant de grimacer. Un éclair venait de s’échapper du bambou de son compagnon, et il volait droit sur elle.

— Concentre-toi pour le dévier, lui conseilla le prince en suivant sa trajectoire rectiligne.

Megumi avança une jambe, prit appui dessus et arrêta le mouvement de son bras.

— Non… entendit-elle le prince murmurer.

Elle avait effectivement fait erreur. Le maléfice glissa sous son bâton. Elle ferma alors les paupières, serra les dents et attendit l’impact. Une petite décharge lui chatouilla la joue.

— Aïe ?

Elle ouvrit les yeux et passa le gras de son pouce où l’éclair l’avait touchée. Elle ne sentait déjà plus rien.

— Tu étais dwi censée l’intercepter, rappela Tiny en secouant la tête d’un air affligé.
— Les véritables maléfices sont bien plus rapides et puissants, ajouta le prince, tout sourire. Il va falloir travailler encore un peu !
— Ah bon ? Puissants comment ? insista Megumi.

Le prince tendit le bras, écarta les doigts et lança une déflagration aveuglante sur un énorme rocher, près du lac. La pierre se fendit en deux et la moitié tomba dans l’eau dans une gerbe d’éclaboussures. Un être aquatique sortit sa tête bleutée et regarda les alentours d’un air curieux. Le prince lui fit un signe de la main sous les yeux étonnés de Megumi.

— Ah quand même, murmura-t-elle.

Ses pommettes, déjà rougies par l’effort – et par son agitation envers Tiny –, prirent une teinte un peu plus soutenue.


Le soleil déclinait derrière les montagnes quand Megumi balança son bâton et s’écroula par terre, épuisée. De nombreuses traces de micro brûlures lui maculaient le visage et les vêtements. Ses cheveux étaient emmêlés et une ampoule s’était formée dans chacune de ses paumes.

— Je n’en peux plus, se plaignit-elle en baissant la tête pour éviter la dernière attaque que Tiny venait de lancer. Il me semble que je serais plus utile à dessiner.
— Tu n’as dévié aucun maléfice depuis que nous avons commencé, s’écria le prince. Tu dois continuer à t’exercer.
— Mais j’ai besoin d’une pause !
— Il vaudrait peut-être dwi mieux la trimbaler dans une boîte à l’épreuve des sortilèges, intervint Tiny en s’asseyant près de Megumi.

Il sortit sa poignée d’algues gluantes de sa poche et les engloutit.

— Elle cherait dwi plus en chécurité, ajouta-t-il, une tige de végétilis pendant entre ses lèvres.

Il avala bruyamment. Fascinée, Megumi regarda la boule de feuilles lui glisser dans le gosier.

— Nous n’en savons pas assez sur les conditions de l’affrontement pour l’envisager, répondit le prince, catégorique.

Megumi secoua la tête pour chasser l’image de la gorge de Tiny de son esprit et lança :

— Alors, laissez-moi essayer de dessiner ! Je nous indiquerai peut-être plus de détails. Et c’est quoi cette histoire de boîte anti-maléfices ? Je ne comprends pas pourquoi je devrais m’en protéger, ajouta-t-elle rapidement pour éviter à ses compagnons, qui avaient déjà la bouche ouverte, de l’interrompre. La bague d’Obāchan n’est pas censée jouer ce rôle ?
— Si, mais tu ne pourras pas l’utiliser n’importe quand, rétorqua le prince.
— Le dôme qui se dwi crée grâce à la pierre de jade est impénétrable. Tu dois rejoindre les animilis qui ont été faits prisonniers avant de le générer, sinon il ne pourra pas les abriter aussi. Donc tu dois porter la bague au doigt uniquement lorsque tu seras avec eux. Si ça se trouve, tu devras traverser tout le champ de bataille pour ça. Ou passer devant Galaël lui-même, qui sait ?
— Megumi, reprit le prince, tu as déjà dessiné le déroulement du combat. Nous devons nous contenter de ce qui apparaît dans ta prophétie et en tenir compte.

Megumi fit la moue.

— Oui, d’accord, dit-elle. Mais je ne vois pas comment fonctionne la bague.

Le prince Nathaniel lui expliqua qu’à l’époque, Galaël était venu les attaquer directement dans leur village, qu’ils avaient déménagé depuis. Ils n’avaient pas pu mettre Nagisa à l’abri, mais les maléfices qu’elle avait reçus l’avaient miraculeusement épargnée. Un bouclier était apparu et avait enveloppé tous ses alliés. Le dôme avait pris une teinte verdâtre de plus en plus soutenue, et était devenu aussi résistant que la pierre de jade du bijou. Plus il était frappé par les sortilèges, plus il grandissait et se solidifiait, abritant sous son couvert tous ceux qui entouraient Nagisa ; et plus Galaël s’affaiblissait.

— Le bouclier se nourrissait de la magie de Galaël ? interrogea Megumi.
— Je le pense, oui. Aucun maléfice ne pouvait le traverser pour nous atteindre.
— Le dwi problème, c’est qu’une fois à l’abri derrière, nous ne pouvions plus en sortir.
— Galaël était à l’agonie de l’autre côté, mais nous n’avons pas pu l’achever, conclut le prince.

Il paraissait aussi abasourdi que s’il s’apercevait de l’existence de ce détail seulement maintenant.

— Vous ne pouviez pas… Je ne sais pas moi, creuser pour passer dessous ? proposa Megumi.

Tiny secoua la tête et le prince répondit :

— La protection formait une véritable boule qui se prolongeait sous le sol. Nous ne pouvions rien faire.
— Alors Galaël s’est enfui ? résuma Megumi, impressionnée.
— Oui. Nous n’avons rien pu dwi faire.

Megumi se mit à frotter distraitement une tache de terre sur son pantalon. Le sol humide commençait à lui mouiller les fesses, mais elle ne se sentait pas encore capable de se relever. Elle adorait l’idée de posséder un don et d’être entrée dans un monde magique, mais la perspective d’affronter Galaël était effrayante. Toutes les informations qu’elle apprenait lui faisaient peur. Elle finit par regarder le prince, qui était toujours debout devant elle, les bras ballant le long du corps.

— Nous devons procéder différemment cette fois, dit-il en tirant sur l’une de ses manches d’un air nerveux. Il faut que tu protèges un maximum d’animilis pendant que d’autres resteront en dehors du bouclier pour terminer le combat.

Megumi tressaillit. Elle savait que le prince avait l’intention de se sacrifier pour offrir la paix à son peuple.

Notes de section
  1. Obāchan signifie « ma grand-mère » en japonais.

8 : La famille de Megumi

Tiny et Megumi s’extirpèrent de la rivière pour regagner la forêt de pins du parc naturel. Au loin, le Mont Hororo disparaissait derrière des nuages chargés de neige. Sur la presqu’île qui séparait le cours d’eau en deux bras, les buissons bruissaient sous le vent du nord. Megumi secoua la tête d’un air ahuri. Elle ne comprenait toujours pas comment les Monts Enchantés pouvaient se trouver là sans être visibles. La magie pouvait faire des merveilles.

Tiny attrapa vivement Megumi par le bras.

— Viens. Nous ne dwi devons pas traîner ici.

Megumi soupira. La magie pouvait aussi être redoutable. Ils avaient besoin de la bague de Nagisa, mais le prince Nathaniel craignait que les alliés de la sorcière soient aux aguets. Megumi avait objecté que si Tiny et elle risquaient de les rencontrer en chemin, elle l’aurait sans doute prévue dans l’un de ses dessins. Elle avait alors reçu une réprimande et une mise en garde contre son don. Elle ne devait pas exclusivement s’y fier, car il était instable et parfois, indéchiffrable. Il fallait se contenter de ce que sa prophétie montrait, mais sans oublier que la réalité pouvait toujours influencer le cours des choses.

Le prince était conscient qu’une escorte d’animilis aurait autant attiré l’attention que s’il était lui-même sorti à la tombée de la nuit avec une enfant humaine, mais il avait eu du mal à laisser partir Megumi et Tiny, seuls. Ceux-ci devaient désormais se dépêcher et se faire les plus discrets possible pour retourner chez Megumi.

— Tiny, je pensais que vous pouviez vous téléporter, murmura nerveusement cette dernière, comme vous l’avez fait à la maison quand vous avez écrit un message à mes parents.
— J’aimerais bien le dwi pouvoir, ça nous permettrait d’aller plus vite, mais je ne peux pas le faire avec un humain. Si j’avais su où trouver la bague, je serais venu la chercher tout seul.

Ses yeux papillotaient dans tous les sens.

— Je comprends bien que c’est trop dangereux de me balader comme ça, mais je vous imagine mal demander la bague à mon père et à ma mère. D’après ce que le prince Nathaniel a dit, ils ont un peu de difficultés à accepter les animilis, rappela Megumi en baissant la tête, confuse.

Tiny secoua le menton avant de serrer ses doigts autour du bras de Megumi. Le sujet était clos. Maintenant qu’ils étaient là tous les deux, il n’y avait plus à discuter. Il bondit au-dessus des arbres.

— Et votre radar ? cria Megumi dont les oreilles venaient de se boucher à cause de l’altitude. Il ne peut pas vous aider à savoir si des animilis ennemis nous suivent ?

Tiny baissa les yeux sur elle d’un air surpris.

— Oui, je les dwi percevrais, à condition qu’ils utilisent la magie. Ils peuvent nous filer sans elle.

Megumi hocha la tête. Elle comprenait, mais elle n’avait pas dit son dernier mot pour rassurer son compagnon. Elle lui faisait désormais entièrement confiance et même à plusieurs centaines de mètres du sol, elle se sentait sereine. Elle était persuadée que Tiny possédait suffisamment de pouvoirs pour les protéger tous les deux.

— Mais les enchantements nous rendent invisibles, n’est-ce pas ? insista-t-elle.

Tiny serra les dents.

— Oui, mais je ne dwi suis sans doute pas le seul animilis à détecter les dons des autres…

Megumi ouvrit la bouche sur un « oh » muet. Elle ne l’avait pas envisagé, mais il était probable qu’à l’instant même, des animilis ennemis les pistaient en reniflant les enchantements qui étaient censés les cacher.

Lorsque Tiny amorça sa descente vers le village de Kitayuzawa, les cheveux de Megumi s’enroulèrent au-dessus de sa tête comme une tornade. Cela lui fit perdre le cours de ses pensées. Elle avait l’impression de porter un parachute. Tiny et elle se posèrent sur le trottoir devant la maison. L’animilis regarda de part et d’autre de la rue avant de claquer des doigts.

— Nous sommes dwi visibles.

Au même moment, un oiseau proche émit un cri perçant qui les fit sursauter. Tiny le chercha des yeux d’un air affolé.

— Dwi vite !

Il poussa Megumi dans le dos et elle frappa rapidement un coup à la porte avant d’entrer.

— Je suis rentrée, annonça-t-elle.

Un bruit de verre cassé, des pas précipités dans le couloir et les hurlements de sa maman lui indiquèrent que ses parents s’étaient fait du souci pour elle.

— Megumi ! rugit son père en tombant à genoux devant elle, renversant toutes les chaussures rangées dans l’entrée. Où étais-tu passée ?

Il portait le kimono bleu foncé qu’il enfilait toujours après le bain. Ses mèches brunes, parsemées de quelques cheveux blancs étaient d’ailleurs mouillées. Il n’avait pourtant pas pris le temps de se raser, ce qui était très inhabituel pour lui. Il paraissait vraiment contrarié. Même si Megumi n’était partie qu’une nuit et une journée, son papounet lui avait terriblement manqué. Elle dut serrer ses mains ensemble devant son ventre pour s’empêcher de lui sauter au cou.

Derrière lui, la maman de Megumi sanglotait, le visage enfoui dans un torchon à vaisselle. Elle portait encore sa robe du jour et ses cheveux bruns et soyeux étaient tirés sur le sommet de son crâne en un chignon. D’habitude, c’était Megumi qui le dénouait pour la brosser avant qu’elles ne prennent le bain toutes les deux.

— Il fallait que j’aille aider des amis, répondit maladroitement Megumi.

Les larmes commençaient à lui monter aux yeux.

— Et ce mot que tu nous as laissé ! l’interrompit son père, rouge de colère. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Excusez-dwi-moi, intervint Tiny, qui se cachait jusque-là derrière Megumi.

Le père de cette dernière eut un mouvement de recul et tomba à la renverse. Les yeux écarquillés de sa femme étaient tout juste visibles derrière le torchon.

— Maman, papa, voici Tiny. C’est un ami de Nagisa… D’Obāchan, corrigea Megumi d’une voix tremblante.

Tiny ôta son chapeau pour saluer les parents de Megumi, toujours sous le choc.

— C’est dwi moi qui vous ai laissé le message. Comme je vous l’ai dit, j’ai emmené Megumi dans les Monts Enchantés afin qu’elle rencontre le prince Nathaniel et qu’elle nous aide à préparer la bataille qui nous opposera à la sorcière maléfique.
— Le prince Nathaniel ! s’exclama le père de Megumi en se relevant, un air dégoûté animant son visage.
— Dwi oui monsieur, répondit rapidement Tiny, celui-là même qui vous a rendu visite, il y a plusieurs années, lorsque Nagisa vous a parlé de son voyage chez nous et que Megumi a prédit le retour de Galaël.
— Alors tout cela était vrai… balbutia la maman de Megumi en titubant jusque l’entrée.

Elle s’agenouilla et prit la main de sa fille dans les siennes. Le père les regarda d’un air épouvanté, comme si la réaction de son épouse suffisait à lui confirmer la réalité de la chose.

— Il nous faut la bague de Nagisa, réclama Megumi, sans préambule.

Sa mère hocha la tête, des larmes brillant dans ses grands yeux noisette. Elle se releva et emmena Megumi, laissant son mari et leur mystérieux visiteur dans l’entrée. Megumi leur jeta un coup d’œil inquiet et Tiny lui sourit vaillamment. Elles longèrent le couloir jusqu’à la salle de bain. La pièce était remplie de vapeurs, les miroirs étaient opaques et l’eau fumante. La mère de Megumi ouvrit son coffret à bijoux et commença à fouiller dedans.

— Maman… hésita Megumi, immobile sur le pas de la porte. Pourquoi papa déteste-t-il le prince Nathaniel ?
— La première fois que Nagisa nous a parlé de son voyage extraordinaire dans un monde magique, nous avons cru qu’elle perdait l’esprit, répondit-elle, le nez plongé dans la boîte. Ton père avait beaucoup de peine, mais il pensait que nous ne parviendrions plus à nous occuper d’elle. La placer dans une maison d’accueil a été la chose la plus difficile qu’il ait jamais faite.

Elle se tourna vers sa fille, abandonnant ses recherches, pour l’inviter à s’asseoir avec elle sur le bord de l’ofuro4.

— Puis un jour, poursuivit-elle, un jeune homme s’est présenté à nous en affirmant qu’il connaissait le papa de Nagisa et qu’il voulait nous parler d’une histoire importante. Son âge ne semblait pas coïncider avec ce qu’il racontait, mais son récit évoquait celui de ton arrière-grand-mère.

Megumi fronça les sourcils. Effectivement, elle n’y avait pas encore vraiment réfléchi, mais si le prince Nathaniel avait rencontré Nagisa alors qu’elle était une enfant, il était beaucoup plus âgé qu’il n’en avait l’air. En l’écoutant expliquer qu’il avait combattu Galaël avec Obāchan, Megumi l’avait imaginé tel qu’elle le voyait. Ainsi, elle venait de le comprendre, les animilis ne vieillissaient pas.

— Que s’est-il passé alors ? interrogea-t-elle sa maman.

Cette dernière lui posa une main sur la cuisse et sourit, le regard fixé sur les carrelages au sol.

— Cet homme se faisait appeler le prince Nathaniel, poursuivit-elle. Il nous a dit que le papa de Nagisa était son maître, et qu’il était un être doté de pouvoirs magiques.

Megumi écarquilla les yeux. Le prince ne lui avait pas apporté cette précision. Ainsi, Nagisa possédait le don de prédire les événements futurs parce que son père n’était autre que le prince Zacharys lui-même, un animilis.

— Ton père s’est fâché, poursuivit la maman de Megumi, inconsciente de l’étonnement de sa fille, mais ce Nathaniel a tenu à nous montrer que lui-même n’était pas humain. Nous étions choqués. Nous ne voulions pas y croire. Il a affirmé que tu détenais toi aussi un pouvoir exceptionnel et que viendrait un jour où tu devrais les rejoindre, lui et son peuple, pour mettre fin au règne de terreur de leur ennemi. Ton père n’a pas supporté d’entendre cela. Il l’a jeté dehors et nous avons décidé que tout cela n’avait jamais existé.

Elle posa son regard triste sur Megumi et ajouta :

— Lorsque nous avons trouvé ton message de départ, j’ai cru que ton père allait faire une attaque. Il ne hait pas le prince Nathaniel. Il hait l’idée que sa grand-mère n’était pas complètement humaine et que sa propre fille a, elle aussi, hérité de pouvoirs magiques. Au fond de lui, ton père a toujours craint que ce prince, qui ressemble tant à un humain, vienne te chercher et ne te ramène jamais… C’est pour cette raison que nous voulions partir loin d’ici.

Megumi inspira une longue bouffée de l’air saturé en vapeurs. Ses yeux picotaient, mais elle refusait de croire qu’elle avait envie de pleurer.

— Moi aussi j’ai peur, murmura-t-elle, mais je dois les aider. Celui qui a tué le père d’Obāchan essaye de s’en prendre au prince Nathaniel et à tous ses amis, à Tiny… Ils ne méritent pas ça, maman. Quelque part, je fais partie de leur peuple. Ce sont mes amis, ma famille…

La mère de Megumi lui tapota de nouveau la jambe.

— Ne t’en fais pas, tout va bien aller, la rassura-t-elle.

Elle lui présenta son poing fermé et lorsque Megumi tendit sa paume ouverte dessous, elle y laissa tomber la bague de Nagisa.

Megumi ne l’avait vue qu’une seule fois, le jour où sa mère lui avait promis que lorsqu’elle serait plus grande, elle la lui remettrait. C’était un objet précieux pour la famille, il rappelait le bon souvenir d’Obāchan et de sa personnalité parfois farfelue. Maintenant que Megumi savait que le bijou était magique, elle le trouvait encore plus joli, plus brillant. Son anneau doré était décoré de l’emblème des Monts Enchantés, le baobab. La pierre de jade était minuscule, mais elle possédait plusieurs facettes de différentes teintes.

— Tu peux la dwi passer à ton doigt.

Megumi sursauta en entendant la voix de Tiny. Il venait d’entrer dans la salle de bain et l’observait. Derrière lui, le père de Megumi séchait ses larmes d’un revers de manche.

— Chéri… murmura la maman de Megumi en se levant pour le rejoindre.
— Je suis content, balbutia-t-il lorsqu’elle posa une main réconfortante sur son bras. J’ai toujours vu notre fille seule, occupée à s’inventer des histoires pour oublier sa tristesse. Aujourd’hui, elle a enfin trouvé des amis qui lui correspondent. Elle reprend goût à la vie.

Il renifla et essaya de prendre un air sérieux malgré le tremblement de ses lèvres et l’humidité de son regard.

— Tu vas courir de grands dangers, Megumi, mais cette grenouille m’a promis de veiller sur toi, précisa-t-il en désignant Tiny. Je lui fais confiance. Si je pouvais affronter la sorcière à ta place, je le ferais. Malheureusement, je n’ai pas reçu les dons de ma grand-mère.

Il tenta de sourire, mais sa bouche resta figée sur une grimace. Tiny poussa un grognement presque imperceptible. Le père de Megumi ajouta alors précipitamment :

— Des ennemis vous attendent dehors. Je vais faire diversion.

Il se pencha dans le couloir et attrapa son katana5, qu’il avait dû poser contre le mur.

— J’ai bien essayé de le dwi dissuader, lança Tiny en laissant ses iris disparaître derrière ses paupières, mais il ne veut rien entendre.

Megumi étouffa un rire dans sa main.

— Papa, tu t’en fais pour rien. Il n’y a personne dehors.

Le père de Megumi se tourna vers Tiny en faisant les gros yeux.

— Mais la grenouille a dit…
— Oui, oui, l’interrompit farouchement Tiny. J’ai bien dwi dit qu’il y a des alliés de la sorcière dehors.

Il avança vers Megumi et posa sa patte sur la bague.

— Tu vas bientôt la dwi enfiler, ajouta-t-il d’un air grave, car c’est vrai. Ils sont en train de se réunir autour de la maison.

Notes de section
  1. L’ofuro est une baignoire japonaise en bois.
  2. Le katana est un sabre de samouraï.

9 : Le Japon entre en guerre

Megumi caressa l’anneau. Le métal était chaud ; peut-être parce qu’elle l’avait gardé entre ses doigts juste avant, mais elle préférait penser que c’était grâce à sa magie. Elle le serra dans sa paume.

— Vous avez senti des animilis ? demanda-t-elle à Tiny en se levant de la baignoire.

Elle jeta un coup d’œil à ses parents qui paraissaient très nerveux. Les mains de son père tremblaient sur le manche de son katana et sa maman était devenue toute blanche. Tiny hocha la tête.

— Oui. Juste avant que nous dwi entrions dans la maison, un oiseau a crié. C’était un appel. Un animilis nous a traqué et il a prévenu les autres que nous venions ici. Ils nous attendent tous dehors et ils ne se donnent plus la peine de masquer leurs pouvoirs.

Alors que Megumi interrogeait Tiny sur la démarche à suivre, son père proposa de sortir dans la rue pour repousser ces vilaines canailles avec son arme pendant qu’ils s’enfuiraient par le jardin.

— C’est ridicule, chéri, intervint sa femme. La grenouille a parlé d’un oiseau. Ils doivent survoler la maison.

— Sans aucun dwi doute, madame. Par ailleurs, je m’appelle Tiny et je ne suis pas une grenouille, mais ce n’est pas très important.

Tiny s’empara de la main de Megumi pour qu’elle se baisse vers lui.

— Écoute, lui dit-il, je vais dwi faire venir Bulstrod pour qu’il te récupère ici pendant que je les attire ailleurs.
— Qui est Bulstrod ? interrogea Megumi, perdue.
— C’est le dragon que tu as dwi dessiné dans ta prophétie. Il saura te protéger, mais tu devras enfiler la bague uniquement après l’avoir rejoint. Tu as compris ?

Megumi opina en serrant un peu plus le bijou dans son poing.

— Je ne peux rien faire ? insista son père.

Tiny fit disparaître ses iris derrière ses paupières verticales avant de se tourner vers lui.

— Vous pouvez dwi emmener Megumi à la porte du jardin, mon ami ne va pas tarder.

Le père de Megumi hocha la tête, ravi de pouvoir se rendre utile, tandis que Tiny enfonçait sa patte dans sa poche. Il en sortit un petit flacon qu’il secoua vigoureusement. Décidément, il pouvait en stocker des choses dans son short. Une lueur argentée se réfléchit brièvement dans la pièce. Megumi essaya de la suivre des yeux, mais Tiny rangeait déjà la fiole.

— N’oublie dwi pas, lui lança-t-il avant qu’elle ne pose des questions, met la bague lorsque tu seras avec Bulstrod.

Il jeta un coup d’œil inquiet à ses parents et ajouta :

— Et garde ton papa et ta maman auprès de toi.

Il fit alors claquer les bourrelets de ses doigts et disparut. Le père et la mère de Megumi restèrent figés un moment, le regard perdu à l’endroit que l’animilis venait de quitter.

— Ça m’a fait le même effet, la première fois, leur confia Megumi en attrapant leur main. Allons-y.

Elle les guida jusque dans sa chambre, tira la baie vitrée et poussa le volet. Au-dessus du jardin, des éclairs se percutaient dans le ciel comme un feu d’artifice. C’était magnifique, mais cela ne présageait rien de bon. Tiny avait déjà dû engager le combat.

À terre, un gigantesque animal se tenait près de la mare. Ses yeux noirs, brillants par intermittence, fixaient Megumi. Sa tête était pourvue de deux cornes lisses et pointues et ses naseaux, imposants, dégageaient de la fumée. Il avança lentement. Sa longue queue fourchue se balançait derrière lui d’un air menaçant. Il avait le corps recouvert d’un pelage foncé, sauf sur ses flancs, cuivrés et luisants. Il déploya ses immenses ailes au moment où un éclair rouge s’abattit sur le pont, juste à côté de lui. Le bois vola en éclats et la glace de la mare se fissura de toute part. Le dragon dérapa jusqu’à la galerie et la percuta violemment. Megumi tomba sous le choc, mais il la fit glisser au creux de ses plumes, comme s’il la soulevait d’un bras, pour l’asseoir sur son dos. Megumi tendit la main vers ses parents pour qu’ils grimpent avec elle, mais d’autres attaques jaillirent. Bulstrod bondit pour les éviter, l’obligeant à se cramponner à une touffe de poils. Le dragon vacilla et tournoya en déviant les maléfices à l’aide de grands coups de patte, ployant parfois sous leur puissance. Paniquée, Megumi se pencha sur son épine dorsale pour se protéger. Elle n’était pas dans une position très confortable, mais c’était toujours mieux que celle dans laquelle se trouvaient son père et sa mère, qui tentaient désormais de rentrer pour se mettre à l’abri dans la maison.

— Rahhh, rugit Megumi.

Elle les regarda s’agenouiller derrière les volets, puis posa les yeux sur la bague de Nagisa, qu’elle tenait dans sa main. Tiny lui avait dit de l’enfiler lorsqu’elle aurait retrouvé Bulstrod, mais elle devait garder ses parents avec elle, pour les protéger aussi. Si le dôme qu’était censé générer le bijou apparaissait alors qu’elle n’était plus avec eux, ils ne pourraient pas s’y abriter. Elle devait les rejoindre.

— Bulstrod, cria-t-elle par-dessus les chocs d’éclairs, il faut aller chercher mon père et ma mère. S’il vous plaît !

Le dragon poussa un mugissement et bondit vers la galerie. La douzaine de faucons aux yeux flamboyants qui survolaient le jardin fondirent sur lui. De toute évidence, Tiny n’avait pas réussi à les attirer ailleurs. Megumi scruta le ciel nocturne pour essayer de repérer son ami, mais il n’y avait que des assaillants. Elle serra les poings. Elle ne supporterait pas que Tiny soit blessé.

Bulstrod dut faire un nouveau saut sur le côté pour éviter un maléfice. Il percuta l’une des colonnes de la galerie, qui s’effondra sous son poids. Un homme, jusque-là suspendu aux pattes de l’un des volatiles, finit par se laisser tomber à terre. Il était grand, avait le visage pâle et portait une longue cape noire. Ses yeux, teintés d’une lueur bordeaux sanguinaire, semblaient transpercer l’obscurité. Bulstrod tenta de se remettre debout, mais il tituba et s’écroula au sol. Le choc l’avait sonné. Megumi jeta un coup d’œil à ses parents, toujours cachés, puis elle plongea le regard dans celui de son ennemi qui tendit le bras. Des étincelles se formèrent au bout de ses doigts. Il s’agissait d’un dangereux animilis, il n’y avait aucun doute. Elle n’avait pas de temps à perdre. Son père et sa mère étaient encore loin d’elle, mais elle ne pouvait pas risquer la vie du dragon. Megumi passa la bague à son index au moment où l’assaillant lança un nouveau maléfice. Une boule de feu fondit sur Bulstrod, qui tenta vaillamment de la balayer de ses ailes tout en repoussant les agressions des faucons avec ses pattes. Un long rugissement de douleur émergea des profondeurs de sa gorge. Il avait été touché. L’animilis au sol en profita pour continuer d’attaquer et le morceau de corne de Bulstrod qu’il parvint à trancher traversa le jardin et atterrit dans la mare.

Megumi se recroquevilla dans le cou de son compagnon en le caressant frénétiquement pour l’apaiser. Les yeux fermés, elle avait commencé à compter mentalement. Leur fin était proche, et elle lui semblait moins difficile à appréhender de cette manière. Prier pour que la bague fonctionne ne l’avancerait pas à grand-chose. Pourtant, lorsqu’elle arriva à vingt, elle et Bulstrod n’avaient pas subi de dégâts supplémentaires. Elle souleva prudemment les paupières. La cascade d’eau destinée à les noyer ondulait vers la terre et le ciel, comme si elle était bloquée par un mur qu’elle était forcée de suivre. L’animilis paraissait aussi surpris que Megumi.

Une brûlure au doigt fit sursauter cette dernière qui examina discrètement sa bague. Elle brillait comme jamais. La protection magique était enfin active. Le sourire aux lèvres, Megumi regarda son assaillant persister et s’affaiblir. Il semblait fou de rage. Au-dessus d’eux, les faucons ne pouvaient plus rien faire. D’abord translucide et semblable à un voile, la paroi du dôme de jadéite s’obscurcissait. Elle s’étendait autour de Megumi comme si elle en était le centre, glissant délicatement sur les formes de Bulstrod qui n’en ressentit même pas la pression. Les sortilèges continuaient de pleuvoir, mais n’atteignaient plus leur cible. L’avancée de la protection s’arrêta juste devant le museau du dragon, pour le séparer de son ennemi. Elle devint alors rigide et lourde, et elle s’enfonça dans le sol en y creusant une tranchée. Un mur de jadéite se dressait sous les yeux ébahis de tout le monde. L’aura à peine perceptible qui englobait jusque-là Megumi et Bulstrod s’était transformée en un véritable dôme qui ne laissait place à aucune intrusion. Plus il recevait de sortilèges de l’extérieur, plus il gagnait en solidité.

L’animilis qui les attaquait sembla enfin le comprendre. À bout de force, il s’accroupit dans l’herbe gelée et tendit un bras hésitant pour toucher la paroi. La curiosité animait désormais son visage. De toute évidence, la protection magique le désarçonnait et il ne savait pas d’où elle provenait. Il ne posa pas la question et figea même son geste de découverte au moment où le père de Megumi surgit derrière lui avec son katana. L’animilis avait dû voir son reflet sur le dôme. Il sourit sournoisement avant de sortir une lame des pans de sa cape. La gaieté de Megumi s’envola. Elle écarquilla les yeux, ses narines se dilatèrent et sa bouche s’ouvrit sur un cri d’horreur. Il était trop tard. L’immonde créature se tourna promptement et enfonça son poignard entre les côtes de son père qui s’écroula. Bulstrod se précipita en avant, ailes déployées, mais il se heurta au mur de protection derrière lequel lui et sa passagère étaient désormais piégés. Il ne pouvait rien faire.

Le regard de Megumi se brouilla. Elle entendit sa mère hurler, ainsi que les voix du prince Nathaniel et de Tiny. Ce dernier était finalement parti chercher du renfort, il ne paraissait pas blessé. À travers ses larmes, Megumi vit ses compagnons s’agiter sur la galerie de la maison. Ils étaient accompagnés d’une escorte d’oursons armés.

Il y eut un échange d’éclairs et de langues de feu, et des épées enveloppées de halos lumineux tournoyèrent de l’autre côté de sa barrière magique, comme dans un spectacle magnifique. Megumi n’en reconnut pas la beauté. Elle n’avait plus vraiment conscience de ce qu’il se passait. Son père venait de se faire poignarder. Elle ne discernait plus que son corps inerte, recroquevillé sur l’herbe givrée, obscurcie par son sang.

Au bout d’un moment, les appels de ses compagnons se firent plus pressants. Elle réalisa alors que son papa n’était plus seul. Un ourson s’occupait de lui. Elle ne vit pas sa mère. Le prince et Tiny se tenaient quant à eux devant le mur de jadéite.

— Megumi, es-tu dwi blessée ?
— Megumi ?!
— Je vais bien.

La boule qui lui bloquait la gorge lui donna l’impression de ne pas avoir ouvert la bouche depuis des jours. Elle se laissa glisser le long de l’encolure du dragon. Celui-ci, bien que mal en point, la maintint avec son aile aux plumes trempées lorsqu’elle tituba jusqu’à la paroi. Elle posa sa main tremblante dessus.

— Est-ce que… Est-ce que c’était Galaël ?

Le prince et Tiny échangèrent un regard sinistre et le dernier secoua la tête pour dire « non ». Megumi se mordit la lèvre. L’animilis qui venait de les attaquer avait d’autres créatures magiques à sa solde, les faucons. Et il avait causé beaucoup de dégâts et était parvenu à s’enfuir. Il était très puissant, mais ce n’était pas le pire ennemi qu’ils pouvaient rencontrer. Megumi soupira. Elle était morte de peur.

— Nous ne pouvons pas sortir, balbutia-t-elle inutilement en frappant le mur de jadéite du plat de sa main.

Tiny plaça ses deux pattes en coupe autour de son visage et s’appuya contre la paroi pour regarder à travers. Il se recula aussitôt, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il se tourna alors vers le prince et haussa les épaules. Sans un mot, il commença à traverser le dôme.

— Non, bredouilla Megumi, consciente qu’avant ce moment, tous deux pensaient qu’il était impossible pour quelqu’un qui se trouvait à l’extérieur de se mettre à l’abri dessous.

Elle frissonna en songeant que si son agresseur était parvenu à le toucher avant que son père n’intervienne, il serait sûrement entré pour la tuer.

— Vous allez rester piégé avec nous, poursuivit-elle sur un ton las. Nous ne savons pas combien de temps cette paroi tiendra.

Le prince ne l’écoutait pas. La consistance de la barrière semblait le retenir, comme la protection qui entourait le village dans les Monts Enchantés, mais il insista jusqu’à réussir à s’en extirper. Il se précipita alors vers Megumi, la peau luisante, les vêtements humides et les cheveux collés sur son front, et il s’accroupit devant elle avant de poser ses mains autour de ses bras.

— Comment vas-tu ? lui demanda-t-il en cherchant son regard.

Elle baissa la tête.

— Comment va mon père ?
— Je ne sais pas… Boursain fait tout ce qu’il peut, ajouta-t-il en regardant l’ourson s’activer auprès du blessé. C’est un excellent guérisseur.

Megumi ravala un sanglot. Le prince l’attira alors contre son torse et la serra dans ses bras. Il émanait de lui une vague odeur de sève fraîche.

— Je suis désolé, j’aurais dû être là pour vous protéger, toi et ta famille. Nous retrouverons ta maman, je te le promets.

Megumi essaya de se dégager de son étreinte pour voir par-dessus son épaule. Sa mère ? Pourquoi fallait-il la retrouver ?

— Qu’est-ce que… Où est maman ?

Elle commençait à s’agiter. Le prince lui plaqua une main dans le dos pour la garder contre lui.

— Ils l’ont emmenée, Megumi. Je suis désolé, répéta-t-il d’une voix brisée.

Ses paroles flottèrent un instant dans l’esprit éteint de Megumi. C’était un cauchemar. Elle se laissa finalement aller à pleurer contre l’épaule de son ami pendant que Bulstrod se couchait dans l’herbe en soufflant. Un air chaud remplit le dôme.


Pendant ce temps, le Premier ministre japonais, vêtu d’un costume gris rayé, d’une chemise blanche éclatante et d’une cravate argentée, se tenait debout devant une salle envahie de journalistes. Légèrement tremblant, il se tamponna le front avec un mouchoir en coton avant d’annoncer haut et fort que le Japon déclarait la guerre au Népal, conformément à l’accord de l’Empereur lui-même. Les expressions de stupeur et les questions jaillirent de toute part tandis que le dirigeant de l’archipel se hâtait de descendre de l’estrade. Il manqua une marche et tomba à plat ventre. Le nez collé contre le carrelage, il renifla. Les flashs des appareils photo et les lumières des spots le harcelaient encore plus que les cris des journalistes insatisfaits. Il essaya de se relever, mais lorsqu’il vit les mocassins en cuir de son conseiller passer près de sa tête, il se figea.

L’homme ne lui vint pas en aide. Il ne lui accorda même pas un regard. Il se contenta de monter gracieusement l’escalier pour rejoindre le micro. Ses longs cheveux noirs tombaient comme deux rideaux de part et d’autre de son visage clair. Il glissa une mèche derrière son oreille étonnamment pointue et expliqua à l’assemblée que cette décision était le fruit d’une mûre réflexion quant aux richesses minérales qu’abritait le Népal. D’anciens accords entre les deux pays concernant le partage de ces ressources n’avaient pas été respectés et le coût s’élevait à des millions de yens pour le Japon. L’empereur ne pouvait pas laisser passer une telle offense. Après avoir promis au peuple japonais que le gouvernement veillerait sur eux et que le conflit serait bientôt résolu, le conseiller redescendit et s’agenouilla auprès du Premier ministre qui n’avait toujours pas bougé.

— N’oublie pas ce qui arrivera à ta famille si tu n’obéis pas à la sorcière, lui murmura-t-il en lui saisissant fermement le bras.

Il l’aida enfin à se relever et lissa le devant de sa veste. Ses yeux luisaient d’une lueur bordeaux inquiétante. Les lèvres du Premier ministre tremblèrent, mais il finit par hocher la tête. Derrière cet homme abominable, les journalistes quittaient la pièce, plus affolés que jamais. Il aurait voulu leur dire que le pays était aux mains de terroristes, mais il n’en avait pas la force.

10 : La dure réalité

Agenouillée, les mains plaquées sur la paroi de jadéite, Megumi ne quittait pas la maison des yeux. Elle avait essayé de s’intéresser au dôme magique, de creuser un peu à sa base pour voir comment il s’enfonçait sous terre, mais la situation dans laquelle se trouvait sa famille l’empêchait de se concentrer. Son père était couché sur le futon que Tiny avait ramené sur la galerie et sa mère avait été enlevée par des animilis. D’après Boursain, l’hémorragie était arrêtée et l’état du papa de Megumi allait s’améliorer. Cette dernière était reconnaissante envers l’ourson d’avoir pris soin de lui. Les choses lui semblaient un peu moins noires.

Le prince Nathaniel faisait les cent pas derrière elle. Lui aussi s’impatientait. Megumi aurait préféré qu’il reste à l’extérieur avec les autres pour partir tout de suite à la recherche de sa maman, même si elle craignait qu’il ne lui dise que cela ne faisait pas partie des priorités. Les animilis de Galaël avaient décidé de prendre un otage précisément pour les attirer sur leurs traces. C’était un piège et Megumi en était consciente, mais elle désirait garder une lueur d’espoir par crainte de devenir folle. Elle avait peur aussi que des ennemis reviennent à l’assaut à la maison et elle avait demandé à Boursain de mettre son père à l’abri sous le dôme avec elle, mais l’ourson avait déconseillé de lui faire traverser la paroi. La résistance de la protection magique pouvait aggraver sa blessure. Tous les animilis, Tiny y compris, étaient là pour veiller sur lui, mais Megumi ne se sentait pas rassurée.

Le prince s’accroupit pour la troisième fois à côté d’elle. Il hésita à poser sa main sur son épaule avant de se relever brusquement et de s’éloigner à pas vifs. Il ne semblait pas savoir comment la réconforter. De toute façon, elle préférait qu’il garde ses distances. Il l’avait déjà serrée dans ses bras, mais cela avait contribué à ouvrir les vannes de ses yeux. Megumi ne voulait pas encore craquer. Rester seule dans son coin lui permettait de se contrôler un peu.

Elle sentit tout à coup la bague se dilater autour de son index. Elle retira sa main de la paroi pour observer le bijou qui clignota et s’éteignit. Aussitôt, la jadéite se fendit.

— Enfin ! s’exclama le prince en revenant vers elle. Écarte-toi, des morceaux de pierre vont s’écraser.

Megumi se releva maladroitement et suivit la fissure des yeux. Celle-ci grimpa jusqu’au sommet du dôme d’où des petits cailloux et des poussières commençaient déjà à tomber. Il semblait à Megumi qu’elle et ses compagnons se prendraient bientôt tout sur la tête.

— C’est normal ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

Le prince opina, pas inquiet du tout.

— C’est ce qui s’est produit avec Nagisa.

Megumi pinça les lèvres. Elle espérait que quelque chose serait différent avec elle, que la bague fonctionnerait mieux qu’avec son arrière-grand-mère, qui avait vu Galaël s’échapper sans pouvoir intervenir. Elle s’était trompée. Tout était identique, jusqu’à la réouverture du dôme. Megumi n’avait même pas été capable de sauver ses parents. Sa contribution à la bataille ne lui paraissait pas être d’une grande utilité. Si Galaël s’apercevait qu’il pouvait pénétrer sous la protection magique, il ne se gênerait sûrement pas pour le faire et tous les animilis, affaiblis par le combat ou par leur captivité, se retrouveraient ainsi prisonniers dessous avec lui.

Contre toute attente, les premiers morceaux de jadéites qui cédèrent glissèrent lentement le long de la paroi intérieure. Celle-ci sembla alors coulisser sur elle-même et bientôt, l’amoncellement de pierres façonna des marches pour passer au-dessus du bas du mur, encore debout. Cet éboulement n’était clairement pas naturel.

Megumi fit un tour rapide pour vérifier que plus rien ne s’effondrait autour d’elle, puis elle fonça sur l’escalier.

— Attends ! lui cria le prince.

Elle ne s’arrêta pas. De l’autre côté, la terre formait un monticule sur lequel Megumi se laissa glisser comme sur un toboggan. Elle rejoignit la galerie de la maison. Boursain la retint lorsqu’elle se précipita près de son père.

— Faut pas l’bousculer, dit-il d’un air nerveux.

Le bout de ses oreilles frétillait et clignotait.

— Comment va-t-il ? balbutia Megumi, essoufflée et en larmes.

Elle ne pouvait détacher les yeux du visage pâle et endormi qui dépassait des couvertures. La bonhomie et la rage de vivre de son papounet lui manquaient cruellement. Boursain la berça doucement.

— Ça ira. Ça ira.
— Nous devons partir, intervint le prince.
— Pour retrouver ma mère ? demanda aussitôt Megumi.
— Non.

Megumi lui lança un regard noir.

— Galaël doit maintenant savoir que nous possédons le même pouvoir qu’à l’époque pour nous protéger, se justifia-t-il d’un air désolé, il va sûrement changer ses plans. Je ne pense pas que cet animilis ait réalisé que le dôme provenait de ta bague, mais il faut nous tenir prêts.

Un reniflement aigu attira l’attention de Megumi. Tiny, assis contre les volets, pleurait à chaudes larmes. Peut-être comprenait-il sa peine ? Elle ressentit un soudain élan d’affection pour lui.

— Tu as dwi raison, snif, finit-il néanmoins par répondre au prince.

Megumi ravala un sanglot de déception. Elle se dégagea des bras velus de Boursain et se frotta furieusement le visage dans un pan de sa cape.

— Je veux aller chercher ma mère, lâcha-t-elle. Et quelqu’un doit veiller sur mon père.
— J’vais emmener ton papa à l’abri et l’faire reposer d’nouveau sur ses pieds, promit Boursain en essayant de la serrer de nouveau contre lui.

Il était très tactile et cette obsession des câlins horripila Megumi. En d’autres circonstances, elle n’aurait pas été contre, mais là, elle avait envie de hurler.

— Et ma mère ! s’écria-t-elle en repoussant l’ourson. On ne peut pas la laisser entre leurs pattes ! Je vais la chercher puisque personne ici ne semble s’en préoccuper.

Elle était en colère et elle avait choisi ses mots pour blesser. Le prince, qui avait amorcé quelques pas vers elle, se figea. La tête baissée et ses cheveux gras lui tombant devant le visage, il murmura :

— Que crois-tu qu’il se passerait si nous parvenions à les rattraper ?
— Je… commença Megumi, ne sachant pas quoi répondre.

Elle avança d’un air buté et Boursain, la bouche entrouverte et les yeux exorbités, la tira par la cape pour l’arrêter. Elle semblait prête à foncer sur le prince comme un boulet de canon.

— Ils ont probablement rejoint des alliés, ou Galaël lui-même, poursuivit ce dernier, imperturbable. Tu devrais alors te protéger avec la bague puisque tu es incapable d’utiliser le bambou pour rejeter les maléfices. Galaël en profiterait pour brandir ta mère devant le dôme et la torturer jusqu’à ce que tu lui apprennes tous les secrets de ton pouvoir. Tu la regarderais ensuite mourir, parce qu’il n’est pas quelqu’un de confiance. Mais ta peine serait courte, car il t’achèverait aussi.

Megumi cessa de lutter avec l’ourson. Laissant retomber ses bras, qui moulinaient dans le vide pour lui donner une impulsion, elle ravala difficilement sa salive. La vérité était dure à entendre, surtout lorsqu’elle était révélée si brutalement.

— Galaël a désormais compris que nous détenons encore le pouvoir de l’affaiblir, continua le prince, les yeux toujours rivés sur le plancher défoncé de la galerie. Il sait que ce pouvoir n’était pas lié uniquement à Nagisa et il va maintenant chercher à te détruire. Même s’il ignore comment tu procèdes et qu’il ne connaît pas la pierre de jade, cela le place en position de force. Nous devons découvrir comment fonctionne vraiment la bague et en quoi elle peut nous aider. Si nous ne parvenons pas à arrêter Galaël, il s’en prendra aussi à votre monde. Je souhaite pouvoir protéger les humains, mais je ne serai pas capable de tous les sauver…

Jusque-là, le prince Nathaniel avait essayé d’épargner Megumi, pour ne pas l’effrayer, mais elle savait désormais qu’il n’y avait pas de caprices possibles dans ce combat. Des sacrifices seraient inévitables et Megumi ne reverrait peut-être jamais ses parents. Elle inspira longuement, replaça les mèches désordonnées de ses cheveux derrière ses oreilles et tira sur sa cape, que Boursain tenait toujours, pour la réajuster sur ses épaules.

— Boursain, murmura-t-elle d’une voix étrangement rugueuse, je compte sur vous pour soigner papa.
— Po… Pour sûr, balbutia l’ourson, désemparé.

Megumi jeta un dernier coup d’œil à son père.

— Je reviendrai.

Il remua, une grimace déformant son visage, puis ouvrit les paupières. Son regard absent se focalisa sur Megumi au bout de quelques secondes et il lui sourit :

— Tu sais, souffla-t-il, tu as fière allure dans cette tenue. La cape, tout ça… Tu ressembles à une super-héroïne.

Megumi se mit à rire, mais des larmes roulaient encore sur ses joues rougies. Son père sortit un bras de la couverture pour lui prendre la main. Il avait la peau froide.

— Fais ce que tu as à faire et reviens à la maison.

Megumi opina en reniflant. Tiny l’imita avant de tituber jusqu’à elle. Il lui tendit la patte, un faible sourire animant son visage chargé de pleurs et de morve. Megumi serra une dernière fois les doigts de son père, puis s’empara de ceux de son ami. Elle refusait de croire qu’il s’agissait d’un adieu et préféra se retourner sans rien ajouter de plus.

Le prince les attendait un peu plus loin. Il n’avait pas rouvert la bouche depuis les accusations de Megumi. Honteuse, elle hésita à lui dire quelque chose. Elle savait qu’elle devait s’excuser. Elle essaya de le regarder, mais ne put que détourner les yeux. Tiny l’encouragea alors d’un signe de tête. Elle inspira et le dépassa finalement sans parler, mais elle lui attrapa la main et la serra dans la sienne. Elle n’osa pas se retourner pour voir son expression, mais elle espérait bien qu’il ne lui en voulait pas. Tous les trois, main dans la main, redescendirent dans le jardin, contournèrent les restes du dôme de jadéite et traversèrent la haie de pommiers sauvages pour regagner la rue. Tiny ne cessait de répéter que Bulstrod survolait la zone et leur assurait un chemin sûr. Il était plus prudent de marcher jusqu’à la rivière que d’utiliser la magie et d’attirer d’autres animilis aux aguets. La maison de Megumi était devenue un endroit dangereux que Boursain et les autres oursons quittaient également en emportant le père de Megumi. Après un long moment de silence insoutenable, Megumi se remit à pleurer. Cette soirée épouvantable avait brisé quelque chose en elle. Elle s’efforça d’être discrète, de continuer à suivre le rythme, et de garder le regard fixé sur les arbres qu’elle voyait, au bout de la route, mais elle avait du mal à aligner deux pas.

— Pars devant, Tiny, je vais m’occuper de Megumi, proposa finalement le prince.
— Bulstrod est toujours dwi là-haut. Il vous suffira de l’appeler si vous avez besoin de son aide.
— Je te remercie.

Tiny tapota malhabilement l’épaule de Megumi et dit :

— Je suis dwi désolé pour tes parents. Je ferai tout mon possible pour retrouver ta mère.

Il lui sourit avant de disparaître dans un claquement de doigts. Megumi s’essuya les yeux, mais ses larmes étaient intarissables.

— Ex-cu-sez-moi, bégaya-t-elle.
— Je comprends ta peine.

Le prince restait debout auprès d’elle, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Une épée pendait de sa ceinture, sous sa cape. La tête levée vers le ciel, il semblait contempler les étoiles.

— J’aurais préféré que tu ne subisses pas tout cela, poursuivit-il. Tu es une enfant courageuse et nous avons de la chance de t’avoir à nos côtés. Je ne pourrais rien faire sans toi.

Megumi essaya de ralentir le rythme de sa respiration et d’atténuer ses sanglots. Elle finit par lui faire part de ses doutes sur son utilité et sur la fiabilité du dôme de jadéite. Apparemment, découvrir qu’il était possible d’y pénétrer alors qu’il était déjà dur comme la pierre avait également ébranlé le prince.

— Je sais qu’il nous reste beaucoup de choses à apprendre et que tout ne se passera pas comme nous l’avions prévu. Mais Megumi, tu incarnes l’espoir. C’est un élément indispensable pour gagner.

Il baissa enfin la tête vers elle et lui sourit. Il paraissait si triste.

— Tu es fatiguée, constata-t-il en posant ses doigts frais sur le front de Megumi. Endors-toi.

Megumi eut l’impression que son cerveau se mettait à gonfler. Ses paupières lui semblèrent tout à coup beaucoup trop lourdes pour les maintenir ouvertes. Elle sentit les bras du prince se glisser dans son dos et sous ses genoux, mais lorsqu’il la souleva, elle dormait déjà.

11 : Des alliés

Megumi ouvrit les yeux sur le sommet de la tente qu’elle avait déjà occupée dans les Monts Enchantés. Le ciel bleu apparaissait par le trou circulaire d’où s’échappaient les fumées d’un feu. Megumi remua sous la couette. Les courbatures dans ses cuisses – à cause de sa chevauchée de dragon – et la brûlure autour de son index – due à la bague de Nagisa –, lui confirmèrent qu’elle n’avait pas rêvé l’attaque qui avait eu lieu chez ses parents. Elle soupira.

— Es-tu réveillée ?

Elle souleva la tête de l’oreiller et découvrit le prince Nathaniel, assis sur la chaise avec un livre dans les mains.

— Bonjour, la salua-t-il en se levant.

Il s’installa sur le bord du lit. Megumi eut l’impression qu’il venait au chevet d’une malade. Son expression était neutre, mais il semblait encore plus fatigué et tendu que la veille, échouant lamentablement à dissimuler son anxiété.

— As-tu bien dormi ?

Megumi opina en se redressant. Le front plissé, elle réfléchissait à la manière dont elle s’était retrouvée là. Elle ne se rappelait pas s’être couchée. Le prince lui sourit d’un air un peu coupable en tirant distraitement sur le bas de sa chemise.

— Je suis désolé, reprit-il, je ne voulais pas t’endormir de cette manière, mais j’avais peur que les événements qui se sont produits te hantent et t’empêchent de te reposer.

Il lui lança un regard gêné et Megumi sourcilla.

— Que s’est-il passé ? Vous avez utilisé vos pouvoirs magiques sur moi ?

Il secoua la tête.

— Non, répondit-il en se levant pour repousser les pans de tissu de sa cape sur lesquels il était assis. Je ne possède pas ce genre de pouvoir.

Il fouilla dans la poche de son pantalon d’où il sortit une boîte plate. Il y prit une petite boule verte, de la taille d’une groseille, et se rassit sur le lit avant de la montrer à Megumi.

— C’est une baie de somnifère. J’en ai écrasé une et j’ai appliqué le liquide qu’elle contenait sur ton front. C’est un puissant analgésique. Tu t’es assoupie tout de suite.

Megumi s’empara de la baie pour l’examiner. Elle était lisse et ne présentait aucune aspérité. Pas la moindre tige ou queue ne suggérait qu’elle avait été cueillie sur un arbre ou un buisson. C’était, de toute évidence, un végétilis. Megumi avait envie de la presser entre ses doigts pour voir son liquide, mais elle avait peur de tomber une nouvelle fois endormie.

— Ce n’est pas dangereux, précisa le prince.

Il l’observait intensément et Megumi sentit son sang lui monter aux joues quand elle croisa son regard. Elle rebaissa aussitôt les yeux sur la baie. Il était temps pour elle de demander pardon pour sa conduite déplacée de la veille. Son compagnon semblait inquiet à l’idée qu’elle puisse de nouveau lui crier dessus. Mais lorsqu’elle entrouvrit les lèvres, ne sachant pas encore quels mots devaient en sortir, il bondit sur ses pieds et lança :

— Allons manger un morceau. Nous avons beaucoup à faire.

Megumi referma la bouche et haussa les sourcils. Ainsi, il ne voulait pas entendre ses excuses. Il paraissait aussi mal à l’aise qu’elle. Balançant les bras le long du corps, il dansait d’un pied sur l’autre en attendant que Megumi se lève. Il ne tenait pas en place. Il marcha même sur une pierre brûlante qui entourait le feu et ôta rapidement le pied en s’efforçant de garder le sourire. Ses vêtements flottaient autour de lui comme s’il était sous l’eau, mais pas ses cheveux. Megumi grimaça. Ils étaient toujours aussi lisses et collants que lorsqu’il avait traversé le dôme de jadéite.

— Hum, prince Nathaniel ?

Il cessa enfin de gesticuler.

— Je t’en prie, appelle-moi Nathaniel.

Megumi opina vaguement, certaine de ne jamais utiliser directement son prénom – c’était contre ses principes –, et elle lui dit :

— Laissez-moi vous laver les cheveux.

Cinq minutes plus tard, sa tête ballotait dans une vasque d’eau chaude, posée sur la commode, et Megumi, debout sur la chaise à côté de lui, lui massait le cuir chevelu avec l’étrange pâte moussante qu’elle avait trouvée dans le placard.

— Était-ce vraiment nécessaire ? se plaignit-il.
— Oui, je vous l’assure, marmonna Megumi en grimaçant.

Plus elle frottait, plus les mèches du prince devenaient épaisses et sèches, alors qu’elles étaient censées être mouillées ! Megumi regrettait déjà d’avoir proposé à son ami de lui faire un shampoing.

— Vous êtes certain que c’est bien du savon, ce truc ?

Elle jeta un regard hostile au reste de pâte violacée.

— C’est de la graisse d’aloe vera, lui apprit le prince, le nez collé au rebord de la vasque. C’est ce que nous utilisons pour nous laver, oui.

De l’aloe vera… Megumi était persuadée que cette plante n’était pas de cette couleur. Il devait encore s’agir d’un végétilis. En tout cas, appliquer quelque chose d’aussi gras sur les cheveux de son ami n’était pas une brillante idée.

Megumi sauta de la chaise, s’empara d’un pichet et sortit de la tente pour prendre de l’eau claire. Un gros tonneau rempli du liquide transparent fumait alors que rien ne le chauffait. C’était bien pratique. Quand Megumi revint pour rincer la tête de son compagnon, celui-ci s’était déjà débarrassé de toute la mousse. Les mains grandes ouvertes de part et d’autre de ses oreilles, il se séchait les cheveux en diffusant magiquement des ondes de chaleur. Megumi écarquilla les yeux, surprise, mais elle se ressaisit assez vite.

— Vous aviez bien enlevé le savon ? s’enquit-elle.

Il sourit et lança :

— Je sais comment me laver, Megumi, j’ai l’habitude de le faire moi-même.
— Eh bien on ne dirait pas…

Megumi déposa son pichet d’eau sur la commode et jeta un dernier regard noir à la pâte d’aloe vera en se jurant qu’elle ne l’utiliserait jamais. Elle sursauta lorsque le prince se pencha vers elle. Il lui colla le crâne sous le nez et demanda d’un air inquiet :

— Ce n’est pas bien ?

Megumi examina vaguement son cuir chevelu, intriguée par l’odeur de sève qui s’en dégageait encore. Une mince pellicule luisante recouvrait déjà ses racines.

— C’est comme d’habitude, constata-t-elle simplement.

Soulagé, le prince se redressa en souriant. C’était la première fois que Megumi le voyait aussi heureux. Elle ne put se résoudre à lui dire que ses mèches aplaties ne lui donnaient pas fière allure. Elle haussa les épaules. Elle aurait essayé.


Lorsque Megumi et le prince Nathaniel arrivèrent pour prendre leur petit déjeuner, Tiny se précipita sur eux, inquiet.

— Qu’est-ce que vous dwi fabriquiez ? s’égosilla-t-il en tirant sur la manche de son ami. Des émissaires népalais sont là !

L’air béat du prince disparut aussitôt. Il pénétra fébrilement sous la tente, suivi de près par Tiny. Quelque chose de grave avait dû se produire. Lorsque Megumi entra derrière eux, le guide des Monts Enchantés était déjà en train de se présenter à un animilis à l’apparence humaine.

Megumi avait compris que les animilis n’aimaient pas trop être comparés aux animaux auxquels ils ressemblaient. Une idée lui était donc venue pour parler d’eux sans les froisser. Il suffisait d’ajouter « ilis » à la fin du nom des créatures auxquelles ils faisaient penser à Megumi. Ainsi, Tiny était un grenouillilis et le prince Nathaniel, un humanilis. Quant à Boursain, puisqu’il était davantage comme un ourson qu’un ours adulte, Megumi avait décidé de le désigner comme un oursonilis.

L’humanilis népalais qui se trouvait dans la tente était grand et svelte. Il avait la peau brune et ses yeux noirs, soulignés de cernes violets, renforçaient son air abattu. Un point rouge était dessiné sur le milieu de son front et son crâne chauve dévoilait largement ses oreilles pointues.

— Ye m’appelle Himal, dit-il au prince en s’inclinant.

Il parlait avec un accent étrange, comme si les mots restaient coincés quelque part au fond de sa gorge et que l’on ne pouvait percevoir que leur fantôme. Sa voix était grave et un peu sourde. Il portait une longue tunique prune et une cape épaisse de la même couleur. Les broderies dorées du vêtement scintillaient à la lueur du feu qui brûlait dans l’âtre de la cheminée.

Il désigna son compagnon, en retrait derrière lui.

— Voici Bobi.

Bobi avança d’un pas mal assuré pour s’incliner à son tour devant le prince Nathaniel. C’était un tanukilis6. Son pelage brun-roux rappelait celui de quelques oursonilis des Monts Enchantés, bien qu’il semblait plus rêche. Il ne portait que des bretelles auxquelles était attaché un lance-pierres. Juste dessous, une bande de poils plus clairs lui entourait la taille comme une ceinture. Tiny lui fit un signe de la main pour qu’il le rejoigne. Une petite queue en pompon se balançait sur son arrière-train.

— Ye me suis permis de venir vous trouver, car vos ennemis s’en prennent à mon peuple, poursuivit Himal à l’attention du prince Nathaniel.

Ce dernier leva la tête, les yeux fermés, et joignit les mains devant son menton, comme dans une prière désespérée.

— Je ne comprends pas, intervint Megumi.

Elle s’inclina brièvement devant leur visiteur et ajouta :

— Êtes-vous le prince d’une autre communauté magique ?
— Si l’on peut dire, oui, confirma Himal. Ye représente la communauté népalaise. La sorcière maléfique menace de nous anéantir en utilisant l’armée yaponaise si nous ne l’aidons pas à tuer Nathaniel. Y’ai yugé bon de vous informer que mon peuple ne collaborera yamais avec un monstre de son espèce. Ye suis venu vous proposer notre soutien.

Le prince lui saisit les mains et les serra dans les siennes.

— Et c’est avec joie que je l’accepte, dit-il.

Les deux animilis se sentaient déjà proches et la perspective d’unir leurs pouvoirs les rendaient plus sûrs d’eux. Megumi était pourtant mal à l’aise.

— Et pour les humains ? Que se passe-t-il ? Ils vont se battre contre les créatures magiques ?

Les regards des deux humanilis se croisèrent brièvement, toute assurance envolée.

— Galaël manipule ton peuple, se lança finalement le prince, mais il ne comptera jamais sur eux pour gagner une bataille. Il les utilise seulement comme appâts parce qu’il sait que nous ne les laisserons pas mourir. Il veut faire en sorte qu’il y ait la guerre afin que nous essayions de l’empêcher. Il croit que nous nous affaiblirons ou que nous deviendrons moins vigilants si nous nous occupons des affaires humaines.
— Son but est de dwi récupérer un maximum de pouvoirs, intervint Tiny, qui avait fini de faire connaissance avec Bobi. Il souhaite contrôler le monde magique pour pouvoir disposer de toute sa puissance, et pour y arriver, il doit éliminer ceux qui lui font obstacle. C’est pour ça qu’il veut tuer Nathaniel.
— Et ye pense qu’il s’attaquera ensuite aux représentants de toutes les autres communautés du…

Yvahou, l’humanilis aux longs cheveux blonds qui aimait taquiner Tiny, apparut à l’entrée, interrompant Himal.

— J’étais parti en reconnaissance, lâcha-t-il sans préambule. J’ai compté trois animilis parmi les conseillers du Premier ministre et le palais impérial est assiégé.

Le prince soupira et Megumi comprit enfin ce qu’il se passait. Elle avait craint que les humains aient appris l’existence des créatures magiques et qu’ils aient décidé de collaborer avec Galaël par soif de pouvoir. L’Histoire lui avait montré qu’ils pouvaient parfois faire de terribles erreurs de jugement. Mais Megumi s’était trompée. En vérité, des animilis à la solde de Galaël menaçaient le gouvernement japonais afin qu’il obéisse à leurs ordres. Cela signifiait qu’il était encore possible d’arrêter les plans de Galaël. Il suffisait d’assurer la sécurité des dirigeants pour qu’ils puissent mettre fin à la guerre.

Notes de section
  1. Ce qui signifie que, pour Megumi, Bobi ressemble à un tanuki. Le tanuki est un animal sauvage, parfois appelé chien de prairie, qui a aujourd’hui pratiquement disparu du Japon. Les tanukis sont au cœur de nombreuses légendes selon lesquelles ils posséderaient des pouvoirs magiques tels que celui de se métamorphoser en d’autres animaux ou en objets. Certaines histoires racontent qu’ils ne se seraient pas réellement éteints, mais apparaîtraient désormais sous différentes formes afin d’être méconnaissables.

12 : La sorcière maléfique

Sur une petite île de la mer d’Okhotsk, au nord du pays, des centaines d’animilis célébraient leur récente prise de pouvoir sur le Japon, trinquant et torturant leurs prisonniers à coups de décharges électriques. Les cris et les couinements les rendaient hilares. Ils leur donnaient l’impression d’être puissants.

Dans la plus haute salle de la tour tordue qui surplombait la plage, un humanilis était agenouillé sur les dalles en pierres. Sa peau livide aurait pu le faire passer pour un fantôme. Il sanglotait. Une silhouette encapuchonnée faisait les cent pas devant lui, disparaissant par moments derrière le tronc d’un arbre mort qui traversait la pièce du sol au plafond en pointant ses branches décharnées vers le ciel.

— Je n’ai rien pu faire, Votre Abomination, balbutia l’humanilis sur un ton implorant.

Cherchant ses mots pour paraître plus mauvais que jamais, il ajouta :

— Cette sale vermine de… de crapaud… Celui qui traîne tout le temps avec ce… cet attardé de prince. Il était avec une fille, une jeune sotte, et un dragon. Un hideux dragon ! Euh… Écœurant ! Ils se protégeaient derrière un… un… un bouclier magique.

Son interlocuteur s’éleva délicatement du sol pour flotter jusqu’à lui, dissimulé sous sa cape. Sa présence était écrasante.

— Un bouclier magique ? Décris-le-moi !

L’humanilis releva les yeux. Il lui semblait que Galaël était aussi effrayé que lui, mais lorsqu’il tendit le bras au-dessus de sa tête et cracha « J’attends » sur un ton particulièrement menaçant, le serviteur posa le front sur les dalles dures et marmonna :

— C’était le même bouclier que la dernière fois. Aucun de mes maléfices n’a pu le franchir et j’ai été vidé de mes forces.

Galaël perdit tout contrôle. Il se mit à hurler de rage tout en jetant des sortilèges autour de lui. Un crâne humain, abandonné sur le coin d’une table pourrie, vola en éclats. Le tronc creux de l’arbre se délesta d’un pan d’écorce et, aveuglé par sa fureur, Galaël le pulvérisa en centaines de morceaux enflammés. Son messager rampait pour s’éloigner, raclant ses coudes sur le sol rugueux. Galaël n’y prêta pas attention. Se tournant vers la fenêtre de la tour, il écarta les bras, provoquant une onde de choc qui fit s’ébouler une partie du mur. Les pierres s’abattirent au pied de l’édifice, dégageant un nuage de fumée et de poussières sur l’assemblée d’animilis qui cessa aussitôt de festoyer.

Le feu commençait à se propager au tronc même de l’arbre et la chaleur devenait étouffante. Les coudes éraflés jusqu’au sang, l’humanilis continuait de se traîner jusqu’à la porte, oubliant qu’il aurait pu se téléporter. Il s’agrippa à la poignée, motivé par cette chance d’échapper à la folie de son maître. Il tira dessus. Elle grinça. Il se figea. Galaël reporta inévitablement son attention sur lui. Il traversa les flammes sans manifester la moindre douleur, son visage toujours dissimulé sous sa capuche, et posa son pied nu sur le dos de son serviteur. Il l’écrasa si violemment que ses os se brisèrent. L’humanilis agonisa quelques secondes, du sang ruisselant entre ses lèvres. Il mourut.

Galaël regarda pensivement le liquide s’infiltrer entre les dalles de pierres, puis il se tourna vers un coin de la pièce illuminé par la lueur du feu. Une haute cage de fer était suspendue au plafond.

— Ainsi le pouvoir de l’humaine existe toujours, lança-t-il en tendant le bras vers cette prison, paume grande ouverte. Je crois bien que tu me seras utile, en fin de compte.

Il resserra subitement les doigts et la mère de Megumi, recroquevillée contre les barreaux, sursauta. Les flammes s’éteignirent d’un seul coup, replongeant la salle dans une obscurité pesante. Gémissant dans son bâillon, la captive regarda la silhouette de Galaël s’éloigner avec horreur.

Dehors, tous les animilis avaient compris qu’il valait mieux se trouver ailleurs en ce moment. Les fauconilis et les corbilis s’étaient déjà mis en vol. Des sanglilis7 armés de massues s’enfuyaient en tout sens, retournant la terre et éclaboussant leur gilet de boue. Certains se téléportaient, d’autres couraient vers la côte. Des loupilis8 avaient déjà sauté dans l’eau glaciale.

Les prisonniers qui traînaient des boulets et des chaînes essayaient de bondir, mais restaient cloués au sol. Ils finirent par se cacher dans des cavités ou derrière des rochers, plaquant leurs pattes sur leur gueule pour s’empêcher de faire du bruit. Depuis la tour, des éclairs et des lassos flamboyants pleuvaient sur l’île.


Pendant ce temps, à des kilomètres de là, Megumi ne saisissait pas grand-chose de ce qu’il se passait autour d’elle, mais elle comprit que le prince Nathaniel allait partir avec Himal afin de rencontrer plusieurs animilis à travers le monde. Elle n’avait pas envisagé que d’autres communautés magiques pouvaient exister ailleurs, mais maintenant qu’elle le savait, cela lui paraissait plutôt évident. Si le prince Zacharys avait eu l’idée de réunir des créatures dotées de pouvoirs et de les faire cohabiter pour les rendre plus fortes, il ne devait pas être le seul. D’ailleurs, d’après ce que Megumi avait entendu des conversations de Bobi et Himal, les Monts Enchantés étaient bien réputés sur tout le globe. Ils étaient un modèle.

Avant de partir en voyage, le prince Nathaniel demanda à Yvahou d’aller à Tokyo. Megumi ne savait pas exactement ce qu’il devait y faire. S’il devait rassurer les humains en les débarrassant des animilis de Galaël, il risquait de se trouver en mauvaise posture. Yvahou ne semblait pas s’en soucier. Il se volatilisa aussitôt.

Tiny reçut pour instruction de rester avec Megumi dans les Monts Enchantés afin de l’aider à apprendre le maniement du bâton de bambou et à tester le fonctionnement de la bague de Nagisa. Bobi se proposa pour les assister. Assis tous les trois autour de la longue table en chêne, ils regardèrent Himal et le prince se téléporter.

— Par où devons-nous commencer ? interrogea le tanukilis, qui ne connaissait encore rien de la pierre de jade.
— Je dwi sais que Nathaniel veut que nous travaillions sur le dôme, mais le temps qu’il n’est pas là, nous devrions en profiter pour nous consacrer à autre chose.

Megumi écarquilla les yeux. Elle n’imaginait pas le grenouillilis capable de désobéir.

— À quoi pensez-vous ? lui demanda-t-elle, curieuse.

Il farfouilla dans ses poches et pendant un instant, Megumi crut qu’il allait en sortir une nouvelle ration de végétilis pour se goinfrer. Elle fronça les sourcils lorsqu’il posa une poignée de feutres de couleurs et l’un de ses cahiers d’école sur la table. Cette fois Megumi en était certaine, son short était magique. Tiny désigna les affaires de Megumi.

— J’ai dwi pris ça chez tes parents. Tu as raison, tu dois essayer de dessiner.

Bobi réclama des explications et Tiny lui parla du don de prophétesse de Megumi.

— Maintenant que Galaël sait que nous dwi possédons encore le pouvoir de l’affaiblir, le cours des choses a dû changer. Et puis Megumi n’avait pas prévu que des alliés se joindraient à nous pour la bataille finale. Nous sommes désormais aveugles sur ce qu’il va nous arriver.

Une grimace apparut sur le visage de Megumi. Elle devait admettre que Tiny avait raison. Cela l’inquiétait. Elle avait proposé de se mettre au dessin uniquement pour échapper à l’entraînement au bâton qui lui semblait être une perte de temps. Avec sa maladresse caractéristique, elle ne pourrait jamais manier correctement l’arme pour se protéger. Sa nouvelle mission était pourtant tout aussi importante. Si elle y arrivait, elle apporterait peut-être des réponses sur le dôme magique, les pouvoirs de Galaël et l’issue du combat. Elle déglutit en ouvrant le cahier. C’était celui dans lequel elle inscrivait ses leçons de mathématiques ; rien qui pouvait l’inspirer.

— Comment dois-je m’y prendre ?
— Quand je t’ai dwi trouvée en train de réaliser la première prophétie, tu ne semblais pas consciente de ce que tu faisais. Je crois que tu ne peux pas contrôler ton don. C’est pour ça que le prince n’était pas favorable à ce que tu essaies.
— Peut-être qu’il faut que tu dessines, Megumi, intervint Bobi.

Megumi et Tiny le dévisagèrent d’un air ahuri.

— Nous savons bien qu’elle doit dwi dessiner. Le problème, c’est que nous ignorons comment elle doit faire.
— Vous ne m’avez pas compris, s’excusa Bobi en tirant sur ses bretelles. Je pense que Megumi doit laisser courir son imagination, tout simplement. Quel que soit le résultat qu’elle peut produire, il me semble que si elle se trouve dans de bonnes conditions, avec un crayon en main et l’esprit ouvert, son don pourrait se manifester.

Megumi s’empara d’un feutre bleu et commença à gribouiller une page du cahier d’un air rayonnant.

— Bobi a peut-être raison !

Tiny posa son coude sur la table et se frappa le front.

— Il vaudrait sûrement dwi mieux s’entraîner au bambou, marmonna-t-il, dépité. À ce train-là, on sera tous morts avant d’avoir appris quoique ce soit de nouveau.

Megumi releva la tête pour lui tirer la langue au moment où Boursain pénétrait dans la tente. Il les salua d’un air épuisé. Les poils de son museau étaient tout ratatinés et avaient perdu leur éclat. Il plongea sa patte dodue dans une corbeille de végétilis et engloutit une espèce de pomme de terre bien chaude d’une seule traite. Megumi laissa tomber son crayon.

— Boursain, que faites-vous là ? Où est papa ?

L’oursonilis avala précipitamment son petit-déjeuner et répondit, de la fumée s’échappant encore entre ses lèvres :

— On vous l’a pas dit ? J’l’ai amené directement ici. La nuit a été rude, mais il dort maintenant.

Megumi sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle avait quitté son père en s’efforçant de penser qu’elle reviendrait à la maison pour s’occuper de lui, mais elle avait eu l’impression de lui faire ses adieux. Savoir qu’il se trouvait à deux pas, dans les Monts Enchantés, lui fit oublier tout le reste. Elle se leva d’un bond et se précipita vers la sortie de la tente. Boursain la suivit.

— Qu’est-ce que tu dwi fabriques ? s’écria Tiny dans leur dos. Et les dessins ? Et le bambou ?

Elle secoua la main par-dessus son épaule comme pour balayer ses objections.

— Ton père a besoin d’repos ! s’égosilla alors Boursain en trottant derrière elle.

Notes de section
  1. Sur le même principe que celui que Megumi applique pour dénommer les animilis, les fauconilis, les corbilis et les sanglilis sont, respectivement, des faucons, des corbeaux et des sangliers dotés de pouvoirs magiques.
  2. Et donc, les loupilis sont des… Eh bien oui, des loups magiques.

13 : Un nouvel indice

Le père de Megumi était allongé sur un grand lit en bois, similaire à celui sur lequel elle avait dormi.

— Tiens, voici ma petite héroïne.

Megumi se jeta sur lui sans tenir compte des cris hystériques de Boursain.

— …pas l’brusquer, l’entendit-elle râler. Sa plaie est pas r’fermée.
— Ne vous en faites pas, l’ourson, le rassura le papa de Megumi en dégageant son visage des cheveux de sa fille. Votre pâte magique a fait des merveilles !
— De la pâte magique ? répéta Megumi en se redressant, les joues baignées de larmes et de sourire. Qu’est-ce que c’est ?

Son père souleva son drap.

— Tu as des amis pleins de ressources. Ce jeune Boursain a appliqué sur ma plaie un étrange onguent qui ferait pâlir de jalousie tous les médecins humains.

Il lui montra son bas ventre sur lequel était étalée une épaisse couche verdâtre. Megumi fronça le nez. L’odeur était épouvantable.

— Bon, ça pue, admit-il en souriant. Mais c’est efficace. Je ne sens presque plus rien.

Il tripota sa blessure sous le regard horrifié de son guérisseur.

— Qu’est-ce que c’est ? répéta Megumi, ébahie.
— Un mélange de plantes, répondit enfin Boursain qui avait du mal à reprendre des couleurs.
— Des plantes magiques, insista le père de Megumi en tapotant fièrement l’ourson dans le dos.

Megumi éclata de rire. Elle était soulagée qu’il soit plus à l’aise avec ses amis et leur monde. Elle ignorait si son aversion pour le prince Nathaniel était encore aussi virulente, mais elle préférait ne pas y penser.

Resté silencieux dans son coin, Tiny observait la scène d’un air ému. Le papa de Megumi continua de féliciter Boursain, puis il demanda à Bobi, toujours en retrait, de se présenter. Le tanukilis déposa les crayons et le cahier de Megumi sur la commode – il s’était dit qu’ils seraient utiles à un moment ou un autre – et s’avança timidement près du lit. Il s’inclina devant le père de Megumi qui le charria gentiment sur ses bretelles pour essayer de le mettre à l’aise avant de s’enfoncer dans ses oreillers. Son visage prit une teinte crayeuse.

— Vous avez des nouvelles de ta mère ?

Les mines joyeuses s’effacèrent.

— Nous ne savons dwi pas où elle se trouve, mais nous la ramènerons.
— Comment ? balbutia le père de Megumi.

Boursain, Tiny et Bobi échangèrent des regards navrés. Megumi soupira.

— Je dois réussir, lâcha-t-elle, déterminée. Je dois produire une nouvelle prophétie. Je dois en prédire autant que possible jusqu’à ce que nous découvrions comment arrêter Galaël.

Son papa passa une main sur ses cheveux et lui sourit.

— Tu es drôlement courageuse. Je suis sûr que tu y arriveras.
— Ce n’est pas la volonté qui dwi manque, commenta Tiny d’un air abattu. Nous ne savons pas comment procé…

Il s’interrompit brusquement. Une lueur venait de se mettre à pétiller dans son esprit. Il ferma les paupières et joignit les doigts entre ses deux yeux dans son effort de concentration. Son radar était en marche. Lorsqu’il considéra de nouveau l’intérieur de la tente, il ne fut pas étonné de voir que Megumi, assise sur le bord du lit, n’agissait plus normalement. Devant les mines ébahies de ses compagnons et de son père, elle avait commencé à tracer frénétiquement des formes, du bout de ses ongles, sur les draps. Son regard était absent ; ses yeux laiteux.

— Ça dwi y est ! Elle a réussi !

Tiny se jeta sur la commode dans un bond grenouillesque pour récupérer les feutres et le cahier. Bobi eut la même idée. Ils se cognèrent la tête, mais ne prirent pas le temps de se remettre du choc. Le tanukilis attrapa les ustensiles, griffant la surface du bois dans sa précipitation, et Tiny agrippa ses bretelles d’une patte ferme et le lança sur le lit. Armé du carnet et de quoi écrire, Bobi atterrit lourdement sur les jambes du père de Megumi qui s’empara aussitôt du crayon et l’enfonça entre les doigts de sa fille. Bobi étendit le cahier juste dessous et Megumi, inconsciente de ce qu’elle faisait, commença à tracer les traits d’un visage. Sa main glissait sur le papier et son feutre répétait une chorégraphie effrénée. Bientôt, un personnage entier apparut sous les yeux exorbités des animilis et du papa de Megumi.

— C’est dwi moi !
— Elle note quelque chose ! commenta Bobi, toujours accroupi sur les genoux du malade.

Boursain bouscula Tiny d’un coup d’épaule pour mieux voir. Ignorant les écrits dont parlait le tanukilis, il posa sa patte dodue sur la feuille et lança :

— Et là, c’est pas Nathaniel ?

Megumi traçait les contours du corps du prince, figé dans une posture de combat. Elle pointa une flèche sur sa tête et inscrivit « Pluie de lames – 3 – ∞ ».

— Pourquoi penche-dwi-t-elle son huit ?
— Peut-être qu’il s’agit du symbole de l’infini, proposa le père de Megumi.

Il s’était mis dans une position complexe pour pouvoir observer le croquis dans le bon sens. Tiny haussa les épaules.

— Regardez, s’écria tout à coup Boursain, elle continue ! On dirait qu’elle s’attaque à mes oreilles !

Il avait raison. Megumi dessinait désormais le haut du crâne velu d’un oursonilis. Son identité fut rapidement confirmée, car il portait la trousse de soins de Boursain à la place d’une épée. Une nouvelle annotation accompagna le personnage : « Absorption – 2 – 180 ». Puis Megumi se mit à tracer des sortes de pompons au-dessus du trio d’animilis. Bobi fut le premier à comprendre qu’il s’agissait de nuages et lorsque ceux-ci prirent la forme d’une horloge à trois aiguilles, il frappa sur le coin du lit.

— C’est le temps ! Les notes concernent le temps ! Je connais cette horloge, je peux la produire.

Les trois autres le dévisagèrent curieusement et ses joues s’empourprèrent sous son pelage. Toujours concentrée sur sa prophétie, Megumi ne leur prêta aucune attention. Elle ajouta un cercle de silhouettes floues autour du trio d’animilis, puis se mit à rouler la feuille. Son père et ses amis cessèrent aussitôt de parler et de bouger. Ils la regardèrent, attendant une nouvelle réaction de sa part. Elle cligna des yeux pour la première fois depuis qu’elle avait commencé à dessiner, se frotta le coin des paupières et lança :

— Pourquoi vous faites cette tête ?


— J’ai réussi… balbutia Megumi sans détourner le regard de son chef-d’œuvre.

Assise à côté de son papa, elle se mit à sautiller d’excitation, faisant trembler le lit tout entier. Debout dessus, Tiny perdit l’équilibre et s’emmêla dans sa cape.

— Redites-moi comment j’ai fait, hihi, réclama Megumi, incapable de retenir son rire.

Tiny se releva tant bien que mal avant de lui répéter comment elle était entrée en transe et avait commencé à dessiner fébrilement. Il se pencha précautionneusement vers elle et pointa un gros doigt gluant vers sa prophétie.

— Ce que j’aimerais dwi savoir, c’est…
— Pas touche ! l’interrompit Megumi en écartant vivement la feuille. Nous n’avons pas besoin de taches, merci bien.

Tiny leva les mains en signe d’abandon sous les rires de Boursain, de Bobi et du père de Megumi. Cette dernière hocha la tête d’un air satisfait.

— Et donc, vous disiez ? fit-elle en tenant le dessin suspendu devant le nez de son ami pour qu’il puisse bien le voir sans le toucher.
— Pourquoi toutes ces dwi annotations ? interrogea le grenouillilis en louchant dessus.

Megumi retourna la feuille en fronçant les sourcils. Elle ne comprenait pas non plus. Jusque-là, ses prophéties étaient uniquement illustrées. Elle ne savait pas comment interpréter les commentaires ajoutés.

— « Éclair paralysant – 1 – 60 », lut-elle en se grattant la tête. Tiny, ce message est pointé sur vous, qu’est-ce que ça vous évoque ?
— Comme nous te l’avons dwi dit, Bobi pense que les chiffres correspondent à des durées, qui se vérifieraient grâce à l’horloge. Après, l’éclair paralysant est un sortilège. Un maléfice plus précisément. Il sert à…
— Paralyser quelqu’un, intervint Yvahou en entrant sous la tente.

Il avait les yeux gonflés et ses cheveux, noués en queue de cheval haute, étaient encore plus raides et luisants que ceux du prince. Il dévisagea Tiny et Bobi d’un air outré.

— À quoi vous jouez ici ? Nathaniel et Himal sont rentrés. Ils vous attendent pour un compte rendu.
— Megumi a… commença Boursain.
— Envie d’être avec son papa, acheva Yvahou, à côté de la plaque. Je peux le comprendre. Mais Nathaniel aimerait savoir comment s’est passé son entraînement au bambou et si Tiny et elle ont découvert de nouvelles particularités du dôme de jadéite. Boursain, tu peux rester ici avec Megumi et son papa, mais Tiny, Nathaniel a besoin de toi.

Le grenouillilis descendit du lit d’un air penaud. Yvahou tint la toile de tente ouverte pour qu’il sorte, accompagné de Bobi, devant lui. Lorsque le pan de tissu retomba dans son dos, Megumi se tourna vers son père, les dents serrées. Il lui sourit.

— Vas-y. Nous nous verrons plus tard.

Megumi l’embrassa vivement avant de sauter par terre, rayonnante. Elle arracha le dessin du cahier tout en priant Boursain de continuer à veiller sur son père, et elle sortit en trombe. Secouant joyeusement sa feuille au-dessus de sa tête, elle se mit à fredonner :

« J’ai dessiné une prophétie, j’ai aussi ma place ici.
Oui c’est moi Megumi, celle qui dessine des prophéties ! »

Tiny, Bobi et Yvahou disparaissaient déjà sous le haut chapiteau où ils avaient l’habitude de prendre le petit déjeuner, de l’autre côté de la place. Megumi les suivit. Quand elle entra à son tour, elle trébucha sur la toile. Elle se pencha aussitôt sur le flanc pour ne pas tomber le nez le premier. Elle ne pouvait pas se rattraper sur les poignets, car elle tenait toujours son dessin, qu’elle voulait à tout prix préserver. Elle s’étala donc sur le flan en grimaçant. À cet endroit, la terre était bien tassée et dure. Elle allait avoir un bleu.

Personne ne remarqua son entrée fracassante. Ses amis étaient assis autour de la longue table avec plusieurs membres du village qu’elle ne connaissait pas, tandis que le prince Nathaniel était debout près d’un groupe d’animilis ligotés les uns aux autres. Megumi se releva lentement et contourna les meubles pour s’en approcher. Certains ressemblaient à des ratons laveurs et d’autres, à des renards hauts sur pattes. Plusieurs d’entre eux geignaient, le museau couvert de morve.

— … prisonniers… snif… pas le choix.

— Vos camarades ont été faits prisonniers ? hésita le prince en se penchant vers l’animilis au pelage rayé noir et gris qui couinait plus fort que ses compagnons. Galaël vous a menacé de les tuer si vous n’obéissiez pas à ses ordres, c’est cela ?

Le ratonilis laveur hocha frénétiquement la tête. Le prince plaça ses doigts sous son menton velu et le força à le relever pour le regarder en face. Il plongea ses iris émeraude dans ses grands yeux larmoyants comme s’il y cherchait quelque chose. Megumi fit un pas supplémentaire vers eux et le groupe d’animilis frissonna à l’unisson en la voyant. L’humanilis relâcha celui qu’il tenait et se redressa d’un air surpris.

— Megumi, qu’est-ce que…

L’un des renardilis attachés se rua vers Megumi en jappant, empêchant le prince de poursuivre. Tous les animilis furent emportés dans son élan et s’écrasèrent les uns sur les autres, aux pieds de Megumi. La créature se mit à gesticuler pour se dégager du poids de ses compagnons et des liens magiques qui les retenaient. Elle semblait animée par la rage. Les bras tremblants et les pieds cloués au sol, Megumi la regardait se débattre avec hargne. Ses iris bordeaux, fixés sur elle, luisaient d’une soif sanguinaire.

Megumi sentit deux mains puissantes la prendre par les épaules et la tirer en arrière. Elle lâcha son dessin, mais paralysée, elle ne pouvait détacher les yeux de cet animilis sauvage. Celui-ci claquait des dents comme s’il espérait pouvoir attraper le bas de son pantalon avant qu’elle ne soit trop loin. Il se figea subitement et son corps retomba, inerte. Megumi secoua la tête pour se remettre les idées en place. Elle était en sécurité contre le torse d’Yvahou, qui l’avait attirée hors de portée du renardilis fou. Tous les animilis prisonniers étaient recroquevillés les uns contre les autres, essayant de s’écarter de leur défunt compagnon. Au-dessus d’eux, le prince Nathaniel avait le bras tendu et sa paume ouverte fumait encore. Tout son corps semblait trembler alors que son bras – son arme – était ferme.

— À vous de choisir, finit-il par dire, vous pouvez nous aider ou continuer d’obéir aux ordres de Galaël. Dans le deuxième cas, nous vous arrêterons.

14 : Un combo d’attaques

Megumi hésita à récupérer sa prophétie, de peur qu’un autre animilis ne lui saute dessus. Au contraire, l’un des renardilis s’empara de la feuille et la lui tendit. Megumi avança jusqu’à lui. Il la dévisagea d’un air curieux, puis baissa les yeux sur le dessin juste avant de le lui rendre. Il finit par se détourner. Megumi le remercia et rejoignit rapidement la table. Lorsqu’elle se retourna, il la fixait de nouveau. Elle fronça les sourcils. Le comportement de ces créatures à son égard était inquiétant.

Près de la cheminée, le prince Nathaniel dictait des instructions à ses compagnons pour qu’ils emmènent le groupe d’animilis dans une autre tente. Il se précipita ensuite vers Tiny, Bobi, Yvahou et Megumi qu’il attrapa par les épaules.

— Est-ce que ça va ?

Megumi hocha la tête et, au moment où les prisonniers passaient près d’eux pour sortir, elle lança :

— J’ai fait une nouvelle prophétie.

Elle donna le dessin au prince qui le prit d’un geste hésitant, sans la quitter des yeux. Tiny souleva légèrement son chapeau pour se gratter le crâne.

— Ça lui est dwi venu quand elle a revu son père.

Le prince ne répondit pas. Apparemment, peu lui importait les raisons pour lesquelles Megumi disposait du matériel nécessaire précisément au moment où son pouvoir s’était manifesté. Il ne blâmerait pas Tiny. Il était évident que désormais, il voulait savoir ce que Megumi avait prédit. Il examina longuement le dessin. Le pli entre ses sourcils disparaissait progressivement. Lorsqu’il releva enfin la tête vers ses compagnons, un sourire radieux illuminait son visage. Il tira le banc et s’y assit.

— Voici la clé pour gagner contre Galaël. C’est du bon travail, Megumi.

Cette dernière se sentit rougir. Le prince posa la feuille sur la table et lui fit un signe pour qu’elle s’installe avec lui. Yvahou la bouscula gentiment pour se pencher sur le dessin.

— Bande de cachottiers, vous ne m’aviez pas dit que Megumi se relançait dans la prophétie.
— Boursain a essayé, rappela timidement Bobi.
— Alors qu’est-ce que ça signifie ? lâcha Yvahou en ignorant la remarque du tanukilis.

Tiny s’apprêtait à parler de l’horloge de Bobi et de leur hypothèse sur les annotations qui concernaient probablement le temps lorsque le prince Nathaniel répondit :

— Il s’agit d’un combo d’attaques. Les commentaires inscrits par Megumi nous permettent de savoir quels sortilèges doivent être utilisés, dans quel ordre et pour combien de temps.

Tiny ouvrit de gros yeux et la mâchoire de Bobi sembla désarticulée.

— Vous… vous croyez ? hésita Megumi.

L’humanilis opina d’un air confiant, puis désigna Tiny.

— Tiny devra d’abord paralyser Galaël. Ensuite, Boursain… Où est Boursain ? s’enquit-il tout à coup en regardant dans toutes les directions. Nous avons besoin de lui ! Yvahou, peux-tu aller le chercher ?

Yvahou quitta aussitôt la tente et réapparut à peine quelques secondes plus tard en compagnie de l’oursonilis essoufflé.

— Boursain pourra absorber les forces et la vitalité de Galaël une fois qu’il sera immobilisé, poursuivit le prince en pointant un doigt assuré sur son compagnon au museau velu. Je devrais alors intervenir avec la pluie de lames afin de l’achever. Bien sûr, Boursain devra cesser d’utiliser son sortilège avant que Galaël ne meure, ajouta-t-il sur le ton de la conversation, sinon, il y passera aussi. L’horloge générée avec les nuages nous permettra de tenir les délais.

Megumi se tortilla sur le banc. Elle n’aimait pas entendre son ami parler de tuer quelqu’un avec une telle désinvolture, même s’il s’agissait de leur pire ennemi.

— Le problème, c’est que je ne sais pas comment nous allons nous procurer cette horloge, continua-t-il.
— Bobi peut la dwi produire.

Le tanukilis était toujours trop surpris pour réagir.

— Alors nous aurons besoin de son aide, conclut l’humanilis.
— Tu es sûr de ce que tu avances ? interrogea tout à coup Yvahou.

Il désigna la prophétie d’un geste agacé de la main en ajoutant :

— Ça voudrait dire que quatre animilis sont suffisants pour défaire Galaël.
— Tu vois cette ronde ? lui demanda le prince en suivant le cercle de silhouettes vagues dessiné autour du trio de combattants.

Yvahou hocha la tête, boudeur. Son ami lui expliqua qu’il s’agissait des autres guerriers, postés ainsi pour préserver Boursain, Tiny et lui des attaques ennemies et leur laisser le temps d’accomplir leur mission. Yvahou retrouva le sourire et dénoua fièrement ses cheveux gras. Megumi lui trouvait un air enfantin. Il était jaloux de ne pas jouer un rôle au cœur même de l’action. Pourtant, il devait déjà courir suffisamment de risques.

— Si ce que tu dwi penses est correct, nous avons quelques problèmes à régler. Ce combo ne sera pas si simple à lancer. Il faut d’abord que Bobi fasse apparaître son horloge, mais elle va tout de suite attirer l’attention des animilis contre qui nous nous battrons. Ils chercheront forcément à la détruire ou à trouver son origine et son utilité. Quelqu’un peut très bien contrôler le vent, ou même la quantité de nuages présents. Il y a donc de fortes chances que nous perdions le décompte du temps pendant que nous jetterons les sortilèges. Cela pourrait rendre caduque l’association de nos pouvoirs ou mettre nos vies en péril. Et il ne faut pas oublier que la mère de Megumi est prisonnière de Galaël avec de nombreux animilis.

Le prince soupira. Les problèmes soulevés par Tiny étaient effectivement peu réjouissants. Megumi grimaçait. Elle ne voulait pas penser à sa maman et aux risques qu’elle encourait. C’était trop difficile à supporter.

— Et c’est sans dwi compter qu’il faudrait qu’il y ait des nuages dès le départ pour que Bobi puisse lancer son sortilège, ajouta Tiny en s’efforçant d’adopter un ton léger qui ne collait pas avec ses paroles.
— N’importe quel type de vapeur d’eau fera l’affaire, assura le tanukilis en bombant le torse.

Il paraissait plus motivé que jamais, et aussi quelque peu vexé que son nouvel ami pense qu’il ne serait pas capable de jouer son rôle jusqu’au bout. Megumi sourit. Puis elle ouvrit la bouche et, le regard pétillant, elle lâcha :

— J’ai une idée. Bobi devrait se mettre à l’abri sous la protection de la bague avec moi. S’il génère l’horloge sous la protection, aucun animilis ne pourra la détruire.
— Ce n’est pas une mauvaise idée… murmura le prince.
— Mais comment feras-dwi-tu pour faire entrer les nuages sous le dôme ?

Bobi haussa les épaules, laissant glisser ses bretelles dessus. Il ne semblait pas comprendre où Megumi voulait en venir, mais cette dernière rayonnait désormais d’inspiration.

— C’est simple, répliqua-t-elle avec engouement. Sous le dôme, deux animilis utiliserons des sortilèges d’eau et de feu pour créer de la vapeur. Ou bien Bulstrod pourrait souffler dessous, comme l’autre fois. Ça l’avait rempli d’air chaud.

Le tanukilis réfléchit quelques secondes avant de confirmer qu’il pourrait y arriver. Ravie, Megumi frappa dans ses mains.

— Parfait. Je protégerai donc Bobi pour qu’il puisse vous aider.

Elle baissa les yeux sur ses genoux et ajouta, beaucoup moins sûre d’elle :

— Je mettrai aussi à l’abri tous les prisonniers, comme nous l’avons prévu depuis le début.

Elle releva timidement le regard, attendant que quelqu’un lui rappelle la difficulté de cette tâche et la peine qu’elle aurait en retrouvant sa mère dans d’horribles conditions. Le prince Nathaniel lui sourit d’un air triste.

— Alors tu n’as dwi pas compris pourquoi l’animilis t’a attaquée ? Galaël sait que tu existes, Megumi, et il a ordonné à ses sujets de t’éliminer.

Megumi fronça les sourcils. Tiny serrait la mâchoire et une veine palpitait presque imperceptiblement sur sa tempe, juste sous l’ourlet de son chapeau.

— Galaël n’est dwi pas idiot. Depuis le temps, il a dû réaliser qu’il s’était affaibli à cause du dôme de jadéite. Il ne va pas chercher à t’attaquer lui-même pour pouvoir préserver ses forces.

Essoufflé par sa tirade, il ajouta que de ce fait, Galaël serait au meilleur de sa forme au moment où Nathaniel, Boursain et lui composeraient leur combo. Ce n’était pas une bonne chose puisque les trois combattants et tous leurs compagnons se seraient usés avant ce moment en affrontant tous les animilis au service de Galaël.

— Tiny a raison, tu sais ? intervint le prince. Galaël va attendre que nous soyons au plus bas pour se montrer et il n’hésitera pas à utiliser ta mère pour t’atteindre.

15 : Exercices de combat

Un vent du sud soufflait sur les Monts Enchantés, ramenant la pluie avec lui. Trempée de la tête aux pieds, Megumi attendait que ses compagnons l’attaquent. Elle portait la bague de Nagisa pour tester le dôme de jadéite. Les lèvres pincées, elle se tortillait les doigts. Elle ne savait pas du tout à quoi s’attendre, mais pour l’instant, il ne se passait rien. Elle était seule près du feu de camp tandis que le prince Nathaniel, Tiny, Boursain, Bobi et Yvahou discutaient cinquante mètres plus loin. Ils ne semblaient pas embêtés par l’humidité ambiante. Le père de Megumi les observait d’un air inquiet, assis sur une chaise en roseaux à l’abri d’un pan de toile retroussé.

— Avec ce temps, s’écria Megumi en essorant finalement ses cheveux comme une serpillière, Bobi ne risque pas d’avoir de mal à créer son horloge.

Personne ne lui répondit. Elle n’était pas certaine que sa voix ait porté jusqu’à ses amis. Commençant à s’impatienter, elle balança nerveusement les bras avant de se frotter les mains pour les réchauffer un peu. Une poussière verdâtre se mit à flotter autour de ses doigts. Megumi s’immobilisa pour la regarder s’élever au-dessus de son front. Elle loucha dessus.

— Hey ! Venez voir !

De lourds pas clapotèrent sur le sol boueux, puis les visages curieux des animilis qui venaient de la rejoindre apparurent dans son champ de vision.

— Vous m’avez jeté un sort ? demanda Megumi d’un ton enjoué.
— Pour qui tu nous dwi prends ? On t’aurait prévenue !

Les jérémiades de Tiny furent couvertes par la réponse du prince :

— Pas encore. Que s’est-il passé ?
— Eh bien, j’ai balancé les bras comme ça, se lança Megumi en reproduisant le mouvement, puis j’ai frotté mes mains.

Elle joignit aussi le geste à la parole et un nouveau nuage de poussière apparut.

— Ouah ! s’écrièrent Tiny et Bobi en chœur.

Le père de Megumi vint à leur rencontre, sa cape tirée sur le dessus de sa tête.

— Que se passe-t-il ? Dites-moi tout !
— Il semblerait que Megumi ait trouvé le moyen de générer sa protection magique sans risquer de se faire cramer les côtelettes, lui répondit Yvahou, qui avait toujours le mot pour rire.
— Faut juste qu’elle balance les bras et se frotte les mains ? hésita Boursain, sceptique.
— Nous ne savons même pas si ces poussières la protègent, objecta Bobi.
— Il n’y a qu’à lui dwi lancer un truc pour voir.

Tiny bondit en arrière sans attendre l’approbation de ses compagnons. Il envoya un éclair aveuglant sur Megumi.

— Non ! s’écria le prince.

Il fit apparaître une sorte de frisbee qu’il jeta vers le maléfice de Tiny dans l’espoir de le dévier. Les particules de jadéites qui formaient un amas épais flottèrent jusqu’aux sortilèges et les absorbèrent. La pluie cessa de mouiller Megumi et ses camarades.

— Le dôme dwi agit comme d’habitude.

Avec un regard réprobateur, l’humanilis montra à Tiny la paroi qui se matérialisait déjà.

— Non, il est bien plus rapide. Et maintenant, nous sommes tous coincés dessous.
— Je n’ai dwi jeté qu’un petit truc de rien du tout, objecta le grenouillilis en levant les mains d’un air innocent.

Megumi éclata de rire devant l’attitude de son ami.

— C’est simple, lança son père. Plus Megumi porte la bague, plus la protection est puissante.
— Vous pensez que c’est parce qu’elle l’avait au doigt en prévision d’une attaque que le dôme est apparu ainsi ? lui demanda le prince, impressionné.

Le père de Megumi opina.

— Ça me paraît évident. Je mourrais moi-même d’angoisse en attendant de voir surgir vos maléfices. Les réactions de Megumi doivent être perçues par la pierre.

Megumi plissa le front. Lorsque les particules de jadéite étaient apparues, elle s’ennuyait fermement. Elle n’osa pas contredire la théorie de son papa, cependant. Elle ne pouvait pas nier le fait qu’elle avait trouvé le temps long et insupportable quand elle se tenait seule, face à cinq animilis susceptibles de l’attaquer.

— La première fois que j’ai enfilé la bague, quand nous étions à la maison, je savais que des animilis nous attendaient dehors. Pourtant, je n’ai pas vu apparaître cette étrange poussière verte.

Son père haussa les épaules.

— Je ne sais pas, tu étais peut-être plus préoccupée par nos retrouvailles et notre rencontre avec ton ami Tiny.

Megumi tourna la tête vers Tiny, seul derrière le mur de pierres. Dégoulinant de pluie, il se penchait vers le dôme pour écouter ce qui se disait dessous, une grimace étirant ses minces lèvres orangées sur ses petites dents pointues. Megumi sourit. Son père avait raison. Quand elle avait revu ses parents à la maison, elle était intriguée par leur réaction vis-à-vis du grenouillilis, ainsi que par ce qu’ils connaissaient du monde magique et par la bague elle-même. Elle n’avait pris conscience du danger qui les guettait que lorsque Tiny avait disparu et que les animilis au service de Galaël s’en prenaient à sa famille. Elle hocha la tête et lança :

— Plus besoin d’apprendre à manier le bâton de bambou dans ce cas. Je n’ai qu’à garder la pierre de jade au doigt à partir de maintenant.

Yvahou, occupé à chercher une faille pour sortir du dôme, marmonna entre ses dents serrées :

— Et nous, nous n’avons plus qu’à rester le plus loin possible de toi.
— Que se passe-dwi-t-il ? lui lança Tiny, taquin, en faisant des bonds sur la place du village pour mettre en évidence sa liberté de mouvement. Tu as peut-être besoin d’aller aux toilettes ? cria-t-il.

Megumi sourit largement tandis que son père secouait la tête d’un air choqué.

— J’ai surtout besoin de te donner une bonne claque derrière les étiquettes, riposta l’humanilis, rouge de colère et de honte.
— Ce n’est pas grave, intervint le prince Nathaniel en ignorant leur chamaillerie. Nous allons profiter de nous trouver sous le dôme pour tester l’horloge de Bobi. Megumi, il faudrait quand-même que tu retires la bague quand tu es dans les Monts Enchantés avec nous. Tu la porteras à l’extérieur.

Megumi acquiesça tout en tirant sur l’anneau. Avec la chaleur qu’il dégageait, son doigt avait gonflé.

Le prince et Boursain mêlèrent un sortilège d’eau et de feu pour créer de la vapeur et tandis que l’air devenait étouffant, Bobi leva les bras au-dessus de sa tête et commença à marmonner une sorte d’incantation. La fumée se densifia et forma un amas de nuages épais que le tanukilis réunit en un joli cercle. Après quelques mouvements de doigts supplémentaires, trois longues aiguilles apparurent en son centre. Megumi les regardait avec émerveillement.

— Comment allons-nous savoir laquelle désigne qui ?

Bobi tira sur les poils de son menton dans son effort de réflexion, puis il agita une nouvelle poignée de nuages. Les visages aériens et duveteux de Bobi, Tiny et du prince se matérialisèrent alors devant les yeux brillants de Megumi et de ses compagnons. La trombine de Tiny faisait une grimace. Depuis l’extérieur du dôme, l’intéressé sourit à pleines dents.


Lorsque le dôme de jadéite eut terminé de s’ébouler, Boursain, Tiny et le prince Nathaniel décidèrent de s’entraîner à lancer leur combo. Chacun maîtrisait déjà son sortilège, le problème était de parvenir à le synchroniser avec celui des autres.

Bobi se tenait à l’écart, comme s’il était à l’abri sous la protection magique. Son horloge était toujours en suspension au-dessus d’eux. Megumi avait du mal à saisir son fonctionnement, mais lorsque le tanukilis lui avait expliqué qu’elle ne devait pas l’assimiler aux appareils que les humains utilisaient pour voir défiler le temps, tout devint plus clair. En effet, les aiguilles ne pointaient pas vraiment un moment. Elles permettaient seulement de situer quelqu’un sur son axe. Ainsi, d’après leur disposition sur le cadran nuageux, elles indiquaient que Tiny devait commencer à attaquer, relayé par Boursain, puis par le prince.

Pour s’entraîner à joindre leurs sortilèges, Tiny et Boursain avaient besoin d’une cible vivante. Quant à l’humanilis, il préférait remplacer ses lames tranchantes par des gouttes d’eau, pour le plus grand plaisir d’Yvahou qui fut désigné pour jouer l’ennemi.

Megumi aida son père à gravir le tas de pierres issues du dôme. Ils s’installèrent pour observer la scène. Il avait cessé de pleuvoir.

— Tu vois papa, Yvahou fait comme s’il était le méchant. Tiny doit donc le paralyser, Boursain absorbera ses forces et le prince Nathaniel le… l’empêchera de recommencer à être vilain une bonne fois pour toutes.
— Je vois… répondit-il en plissant le front. Je comprends mieux ton dessin maintenant. Mais c’est un peu violent tout ça.

Yvahou démontra une fois de plus sa volonté de se rendre utile. Il prenait son rôle d’ennemi très à cœur. Il attaqua comme un diable en arrosant ses adversaires de multiples maléfices pour « simuler les conditions réelles », comme il disait. Il avait dû oublier que lorsque le combat aurait lieu, un groupe d’animilis défendrait le prince, Tiny et Boursain durant leur opération. En revanche, Yvahou ne frappait ni Bobi ni Megumi, puisqu’ils étaient censés se trouver à l’abri sous le dôme.

La colère d’Yvahou envers Tiny ne semblait pas être passée et Megumi le soupçonnait de profiter de cet exercice pour se venger. Tiny recevait plus d’attaques que ses deux compagnons. Il paraissait s’être mis à danser pour les éviter, ce qui ne l’empêcha pas de finalement toucher Yvahou grâce à son sortilège paralysant. L’humanilis bougea au ralenti durant un bref instant avant de devenir complètement immobile. Tiny leva la tête vers l’horloge. L’aiguille qui le représentait, pointée vers le haut du cadran, avait commencé à avancer vers celle de Boursain, disposée après le premier quart.

L’oursonilis se tenait déjà en position d’attaque, les deux bras repliés contre sa poitrine et les mains jointes en un triangle ouvert en direction d’Yvahou. Lorsque la trombine nuageuse de Tiny rattrapa la sienne dans l’horloge, il plissa les yeux. Ses oreilles scintillèrent d’un coup et un faisceau lumineux s’échappa de ses doigts pour venir frapper son adversaire en plein cœur. La peau d’Yvahou commença aussitôt à blêmir. Boursain observa de nouveau les aiguilles. Celle de Tiny s’était arrêtée au premier quart, mais la sienne courait désormais vers celle du prince Nathaniel, attendant à mi-chemin du tour de cadran.

L’humanilis avait déjà dit à Boursain qu’il devait continuer d’absorber l’énergie vitale d’Yvahou, jusqu’au troisième quart, même lorsque lui aussi lancerait son attaque. Durant le véritable combat, la combinaison des deux maléfices leur permettrait d’achever Galaël plus rapidement sans risquer de le voir s’enfuir. Le prince et Boursain ne disposaient que de très peu de temps. En effet, Tiny avait dû relâcher son sortilège paralysant au moment même où Boursain avait jeté le sien, sinon, il aurait également subi son action et se serait vidé de ses forces. De ce fait, Yvahou pouvait récupérer l’usage de son corps d’un instant à l’autre. Mais Megumi s’en était assurée lorsqu’elle avait demandé des précisions sur le combo, pendant qu’ils étaient encore tous coincés sous le dôme : si le trio d’animilis respectait les délais indiqués sur la prophétie, il n’y aurait aucun problème.

Lorsque l’aiguille de l’oursonilis dépassa celle du prince, celui-ci lança rapidement une trombe de pluie sur Yvahou qui se retrouva trempé en moins d’une seconde. Megumi frissonna. Le pauvre humanilis ne devait pas se sentir bien. Il risquait peut-être même de se noyer, avec toute cette eau.

Lorsque l’aiguille de Boursain atteignit l’emplacement du « neuf » et s’y arrêta, il baissa les bras. Il paraissait plus grand et plus imposant que d’habitude, sans doute parce qu’il avait volé la puissance de son adversaire.

L’aiguille du prince poursuivait son tour du cadran. L’attaque n’était pas encore terminée, mais Tiny et Boursain se donnèrent un coup de tête, soulagés et fiers de leur performance. Tout aussi ravi qu’eux, leur compagnon continuait distraitement d’arroser Yvahou.

Ce dernier recommençait à bouger tout doucement, mais les trois amis n’avaient rien remarqué. Megumi voulut les prévenir, comme elle le ferait dans une véritable situation de danger. Elle se leva, la bouche entrouverte, mais Yvahou, accroupi par terre, lança un lasso de feu avant qu’elle ait pu dire quoique ce fut. La corde de flamme fit aussitôt s’évaporer les gouttes qui aspergeaient son créateur et elle attrapa le prince à la taille pour l’envoyer valser à travers la place du village. Boursain et Tiny, qui avaient commencé à danser comme des fous, se figèrent dans une position ridicule ; l’oursonilis était en équilibre sur un pied, tenant les pattes de Tiny au-dessus de sa tête comme s’il allait le faire tournoyer. Yvahou se redressa maladroitement tout en époussetant ses vêtements, qui avaient séché en un instant. Il semblait encore faible.

— Pas de chance, lança-t-il en faisant un signe de la main au prince qui se relevait, cent mètres plus loin.

L’air surpris du prince fut vite remplacé par une crise de fous rires.

— Ils ont quelques progrès à faire, commenta le père de Megumi en réajustant sa cape sur ses épaules. Je vais me reposer un peu. Tenez-moi au courant.

Il se leva et dépassa Megumi, toujours figée entre une position assise et debout. Elle referma enfin la bouche et reçut le baiser de son papa sur son front avec joie. Elle le regarda descendre le tas de pierres en boitillant, puis rejoignit finalement Bobi de l’autre côté du mur.

— Pourquoi ont-ils échoué ? lui demanda-t-elle, incertaine.
— Boursain et Nathaniel ont trop tardé à lancer leur maléfice. Ils auraient dû partir à l’instant précis où les aiguilles se croisaient. Il faut qu’ils les chargent plus tôt.
— J’espère qu’ils vont y arriver.
— En tout cas, Yvahou en a profité pour se venger de l’arrosage intensif, constata Bobi avec un sourire amusé.

En bas du mur, Tiny sautait vers Nathaniel comme une grenouille et Boursain rendait son énergie à Yvahou de la même manière qu’il la lui avait prise, en dégonflant cette fois à vue d’œil.

16 : Les animilis

Megumi et ses compagnons étaient réunis dans la grande tente pour reprendre des forces. Ils comptaient poursuivre leurs exercices toute la journée. Un petit oursonilis replet au pelage roux vint les rejoindre. Megumi ne l’avait encore jamais vu. Elle ne connaissait pas tous les animilis des Monts Enchantés, mais il lui semblait qu’elle en avait déjà aperçu une bonne centaine. Celui-ci n’en faisait pas partie.

— Sushi ? s’étonna le prince Nathaniel. Qu’y a-t-il ?

Le dénommé Sushi dénoua son ceinturon et déposa son épée sur la table d’un air blasé avant de se glisser sur le banc à côté de Boursain. Il attrapa un végétilis orange et répondit :

— Les prisonniers ont eu une longue conversation et ils veulent te parler. J’ai pensé qu’il valait mieux que je te fasse un petit résumé avant que tu les rencontres.

Le prince se pencha aussitôt vers lui pour discuter. Megumi était assise en face. Elle demanda à Tiny :

— Je ne crois pas avoir déjà vu Sushi, où se cachait-il ?

Tiny avala sa bouchée de végétilis avant de répondre :

— Il dwi s’occupe des communications avec l’extérieur. D’habitude, il reste dans sa tente à surveiller les nouvelles des humains, les échanges avec les autres communautés magiques et toutes ces choses. Il fait ça avec Yvahou, en général. Depuis que les animilis qui prenaient le gouvernement japonais en otage ont été ramenés ici, il les interroge.

Tiny engloutit la fin de son repas avant d’ajouter, les babines fumantes :

— Ch’est le dwi frère de Bourchain.
— Vraiment ?

Les deux oursonilis se ressemblaient, mais les oreilles de Sushi étaient plus grandes que celles de Boursain. À moins que ce ne fût qu’une impression parce que Sushi était plus petit. Il avait davantage l’air d’un bébé ours que son frère.

— Oui. Ils sont dwi nés de la même rose.

Megumi tourna de nouveau la tête vers lui, un sourcil levé.

— Que voulez-vous dire par « nés de la même rose » ?

Tiny but une longue gorgée d’eau fraîche avant de lui expliquer que les animilis n’étaient pas conçus comme les mammifères. Ils ne provenaient pas de l’accouplement d’un mâle et d’une femelle, mais de végétaux.

— Je suis dwi sorti d’un nénuphar, Yvahou d’un chêne et Nathaniel d’un érable. Ah oui, ajouta-t-il en s’emparant d’un nouvel en-cas, les humanilis, comme tu les appelles, sont un peu différents. Ils poussent dans les troncs des arbres. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ont des oreilles en bois.

Megumi eut besoin de quelques secondes pour intégrer l’information. Elle ouvrit la bouche, un doigt levé pour signaler qu’elle avait une objection à formuler, mais les mots ne lui vinrent pas. La dernière précision de Tiny la perturbait encore.

— Tu as dwi vu un fantôme ? la taquina son ami.
— C’est vrai tout ça ?
— Évidemment, approuva Tiny en haussant les épaules. Pourquoi crois-dwi-tu que j’ai cette apparence luisante et caoutchouteuse ?

Megumi sourit.

— Pour ressembler à un batracien.

Tiny sembla se figer dans son effort de réflexion.

— C’est pas dwi faux, reconnut-il enfin, mais c’est surtout parce que mon nénuphar était comme ça.

Megumi hocha docilement la tête pour signifier qu’elle le croyait volontiers. Elle ne voulait pas le froisser. Mais elle essayait surtout d’accepter la réalité de la chose. Après tout, il était question d’êtres magiques. Elle reposa son regard sur le plat de végétilis.

— Tiny, les végétilis proviennent bien de plantes spéciales ? D’arbres magiques ?

Tiny opina. Il avait la bouche trop pleine pour parler.

— Pourtant vous, vous êtes nés dans des végétaux non magiques, n’est-ce pas ? Un nénuphar, une rose, un érable, un chêne… Quelque chose m’échappe.

Tiny déglutit rapidement pour répondre :

— Certaines plantes sont dwi vouées à disparaître à cause des maladies, mais elles n’en ont pas envie ! Du coup, elles sécrètent des substances qui permettent aux animilis de se former en elles. En germant, nous leur fournissons à notre tour ce dont elles ont besoin pour guérir et quand nous arrivons à maturité, nous les quittons et elles font leur vie.
— Et ça se produit toujours ? Je veux dire… Il naît encore des animilis.
— Bien dwi sûr, mais moins qu’avant.
— C’est fou, murmura Megumi, les yeux brillants d’excitation.

Elle avait du mal à assimiler tout ce que Tiny lui racontait tant cela lui paraissait improbable. Son ami la dévisageait d’un air exaspéré en mâchant une nouvelle portion de végétilis.

— C’est étonnant pour moi, se justifia-t-elle alors, vexée de son attitude. À l’école, on nous apprend qu’il faut un papa et une maman pour créer un bébé. Mais en fait, les animilis sont tous les enfants de la nature.
— Tout comme les dwi animaux de ton monde, lui rappela Tiny en faisant disparaître ses iris derrière ses paupières verticales.
— Oui, bon… Et donc, quand vous naissez, vous êtes déjà adultes ? récapitula Megumi en essayant de comprendre ce que son ami lui avait dit sur l’échange de substances qui permettait aux animilis et aux plantes de grandir.
— Dwi matures, oui. Après ça, on ne vieillit plus.
— Et il n’y a pas de femelles chez vous ?
— On ne dwi fait pas vraiment la différence, répliqua Tiny en haussant les épaules.
— Ah bon…
— Avant, il dwi y en avait. On les trouvait surtout chez les humanilis. Ah, c’est vraiment bizarre de les appeler comme ça…
— Oui, j’imagine, répondit Megumi en ignorant sa dernière remarque.

Elle ne pensait effectivement pas qu’une femme ressemblait à un homme.

— Ce n’est pas ce que tu dwi crois, s’esclaffa Tiny en devenant rouge comme une tomate. Nathaniel t’en a déjà parlé. On les différenciait surtout parce qu’elles – on va dire elles – possédaient plus de pouvoirs que tous les autres animilis.
— Comment se fait-il qu’elles étaient si fortes ?
— On ne sait dwi pas.
— Où sont-elles aujourd’hui ?
— On ne sait dwi pas.
— Euh… balbutia Megumi. Que savez-vous alors ?
— Elles ont disparu après avoir imposé leur règne de terreur.
— Comment ça « elles ont disparu » ? Et ne me dites pas : « on ne sait dwi pas » ! ajouta précipitamment Megumi avant que Tiny réponde.
— On n’en est pas dwi sûrs, hésita-t-il d’un air coupable. Un humanilis qui s’appelait Gabriel a essayé de convaincre les créatures magiques qu’elles devaient vivre en harmonie avec l’autre monde. Les sorcières, comme elles aimaient qu’on les nomme, ne l’ont pas écouté. Elles voulaient assujettir les humains, comme elles avilissaient déjà les animaux. Et un jour, BAM !

Il frappa ses pattes l’une contre l’autre, faisant sursauter Megumi.

— Elles ont été dwi foudroyées et ont disparu. Seuls les ani… euh les humanilis qui pouvaient s’apparenter à des mâles et qui n’avaient pas eu la folie des grandeurs sont restés.
— Elles ont disparu comme… comme les dinosaures ? hésita Megumi, sceptique. D’un seul coup ?

Tiny écarquilla les yeux de surprise avant de secouer la tête.

— Oui, si tu dwi veux. Tout ça s’est passé il y a des centaines et des centaines d’années. On ne sait même pas si elles se sont réellement éteintes comme ça ou si c’est une légende. En tout cas, les humains ont commencé à parler de sorcières à l’époque où elles ont monté en puissance.

Megumi hocha la tête, réfléchissant à tout ce qu’elle avait appris. Le prince Nathaniel arriva devant elle, de l’autre côté de la table.

— Sushi m’a expliqué que les prisonniers souhaitent nous aider à combattre Galaël. Je vais les voir. M’accompagnez-vous ?

Il regarda alternativement Tiny et Megumi. Cette dernière avait l’impression de le découvrir sous un jour nouveau depuis qu’elle savait comment il était venu au monde. Elle s’efforça de ne pas imaginer sa sortie du tronc d’un arbre et se leva pour le suivre. Tiny lança :

— Ils veulent nous dwi aider ? Leurs familles sont captives, c’est ça ?

L’humanilis approuva d’un air lugubre.

— Pauvres dwi diables, marmonna Tiny en partant devant.

Le prince soupira. Il paraissait désespéré. Les bras ballants le long du corps et les épaules tombantes, il ne semblait plus capable de trouver la force d’aller à la rencontre des créatures que Galaël avait soumises à ses ordres. Megumi glissa sa main dans la sienne.

— C’est une bonne chose que ces animilis nous proposent leur aide, affirma-t-elle en relevant son visage souriant vers celui de son ami. Nous en apprendrons sûrement davantage sur les plans de Galaël.

Ils firent quelques pas.

— J’espère que tu as raison. Pour l’instant, j’ai seulement l’impression qu’il y a plus de monde qui souffre que ce que je pensais.
— Ne soyez pas si négatif. Les gens comptent sur vous parce qu’ils savent que vous êtes capable de combattre Galaël. Moi aussi j’ai confiance en vous.

Le prince s’arrêta et baissa son regard humide sur Megumi. Cette dernière croyait qu’il allait lui dire quelque chose, mais son émotion le garda muet.

— Tiny m’a parlé de la naissance des animilis, lança alors Megumi en détournant les yeux.

Elle tira sur la main de l’humanilis pour qu’il la suive dehors et ajouta :

— Je trouve tout ça fantastique. Vous avez vraiment poussé dans un érable ?
— C’est exact.

La voix du prince était quelque peu enraillée. Ils passèrent près du feu de camp de la place du village et se dirigèrent vers une tente, au bord du lac.

— Et qu’est-il devenu, cet arbre ?
— Il continue sa vie. Il avait du mal à grandir parce qu’il vivait dans une caverne. Après ma naissance, il est devenu magnifique alors qu’il ne bénéficiait toujours pas de la lumière du soleil.

Les yeux de Megumi brillaient. Elle était certaine que l’érable qui avait conçu le prince devait être exceptionnel. Elle aurait bien aimé en apprendre plus sur lui ; le rencontrer même. L’humanilis s’accroupit devant elle et s’empara de sa deuxième main, qu’il serra étroitement dans les siennes.

— Quand tout sera terminé, je t’emmènerai le voir, lui promit-il comme s’il pouvait lire dans ses pensées.

Le cœur de Megumi fit un bond dans sa poitrine. Le prince la lâcha, se releva et inspira une longue bouffée d’air avant de soulever l’entrée de la tente.

17 : Infiltration

Le prince Nathaniel entra dans la tente.

— Nous sommes prêts à vous écouter.

Le jeune ratonilis laveur qui s’était mis à pleurer lors de leur première rencontre se plaça devant ses compagnons pour s’adresser à lui.

— Comme j’ai essayé de vous le dire, nous avons obéi aux ordres de la sorcière maléfique parce qu’elle détient nos familles.

L’humanilis hocha la tête.

— Nous avons décidé de vous aider. C’est le seul moyen pour que nous retrouvions nos proches… S’il n’est pas trop tard…

Himal désigna tous les prisonniers d’un geste.

— Êtes-vous tous d’accord avec cela ?

Les animilis approuvèrent tous en chœur, mais Megumi remarqua que le renardilis qui lui avait rendu son dessin ne réagissait pas. Le prince lâcha la main de Megumi et croisa les bras sur sa poitrine comme s’il essayait de donner l’impression qu’il maîtrisait la situation. Cet air fier ne lui allait pas du tout.

— Que savez-vous des activités de Galaël ?
— D’autres animilis continuent de faire pression sur le Premier ministre et l’empereur japonais.
— Je n’ai vu personne ! s’exclama Yvahou, désemparé.
— Notre disparition n’a fait que ralentir les projets de la sorcière, poursuivit le ratonilis. La guerre des humains est encore possible.

Himal serra la mâchoire et Tiny tourna son visage inquiet vers le prince Nathaniel. Ce dernier avait les mains qui tremblaient. Il n’arrivait pas à cacher qu’il était aussi effrayé que ses compagnons.

— En quoi pouvez-vous nous aider à empêcher tout cela et à sauver les rescapés ?
— Nous savons où se trouve la sorcière. Nous connaissons son île, car nous y étions prisonniers avec nos familles avant qu’elle nous envoie chez les humains.

Tiny, Sushi et Yvahou se précipitèrent en même temps sur le prince.

— Il faut dwi agir maintenant.
— Les humains disposent d’armes terribles, renchérit l’oursonilis. S’ils entrent en guerre, le monde entier disparaîtra.
— Nous pouvons profiter de l’effet de surprise pour avoir Galaël, insista Yvahou en agrippant férocement l’épaule de son ami. Il ne s’attend pas à ce qu’on l’attaque chez lui !

Himal tendit un bras entre eux. Ils étaient prêts à tout pour faire réagir leur guide, devenu inerte.

— Nathaniel et moi avons besoin de réfléchir, dit-il calmement. Excusez-nous.

Il tira le prince par la manche et l’entraîna dehors. Megumi hésita une seconde avant de les suivre.

— …un piège ? entendit-elle l’humanilis népalais demander.
— Je ne crois pas. Ces créatures souffrent parce que leurs proches sont prisonniers de Galaël.
— Mais Galaël espérait peut-être que nous les attrapions pour qu’ils puissent youer les martyres et nous attirer là-bas. Il vous connaît. Il sait que vous avez bon cœur et que vous serez prêt à tout pour sauver tout le monde.
— Que se passe-t-il ? interrogea Megumi, qui ne comprenait pas bien ce que les révélations du ratonilis impliquaient.
— Si ces animilis disent la vérité, nous avons une chance de mettre fin au règne de Galaël dès auyourd’hui. Mais s’ils mentent et nous conduisent dans une embuscade, tout espoir sera perdu pour les humains, comme pour les créatures magiques, résuma Himal en oubliant probablement qu’il s’adressait à une enfant.

Megumi écarquilla les yeux. La proposition d’aide des animilis ressemblait pour elle à une bonne nouvelle. Elle n’avait pas envisagé que Galaël pouvait les avoir envoyés volontairement pour piéger le prince.

— Pourquoi mentiraient-ils ? hésita-t-elle. Ces animilis souhaitent quand-même sauver leur famille. Si nous allons sur l’île de Galaël, nous retrouverons aussi ma mère !

Le prince posa une main sur l’épaule de Megumi. Son front était barré de rides qui reflétaient le souci qu’il se faisait.

— Je ne crois pas que ces animilis essayent de nous tendre un piège, ils ressentent la même souffrance que toi. Et même si Galaël se doute que, maintenant que nous avons attrapé ses missionnaires, nous savons où il se trouve, il ne doit pas s’attendre à ce que nous intervenions si vite, sans connaître les lieux et le nombre de ses disciples. Yvahou n’a pas tort, l’effet de surprise peut nous être bénéfique. Par contre, je suis quand-même inquiet que nous n’ayons pas repéré les autres animilis qui rodent au gouvernement. Ils doivent être très puissants pour avoir réussi à dissimuler leur présence.

Himal hocha la tête d’un air entendu.

— En plus, Bobi m’a dit que votre combo d’attaques n’était pas encore au point, objecta-t-il. Et ye n’ai pas réussi à rassembler beaucoup de combattants des autres communautés. Ils ont tous peur. En revanche, des connaissances à moi se trouvent en ce moment même en position favorable pour retarder la réponse du Népal et de la Chine concernant la guerre des humains. Profitons de ce répit pour parfaire notre défense.

Le prince secoua la tête. Il n’était pas d’accord. Le visage d’Himal vira au rouge.

— Ye n’enverrai pas mes amis dans une mission suicide ! Et vous non plus !

Le prince grimaça. Les mots d’Himal étaient durs et effrayants.

— Un compromis serait-il envisageable ? demanda-t-il après un instant de réflexion.

Himal fronça les sourcils.

— Himal, pouvez-vous continuer à rassembler des combattants pendant que nous nous occupons de repérer les lieux ?
— Oui, concéda finalement le népalais, toujours fâché. Mais à quoi pensez-vous ?
— Je nous laisse deux jours. Deux jours durant lesquels nous espionnerons les allers et venus de Galaël et de ses disciples. Nous nous infiltrerons pour prévenir les prisonniers de notre intervention imminente. Lorsque vous nous rejoindrez avec votre armée, nous attaquerons.

Les deux animilis échangèrent un regard lourd de sens avant de retourner à l’intérieur. Megumi resta plantée un instant sur place. Ses jambes lui semblaient peser bien plus que d’habitude et elle ne se sentait pas capable de suivre ses compagnons. Un vide venait de se créer dans son esprit. Seule une pensée demeurait : dans deux jours, l’affrontement contre Galaël aurait lieu.

Tiny apparut sur le seuil de la tente. Le chapeau dans la main, il se grattait le front d’un air nerveux. Des tâches éparses habillaient son crâne chauve. Sa peau paraissait plus pâle que d’ordinaire.

— Comment ça dwi va ?

Megumi haussa les épaules.

— Himal est dwi parti. Il a noté les coordonnées de l’île de Galaël pour pouvoir nous y rejoindre quand… au moment venu.

Megumi hocha la tête. C’était la meilleure réponse qu’elle pouvait lui apporter. Elle voyait bien que le grenouillilis était anxieux, mais elle ne trouvait pas les mots pour le réconforter.

Tiny fit tourner son chapeau entre ses doigts, comme s’il était occupé à lisser les bords.

— Yvahou, Bobi et moi allons dwi partir aussi. Nathaniel nous a demandé de repérer les lieux avant le… l’affrontement.

Il déglutit bruyamment en affichant un sourire forcé, plus semblable à une grimace. La paralysie de Megumi se volatilisa aussitôt. La détresse qu’elle percevait dans la voix et dans les gestes de son ami la poussa à réagir.

— Tout va bien aller, murmura-t-elle en souriant sincèrement.

Tiny eut un petit rire grinçant.

— Techniquement, dwi pénétrer à trois sur les terres de l’ennemi est risqué, même si nous restons cachés, lâcha-t-il d’un air qu’il espérait désinvolte.
— Vous avez peur ?

Tiny aplatit le haut de son chapeau entre ses mains tout en hochant la tête, de manière presque imperceptible.

— Oui, j’ai dwi peur.

Megumi se pencha vers lui, hésitante, puis le serra contre elle. Tiny sembla surpris, mais se laissa finalement aller à l’étreindre à son tour en glissant ses bras gluants sous la cape de l’enfant et en attachant ses pattes caoutchouteuses derrière son dos.

Lorsqu’ils rejoignirent leurs camarades dans la tente, Tiny et Megumi se sentaient un peu moins stressés. Ils savaient qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre en toutes circonstances. L’agitation qui régnait parmi les prisonniers les fit revenir à la réalité de la situation.

— Que se passe-dwi-t-il ?

Bobi était resté à l’écart du groupe d’animilis alors qu’Yvahou et Sushi discutaient avec animation avec le prince.

— Celui-ci veut partir avec nous, lui apprit le tanukilis en désignant le ratonilis laveur qui avait parlé au nom de ses compagnons. Il croit qu’il pourrait infiltrer les prisonniers sur l’île et leur demander de se battre avec nous.

Tiny sembla surpris.

— Et qu’en dwi pense Nathaniel ?
— Il n’est pas contre, répondit Bobi, mais l’animilis là-bas a proposé de le remplacer, et Yvahou n’est pas d’accord.

Tiny et Bobi dévisageaient le renardilis qui avait rendu son dessin à Megumi. Il se tenait encore à l’écart de son groupe et paraissait drôlement confiant.

— Pourquoi Yvahou n’est pas d’accord ? demanda Megumi.

Bobi secoua la tête en haussant les épaules d’un air impuissant. Tiny ne lâchait pas la curieuse créature des yeux.

— Pourquoi cet animilis s’est dwi porté volontaire ?

Le tanukilis rit nerveusement.

— Il dit que l’autre est un incapable. Il n’a pas hésité à l’insulter et à le discréditer pour que le prince Nathaniel ne l’envoie pas. Il aimerait sans doute récolter toutes les louanges.
— Il ne m’inspire dwi pas confiance. Comment ose-t-il accuser son compagnon de la sorte alors qu’il se montre aussi courageux ?!

Tiny paraissait furieux. Megumi observa le renardilis. Il n’adoptait pas la même attitude que ses camarades. L’affrontement imminent contre Galaël ne semblait pas l’affecter et il agissait comme s’il était certain de ne rien craindre. Megumi n’avait jamais vu quelqu’un si sûr de lui. Elle hésitait également à lui accorder sa confiance. Elle avait trouvé son comportement étrange dès l’instant où il lui avait rendu son dessin. Son regard froid et son insistance à l’observer l’avaient mise mal à l’aise. Megumi se demandait si Yvahou protestait contre l’intervention du renardilis parce qu’il émettait aussi des réserves à son sujet.

Le prince vint finalement vers Tiny et Bobi et leur dit :

— C’est décidé, ces deux-là partent avec vous.

Il désigna le ratonilis et le renardilis qu’Yvahou était en train de libérer. L’humanilis avait l’air fâché. Il tira sèchement sur la corde et, tandis qu’il faisait signe à ses deux nouveaux compagnons de le suivre, Sushi vérifiait que les autres animilis n’étaient pas trop serrés derrière les liens magiques.

— Ils préviendront les prisonniers de Galaël que le combat est proche, poursuivit le prince.

Tiny pointa le menton vers le renardilis.

— Pourquoi as-dwi-tu accepté d’emmener celui-là ? Je ne le sens pas.
— Je sais… hésita l’humanilis en baissant la voix.

Il se pencha vers Tiny et ajouta :

— Je n’ai pas vraiment le choix. S’ils voient que nous ne leur faisons pas confiance, les animilis risquent de ne pas nous faciliter la tâche. Ils veulent aider leurs amis et ils penseraient que ce n’est pas notre cas si nous ne mettons pas tout en œuvre pour le faire. Tu comprends ?
— Tu dwi crains qu’eux aussi ne te fassent pas confiance ?
— C’est cela… approuva le prince, mal à l’aise.

Les petites dents pointues de Tiny dépassèrent un instant sur sa lèvre inférieure, puis il répondit :

— Très bien, c’est toi qui dwi vois.
— Je peux y aller aussi ? lança tout à coup Megumi sans se rendre compte que les mots étaient sortis de sa bouche.

Elle hésita devant les mines surprises de ses amis avant de poursuivre, déterminée :

— Je protégerai Bobi, Yvahou et Tiny des ennemis. Si les animilis qui partent avec eux ne sont pas dignes de confiance, je veillerai à ce qu’ils ne puissent rien tenter.

Le prince resta un instant impassible, une expression incertaine lui habillant le visage, les lèvres serrées. Il cligna finalement des paupières, comme s’il se réveillait d’une longue nuit de sommeil.

— Non. C’est impossible.

Son regard fuyant se posa alternativement sur Megumi et sur ses compagnons. Ses joues prirent une teinte plus soutenue, légèrement dorée, et il ajouta, bégayant :

— Toi et moi… nous analyserons les… les informations que ces animilis peuvent nous donner sur Galaël et son île. Il faut te pré-préparer à protéger les créatures qui seront incapables de se battre. Tu ne peux pas te rendre là-bas comme… comme cela. Quelqu’un doit veiller sur toi, au cas où… Tu ne dois pas t’exposer. Nous irons ensemble. Tous les deux.

Megumi fronça les sourcils. La réaction du prince la surprenait.

— Mais…

Tiny lui prit la main et lui en tapota le dos de son autre patte.

— Nathaniel ne veut dwi pas qu’il t’arrive quelque chose. Si tu apprends d’abord où se trouvent les prisonniers, tu courras moins de risques. Ne t’inquiète pas pour nous. Tout va bien aller.

Megumi regarda son ami sortir de la tente avec Yvahou, Bobi, le ratonilis et le renardilis dont elle ignorait les noms. Elle songea que, même si Tiny avait prononcé ses derniers mots comme une promesse, ils ne valaient en vérité guère plus que lorsqu’elle les avait elle-même utilisés pour le rassurer, un moment plus tôt. La bataille était en marche, rien n’allait plus.

18 : Une nouvelle alliance

Attablés avec leurs nouveaux alliés, le prince Nathaniel et Megumi regardaient l’un des animilis qui ressemblait à un énorme ragondin tracer grossièrement les contours de l’île de Galaël, ainsi que les vagues représentant la mer. L’humanilis espérait apprendre tout ce que les animilis savaient sur l’endroit où se cachait Galaël afin d’intervenir dans les meilleures conditions. En partant du principe que Tiny et ses compagnons ne seraient peut-être pas en mesure de libérer les prisonniers, il fallait que Megumi puisse les situer dès maintenant pour ne pas avoir à se balader à travers tout le champ de bataille avant de les retrouver.

En s’y mettant toutes ensemble, les créatures magiques représentèrent une rose des vents et parvinrent à placer la tour où Galaël passait le plus sombre de son temps sur le plan. Ils la désignèrent par une croix.

— Où se trouvent vos amis ? interrogea le prince, impatient.

Le ragondinilis traça un cercle dans un coin de l’île, près de la côte.

— Ils portent tous des boulets aux pattes. Ça les empêche de se téléporter hors de la fosse, expliqua une grosse hermine blanche au pelage rêche.

Sa voix était emplie de reproches et ses yeux plissés, posés sur la corde scintillante qui avait servi à attacher les animilis, confirmaient son ressentiment. Le prince avait fini par les libérer, mais certains lui en voulaient encore du traitement qu’il leur avait fait subir.

— Bon, écoutez, lança l’humanilis. Je sais que la confiance ne règne pas trop entre nous, mais nous devons laisser nos rancœurs de côté pour que le plan fonctionne.
— Commencez déjà par nous dire ce qu’une humaine fait ici, proposa l’herminilis sur un ton de défi.
— Mais j’y viens, justement, répliqua le prince en essayant de demeurer courtois. Megumi possède une bague magique qui permet de générer un bouclier de protection. Elle va s’en servir pour abriter tous les animilis qui seront incapables de se battre.

L’herminilis resta bouche bée tandis que le ragondinilis, plus prompt à se remettre de sa surprise, tournait son plan dans la direction de Megumi. Il désigna le pourtour de l’île qu’il avait dessinée.

— Pour rejoindre nos amis prisonniers, il faudra que tu longes la côte. C’est le chemin le plus sûr, il y a des rochers partout pour se cacher.
— Quelle distance entre la tour de Galaël et la côte ? demanda nerveusement Megumi.

Elle prévoyait déjà de devoir courir à toute vitesse avant que Galaël ne la repère, sorte de sa tour et la trouve sur le champ de bataille. Si la soi-disant « sorcière maléfique » avait des chances de la rattraper rapidement, Megumi n’aurait pas le temps de se planquer derrière une pierre. Autant prendre le chemin le plus court.

— Il doit y avoir cinq cents mètres, répondit le ragondinilis en ajoutant un trait et la distance sur le plan.

Le prince les écoutait, mais demeurait silencieux. Megumi comprenait bien qu’il était préoccupé par la mission de Tiny, Bobi et Yvahou. Cela faisait plusieurs heures qu’ils étaient partis, et aucun d’eux n’était encore revenu pour faire état de leur avancée. Megumi aussi se faisait du souci, mais elle ne pouvait pas se morfondre alors que ses amis comptaient sur elle.

— Alors, comment on procède ?

Elle voulait savoir si elle irait à la rencontre des animilis à protéger en catimini ou en courant comme une folle. Le prince sembla enfin sortir de ses pensées.

— Nous ne savons pas comment sont positionnés les serviteurs de Galaël, mais longer la côte me parait être une bonne idée. Les êtres de l’eau pourront te suivre et veiller à ce qu’il ne t’arrive rien. Le problème, c’est que si les prisonniers sont entravés par un boulet et ne peuvent pas utiliser la magie, ils seront incapables de nous aider à combattre.
— Maki a le pouvoir de les libérer, intervint le ragondinilis. Je suis sûr qu’il a déjà commencé.
— Qui est Maki ? interrogea Megumi.
— C’est l’un des animilis qui est parti avec Tiny, la renseigna distraitement le prince.
— Le ratonilis ? demanda-t-elle d’une voix pleine d’espoir.

L’herminilis se mit à cracher comme si une touffe de poils l’empêchait de respirer tandis que son compagnon aux grandes dents grimaça. Eux aussi n’aimaient pas être comparés aux animaux alors qu’ils leur ressemblaient énormément, et l’appellation que Megumi avait trouvée ne leur convenait pas tellement non plus. Mais ils devaient bien se rendre à l’évidence, s’ils n’étaient pas si gros et ne parlaient pas le même langage que les humains, ils seraient similaires aux renards, ragondins et autres ratons laveurs qui parcouraient les bois.

— Oui, confirma néanmoins le ragondinilis. C’est bien Maki.

Rassurée, Megumi relâcha la tension qui lui serrait les épaules et s’affaissa sur elle-même. Le prince, debout derrière elle, se laissa tomber sur le banc en soupirant.

— Résumons les choses. Dans un premier temps, nous nous téléportons tous sur l’île.

Megumi hocha la tête.

— Oui, fit le ragondinilis, devenu porte-parole de son groupe. Nous connaissons un coin reculé près des falaises. Les gardes n’y vont pas, ils ont peur du vide.
— Mais ceux qui volent risquent de nous apercevoir, intervint l’herminilis. Surtout si nous sommes nombreux. Combien serons-nous ? s’enquit-elle auprès du prince qui avait l’air plus déprimé que jamais.
— Je ne sais pas encore.

Megumi secoua la tête pour ne pas penser au fait qu’ils ne seraient probablement pas assez nombreux pour affronter leurs ennemis.

— D’accord, lança-t-elle résolument, nous nous téléportons. Et ensuite ?

Son ami lui sourit, plus par habitude que parce qu’il en avait envie, et poursuivit :

— Ensuite, tu te mettras à courir le long de la côte pour rejoindre la fosse des prisonniers. Tu garderas la bague au doigt, quoi qu’il arrive. Lorsque tu t’approcheras d’eux, ils pourront pénétrer sous le dôme.

Megumi glissa sa main dans sa poche. L’anneau était là, en sécurité. Elle songea qu’une fois matérialisée, la protection de jadéite devenait aussi solide qu’un mur de pierres et elle se demanda si elle la suivrait dans sa course. Peut-être ratisserait-elle le sol en se déplaçant avec elle ? Elle regretta de ne pas avoir emporté sa figurine de Maneki-neko9 pour lui porter chance. Il lui semblait que si elle l’avait sur elle, elle risquerait moins de se retrouver dans une situation périlleuse où elle devrait secourir des animilis, mais percuterait la paroi magique et resterait bêtement coincée derrière pendant que tout le monde se ferait tuer.

— Et vous ? interrogea-t-elle en se tordant les doigts sous la table.
— Je partirai avec Boursain pour chercher Bobi et Tiny. Nous nous battrons jusqu’à ce que Galaël se montre. Dès que ce sera possible, nous lancerons le combo.
— Et nous, intervint le ragondinilis en hissant son énorme patoune poilue dans un geste victorieux, nous créerons un cercle de défense tout autour de vous afin d’éviter que votre attaque soit annulée.
— Absolument, confirma le prince en hochant la tête avec détermination.
— Et Himal ? demanda timidement Megumi. Il va revenir ?
— Bien sûr, la rassura son ami, confiant cette fois. Lui et ses compagnons nous prêteront main-forte.
— Espérons qu’il trouvera beaucoup de copains, lança l’herminilis. Ils ne sont pas peu nombreux là-bas.
— Je sais bien… marmonna l’humanilis.

Le père de Megumi choisit ce moment pour entrer dans la tente. Il avait l’air un peu perdu, comme s’il avait poussé le pan de toile uniquement parce qu’il avait entendu du bruit derrière. Il tituba jusqu’à la table et s’avachit sur le banc à côté du prince. Passant son bras autour des épaules de ce dernier, il lança :

— Hello !
— Un autre humain ! s’exclamèrent les animilis.

Le prince se dégagea tant bien que mal de son étreinte et dut le tirer par le col de sa cape pour qu’il ne tombe pas à la renverse. Megumi se pencha et comprit pourquoi son ami paraissait aussi surpris. Son père louchait, il avait le nez rouge et un sourire béat se dessinait sur son visage fatigué. Il avait l’air ivre. Megumi fronça les sourcils.

— Papa ? Mais qu’est-ce que tu fais ?
— Hic ! Je viens voir si vous avez hic retrouvé ta mère, lâcha-t-il en riant nerveusement. Je sais hic que ce n’est pas si simple, mais je hic me demandais si je ne pouvais pas hic vous aider un peu. Qu’en dis-tu ?

Il tendit le bras pour attraper la main de Megumi, mais le laissa retomber sur la table comme s’il était trop lourd à porter. Ses doigts se posèrent sur le plan, qu’il approcha aussitôt de son visage pour l’analyser.

— Elle est là-bas ? interrogea-t-il l’assemblée. Vous savez hic où est ma femme ? On va la chercher ?!

Les moustaches du ragondinilis frémirent et l’herminilis marqua un temps d’hésitation. Megumi attrapa le poignet de son père, qui ne cessait d’agiter le dessin devant le nez du prince, figé de stupeur.

— Oui, c’est possible que maman soit là-bas. Nous allons bientôt vérifier.

Un silence inhabituel régnait désormais parmi les animilis.

— Toi aussi tu dois récupérer un proche chez Galaël, lança tout à coup l’herminilis. Tu es comme nous…
— Vous allez hic aider ma fille ? hurla le père de Megumi, le regard vague.
— Oui… souffla la créature, gênée.

Elle donna un coup de coude à son compagnon moustachu, assis à côté d’elle, et lui murmura :

— Il en a trop pris, non ? Il a l’air bien secoué.

Le ragondinilis confirma d’un hochement de tête solennel, ce qui fit retrouver le sourire à Megumi.

— Papa, tu devrais retourner te reposer. Les onguents magiques t’assomment un petit peu, on dirait.

Au moment où elle s’apprêtait à sortir de la tente pour raccompagner son père dans son lit, Boursain se précipita à l’intérieur, essoufflé.

— Il m’a faussé compagnie, le bougre ! se lamenta-t-il en pointant un doigt accusateur sur son patient. J’ai à peine fermé l’œil !

Le pauvre oursonilis paraissait aussi épuisé que le papa de Megumi qui le salua comme s’il le voyait pour la première fois de la journée. Tous les animilis éclatèrent de rire devant l’expression d’effarement de Boursain.

— Que lui as-tu donné, Boursain ? se moqua le prince.

L’oursonilis ouvrit la bouche d’un air choqué, mais n’eut pas le temps de répondre. Une masse informe s’écrasa sur la table dans un bruit sourd, faisant sursauter toute l’assemblée. Quelques animilis crièrent et se tapirent dans les coins de la tente. Le prince Nathaniel se pencha aussitôt sur le tas de tissu fripé. Il en souleva prudemment un morceau et écarquilla les yeux de terreur en découvrant ce qui se cachait dessous. Il se mit à tirer sur la cape d’un air paniqué.

— Tiny ? Tiny, tu vas bien ?

Notes de section
  1. Le Maneki-neko est une jolie figurine porte-bonheur en forme de chat qui lève la patte. Elle est très populaire au Japon.

19 : La bataille commence

Megumi se précipita à côté du prince Nathaniel, grimpa sur le banc en manquant de s’écraser le nez par terre, et l’aida à dérouler les pans de la cape de son ami. Le crâne tacheté de ce dernier dépassait d’un côté, mais sa peau avait perdu tout éclat. Les mains de Megumi tremblaient tellement qu’elle avait l’impression de ficeler Tiny comme un saucisson. Sous le vêtement, le grenouillilis ne bougeait pas.

— Mais faites quelque chose ! s’impatienta Megumi en donnant une claque sur le bras de l’humanilis.

Celui-ci sursauta et, s’écartant un peu de la table, agita ses doigts vers Tiny. Il était plus habile avec la magie. La cape de leur ami s’envola aussitôt, dévoilant son corps meurtri. Du sang coulait sur son menton. L’une de ses paupières avait triplé de volume et était devenue violette tandis que le reste de son visage avait perdu toute sa couleur. Sa peau ne luisait même plus. Son pull-over et son short étaient déchirés par endroits, et d’autres hématomes et bosses lui couvraient les jambes et les bras. Megumi plaqua une main sur sa bouche pour étouffer son cri d’horreur.

— Bon sang ! s’exclama le prince. Que s’est-il passé ?

Boursain sauta fébrilement sur la table, qui émit un grincement inquiétant. Lorsque Tiny écarta les lèvres, l’oursonilis lui murmura :

— Chuuut.

Il avait déjà ouvert sa trousse de soins et roulait une boulette malodorante entre ses pattes velues. Il commença à l’étaler sur les blessures de Tiny.

— Ils ont été repérés ! s’écria l’herminilis, redevenue nerveuse. La sorcière les a attaqués !
— Tiny, souffla le prince en se penchant vers son ami, où sont les autres ? Dis-moi ce qu’il s’est passé ?
— Faut qu’il reprenne des forces ! brailla Boursain en repoussant l’humanilis.

Ce dernier tomba en arrière sur le banc. Tiny gémit en essayant de se redresser. L’oursonilis lui posa une patte sur le torse et le força à se rallonger avec douceur. Il s’empara ensuite d’une poignée de petites pastilles colorées, rangées dans sa trousse, et les lui fit avaler une par une. Tiny retrouva aussitôt son aspect luisant et sa teinte orangée vive.

Le prince se releva, aidé du père de Megumi qui était redevenu sobre d’un seul coup, et il aplatit ses mains sur la table. Megumi elle-même serrait les siennes entre elles pour s’empêcher de toucher Tiny. Elle voulait s’assurer qu’il allait se remettre, qu’il était bien entier, et elle comprenait bien que l’humanilis ait du mal à se retenir de faire la même chose. Megumi désirait également savoir ce qui était arrivé, mais il était inutile de secouer le grenouillilis pour obtenir des réponses. Il luttait déjà pour pouvoir les leur fournir. Après une minute qui sembla durer une éternité, Boursain aida Tiny à se redresser. Le ragondinilis grimpa à son tour sur la table. Elle se brisa sous le poids des trois animilis qui roulèrent sur les pans de bois qui formaient désormais un entonnoir. Coincé sous leur corps, Tiny émit une sorte de grognement de douleur.

— Bouge pas, lui intima Boursain en essayant de se relever.

Il enfonça ses griffes dans le chêne poncé, mais glissa et retomba encore plus lourdement sur son ami. Le prince l’attrapa finalement par les épaules pour le sortir des débris. Le père de Megumi dégagea le ragondinilis et ils joignirent leurs forces pour redresser Tiny et l’allonger correctement par terre. Des égratignures fraîches lui recouvraient les bras, hérissés d’échardes de bois. Boursain lui fit boire le contenu verdâtre d’une fiole fumante tout en se répandant en excuses. Tiny déglutit à plusieurs reprises et Megumi songea qu’en de telles circonstances, il avait sûrement envie de manger une poignée d’algues gluantes ou l’un de ses végétilis préférés, semblables aux bananes. Malheureusement, elle n’en avait pas sous la main pour les lui offrir. Tiny parvint finalement à se redresser. Il appuya son dos contre la table bonne à brûler.

— Le combat a dwi commencé.

Il avait la gorge sèche et sa voix était méconnaissable. Les jambes de Megumi flanchèrent. Elle ne pouvait même pas imaginer les attaques que ses amis avaient déjà subies. Elle s’assit sur le banc et se sentit rassurée quand son père, qui n’avait jamais dessaoulé aussi vite, posa ses mains sur ses épaules.

— Que s’est-il passé ? répéta le prince, accroupi auprès de Tiny.

Il semblait ne pouvoir rien dire d’autre, même s’il était clair qu’il était soulagé que le grenouillilis aille un peu mieux.

— Anis a dwi dévoilé notre position.
— Anis ? marmonna Megumi.
— Quel sale traître, grogna le ragondinilis.

Ses compagnons confirmèrent en attribuant au dénommé Anis toutes les insultes possibles et imaginables. Leur réaction épargna à Tiny de préciser qu’il s’agissait du renardilis qui l’avait accompagné sur l’île avec Bobi, Yvahou et Maki. Finalement, tout le monde avait raison de se méfier de lui.

— Il y a beaucoup de blessés ? interrogea le prince, horrifié par sa propre erreur de jugement.

S’il avait empêché ce fourbe d’animilis de partir, tout cela ne serait pas arrivé. Le regard catastrophé que Boursain lançait à sa boulette d’onguent devenue minuscule ne rassurait pas non plus l’humanilis.

— Oui. Les prisonniers se sont dwi joints à nous. Ils sont faibles. Les guérisseurs qui se trouvent parmi eux n’ont pas de quoi les soigner.
— Et Yvahou, Bobi et Maki ? s’enquit Megumi. Où sont-ils ?
— Ils sont dwi restés là-bas. Quand je les ai quittés, ils affrontaient un groupe d’animilis.
— Galaël ? demanda le prince, livide.
— Je ne l’ai pas dwi vu.
— Et ma femme ? interrogea timidement le papa de Megumi. Vous l’avez aperçue ?

Tiny secoua la tête d’un air navré. Le peu de couleurs qui étaient revenues sur son visage sembla se volatiliser de nouveau.

Les mains du père de Megumi glissèrent des épaules de sa fille, mais cette dernière n’eut pas le cœur de se retourner et de découvrir son expression de désespoir.

— Il n’y a pas de temps à perdre, décréta l’herminilis. Nous devons partir tout de suite !
— Himal ne sera là que demain soir… murmura le prince comme s’il réfléchissait à voix haute.
— On ne peut pas l’attendre ! s’offusqua la créature au pelage blanc, supportée par ses camarades. Maki et les autres seront morts, d’ici là !
— C’est plus que dwi probable, confirma Tiny en grimaçant de douleur. Si Galaël n’est pas encore passé à l’action, ça ne va plus tarder. La révolte des prisonniers a ébranlé ses serviteurs, mais ils sont plus nombreux. C’est pas bon du tout…
— Je dois confectionner plus d’onguents, intervint Boursain.

Le prince hocha la tête.

— Tiny, reste ici. Tu dois reprendre des forces. Boursain, cuisine autant de potions que tu peux. Nous tiendrons jusqu’à ce que vous puissiez nous rejoindre pour lancer le combo !

Megumi ravala un sanglot de désespoir. La première partie de leur plan ne se passait déjà pas comme prévu. L’humanilis allait se rendre sur l’île seul pour retrouver Bobi, mais Tiny et Boursain ne seraient pas sur place avec eux pour préparer leur attaque. Si le prince devait affronter directement Galaël, lui et ses compagnons n’auraient peut-être même pas l’occasion de s’allier pour le vaincre.

— D’autres guerriers peuvent-ils nous accompagner ? demanda le ragondinilis.

Les animilis de son groupe étaient déjà prêts à partir. L’herminilis montrait les dents. Megumi lut le courage et la détermination sur leur visage, mais elle s’inquiéta de les savoir désarmés. Elle pria son ami de leur fournir quelque chose, des épées ou des bâtons. Le prince leur fit signe de le suivre dehors et fut surpris de découvrir, sur la place du village, une cinquantaine de grenouillis et oursonilis équipés de couteaux, de poêles à frire et de baguettes de bois. Certains même brandissaient deux ustensiles à la fois, de manière très menaçante. Le père de Megumi se tenait près d’eux. Il planta son katana par terre.

— Je suis allé chercher un peu de renfort. Nous sommes prêts aussi.

Megumi ignorait qu’il avait ramené son arme de samouraï de la maison. Elle sentit une vague de fierté l’envahir, mais la peur de perdre son papounet reprit vite le dessus.

— Tu ne peux pas venir ! Tu es blessé, lui cria-t-elle en courant vers lui.

Si près du but, son propre courage semblait s’être volatilisé et elle ne comprenait pas comment son papa pouvait être si confiant. Il la serra dans ses bras et lui dit à l’oreille :

— Je sais que tu me protégeras, ma petite héroïne.

La résolution de Megumi flancha. La pression était trop forte. Tout le monde misait sur elle, et elle craignait de ne pas être à la hauteur. Elle n’avait que douze ans ! Même son père croyait en son pouvoir et comptait dessus. Elle se dégagea de son étreinte en se tortillant et, le nez fixé sur ses chaussures, balbutia :

— Toilettes… Attendez-moi.

Elle courut sans se retourner. Elle essayait de ne pas entendre les cris des animilis et les derniers conseils du prince. Chaque allusion au combat la terrorisait davantage. Elle pénétra dans sa tente et posa directement les yeux sur la chaise. Miumiu était là, assis sur ses vêtements d’écolière. Il était le seul ami qui la reliait encore au monde calme et paisible des humains. Il l’avait toujours soutenue. Megumi fit quelques pas rapides et serra la peluche contre son cœur.

— Souhaite-moi bonne chance, Miumiu. Je reviendrai te chercher avec papa et maman, et nous rentrerons tous ensemble à la maison.

La voix du prince surmonta celles de ses camarades excités et, Megumi le savait bien, effrayés aussi. Il l’appelait pour qu’elle les rejoigne. Elle embrassa fugacement le museau rapiécé de Miumiu et se précipita dehors en veillant bien à ne pas se prendre les pieds dans la toile en sortant.

Les animilis des Monts Enchantés levaient leurs armes en criant. Ceux qui s’étaient sentis inspirés et trimbalaient le contenu de leur cuisine avaient partagé leurs objets tranchants avec leurs nouveaux compagnons de combat. Megumi les regarda se lancer des encouragements et se cogner la tête entre eux. Elle fronça les sourcils. Comment pouvaient-ils cacher leur appréhension et leur peur aussi facilement ? N’avaient-ils pas conscience qu’ils ne feraient pas le poids ? La moitié d’entre eux n’avait jamais tenu d’arme, comme Megumi, et ils n’utilisaient généralement la magie que pour les petites choses du quotidien, pas pour la guerre.

— Formons une ronde, cria le prince. Nous serons plus rapides si nous nous téléportons tous en même temps.
— Même si ces armes ne semblent pas très efficaces, dit le ragondinilis en jetant un regard en biais à Megumi, nous pouvons y diffuser notre magie.

Il avait le museau et les moustaches qui tremblotaient, mais son expression était sereine. Megumi hocha la tête et il lui tendit la patte. Le prince inspira bruyamment avant de prendre son autre main.

— Je ne me suis jamais téléporté avec un humain, lui avoua-t-il nerveusement, alors avec deux… Mais je suppose que tous ensemble, nous parviendrons à vous emmener, ton père et toi. Tu ne portes pas ta bague, n’est-ce pas ?
— Elle est dans ma poche.
— Tant mieux. Il ne faudrait pas qu’elle absorbe la magie de notre téléportation et nous bloque ici. Par contre, ajouta l’humanilis en fronçant les sourcils, tu devras l’enfiler dès que nous serons sur l’île. Quoiqu’il arrive.

Megumi opina. Le prince regarda chacun des membres du cercle et lança :

— Tenez-vous prêts, nous ne savons pas dans quel chaos nous allons atterrir.

Il ferma alors les yeux. Megumi l’imita et serra les dents, au cas où le voyage lui donnerait envie de vomir. Après quelques secondes d’hésitation, elle souleva une paupière et haussa les épaules. Elle ne percevait rien de désagréable, comme, par exemple, l’abandon de ses entrailles dans les Monts Enchantés. Au contraire, tout semblait immobile autour d’elle. Elle ne ressentait plus rien. Pas même la pression des doigts du prince dans sa main.

Finalement, ses jambes s’écrasèrent lourdement sur un sol gelé. Une douleur intense lui traversa le corps tandis que des éclairs lumineux s’ancraient sur ses rétines. Elle réalisa que ce n’était pas le fruit d’une réaction de son cerveau suite au choc. Des sortilèges éclataient tout autour d’elle. Des gens hurlaient et des pas précipités martelaient la terre. Megumi plongea la main dans sa poche et passa rapidement la pierre de jade à son doigt.

Une odeur marine vint lui chatouiller les narines. Elle se trouvait bien au bord de la falaise, soufflée par un vent humide et glacial. Les remous de la mer se jetaient sur la roche, deux cents mètres plus bas. Malheureusement, contrairement à ce que le ragondinilis avait dit, la bataille s’était également étendue ici. Les gardiens des prisonniers de Galaël avaient dû vaincre leur peur du vide. Megumi discerna des poêles à frire, entourées de halos colorés, qui fendaient l’air à toute vitesse. Les animilis qui étaient arrivés avec elle avait déjà engagé le combat. Le prince, accroupi pas très loin, ne semblait pas en forme. Megumi rampa jusqu’à lui.

— Vous êtes blessé ? lui cria-t-elle dans l’oreille pour couvrir le vacarme qui les encerclait.

Il grimaçait.

— Non. Le voyage a été un peu difficile. J’ai failli te perdre en route.

Megumi haussa les épaules. Elle n’avait vraiment rien remarqué.

— Je fais quoi ?
— Cours retrouver les prisonniers, comme prévu.

Elle allongea le cou pour voir la côte, en contre-bas. Il lui fallait descendre la falaise et parcourir plusieurs centaines de mètres supplémentaires avant de rejoindre le groupe d’animilis dissimulé derrière un énorme rocher.

— Par ici, lança tout à coup le papa de Megumi en la tirant par le bras.

Ils filèrent, courbés en deux pour éviter les maléfices qui sifflaient au-dessus d’eux. Des cailloux glissants jonchaient leur chemin. Si Megumi ne tenait pas la main de son père, elle aurait roulé jusqu’en bas de la montagne. Courir en pente, pliée à quatre-vingt-dix degrés n’était pas chose simple. Megumi releva prudemment la tête pour voir si la voie était facile d’accès. Des rochers de plus en plus gros offraient des abris provisoires, comme le ragondinilis l’avait annoncé. Au large, les reflets des éclairs brillaient à la surface de l’eau. La nuit commençait à tomber. En d’autres circonstances, ce spectacle aurait été magnifique.

20 : Le champ de bataille

Megumi et son père se trouvaient désormais à quelques dizaines de mètres du groupe de blessés. Ils reprenaient leur souffle, cachés derrière l’un des nombreux rochers qui longeaient la côte. Un humanilis les pourchassait. Ses sortilèges, lancés de bon cœur – si tant est qu’il en possédait un –, ne les atteignaient pas, bien que le dôme de jadéite n’avait pas encore commencé à se former. Son endurance ne s’amenuisant pas, Megumi en conclut qu’il ne savait pas viser et que sa bague ne pouvait pas absorber sa force magique.

Le père de Megumi regarda prudemment si leur poursuivant était toujours à leurs trousses.

— Je ne le vois plus, cria-t-il par-dessus son épaule pour se faire entendre de sa fille.
— Une dernière ligne droite.

Megumi ne pouvait pas détacher les yeux des silhouettes indistinctes des animilis qu’elle devait protéger. Elle savait que les êtres de l’eau, qui avait quitté le lac des Monts Enchantés pour gagner la mer, les défendaient. Pourtant chaque éclair ou rayon lumineux qui éclatait au-dessus des blessés et éclairait leur abri comme des projecteurs faisait peur à Megumi. Elle devait se dépêcher de les rejoindre.

— Mouah ah ah ! lança une voix criarde au-dessus de sa tête.

Leur adversaire se tenait debout sur le rocher. D’un air ravi, il écarta les doigts autour d’une sphère électrique rouge qui se formait au creux de sa paume.

— Cours ! hurla le papa de Megumi.
— Non, refusa-t-elle en restant plantée sur place, je peux te protéger. Tu sais bien !

Elle secoua discrètement la main pour lui montrer sa bague magique, à peine visible quand elle ne brillait pas. Son père brandit néanmoins son katana en direction de leur adversaire qui pouffa de rire.

— Les humains… fredonna-t-il, moqueur. Ils ne sont vraiment pas malins !

Il libéra subitement sa boule lumineuse. Megumi sursauta lorsque le katana dévia le maléfice que le pouvoir de la pierre de jade n’avait pas arrêté. La lame se brisa et valsa dans les airs. De longues pointes en acier semblables à des aiguilles de tricot apparurent du néant devant le visage hilare de l’humanilis qui fit un clin d’œil provocateur à Megumi.

— Couuuuuuurs ! répéta le père de cette dernière.

Megumi ne se fit pas prier. Elle slaloma entre les hauts blocs de granite pour éviter les projectiles. Les allers et venues de la marée avaient déposé une pellicule de petites algues verdâtres et glissantes sur les galets et la roche. Cantonnées du côté du large, des fleurs grasses aux courts pétales jaunes s’y mêlaient, s’agrippant à la pierre et flottant nonchalamment au gré du vent. Elles n’avaient aucune idée de ce qu’il se passait sur l’île. Elles étaient à l’abri de la guerre et n’avaient qu’à se soucier des prochains mouvements de la mer, qui les emporteraient peut-être. Elles étaient magnifiques. Megumi s’en détourna, émue par leur beauté. L’humanilis n’avait pas quitté son piédestal, mais ses aiguilles les encerclaient désormais, elle et son père. Ils furent forcés de revenir sur leurs pas pour finalement s’arrêter. Le papa de Megumi s’accroupit doucement et ramassa le morceau de lame de son katana qui avait atterri ici. Leur adversaire semblait préparer une nouvelle attaque. Son rire dément se perdait dans le claquement des vagues. Il écarta les bras et ses projectiles pointèrent tous vers ses proies. Au moment où l’humanilis s’apprêtait à les relâcher, il glissa du rocher et tomba, le nez le premier, sur les galets vaseux.

Megumi profita de ce répit pour secouer ses mains et se frotter furieusement les doigts afin d’activer sa bague. Elle fut soulagée de voir des poussières de jadéite se matérialiser au-dessus de la pierre, comme durant leur entraînement.

Le prince Nathaniel surgit de nulle part. Il avait les cheveux emmêlés et poisseux, couverts d’un sang qui ne semblait pas être le sien. La cape qu’il portait habituellement avait quitté ses épaules et le fourreau de son épée était vide.

— Sauvez-vous. Je m’occupe de lui ! s’écria-t-il sans détourner les yeux de leur ennemi gisant par terre.

Ce dernier essayait de se relever, mais il paraissait gêné par une force invisible qui lui appuyait sur le dos.

— C’est vous qui faites ça ? demanda Megumi, impressionnée.

Le prince opina en lui lançant un regard timide, le sourire aux lèvres. Le bougre d’animilis en profita pour allonger le bras vers lui et, sans le toucher, il le fit valser comme une poupée de chiffons. Megumi allait s’accroupir auprès de son ami, mais son père la retint. Leur adversaire se relevait déjà. Devenu hargneux, il fonça sur eux. Le prince, quelque peu assommé, parvint à attraper ses chevilles au passage. Le méchant bascula en avant, les mains tendues devant lui. Megumi bondit sur le côté lorsque ses doigts dispersèrent les particules vertes de la bague avant qu’il ne s’écrase à plat ventre.

— Nous devons rejoindre les blessés, s’écria le père de Megumi.

Megumi jeta un dernier regard à son ami qui réussissait à se relever. Il lui fit un signe de la tête pour l’encourager à partir. Elle s’élança alors à toutes jambes sur la plage. Les galets irréguliers étaient un véritable cauchemar. Certains étaient pointus et s’enfonçaient sans pitié sous la semelle de ses ballerines. L’air marin déposa un embrun glacé sur les joues déjà fraîches de Megumi.

Une explosion retentit tout à coup derrière Megumi et son père, et l’onde de choc les propulsa en avant. Megumi roula sur plusieurs mètres. Sa course fut stoppée lorsque son front heurta une grosse pierre. Un liquide épais et chaud coula aussitôt contre sa tempe et dans son cou. Elle écarta ses paupières lourdes pour chercher son papa, mais la fumée qui l’entourait ne le lui permit pas. Elle ne distinguait même plus la poussière de jadéite de sa bague.

Megumi essaya de se relever. Un bruit aigu lui résonna alors dans la tête et elle vacilla sur le côté. Deux bras solides lui épargnèrent une nouvelle chute.

— Pa-pa ? articula-t-elle difficilement.

Une bulle de sang lui obstruait la gorge.

— Il est un peu plus loin, lui répondit Yvahou en la soulevant.

Megumi se laissa emmenée avec soulagement par son ami. Le feu d’artifice improvisé du combat éclaira un trou, creusé dans le sable et entouré d’une rangée de galets empilés pour former un mur. C’était la fosse des prisonniers dont le ragondinilis avait parlé. Elle servait désormais d’abri aux blessés. Megumi repéra rapidement son père accroupi auprès d’une énorme loutre au pelage grisonnant.

— Vous avez des onguents ? s’enquit la créature en se précipitant vers Yvahou.

Ce dernier déposa Megumi par terre et lui conseilla de rester accroupie.

— Désolée, répondit Megumi tandis que son ami examinait son front, nous n’en avons pas.
— Votre père a dit que vous pouviez nous protéger, lui lança la loutrilis en l’observant fixement, le museau froncé.

Elle appuya sur les doigts d’Yvahou pour les maintenir sur la plaie de Megumi qui grimaça de douleur.

— Il faut empêcher le sang de couler, ajouta le vieil animilis.
— Megumi vous protègera des maléfices, intervint Yvahou sans lâcher la tête de l’intéressée, mais elle n’est pas guérisseuse.
— Boursain arrive avec des onguents, se rappela Megumi. Le prince lui a…

Elle écarquilla les yeux, subitement brûlants au point de pleurer.

— Le prince… répéta-t-elle dans un sanglot. Il nous a aidés. L’explosion…
— Je vais voir, lança aussitôt Yvahou en se levant.

Il attrapa le bras de la loutre et plaqua sa patte velue sur la plaie de Megumi avant de s’éloigner du mur de galets. Les sortilèges qui illuminaient le ciel un moment plus tôt semblaient s’amenuiser. Les éclairages intermittents étaient de plus en plus espacés. L’île se retrouva bientôt plongée dans une obscurité et un calme profonds. Une vague de froid s’attardait désormais au-dessus de la fosse.

— Il se passe quelque chose, murmura Megumi en sentant un frisson lui parcourir l’échine.

Elle essuya ses larmes de ses mains tremblantes.

— Tu vas bien ? lui demanda son papa, dont elle discernait à peine le visage anxieux.

Megumi opina par réflexe, pour ne pas l’inquiéter davantage. Il hocha la tête.

— Écoute, ta maman n’est pas là.

Megumi regarda le groupe de blessés. Elle n’avait pas pensé une seconde que sa mère pouvait se trouver parmi eux et même si son père venait de lui confirmer son absence, elle ne pouvait s’empêcher de vérifier. Seulement, elle ne voyait pas plus loin que le bout de son nez glacé d’où pendait désormais une petite goutte.

— Quelqu’un peut faire de la lumière ? demanda-t-elle piteusement. Discrètement, précisa-t-elle dans un souffle.

Une lueur blanche clignota avant de se stabiliser et de former un rayon autour des animilis. Maki était adossé contre le mur, une patte maintenue contre son bidon à l’aide d’un ceinturon de cuir. D’autres ratonilis laveurs se tenaient près de lui, le corps couvert de haillons. C’était le plus petit d’entre eux qui les éclairait. Il y avait aussi des ragondinilis, des herminilis, d’autres loutrilis et des renardilis. Beaucoup présentaient des plaies ouvertes ou des brûlures. Certains agonisaient. Leurs souffles chauds se transformaient en vapeur d’eau au contact du froid, ce qui fit tressaillir Megumi.

— Je vais aller chercher ta mère, poursuivit le père de Megumi. Il me faut juste…

Il tira son katana de son fourreau en bois sec, attrapa le morceau de lame brisée tout au fond et redressa la tête pour contempler tous les animilis qui le dévisageaient.

— Il y a bien quelqu’un qui peut m’arranger ça ? demanda-t-il, plein d’espoir, en leur montrant les deux bouts de son arme.

L’acier était cassé à trente centimètres de la poignée dont la soie, tâchée et brûlée, pendait par endroit. Le père de Megumi essaya d’assembler les deux morceaux. Celui encore attaché à la garde était pointu et incurvé, formant une sorte de serre aiguisée, tandis que l’autre semblait coupé net. Il manquait une petite partie pour les relier correctement.

Les animilis les plus curieux s’approchèrent de l’arme et l’observèrent avec intérêt. Le papa de Megumi répéta sa requête et tous secouèrent la tête en s’excusant de ne pouvoir réparer le katana.

— Tant pis…
— Qu’est-ce que tu vas faire ? balbutia Megumi. Où vas-tu chercher ? Comment vas-tu retrouver maman ?
— Cette gentille loutre m’a dit que la sorcière garde aussi des prisonniers dans sa tour.

La loutrilis qui s’évertuait d’arrêter l’hémorragie de Megumi confirma d’un signe du menton.

— Je dois vérifier, insista-t-il.
— Je crois que tu ne peux plus partir. Le dôme de jadéite doit être en train de se former. Tu es bloqué ici avec nous.
— Yvahou vient de s’en aller, protesta son père d’un air incertain.

Megumi plissa le front.

— C’est vrai, marmonna-t-elle. C’est bizarre. Tout à l’heure, quand j’ai mis la bague, la poussière a commencé à se répandre. Le mur devrait apparaître.

Elle balança de nouveau les bras et se frotta les mains, mais aucune particule ne se manifesta.

— Il n’y a plus de maléfices, remarqua son papa en regardant vers le ciel, dissimulé par une étendue opaque de fumée. C’est le moment où jamais de se faufiler jusqu’à la tour. Ils ne me verront pas dans le noir. Ça va aller pour toi ?
— Oui, ne t’inquiète pas. Vas-y ! l’encouragea Megumi.

Il opina avant de s’enfoncer discrètement dans l’obscurité avec son sabre brisé. Megumi baissa les yeux sur sa bague. La soudaine absence de sortilèges dans l’air n’aurait pas dû avoir d’effet sur l’apparition du dôme protecteur. Lorsque Megumi avait découvert les particules de jadéite pour la première fois, durant les entraînements dans les Monts Enchantés, elle n’avait subi aucune attaque et ses compagnons n’utilisaient pas leurs pouvoirs. Les poussières s’étaient manifestées sans l’intervention de la magie. Megumi réfléchit un instant et ouvrit finalement la bouche de stupéfaction. La pierre ne fonctionnait plus !

— Maki vous appelle, lança tout à coup la loutrilis. Il veut vous parler.

Elle prit la main de Megumi et l’incita à poser ses doigts glacés sur son front. L’entaille était profonde et il sembla même à Megumi qu’elle avait le crâne renfoncé. Elle inspira longuement et discerna pour la première fois les effluves caractéristiques de la mer, légèrement iodée et fortement concentrée en relents de poissons et de crustacés. Cela lui fit du bien. Elle aimait cette odeur qui lui rappelait les vacances d’été.

La loutrilis s’assura que Megumi faisait suffisamment pression sur sa blessure et l’aida à se déplacer jusqu’à Maki en marchant en canard. Même dans la fosse, si Megumi se tenait debout, sa tête dépasserait du mur de galets.

— Anis nous a trahis, souffla le ratonilis lorsque Megumi se fut penchée vers lui.

Ses moustaches grattouillèrent les joues de Megumi lorsqu’il ajouta :

— Il a vu votre prophétie. Il a dit à la sorcière comment le prince et ses amis allaient l’attaquer. Il savait aussi pour votre bague.
— Quoi ? s’écria Megumi en reculant pour le regarder en face.
— Nous vous avons entendu en parler quand vous vous entraîniez près de la tente où nous étions enfermés, avoua l’animilis d’un air coupable. Je ne croyais pas qu’Anis nous ferait ça.
— Maki, l’interrompit Megumi d’une voix tremblante, on a un autre problème. Il n’y a pas de mur de protection. Ma bague ne marche plus. On n’est pas à l’abri ici. Je n’entends plus rien, il n’y a plus de combat. J’ai l’impression que les serviteurs de Galaël viennent nous chercher. Ils ont sûrement aperçu la lumière…

L’intensité de l’éclairage magique baissa aussitôt, sans disparaître complètement. Maki dévisageait nerveusement Megumi. Ses iris tressautaient comme s’il lisait à toute vitesse. Megumi ne voyait pas bien ce qu’il pouvait lire en elle, elle avait cessé de réfléchir. Elle était terrorisée et affaiblie. Ses pensées ne lui paraissaient plus très cohérentes.

— Mais si la sorcière nous attaque, votre bague absorbera sa magie.
— Nooon, répondit Megumi. Galaël sait que je…
— Oui ? insista Maki alors que Megumi, qui ne semblait plus savoir où elle en était, arrêta brusquement son explication.
— Quoi ? fit-elle d’un air étonné.
— Qu’est-ce que Galaël sait ? demanda le ratonilis.
— Il sait que je possède la bague de Nagisa, reprit Megumi comme s’il n’y avait eu aucune interruption. D’ailleurs, Anis le lui a confirmé. Le prince Nathaniel m’a dit que Galaël a même sûrement compris comment fonctionnait vraiment la protection. Il ne m’attaquera pas directement avec sa magie pour ne pas s’affaiblir inutilement.

Megumi se frotta le front en grimaçant et ajouta dans un murmure :

— Il ne sait peut-être pas encore que la bague est en panne…
— Mais nous, tempéra Maki en secouant la tête d’un air abasourdi, nous pouvons la faire marcher. Nous pouvons fournir à la bague la puissance dont elle a besoin. Elle doit être déchargée, c’est tout. Nous allons lancer les sortilèges nous-mêmes.
— Mais… Déchargée ? hésita Megumi en fronçant les sourcils. On n’est même pas sûrs que la bague fonctionne comme ça, se lamenta-t-elle en lâchant son front pour brasser le vide d’un geste de la main. On ne sait rien de rien sur cette fichue bague !

Elle saisit l’anneau pour le retirer de son doigt, mais il resta coincé autour de sa peau boudinée. Il était désormais barbouillé de sang. Megumi contempla ses jointures maculées d’un air absent. La vue du sang ne l’avait jamais révulsée. Elle s’était souvent amochée quand elle jouait avec ses amis imaginaires – notamment parce que, lorsqu’elle sautait d’un muret ou roulait dans des bosquets de fleurs, ils ne la rattrapaient jamais comme convenu –, et elle avait appris à souffrir en silence pour ne pas se faire gronder.

— Il faut essayer, insista Maki, sortant Megumi de ses pensées confuses. Si nous ne faisons rien, nous risquons tous de mourir.
— D’accord. Après tout, on n’a rien à perdre. Attaquez-moi.
— Oui, enfin… hésita le ratonilis. Si je me trompe, c’est vous qui recevrez le sortilège, pas la bague…
— Tant pis ! lâcha Megumi en s’efforçant de se convaincre que sa théorie était correcte.

Maki ne perdit pas plus de temps. Il concentra sa force dans son unique bras valide et envoya une gerbe d’étincelles sur Megumi qui se courba par instinct pour les éviter. Elle fut ravie de les voir se volatiliser à mi-chemin, contre la paroi invisible de son dôme. La pierre de jade s’illuminait déjà à son doigt.

— Ça y est ! s’écria-t-elle en se penchant vers son compagnon pour le serrer contre elle. Vous aviez raison !

Maki suffoqua brièvement avant que Megumi ne l’enlace. Lorsqu’elle le libéra, il avait le poil humide. Même si le mur n’était pas encore discernable, il était bien là et le ratonilis l’avait franchi malgré lui pour recevoir l’étreinte de Megumi.

Pris de frissons, il toussota. Lorsqu’il retrouva son souffle et fut remis de ses émotions, il appela tous ses camarades à la rescousse pour nourrir la bague de Megumi.

— Pas de quartier ! lâcha-t-il d’un air amusé.

21 : La cruauté de Galaël

Megumi n’avait jamais vu le dôme de jadéite aussi immense. La paroi s’élevait jusqu’à la hauteur de la falaise et s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres autour du groupe d’animilis blessés. Elle avait même repoussé les galets de la fosse. Son mur luisait dans la nuit comme un millier de lucioles parce que la bague tournait à plein régime. À l’extérieur, le combat n’avait plus aucun sens. Des sortilèges jaillissaient de nouveau tandis que des grenouillilis, des humanilis, des loutrilis, des ratonilis laveurs, des renardilis, des fauconilis et des ragondinilis se ruaient les uns sur les autres, certains pour s’approcher du dôme et d’autres pour s’en éloigner aussi vite que possible. En les voyant agir ainsi, Maki apprit à Megumi qu’il avait dit à tous ses amis qu’ils devraient se mettre à l’abri derrière la protection verte dès qu’elle apparaîtrait.

— Vous avez bien fait, le félicita Megumi. Anis n’a pas eu la même idée, on dirait. Tant mieux, ajouta-t-elle sur un ton badin, car on ne sait pas si les ennemis peuvent également entrer.
— Je ne voudrais pas jouer la rabat-joie, intervint la loutrilis en ignorant le regard subitement inquiet du ratonilis-laveur, mais comment fait-on pour soigner tous ces blessés sans onguents ?

Elle désigna un groupe d’animilis des Monts Enchantés qui s’extirpaient maladroitement de la paroi visqueuse du dôme. Ils se laissèrent rouler dans le fossé, à l’intérieur. Les amis de Maki se précipitèrent vers eux pour les aider à se relever et à venir auprès de Megumi. D’un commun accord, ils avaient tous décidé qu’il valait mieux se tenir au plus proche de la bague pour être protégé. Le mouvement des murs, qui labouraient un peu plus la plage à chaque nouveau sortilège reçu, ne les rassurait pas.

À peine Megumi pensa-t-elle à Boursain et à ses pâtes de guérison magiques qu’une lumière aveuglante éclaira le ciel de la nuit. Bulstrod, le dragon velu qui avait déjà secouru Megumi une fois, émergea des nuages et fonça en piquet vers le sol, puis remonta en chandelle comme s’il exécutait un ballet aérien. Il se dirigea ensuite vers le dôme. Tiny et Boursain, assis sur son dos, lançaient des maléfices à terre, sur leurs ennemis. Lorsqu’ils furent juste au-dessus de Megumi, Bulstrod se stabilisa et Boursain laissa tomber sa trousse de soins. Elle s’enfonça dans la jadéite, telle une cuillère dans un flan, et glissa de plusieurs centimètres avant de s’arrêter en plein milieu de la paroi. Elle était trop légère pour traverser jusqu’au bout. Megumi entendit Tiny jurer. Penché sur les côtelettes du dragon, il regardait l’objet d’un air outré. Son visage était redevenu parfaitement lisse. Il n’était plus cabossé du tout.

— Je m’en occupe ! lança une voix depuis l’arrière-train de Bulstrod.

Ce dernier s’ébroua, faisant valser une boule de poils qui s’avéra être Bobi. Il était resté agrippé aux piques aiguisés de la queue de la créature volante. Finalement, en pleine chute, Bobi tira sur ses bretelles de manière théâtrale, puis plongea à travers la paroi du dôme. Il s’enfonça au ralenti jusqu’à la trousse de Boursain dont il s’empara avant de traverser complètement la masse gélatineuse. En le voyant atterrir, Megumi soupira de soulagement. Heureusement que, contrairement aux objets et aux êtres vivants, les sortilèges ne pouvaient pas pénétrer la jadéite. Ils étaient immatériels. Ils se fondaient simplement dans le mur en y diffusant leur magie. Autrement, personne sous le dôme n’aurait été à l’abri des maléfices qui ricochaient dessus.

Gluant comme s’il s’était roulé dans une mare de morve, Bobi glissa sur le sable mouillé et se redressa promptement face à la loutrilis en lui tendant l’étui. Megumi éclata de rire. La guérisseuse s’était figée devant le museau frémissant du tanukilis, hésitant entre la fuite et l’attaque. Elle se détendit finalement et attrapa l’objet d’un geste vif puis se mit à courir vers les blessés. Bobi éternua bruyamment et s’ébroua en claquant des dents.

— Il fait drôlement froid !
— On y dwi retourne ! s’écria Tiny au-dessus du dôme. On doit retrouver Nathaniel.

La joie que Megumi avait ressentie grâce à ses amis se volatilisa. Elle n’eut pas le temps d’avertir Tiny et Boursain que le prince avait été pris dans une explosion, Bulstrod était déjà reparti.

— Ne t’inquiète pas, la rassura Bobi en observant son visage soucieux, Bulstrod a une vue perçante. Il m’a repéré dans une foule de cornus en colère alors qu’il venait tout juste d’arriver et qu’il ne me connaissait même pas !
— Des cornus ? répéta Megumi en laissant échapper un petit rire.
— Ce sont ces espèces de gros gorets qui courent un peu partout sur l’île. De vraies saletés. Leurs défenses sont meurtrières. J’en ai vu qui éventraient des animi…

Le tanukilis se tut avant de terminer sa phrase, l’expression d’effarement de Megumi y étant sans doute pour quelque chose. Elle n’avait pas croisé de « gorets », et elle en était bien contente.

— Que se passe-t-il dehors ? Vous avez rencontré mon père ? Et le prince ?

Bobi secoua la tête de gauche à droite.

— Je n’ai pas vu ton papa, mais la dernière fois que j’ai aperçu Nathaniel, il était en train de se battre contre un animilis complètement fou.
— Oui, juste avant l’explosion, balbutia Megumi, la gorge serrée. C’était un humanilis vraiment mauvais.
— Non, répliqua Bobi, étonné. C’était bien après la bombe.

Un nouveau rire échappa à Megumi. Finalement, le prince semblait sain et sauf. Megumi inspira en comptant mentalement pour se remettre de ses émotions, puis elle observa Bobi. Il lui paraissait changé depuis leur rencontre. Il était désormais plus vif, moins introverti. Elle se demandait ce qui avait bien pu l’ouvrir de la sorte lorsqu’il lui lança, tout sourire :

— Himal m’a contacté. Par télépathie, précisa-t-il devant le regard interrogateur de Megumi. Il arrive avec une armée. Une véritable armée. Nous allons réussir.

Megumi hocha la tête.

— C’est merveilleux. Le prince, Tiny et Boursain vont pouvoir préparer leur combo. Il ne manque plus que…
— Galaël, termina le tanukilis d’un ton sec. Je sais. Est-ce qu’il est assez bête pour se montrer ? Il a peut-être compris qu’il avait perdu.

Megumi regarda à travers la paroi de jadéite, au-delà de la plage de galets. Elle discernait à peine les contours de la tour de Galaël dans la lumière de l’aube naissante. L’édifice semblait vide et froid.

— Je ne crois pas s’il va abandonner, murmura-t-elle, pensive. Il souhaite vraiment y arriver cette fois, il veut se venger.

Un nuage noir se forma soudainement au-dessus de la tour et des éclairs aveuglants éclatèrent au travers. À l’extérieur du dôme, toute l’île fut balayée par une rafale. Bulstrod vacillait dans les airs. Un cri aigu se mit à résonner comme le hurlement d’un animal enragé.

— Que se passe-t-il ? s’écria Megumi en plaquant ses mains sur ses oreilles.

Bobi et Maki secouèrent la tête, leurs coussinets les protégeant également du bruit.

— La sorcière ! brailla un animilis.

Il tendait sa patte velue en direction de la tour. Megumi aperçut alors une silhouette noire et effilée qui flottait dans le ciel comme une fumée épaisse, survolant le champ de bataille et faisant tomber comme des mouches tous les combattants encore debout. Bulstrod s’écrasa avec ses passagers. Les volutes prirent la forme d’un long corps qui glissa jusqu’à une centaine de mètres du dôme avant de se poser délicatement sur un rocher.

— Oui, dit Galaël dans un souffle. Je me vengerai.

Sa peau était blanche, son visage oblong. Il avait de grands yeux rouges et une bouche si fine qu’on avait de la peine à croire que des mots pouvaient en sortir. Il pencha la tête sur le côté comme un animal curieux pour dévisager Megumi.

— Qui es-tu ? D’où te vient ton pouvoir ?

Il leva la main et ajouta :

— Ça n’a pas d’importance, je vais t’éliminer et m’emparer de ta bague de toute façon.

Il fit quelques pas et alors que Megumi pensait qu’il descendrait d’un cran pour atterrir sur les galets, il continua à marcher dans le vide.

— Je sais que je ne dois pas t’attaquer directement, poursuivit Galaël en tapotant son index sur son menton comme s’il réfléchissait. Si je le fais, ta bague me volera ma force.

Derrière lui, les animilis recommençaient à bouger. L’un de ces fameux « cornus » se téléporta discrètement. Plusieurs créatures l’imitèrent. Bulstrod se redressait et Tiny et Boursain, accompagnés du prince, se rejoignaient en silence. Galaël ne sembla pas remarquer leurs mouvements. Ou bien il s’en fichait. Il paraissait concentré sur ce qu’il disait.

— J’ai beaucoup réfléchi à d’autres moyens de t’atteindre, confia-t-il à Megumi tandis qu’Yvahou et Sushi, qui se tenaient à quelques pas à peine derrière lui, faisaient des signes à leurs compagnons pour qu’ils se réunissent autour du trio, en train de se préparer pour le combo.

Les serviteurs de Galaël ne prenaient pas tous la fuite. Certains réalisèrent que leurs opposants repassaient à l’action et ils retrouvèrent leur position de combat sans attendre que leur maître le leur ordonne. Les échanges de maléfices redoublèrent et l’affrontement vira vite au cauchemar. La plupart des alliés du prince Nathaniel étaient déjà à l’abri avec Megumi et ne pouvaient plus aider. L’armée d’Himal n’avait pas encore montré le bout de son nez.

Sous le dôme, Bobi réclama des sortilèges d’eau et de feu pour former de la vapeur. Ignorant les regards amusés que Galaël, devenu silencieux et étrangement observateur, lui lançait, il commença à matérialiser son horloge en nuages.

— Pourquoi voulez-vous diriger les autres ? lâcha tout à coup Megumi pour détourner l’attention de Galaël. Quel est votre but ?
— Tu es bien insolente, remarqua le sombre humanilis en haussant l’un de ses sourcils clairs. On t’a peut-être raconté que ce cher Nathaniel avait le droit de gouverner la communauté magique, mais ce n’est pas le cas. Je mérite de la gouverner. Pas lui.
— En fait, répliqua Megumi en secouant la tête d’un air désapprobateur, personne ne gouverne la communauté magique. Vous vous faites des idées.

Galaël grimaça, mais Megumi ne le vit que du coin de l’œil. Elle surveillait l’horloge de Bobi dont les aiguilles à l’effigie de ses trois amis apparurent. À l’extérieur du dôme, alors que les serviteurs de Galaël tentaient de percer le cercle de défenseurs guidé par Yvahou, Tiny se préparait à lancer son sortilège paralysant. À ce moment-là, Sushi fut frappé par un maléfice et s’écroula sur le côté, permettant à un cornu de foncer sur le prince. Megumi serra les poings. Ses alliés, tous occupés à combattre, ne pouvaient pas venir en aide à l’oursonilis. Blessé, ce dernier essaya de se remettre sur pieds, mais ne parvint qu’à ramper. Négligeant complètement sa conversation avec Galaël, Megumi se précipita vers lui. Le dôme s’ébranla et la paroi creusa davantage le sol de la plage en se déplaçant avec elle. Derrière le mur, elle tendit la main pour inviter Sushi à pénétrer à travers. Il se hissa sur les coudes.

— Attention ! hurla Maki.

Megumi releva la tête, imitée par Tiny et Boursain qui, assaillis de sortilèges, ne pouvaient que jeter des coups d’œil et serrer les dents. Le prince Nathaniel lança une bourrasque pour dévier le poignard argenté de Galaël, qui fendait l’air en direction de Sushi. Il échoua à cause du cornu qu’il affrontait déjà. L’arme poursuivit son chemin. Megumi élança le bras par réflexe pour attraper le petit oursonilis roux et le tirer vers elle afin de le mettre plus vite à l’abri, mais elle s’écrasa le poing contre la roche intérieure du dôme, impénétrable. Elle retint son cri de douleur en secouant la main. Alors que la lame approchait inexorablement du dos de Sushi, Yvahou se jeta sur lui et fut transpercé à sa place.

— Oh non, balbutia Megumi, non, non.

Derrière eux, Tiny se figea d’horreur face à son adversaire qui en profita pour prendre le dessus sur leur échange de maléfices. Boursain pirouettait par instinct pour éviter les attaques. Il avait toujours le regard fixé sur son petit frère et son ami, devenus immobiles. Quant au prince, il se débarrassa de son assaillant d’un puissant sortilège de feu et se rua dans le cercle d’ennemis pour en éliminer d’autres et réduire la distance avec Galaël.

Écrasé sous le corps inerte d’Yvahou, Sushi se tortilla pour se dégager. Il attrapa le col de la cape de l’humanilis et le tira avec lui à travers la paroi de jadéite.

— Uh, lâcha Galaël, étonné.

Megumi tourna la tête vers lui et, à travers ses larmes, discerna son expression de stupeur.

— Ainsi, le mur est franchissable, finit-il par dire en souriant de plus en plus largement. Parfait.

Il frotta ses mains d’un air satisfait et ajouta :

— Alors dans ce cas, petite fille, je te laisse le choix. Soit tu retires ta bague pour me la donner, soit je tue tous tes amis ici et maintenant, avant de pénétrer sous le dôme pour la récupérer moi-même.

Megumi se détourna de son regard rougeoyant de malice pour aider Sushi à s’extirper de la paroi avec Yvahou. Ils allongèrent le corps de l’humanilis dans le fossé. Sa cape anthracite était imbibée de sang et sa peau avait pâli. Ses yeux grands ouverts semblaient voir bien au-delà du visage de Megumi. Cette dernière posa son oreille sur le torse d’Yvahou en retenant sa respiration. Elle écouta, mais n’entendit rien. Elle se redressa finalement et caressa délicatement les paupières de son ami pour les fermer. La loutrilis guérisseuse, équipée de la trousse de soins de Boursain, dérapa rapidement dans le sable mouillé depuis le haut du fossé et se laissa glisser à genoux jusqu’à Yvahou. Elle lui palpa les poignets et la gorge, puis renifla son nez avant de relever la tête d’un air sinistre. Son diagnostic venait confirmer celui de Megumi.

— Puisque tu ne sembles pas décidée à me répondre, fit Galaël sur un ton impatient, voici quelque chose qui devrait t’aider un peu.

Megumi inspira longuement en espérant regagner du courage.

— Pourquoi voulez-vous la bague ? demanda-t-elle en fixant le bijou scintillant sur sa main. Vous ne pourrez jamais l’utiliser, de toute façon.
— Peut-être, mais je préfère qu’elle soit en ma possession plutôt qu’en la tienne, rétorqua Galaël.

Megumi poussa une exclamation de dédain, mais lorsqu’elle releva les yeux vers lui, elle manqua de s’étouffer avec la réplique cinglante qu’elle s’apprêtait à lui lancer. Il détenait sa mère. Un bras plaqué contre sa gorge, il s’amusait à passer une lame sous son menton tremblant.

— J’ai toute ton attention, on dirait, fit-il, ravi de l’effroi qui émanait de Megumi. Alors, que choisis-tu ?

Megumi jeta un regard désespéré à sa maman. Elle avait l’air faible. Son visage était sale et couvert de traces de larmes. Sa peau semblait tirée. Elle n’avait pas dû manger depuis qu’elle était arrivée sur l’île. Elle n’avait même pas la force de se débattre. Elle plissa les yeux pour distinguer Megumi à travers la paroi de jadéite, puis ferma les paupières. Galaël perdit un instant l’équilibre, comme si le poids de la mère de Megumi était tout à coup devenu plus lourd. Elle s’était évanouie.

Megumi essaya de discerner ses amis parmi la foule d’animilis en train de combattre. Si le prince, Tiny et Boursain avaient la possibilité de lancer leur combo, c’était le moment ou jamais. Mais ils étaient toujours aux mains avec les serviteurs de Galaël, plus déterminés que jamais à les éliminer maintenant que leur maître était en position de force.

Sous le dôme, Bobi maintenait son horloge en place en attendant que ses compagnons agissent. Tous les autres animilis, Maki compris, observaient Megumi avec inquiétude. Ils semblaient penser qu’elle pouvait céder ; qu’elle allait retirer sa bague pour la donner à Galaël et tous les laisser à la merci de cet horrible bourreau. Mais le pouvait-elle ?

Megumi s’affaissa contre le corps d’Yvahou. Elle n’en pouvait plus. Des tambourins cognaient dans sa tête et ses membres étaient trop lourds. Elle avait mal partout.

— Je n’ai pas la journée, ironisa Galaël en lâchant la mère de Megumi pour se soulager de son poids.

Elle s’écroula par terre et il posa son pied nu et sale sur sa poitrine en riant.

— Moi non plus, lança une voix dans son dos.

Galaël se figea, mais avant qu’il n’ait pu faire le moindre geste, la lame brisée du katana du père de Megumi lui transperça le ventre et remonta jusque son menton.

22 : Retour à la paix

Himal apparut sur l’île avec un jour d’avance et, d’une certaine manière, de retard aussi. Il était accompagné de plusieurs centaines d’animilis en tous genres qui jetaient des coups d’œil intrigués autour d’eux. Le dôme de jadéite était déjà écroulé, des créatures magiques se déplaçaient dans tous les sens pour retrouver leurs camarades blessés et le prince Nathaniel enroulait le corps éventré de Galaël dans une cape. Megumi, assise par terre auprès de lui, était à peine visible sous les étreintes de ses parents. Sa mère allait beaucoup mieux depuis qu’elle avait bu les revigorants à base de végétilis de Boursain. Megumi se dégagea et se pencha d’un air curieux vers Himal.

— Que s’est-il passé ? interrogea l’humanilis népalais. Avez-vous réussi ?

Le prince lui résuma tout ce qui était arrivé durant son absence, depuis la trahison d’Anis jusqu’à l’exécution de Galaël par le père de Megumi.

— Y’avais un mauvais pressentiment au suyet de la mission de reconnaissance, rappela Himal sur un ton neutre.

Il ne cherchait pas à ce que quelqu’un lui réponde qu’il avait eu raison, car il ajouta aussitôt :

— C’est pour cela que nous sommes venus plus tôt que prévu.

Il tourna la tête vers ses camarades, qui aidaient déjà les rescapés de la guerre à se remettre sur pattes. Le prince lui tendit solennellement la main.

— Merci.

Himal détailla ses doigts couverts de sang et de boue. Il préféra lui tapoter l’épaule d’un geste amical et dit sur un ton joyeux :

— Le monde est de nouveau en paix.

Son compagnon lui désigna un groupe d’animilis resté en retrait. La mâchoire d’Himal se crispa.

— Qu’allons-nous faire d’eux ? demanda-t-il d’une voix rauque en fixant d’un regard sévère le cornu le plus proche.

Megumi observa également les créatures qui avaient servi Galaël. Elles semblaient apeurées et ne savaient pas quoi faire.

— Je leur ai dit qu’ils pouvaient partir.

Himal haussa les sourcils, toute sa colère s’envolant aussitôt.

— Vraiment ? répliqua-t-il sur un ton à la fois admiratif et surpris.
— Ils ont été abusés par Galaël. Ils ne voulaient pas la guerre. Ils souhaitaient pouvoir vivre parmi les humains. Galaël les avait convaincus que c’était moi qui les en empêchais, que j’effrayais volontairement le peuple non magique avec des artifices pour qu’il ne cherche pas à se mêler à nous.
— Quels artifices ? demanda Himal, étonné.
— Tiny et ses semblables, répondit le prince avec un sourire. Ils feraient peur aux humains parce qu’ils ressemblent à des créatures légendaires anthropophages.

Megumi ravala difficilement sa salive. Quand elle avait rencontré son ami grenouillilis, elle l’avait effectivement pris pour un terrifiant kappa. Elle préféra ne rien dire.

— Ils ont cru de pareilles balivernes ! s’indigna Himal.

Le prince Nathaniel opina en riant avant d’ajouter, plus sérieux :

— Ils ont réfléchi un peu quand ils ont vu Megumi, étant donné qu’elle est humaine. Ils se sont demandé ce qu’elle fabriquait dans ce combat. Mais un peu tard…
— Et alors ? lança l’humanilis népalais. En quoi Galaël pouvait-il les aider à accomplir leur rêve ?

Son ami haussa les épaules.

— En prenant ma place et en se débarrassant de Tiny.
— Et la guerre qu’il a essayé de provoquer entre les humains ? insista Himal d’un air dégoûté. Comment leur a-t-il expliqué cela ?
— Il a été franc. Il leur a dit qu’il s’en était servi pour détourner notre attention et nous affaiblir afin de découvrir où nous nous cachions.

Himal ne réagit pas. Le regard perdu sur leurs anciens adversaires, il semblait s’interroger sur Galaël. Il devait se demander, comme Megumi, si l’humanilis était fou ou tout simplement stupide. Il ne donna pas l’impression d’avoir trouvé de réponse satisfaisante.

— Sont-ils tous là ?

Le prince secoua la tête d’un air navré.

— Certains se sont enfuis et beaucoup sont morts.
— Ceux qui sont partis, lâcha Himal avec froideur, ne vont-ils pas revenir pour se venger ?
— Je ne sais pas. Peut-être. Je préfère penser qu’ils se cachent quelque part et qu’ils finiront par retrouver la raison.
— Vous êtes trop bon, murmura Himal, quelque peu désapprobateur.

Il sourit néanmoins à son compagnon.

— Nous devons rentrer maintenant. Nous sommes tous très affaiblis et malheureusement, nous avons aussi perdu de nombreux amis.

Megumi baissa la tête et ferma les yeux. Le regard vide et glacé d’Yvahou lui hantait l’esprit. C’était épouvantable. Elle se sentait coupable de ne pas avoir protégé le petit oursonilis à temps. Si elle avait pu, Yvahou n’aurait pas eu à se sacrifier pour lui sauver la vie. Le prince parvenait difficilement à dissimuler sa peine, mais celle de Tiny, Boursain et Sushi était incommensurable. Ils étaient tous auprès de l’humanilis aux longs cheveux blonds, et continuaient de lui parler, bien qu’il ne pouvait plus entendre leurs excuses et leurs remerciements.

Quand il vit que Bobi était avec Tiny et les autres, Himal interrogea le prince sur le combo qui était prévu.

— Est-ce vraiment le papa de Megumi qui a tué Galaël ?

L’intéressé leva un regard provocateur vers lui, le défiant de remettre sa puissance en cause.

— Ye ne voulais pas… balbutia aussitôt Himal en agitant les mains devant lui. C’est yuste que… Avez-vous lancé votre attaque spéciale ?
— Nous n’avons pas pu, répondit simplement l’humanilis.
— Comment vous y êtes-vous pris ? demanda alors Himal en s’inclinant légèrement vers le père de Megumi.

Ce dernier lui raconta comment il s’était glissé jusqu’à la tour de Galaël, sous le couvert de la nuit, pour retrouver sa femme. Une fois sur place, il l’avait vue se faire emmener par des sangliers baveux, au moment même où Galaël sortait pour se mêler à la bataille.

— Je les ai suivis, fit-il sur un ton brave. Je n’avais que mon katana, et il était brisé, mais je ne pouvais pas rester à rien faire. Ils se sont approchés du dôme de Megumi et je me suis caché en attendant de voir ce qu’ils prévoyaient. Cet immonde Galaël, ce sale…
— Papa, l’interrompit Megumi sous les rires fatigués de sa mère.
— Oui, désolé, s’excusa son père en frottant son front un peu dégarni. Où en étais-je ? Ah oui. Galaël a attrapé ma femme et a menacé de la tuer si Megumi ne lui donnait pas sa bague. Les sangliers se sont rués dans le combat pour empêcher Nathaniel d’avancer. Les autres étaient débordés aussi. Alors je me suis glissé derrière Galaël. Personne ne regardait. Je l’ai transpercé avec ma lame brisée. Elle était bien pointue, c’est rentré comme dans un daifuku10.
— Chéri ! le réprimanda aussitôt la mère de Megumi.

Megumi imagina son papounet en train de manger l’une de ces sucreries en la plantant avec un katana. Elle éclata de rire.

— Désolé, répéta son père avant de faire un clin d’œil à Himal.

Ce dernier ouvrit la bouche d’un air étonné.

— C’est tout ?
— Oh, euh… Eh bien, balbutia le héros du jour en se frottant le menton.

Le bruit de ses doigts dans sa barbe de trois jours fit tressaillir Megumi. Cela ressemblait aux grattements que ferait un rongeur sous un plancher.

— Galaël flottait un peu au-dessus du sol, et il était très grand… Bref, je… J’ai cru que je ne parviendrais pas à le transpercer vu que mon katana était cassé. Mais j’ai réussi, conclut-il, rayonnant.

Himal s’inclina une fois de plus devant lui.

— Ye vous félicite.

Le père de Megumi rougit. Le prince enroula son bras autour de ses épaules et ajouta :

— Vous nous avez tous sauvés. Merci. Merci du fond du cœur.
— Je ne me sens pas… intervint Megumi en se relevant maladroitement.

Une douleur lancinante lui traversa la tête. Un voile obscur se déroula derrière ses paupières et son corps devint aussi mou que de la guimauve avant de s’effondrer.


Cela faisait trois jours que Megumi avait perdu connaissance et son état ne s’améliorait pas. Boursain avait essayé tous ses onguents et toutes ses potions de végétilis pour la soigner, mais rien ne fonctionnait. Ses parents l’avaient finalement conduite dans un hôpital réputé de Sapporo. Des appareils électriques mesuraient les battements de son cœur, son activité cérébrale et sa respiration. Les médecins disaient qu’elle était tombée dans le coma à cause d’une commotion. Son état était le résultat de la chute qu’elle avait faite sur l’île, au moment de l’explosion.

La mère de Megumi était assoupie dans un fauteuil, dans un coin de la chambre, tandis que son père était descendu chercher des boissons au distributeur automatique. Megumi adorait le soda au melon. Il espérait encore qu’elle se réveillerait si elle en sentait l’odeur, même si cela n’avait eu aucun effet les quatre fois où il avait déjà essayé.

Le prince Nathaniel, assis sur le rebord du lit, se tenait la tête à deux mains d’un air abattu.

— Je suis désolé, murmura-t-il entre ses doigts, tellement désolé.

Il sursauta lorsque la porte de la chambre s’ouvrit.

— Oh, vous êtes là, lâcha le père de Megumi en le voyant se lever comme s’il était monté sur ressorts.

Il déposa ses boîtes de soda et décapsula celle au melon. Le pshiiit caractéristique de la boisson résonna dans la pièce en même temps que les effluves du fruit s’y répandaient, prenant le dessus sur l’odeur de médicaments et d’antiseptique. L’homme alla s’installer de l’autre côté du lit en laissant la canette ouverte sur la table.

— Vous ne buvez pas ? s’étonna le prince d’une voix rauque.

Il ne savait pas quoi dire. Il se sentait d’autant plus coupable de l’état de Megumi que ses parents ne lui en voulaient pas. Lui pensait qu’il aurait dû mieux la protéger, voire ne pas l’impliquer du tout dans cette histoire, alors qu’eux étaient fiers que Megumi se soit trouvé de vrais amis avec qui elle avait vécu des aventures. Ils avaient un bon fond et ne pouvaient pas reprocher au prince ce qui arrivait à leur fille quand lui aussi souffrait de la voir si mal en point.

— C’est pour Megumi, répondit simplement le père de cette dernière.

Son visage était marqué par la fatigue et le chagrin. Toujours debout de l’autre côté du lit, Nathaniel, les bras tendus le long du corps, se tapota les cuisses d’un air mal à l’aise. Il ressemblait à un enfant, à un jeune garçon un peu perdu qui aurait commis une bêtise qu’il ne savait pas réparer. Le père de Megumi avait un peu pitié de lui.

— Vous en voulez ? lui demanda-t-il en désignant les sodas. Il y en a à la tomate aussi.

Nathaniel refusa d’un mouvement de tête et se dirigea vers la fenêtre. La vision de cet homme, impuissant face au mal-être de sa fille, l’anéantissait. Il aurait tellement aimé pouvoir faire quelque chose pour que cette charmante famille vive de nouveau paisiblement.

Dehors, d’immenses statues de glace décoraient les rues. C’était le Festival de la neige à Sapporo. En face de l’hôpital, un château entier avait été sculpté pour le bonheur des passants. Nathaniel contempla l’édifice éphémère en songeant que Megumi aurait sans doute adoré le voir. Elle appréciait les belles choses et ces constructions avaient quelque chose de féerique. Nathaniel se rappela la promesse qu’il avait faite à Megumi de l’emmener rencontrer son hôte, l’arbre dans lequel il avait mûri. Si elle n’avait pas été blessée pendant la bataille, en ce moment, ils se trouveraient tous les deux auprès de l’érable.

— Vous savez… murmura le père de Megumi dans son dos. Les médecins… Euh, ce sont les guérisseurs humains, précisa-t-il d’un air incertain.

Nathaniel ne répondit pas.

— Ils ne sont pas très confiants, poursuivit-il, les larmes lui montant aux yeux et la gorge sèche. Ils pensent que son cerveau ne fonctionne plus aussi bien. Ils ont peur qu’il s’éteigne et que tous ses organes s’arrêtent.

Nathaniel déglutit. C’était épouvantable. Il allait dire qu’il était désolé quand il songea qu’il ne savait plus rien dire d’autre. Il préféra garder le silence.

— Megumi était contente d’être avec vous. Elle vous aime bien, vous et vos amis les grenouilles et tout ça. Tiny voulait venir, mais si les médecins l’aperçoivent…
— Nous aussi, nous aimons énormément Megumi, lâcha finalement Nathaniel.

Il se retourna et hésita à poser les yeux sur la fillette. Il ne supportait pas de la voir allongée, inerte, avec tous ces tuyaux qui lui rentraient dans la bouche et le nez. Il s’y résolut néanmoins. Sa peluche reposait sur l’oreiller, à côté d’elle. Le visage de Megumi était inexpressif. C’était étrange, déstabilisant. Nathaniel avait l’impression de l’avoir toujours connue rayonnante et vive malgré les moments de tristesse et de doute qu’ils avaient traversés ensemble.

— Monsieur, je… hésita-t-il en se tournant vers l’homme dont la peau grisâtre jurait affreusement avec la peinture des murs et la couleur des draps. Je voudrais emmener Megumi quelque part.
— Vous pouvez la soigner ! s’exclama-t-il aussitôt en se levant.
— Non, je… Non.

Le père de Megumi se rassit en reniflant.

— Je lui ai fait une promesse, reprit Nathaniel d’une voix brisée, et j’aimerais…
— La tenir avant qu’il ne soit trop tard. Je comprends, mais les médecins…
— Nous ne partirons pas longtemps, insista Nathaniel qui se sentait de plus en plus pressé. Ils ne remarqueront rien.

L’homme posa sa main sur celle de sa fille et murmura :

— Elle est si froide…

Nathaniel ne pouvait plus attendre. Il avança jusqu’au lit et écarta quelques mèches collées sur le front de Megumi avant d’utiliser la magie pour ôter les tuyaux qui obstruaient ses voies respiratoires. Il les fit glisser délicatement hors de son nez et de sa gorge sans les toucher, simplement par la force de son esprit. Le père de Megumi les regardait flotter avec des yeux ronds. Les appareils électriques bipaient toujours, comme s’ils étaient encore connectés à l’organisme de Megumi.

Nathaniel prit la fillette dans ses bras et la serra contre lui.

— Nous reviendrons vite.

Il inspira et crispa la mâchoire. La dernière fois qu’il s’était téléporté avec Megumi, il disposait des pouvoirs d’autres animilis, mais avait malgré tout ressenti de sérieuses secousses. Il était difficile de transporter un humain, mais il n’avait pas le droit à l’erreur. Son amie était fragile, elle supporterait mal un mauvais voyage. Nathaniel concentra sa puissance autant que possible en songeant que, Megumi étant inconsciente, elle ne pourrait pas s’intéresser à ce qu’il se passait autour d’eux. Il y avait quand-même moins de risques de la perdre en chemin. Au moment où il expira, son corps disparu de la chambre d’hôpital avec celui de Megumi.

Ils apparurent directement dans la caverne où Nathaniel était né, dans le massif du Mont Hororo. La téléportation avait parfaitement réussi. Megumi respirait toujours. Les murs de granite, incrustés de nombreuses petites pierres de toutes les couleurs, s’élevaient telles les voûtes illuminées d’une cathédrale. À l’époque où l’humanilis avait quitté son hôte, tout était sombre et calme ici. Aujourd’hui, les joyaux scintillaient en émettant un léger son semblable à celui d’un doigt frotté sur le rebord d’une coupe en cristal. Bercé par cette douce mélodie, Nathaniel avait l’impression de planer dans un ciel rempli d’étoiles. Il regrettait que Megumi ne puisse profiter de ce magnifique spectacle, mais il espérait que l’apaisement et la beauté qui émanaient de la caverne étaient assez puissants pour atteindre le cœur de la fillette. L’atmosphère était différente. De la magie flottait dans l’air.

Un lac dormait au milieu de la grotte, sa surface réfléchissant les couleurs des pierres comme un miroir. Un mouvement sur la rive opposée attira l’attention du prince.

— Bonjour mon ami, lança-t-il à l’immense arbre qui se trouvait là-bas.

Ses branches, chargées de majestueuses feuilles écarlates, s’écartèrent pour dévoiler son tronc beige. Son écorce craqua si soudainement qu’elle fit s’envoler tous les insectes luminescents qui planaient autour de lui. Une brèche s’ouvrit dans le bois et des nœuds se formèrent juste au-dessus, créant ainsi un visage. L’érable toussa en expulsant des sciures et de la mousse humide par la fente qui constituait sa bouche, puis il s’exclama d’une voix chevrotante de vieillard :

— Nathanieeeel ! Cela faisait des annééééées que je ne t’avais vu.

Nathaniel s’inclina.

— Pardonne-moi.

Le centenaire allongea une branche et balaya la surface de l’eau pour signifier que tout cela n’avait pas d’importance.

— Que m’appooooortes-tu ? demanda-t-il en étirant ses rameaux pour se pencher en avant lorsque Nathaniel réajusta le corps de Megumi au creux de ses bras.

L’arbre perdit plusieurs feuilles, mais ne parut pas le remarquer. Sa curiosité était trop forte. Nathaniel baissa les yeux sur le visage de Megumi, qui semblait dormir profondément.

— Voici Megumi. Elle est la petite-petite-fille de Zacharys.
— Un trèèèès gentil animilis, ce Zacharys, commenta l’érable en se tordant le tronc pour regarder la fillette. Je croyais que tu m’appooooortais un cadeau, quelque chose à griiiignoter peut-être, ajouta-t-il d’un air déçu.
— Megumi est mourante, poursuivit Nathaniel sans même sourire à la blague de son ami. Elle voulait te rencontrer, alors…
— Ceeeeette enfant est maaaaalade ? bêla l’arbre.

Nathaniel lui expliqua ce qui était arrivé à Megumi durant la bataille, ainsi que tout ce que les guérisseurs magiques et humains avaient fait pour essayer de la réveiller.

— Tout espoir est perdu, conclut-il.

Des larmes roulèrent sur ses joues avant de s’écraser sur celles de Megumi. L’érable émit un son de gorge peu gracieux. De la sève s’écoulait des nœuds de ses yeux.

— Doooonne-la moi, pressa-t-il tout à coup Nathaniel en passant quelques branches solides sous la fillette.

L’humanilis le laissa la prendre et ne manifesta aucune crainte quand l’arbre la plongea dans l’eau froide et insondable. Megumi flotta un instant à la surface, ses longs cheveux bruns glissant autour de son visage, puis elle s’enfonça lorsque le centenaire enleva ses rameaux. Nathaniel avança rapidement sur la berge. Il ne la voyait déjà plus.

— Ses parents veulent…
— CHUUUUT, le réprimanda son hôte.

Le prince écarta les bras d’un air interrogatif, mais l’érable se contenta de lever une branche pour la pointer sur le lac. De fines bulles remontaient en spirales tandis que des ondes se profilaient jusqu’aux bords.

— Ohohoh, chantonna l’arbre en agitant ses racines. Il y a encore de la viiiie dans cette petiiiiiite, je le sens jusque dans mes fondements.

Nathaniel ouvrit la bouche, mais ne sut pas quoi répondre. La houle était de plus en plus brutale. L’eau devenait limpide, comme si une lumière jaillissait des profondeurs. Le prince se pencha pour essayer d’apercevoir Megumi. Les ramifications englouties de l’érable étaient entortillées autour d’elle, la faisant tourner et la massant par pressions, comme un chat qui tamponnerait ses coussinets moelleux sur sa peau. Chaque poussée était accompagnée d’un nouveau flux lumineux qui remontait à la surface. Les racines se relâchèrent finalement et Megumi émergea devant Nathaniel, rayonnante. Ce dernier resta figé de stupeur et elle lui attrapa les bras pour l’attirer dans l’eau, redevenue noire. Nathaniel tomba la tête la première et, pataugeant, essaya de se redresser tandis que la fillette lui grimpait sur le dos en riant.

— Me… Megumi, balbutia-t-il en recrachant de l’eau. Comment…

Megumi s’agrippa à lui comme un koala. Il la fit aussitôt passer contre son ventre et la serra très fort contre lui.

— Ohohoh, répéta le vieil arbre en agitant faiblement ses branches comme s’il applaudissait.

Une pluie de feuilles rouges arrosa le prince Nathaniel et Megumi, qui rayonnait de bonheur.

— Tout est tellement magique ici, lança-t-elle en se penchant pour ramasser une feuille qui flottait à côté d’eux.

Nathaniel renifla et se tourna vers l’érable dont le visage avait disparu. Son écorce s’était refermée et ses rameaux s’élevaient vers le haut de la caverne comme s’il cherchait à atteindre la lumière dégagée par les pierres étincelantes.

— Merci, mon vieil ami. Merci, murmura Nathaniel.

FIN

Notes de section
  1. Le daifuku est une sucrerie japonaise faite de riz gluant, fourrée, le plus souvent, à la pâte de haricot rouge sucrée (anko).